Le Laurier Sanglant/33

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 147-150).

LEURS TRANCHÉES




1915.


Donc c’est chez nous, dans notre sol qu’ils les ont faites,
Dans notre sol natal déjà foulé par eux
Aux temps non oubliés des anciennes défaites

Et des courages malheureux ;


C’est chez nous, dans la France hospitalière et bonne
Où le printemps sourit avec plus de gaîté,
Où l’hiver sans rudesse a des clartés d’automne,

L’automne une douceur d’été ;


C’est chez nous, dans nos prés, aux flancs de nos collines,
Au bord de nos étangs frissonnants de roseaux ;
Chez nous, dans nos grands bois où les brises câlines

Murmurent avec les oiseaux ;


Chez nous, chez nous, auprès des calmes cimetières
Où dorment nos aïeux, où nous dormirons tous ;
Chez nous, que de leurs mains froidement meurtrières

Ils ont creusé ces sombres trous !


Ne vous semble-t-il pas, ô mes frères de France,
Que chaque coup de pioche entre dans notre chair,
Et que nous souffrons tous de toute la souffrance

Du pays qui nous est si cher ?


Ne vous semble-t-il pas, ô mes frères, qu’il monte
Du sol déshonoré par de pareils affronts,
Un souffle impétueux de vengeance et de honte

Qui claque en passant sur nos fronts ?


Notre haine eût été moins longue et moins vivace
Pour tout autre ennemi, même plus redouté,
Si dans son âme il eût conservé quelque trace,

Quelque soupçon d’humanité…


Mais eux, les assassins, les félons adversaires
Que le crime accompagne à chacun de leurs pas,
Méritent-ils encore, eux, les incendiaires,

Qu'on les appelle des soldats ?


Lorsque les temps viendront où leurs noires tranchées
— Ces sillons que la Mort engraissa sans repos —
À leurs griffes de fer vaillamment arrachées

Se fleuriront de nos drapeaux,


Puisse la boue immonde à tant de sang mêlée,
La boue où si longtemps traînèrent leurs pieds lourds ;
Toute, toute la boue ignoble accumulée

Pendant d’interminables jours,


Ah ! puisse cette boue aux étoiles fantasques,
— Stigmate indélébile affirmant leurs forfaits, —
Les souiller tout entiers, des bottes jusqu’aux casques,

Et ne disparaître jamais !