Le Laurier Sanglant/62

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 265-268).

LA CROIX DU MOURANT




À Monsieur Louis Barthou,
dont une « lettre à un jeune Français » m’inspira ces vers.


1916.



« À moi !… je vais mourir… à moi ! Je suis chrétien…
» Je ne veux pas crever seul, tout seul… comme un chien.
» Un prêtre !… un crucifix !… à moi !… »
» Un prêtre !… un crucifix !… à moi !… »La voix plaintive
Du lieutenant tombé dans la tranchée arrive
À l’oreille d’un homme grave, au front pensif,
Cheveux très noirs… profil accusé… C’est un juif,
Un très jeune rabbin, brancardier volontaire,

Qui remplit hardiment son noble ministère,
Et, dans le tourbillon d’acier, de fer, de feu,
Court à l'homme qui souffre, et quel que soit son Dieu.

La nuit vient. Ils sont là, seuls, dans l'immense plaine.

« Courage, mon ami !… L’ambulance est prochaine…
» Je vais aller chercher… — Non ! non ! Restez tout près,
» Tout près de moi… Je meurs en soldat, sans regrets…
» Mais mon dernier désir c’est… c’est d’avoir un prêtre…
» Ou, sinon, une croix… que je puisse la mettre
» Là, sur mon cœur et puis l’embrasser saintement
» Ainsi que je faisais, jadis, avec maman…
— Une croix ?… »



— Une croix ?… »En dehors de la sombre tranchée
Au bord d’une prairie à tout instant fauchée
Par les balles, se dresse un arbrisseau chétif,

Meurtri, déchiqueté… D’un élan preste et vif
Le jeune homme a bondi, méprisant la mitraille,
Prend un couteau dans sa musette, coupe, taille
Deux branches fines, les met en croix, et, joyeux,
Retourne au lieutenant qui l'a suivi des yeux,
Tend ses doigts pâles vers la croix, la saisit presque…
Mais un obus arrive, infernal, gigantesque,
Écrase le rabbin s’écriant : « La voici ! »
Et l’officier mourant qui murmurait : « Merci ! »
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Ô Dieu, Dieu de justice et de bonté féconde,
Nous devons ignorer ta volonté profonde…
Mais j’ai la foi robuste, ô mon Dieu, qu’au moment
De cette mort sublime et de ce dévouement,
S’allongeant sur ce monde inquiet où nous sommes,
Ta main, d’un même geste, a béni ces deux hommes !