Le Laurier Sanglant/43

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 189-194).

LA MER OUTRAGÉE




1916.



Hier, au bout de la jetée,
Devant une mer tourmentée
Qu’obscurcissait déjà le soir,
Je me suis assis, l’âme lasse,
Sur la pierre, à la même place
Où je vins si souvent m’asseoir.

Des nuages minces et pâles
Déchiquetés par les rafales
Dans le ciel gris semblaient courir ;

Et la crête blanche des vagues
S’ensanglantait des lueurs vagues
D’un soleil tout près de mourir.

La nuit amenait la tempête,
Et, dans la nature inquiète,
Comme prise d’affolement,
La cloche de la vieille église
Seule, du haut de sa tour grise,
Versait un tendre apaisement…



Depuis ces vingt-deux mois de guerre
Où la France toujours espère
Sans que rien la puisse troubler,
Sous quels aspects nouveaux sans cesse,
— Tantôt fureur, tantôt caresse, —
Ô mer, t’ai-je pu contempler !


Tour à tour aimable ou colère ;
Coquette montrant pour nous plaire
Le sourire de tes flots verts,
Ou bien mégère courroucée
D’une formidable poussée
Attaquant les rochers déserts ;

Tour à tour gaie ou désolée,
Vide aujourd’hui, demain peuplée
De jolis bateaux diligents,
Jamais, ô mer, je ne t’ai vue
Si longtemps, ni si bien connue
En tes aspects toujours changeants…

Mais maintenant qu’en tes abîmes
Disparurent tant de victimes
Des sous-marins mystérieux,
Ô mer, tu m’apparais entière
Comme un immense cimetière
Rempli de cadavres sans yeux.


Ils sont là, dans les eaux obscures,
Parmi les restes des mâtures,
Les débris glauques et hideux ;
Leurs corps flottent, gonflés, livides
Entourés de monstres avides
Dont l’horreur s’agite autour d’eux…

Ô mer si souvent admirée,
Voilà qu’ils t’ont déshonorée !
Leurs zeppelins souillaient l’azur :
Mais c’était trop peu pour leur rage,
Et le noir sous-marin outrage
La noblesse de ton flot pur !



Ah ! quand l’Ange de la victoire
Embouchant son clairon de gloire
Volera parmi les splendeurs,
Lasse de ces dépôts immondes

Ouvre le manteau de tes ondes
Ô mer ! jusqu’en tes profondeurs,

Et que les naufragés sans nombre
Qui dorment dans ton gouffre sombre
Montent au soleil, en héros,
Et viennent, victimes muettes,
Frapper de leurs mains de squelettes
La face ignoble des bourreaux !