Le Laurier Sanglant/63

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 269-276).


V

À deux Amis qui ne sont plus là…




À DEUX AMIS QUI NE SONT PLUS LÀ…





Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Ouverts à quelque immense aurore,
De l’autre côté des tombeaux
Les yeux qu’on ferme voient encore !
(sully-prudhomme.)


1916.



Je ne veux pas finir ce livre dont les pages
Unissent ma jeunesse et ses lointains mirages

Au crépuscule de mes jours,

Sans que pieusement ici je vienne inscrire,
Les noms de deux amis qui ne peuvent me lire

Ayant disparu pour toujours.


Déroulède, Detaille, âmes si haut placées,
— Car c’est à vous que vont aujourd’hui mes pensées, —

Pourquoi le sort brutal

Vous a-t-il emportés à l’heure où l’un et l’autre
Toi le peintre fameux, et toi le noble apôtre,

Vous touchiez à votre idéal ?


Quelle eût été ta joie éloquente, exaltée,
Déroulède, en voyant la Revanche chantée

En tes vers, depuis si longtemps,

Cette Revanche qui nous semblait incertaine,
Se dresser devant toi, triomphante et prochaine,

À l’ombre des drapeaux flottants !


Au sommet de la côte avec honneur gravie
Atteindre brusquement le seul but de ta vie,

Réaliser ton seul désir…

Qui sait ? Un tel bonheur t’aurait tué peut-être…
Mais un moment du moins tu l’aurais pu connaître,

Ta main aurait pu le saisir !



Et ton sort fut pareil, cher ami, cher Detaille !
Tu t’en allas avant la première bataille ;

Ton œil d’artiste n'a pu voir

Cette lutte à la fois hideuse et grandiose
Où le pays combat pour une noble cause

Avec un inlassable espoir.


Ah ! comme ton pinceau magistral eût su rendre
L’aspect de ces soldats ardents à nous défendre,

À souffrir pour nous chaque jour ;

De ces héros créés par la nouvelle guerre,
Et que nous aimons, nous, les vaincus de naguère,

D’un innombrable et tendre amour !


Évocateur précis de notre chère armée,
Que tu la trouverais aujourd’hui transformée !

Tu ne la reconnaîtrais plus…

Adieu la charge et les actives chevauchées !…
Tes hussards, tes dragons remplissent les tranchées,

Et tes pioupious sont des « poilus » !


Quelles eussent été ta joie et ta surprise
En voyant cette armée uniformément grise,

Veuve de son rouge éclatant ;

Le casque dessiné par toi, la « bourguignote »,
Coiffer ces fiers guerriers auréolés de crotte

Qui vont à la mort en chantant !


Oui, ta joie eût été profonde, surhumaine
Quand, portant en leurs cœurs la même forte haine,

Soutenus par la même foi,

Marchant au rythme clair de la même espérance,
Nos soldats d’aujourd’hui, — c’est-à-dire : la France, —

Auraient défilé devant toi !


Artilleurs, cavaliers, lignards, — vivante foule
Qui déferlait dans tes tableaux comme une houle, —

Auraient pris place à ton côté ;

Le Rêve — ce tableau qui confirma ta gloire, —
Cloué par cette Guerre au grand mur de l’Histoire

Fût devenu Réalité !



Amis, plus que jamais mon âme désolée
Pleure sur votre noble et double mausolée ;

Mais votre souvenir si doux

Tient une telle place en mon âme attendrie
Que tous ces jours de deuil passant sur la Patrie,

Oui, tous, je les vis avec vous.


Du fond du grand ciel noir et si lourd de mystère
Vous revenez, ô morts aimés, sur cette terre

Par des chemins prompts et certains ;

Par delà les tombeaux, comme a dit le poète,
Vous nous voyez toujours ; nul obstacle n’arrête

Le regard de vos yeux éteints…


Vous êtes près de nous, attentifs et fidèles ;
Vous partagez nos deuils, nos angoisses cruelles,

Vos cœurs battent près de nos cœurs ;

Et, dès que sonnera l’heure de la victoire,
Vous boirez avec nous à la coupe de gloire ;

Avec nous, vous serez vainqueurs !