Le Laurier Sanglant/34

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 151-156).

LE SALUT AUX BLESSÉS




À mon petit-fils.


1915.



Depuis que cette guerre sombre,
Surgissant à l’horizon noir,
Jette des victimes sans nombre
Sur l’autel sanglant du devoir,

Ô cher petit-fils, douce tête,
Aux cheveux fins, aux yeux si vifs,
Tu subis aussi la tempête
Qui souffle sur nos fronts pensifs.


Tes oreilles, accoutumées
Aux propos tendres et câlins,
N’entendent parler que d’armées,
De canons et de zeppelins ;

Tes yeux, qui ne trouvaient aux choses
Que des grâces et des gaîtés,
S’étonnent de nos airs moroses
Et scrutent nos anxiétés.

Autour du fauteuil où ton père
Avait coutume de s’asseoir,
Tu rôdes, moins prompt que naguère,
Et triste de ne l’y plus voir.

Tu sais que depuis des semaines,
Depuis des mois, vaillant soldat,
Loin de nous, en de mornes plaines,
C’est pour son pays qu’il se bat.


Tu sais que ce pays de joie
Et de noble travail aussi,
Par un grand vol d’oiseaux de proie,
A vu son beau ciel obscurci ;

Qu’il faut chasser, coûte que coûte,
Ces oiseaux de deuil et de mort,
Et que toute la France, toute,
S’unit en un sublime effort.



Ces héros, qui pour la Patrie
Luttent pleins d’ardeur et de foi,
— Ô petite tête chérie ! —
Chaque jour travaillent pour toi.

Pour toi, pour tous ceux de ton âge,
Ces vaillants auront assuré
Un avenir heureux et sage,
Depuis des siècles désiré ;


Ils t’épargneront, je l’espère,
Ils épargneront à tes fils
Le pesant honneur d’une guerre
Que fait ton père… et que je fis ;

Et leur sang, qui rougit la route
Ou qui brûle le sol glacé,
Plus tard empêchera sans doute
Ton propre sang d’être versé !

Quand, au cours de ta promenade,
Tu croiseras quelque blessé,
Pauvre guerrier pâle et malade,
Qui chemine d’un air lassé,

Avec l’élégance coquette
De ton plus simple mouvement,
Porte la main à ta casquette,
Plus ou moins militairement,


Et salue en pleine assurance
Cet humble soldat, mon enfant,
Car en combattant pour la France,
C’est ton avenir qu’il défend !