Le Laurier Sanglant/28

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 123-128).

« POT DE CRÈME »




1915.


Tirailleur algérien, d’une noirceur suprême,
On l’a, comme il convient, surnommé « Pot de Crème. »
Petit, replet, joufflu, frétillant, jovial,
Toujours en train, comme on l’adore à l’hôpital !
Quand il danse la bamboula, droit sur ses hanches,
Montrant l’humide émail de ses larges dents blanches,
Ses bons gros yeux en boule et son crâne frisé,
Le plus mélancolique est bien vite amusé.
Si gentil, si naïf !… Un grand gosse bien sage
Charmé par un ruban, une fleur, une image…

Avec ça, toujours prompt à fouiller dans son sac
Pour donner aux copains cigarette ou tabac ;
Brave, peu ménager de sa souple carcasse ;
Et puis, un baragouin superbement cocasse,
Un gazouillement vif et doux de colibri…
Oui ! « Pot de Crème » était notre grand favori.

Aussi, quand le major nous le dit très malade,
Nul ne voulait y croire… Un si gai camarade !…
Une si bonne mine… autant qu’on peut le voir
Du moins, quand il s’agit de la mine d’un noir !
Sa blessure — un éclat d’obus dans la poitrine —
Est guérie… et n’était cette toux anodine,
Cette petite toux qui le tourmente un peu,
Il pourrait, dès demain, s’en retourner au feu…

Hélas ! c’est cette toux méchamment obstinée
Qui, l’autre jour, par une claire matinée,
Emporta « Pot de Crème » en un monde meilleur
Où le bon Dieu, sans s’occuper de la couleur,

Sans faire en pareil cas la moindre différence,
Reçoit les bons négros qui meurent pour la France…



Oh ! cette mort si simple et si calme !… On avait
— Tel était son désir, — posé sur son chevet
Son uniforme bleu, pauvre loque en détresse,
Mais où la Gloire avait cousu sa noble tresse.
Comme il respirait mal et réclamait de l’air,
Nous plaçâmes son lit en face de la mer
Qu’il contemplait, là-bas, par la fenêtre ouverte,
Sous un beau ciel de mars traînant sa robe verte.
Il parlait doucement, tranquille, souriant,
Résigné comme on l’est aux pays d’Orient.
Nous lui répétions tous :
Nous lui répétions tous : « Courage, « Pot de Crème ! »
— Li toujours courageux, disait-il ; li quand même
» Causer, rire, chanter… Li pas di tout mourir…
» Mais li bien fatigué… Li plus pouvoir courir

» Avec bon baïonnette, à l’attaque des Boches…
» Li content… Li toujours de l'argent dans ses poches…
» Li bien soigné… Pour li tout le monde gentil…
» Li vouloir… li vouloir… — Calme-toi, mon petit !… »
Dit le major, penchant sur lui sa tête grise.
— Li content voir la mer… Li veut qu’on le conduise
« En bateau… Li bien soif… Li voudrait du bon lait… »

Il bavardait ainsi, le pauvre, et s’en allait
Vers la mort, en causant, comme un enfant qui rêve.
Mais tout à coup sa voix chantante devint brève…
Son œil papillotant sur un point se fixa,
Et tendant son doigt sec, il dit : « Li vouloir ça ! »

Il désignait la croix tout récemment donnée,
Qui, par l’ardent soleil en plein illuminée,
Comme une grosse broche aux rayons blanc et or
Étincelait sur la poitrine du major.

Le brave homme sourit ;

Le brave homme sourit ; « Ma croix ?… Mais, « Pot de Crème »,
» Sais-tu bien ce que c’est que cela ?… C’est l’emblème
» Du devoir, de l’honneur, des combats, du succès…
— Li connaître très bien le beau bijou français…
» Mais li jamais touché… Pour petite seconde,
» Donne, Moussu major… »



» Donne, Moussu major… » Sous la lumière blonde
D’un soleil aussi beau que le soleil natal,
Pot de Crème, en ses doigts, tel qu’un présent royal,
Serre la croix, la met sur son drap, la regarde,
La caresse des yeux, puis vite se hasarde
Rieur comme un gamin qui ferait un bon tour,
À la placer sur sa poitrine, avec amour :

« Li décoré !… Li chic !… Li belle croix française !…
» Li grand chef, maintenant… Li causer à son aise
» Avec le colonel, même le général…

» Li pas malade… Li sauter sur un cheval…
» Tuer Boches, beaucoup… toujours… »
» Tuer Boches, beaucoup… toujours… » Mais une quinte
Le prit ; sa main serra d’une suprême étreinte
L’éblouissante croix qui semblait à ses yeux
Symboliser la France au renom glorieux ;
Et « Pot de Crème », mort pour Elle et pour sa gloire,
Quitta discrètement son enveloppe noire…