Le Laurier Sanglant/27

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 115-122).

LES MATHIEU




1915.


Deux braves paysans arrivent à la porte
D’un hôpital, hier. L’homme, d’une voix forte :
« J’venions avec ma femme afin d’voir not’garçon,
» Jean Mathieu, des Aulnais, tout proche Montluçon.
» Depuis deux mois passés de nouvelles, pas une !…
» Nous nous mangions les sangs… Hier, la bonn’fortune
» Fait qu’en rev’nant chez nous j’ai lu sur le journal
» Parmi ceux des blessés qu’on soign’dans c’t’hôpital
» Son nom de Jean Mathieu… Qué chance !… Plus de doute !…
» Deux temps et trois mouv’ments, nous nous mettons en route…

» Tout’la nuit, dans l’ch’min d’fer, nous avons traversé
» Des pays, des pays… qu’j’en ai l’dos tout cassé…
» Mais j’allons le revoir !… Hein, ma Jeanne, qué fête !
— Pour sûr ! a dit la femme en relevant la tête.
— Hé ! monsieur l’employé !… Parlez, bon Dieu d’bon Dieu ! »

Le surveillant a pris un registre : « Mathieu…
» Mathieu (Jean), dites-vous ?… Du cent vingt-et-unième ?
— Oui ! du cent vingt-et-un, pardi !… Sûr qu’c’est lui-même !… »
Dit la mère, esquissant un prompt signe de croix :
« Est-il blessé ben fort ?…
« Est-il blessé ben fort ?…— Salle numéro trois,
» Lit trente-deux. Allez ! »
» Lit trente-deux. Allez ! »Grave comme un ministre
Monsieur le surveillant referme le registre…



« Salle numéro trois… » Les bons vieux sont entrés,
Timides, hésitants, leurs pauvres cœurs serrés.

Dans lequel de ces lits ?… Rapide, une infirmière
Arrive à leur rencontre, apportant la lumière
De sa robe candide et de son jeune front.
« Vous voulez ?…
« Vous voulez ?…— Jean Mathieu, not’fils… Un p’tit gars blond…
» Lit trent’-deux, qu’on m’a dit…
 » Lit trent’-deux, qu’on m’a dit…— Trente-deux ?
 » Lit trent’-deux, qu’on m’a dit… — Trente-deux ?— Oui, madame.
» — Il est blond ?
 » — Il est blond ?— Oui, très blond… Même un peu rousseau… Dame !
» Cheux nous, de père en fils, on est un brin roussi…
» Mais pourquoi qu’vous tardez, ma bonn’dame ?… Allons-y !

— Venez ! » dit l’infirmière étonnée, inquiète…
Ils arrivent au lit trente-deux… Une tête
Contre le mur tournée, et le drap jusqu’aux yeux…
« Hé ! Jean ! Réveille-toi, mordienne ! C’est tes vieux !…
Dit le père Mathieu.
Dit le père Mathieu.— C’est nous, reprend la mère.
» J’men vas t’tirer les pieds com’j’les tirais naguère

» Quand t’étais tout petiot et qu’tu f’sais l’fainéant ! »
Un grognement… Et puis, tout droit sur son séant,
Un grand garçon très brun se dresse, les regarde…
« C’est pas lui ! » dit le père. Et la mère, hagarde,
Près de tomber, cherchant de la main un appui :

« Sainte Vierge !… c’est pas not’ p’tit Jean !… C’est pas lui ! »

Puis le père Mathieu, coléreux de nature,
Les poings serrés, les lèvres blanches, la voix dure,
S’adressant au soldat qui s’éveille à demi :
« D’abord, qu’é qu’tu fais là ? T’es pas honteux, l’ami ?…
» C’est pas ton lit, c’lit-là ?
 » C’est pas ton lit, c’lit-là ? — Quoi qu’c’est qu’vous voulez dire ?…
— Tu t’appell’ pas Mathieu, hein ?
Tu t’appell’ pas Mathieu, hein ?— Si fait !
Tu t’appell’ pas Mathieu, hein ? — Si fait !— Tu veux rire !
— Non !… je m’nomm’ ben Mathieu… Mathieu (Jean)…
— Non !… je m’nomm’ ben Mathieu… Mathieu (Jean)…— Qu’é qu’tu dis ?
» Alors t’aurais l’mêm’ nom, l’mém’ prénom que not’ fils ?

— Vot’ fils ?… Vous êtes donc ?…
Vot’ fils ?… Vous êtes donc ?…— Mais oui, sacré tonnerre !
» Tu ne comprends donc rien ?… J’somm’s son père et sa mère…
— Bonnes gens !… C’est-y vrai ?… Jean Mathieu, des Aulnais,
» Près Montluçon ?… Un p’tit rousseau…
» Près Montluçon ?… Un p’tit rousseau…— Tu le connais ?
— Si je l’connais ?… Parbleu !… J’étions d’la même escouade…
» On nous appl’ait les deux jumeaux, par rigolade,
» À cause de not’ mêm’ nom… C’était un bon enfant…
— C’était ? qu’tu dis, c’était ?… Il n’est donc pus vivant ?
— Ah ! bonnes gens !…
Ah ! bonnes gens !…— Tu t’tais ?… Il est mort… Je l’devine…
— Du même obus qui m’a blessé…
Du même obus qui m’a blessé…— Bonté divine !
— Mon p’tit Jean ! dit la mère. Il n’est pus… Mon chéri !
— Il a roulé d’un coup sans un mot, sans un cri,
« À la corne d’un bois où l’on entrait à peine…
— En Lorraine, est-ce pas ?…
En Lorraine, est-ce pas ?…— Oui, c’était en Lorraine…
Moi, j’ai reçu l’atout dans les jambes, les deux ;

» Cell’là surtout… Enfin, maintenant ça va mieux.
» Mais le major a dit qu’c’est un’ mauvais’ blessure,
» Et qu’j’en d’meurr’ai boiteux pour toujours, qu’il assure… »

Sans l’écouter, les vieux restaient auprès du lit.

« Et qu’est-c’qu’on en a fait, d’son corps, à not’petit ?
— Ça, j’en sais rien. Quand on a l’temps, on les enterre…
» Autrement… Qu’voulez-vous ? Que l’on soit sous la terre
» Ou ben ailleurs, tout ça, c’est kif-kif bourricot !
— Alors, avant d’passer, il n’t’a point dit un mot ?
— Pas un seul, vrai de vrai !… Ça s’est fait tout de suite…
» On n’a pas l’temps d’causer beaucoup, sous un’marmite !
» Mais, pour sûr, il m’avait souvent parlé de vous…
» D’vot’ pays, d’vot’ maison, d’vot’ enclos, du grand houx
» Qu’est just’ contre vot’ porte…
 » Qu’est just’ contre vot’ porte…— À côté du vieux tremble…
— Oui !… mêm’ qu’il me disait qu’ils font très ben ensemble… »

Un silence tomba. Puis tout à coup, brutal :

« Et tout ça, c’est la faute à ce sacré journal,
« Dit le père. On pouvait s’y tromper, tout de même !
— Sûr ! Quand on s’nomm’ Mathieu comm’nous, l’jour du baptême,
» On devrait avoir soin de donner au moutard
» Un prénom ben ronflant, ben chic, qu’on puiss’ plus tard
» Le reconnaît’, parmi tous ceux d’la grand’ famille
» Des Mathieu… Ils sont tant, les Mathieu, qu’ça fourmille !…
» Des fois, d’avoir l’mêm’ nom, ça peut vous fair’ du tort !…
— Tout ça n’empêch’ra pas qu’mon pauv’ pt’it Jean soit mort ! »
Dit la mère, essuyant des pleurs sur son visage.

« Allons, femme, partons !… assez de bavardage !…
» Reprenons l’train… Ça va t’êt’ triste, la maison
» Sans l’petit… Faudra ben se faire une raison… »
Puis, tendant au blessé sa rude main ouverte :

« Top’là !… Je n’t’en veux pas, mon garçon… Oh ! non ! certe !
» T’es pour rien dans la chose, et j’en aurais pas l’droit…
» Mais l’bon Dieu s’est montré ben dur à not’ endroit…

» Entre deux Jean Mathieu, puisque, sans plus attendre,
» Il avait à choisir, il aurait ben pu t’prendre ! »

Et le blessé, voulant ne le fâcher en rien,
Lui dit en souriant :
Lui dit en souriant :« Trop honnêt’ ! Merci bien ! »