Le Laurier Sanglant/42

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 185-188).

PENSONS À « EUX » !




1916.


Ma maison est très vieille et construite à la diable,
Dit un voisin ; ma chambre est glacée, en plein nord ;
Le bois, toujours plus cher, est vraiment pitoyable
Cette année… Ah ! la guerre a tué le confort !
— Voisin, ne prenez pas de ces mines fâchées :
Pensez à nos soldats qui sont dans les tranchées !

— Ah ! quelle nuit, mon cher !… Quel odieux supplice !
Un matelas nouveau, tout fraîchement cardé !
Vous savez ce que c’est ?… on enfonce ou l’on glisse…

J’ai les reins démolis d’avoir tant gambadé !
— Ma chère, votre plainte est presque un sacrilège :
Pensez à nos soldats qui couchent dans la neige !

— Ah ! garçon ! quel dîner !… Le potage, une peste !
Et ce poulet qui tient ma mâchoire en échec !
S'il vient du Mans, ainsi que le menu l’atteste,
Il en vient en tout cas à pied, tant il est sec !
— Pauvre gourmand !… Pour établir un parallèle,
Pensez à nos soldats mangeant dans leur gamelle !

— Mon cher, ça ne va pas… Je me sens tout maussade…
Une fatigue !… Et puis, au moindre courant d’air,
Une douleur, ici !… Je ne suis pas malade,
Non… Mais… vous comprenez… Ça ne va pas, mon cher…
— Lorsque cette douleur par trop fort vous élance,
Pensez à nos soldats qu’on porte à l’ambulance !

— Pessimiste ?… Eh bien, oui… Voyez-vous, j’ai beau faire,
Je n’ai pas confiance… Oh ! je le dis bien bas…

J’ai peur que la Russie… ou bien que l’Angleterre…
Ou bien toutes les deux… enfin, je ne sais pas…
— Valeureux citoyen, fier soutien de la France,
Pensez à nos soldats qui sèment l’espérance !

— J’en conviens sans rougir, j’ai l’âme peu guerrière,
Et je ne me sens pas l’étoffe d’un héros…
Chacun, vous le savez, combat à sa manière :
Moi, je fais mon devoir, très bien, dans les bureaux.
— Pauvre brave, embusqué derrière une écritoire,
Pensez à nos soldats courant à la victoire !

Oh ! oui ! nous qui n’avons ni la force ni l’âge
Pour notre cher pays de nous battre aujourd’hui,
Si fort que nous l’aimions, aimons-le davantage ;
Ne pouvant pas mourir, vivons du moins pour lui !
Et lorsqu’un rien nous blesse, un rien nous contrarie,
Pensons à nos soldats tombés pour la patrie !