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Le Lion (Rosny aîné)/V

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Le Lion
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 188-193).

L’orage s’amasse au-dessus de ma tête


Le lion seul ne m’était pas apparu, quoiqu’il foisonnât dans cette partie de l’Afrique. Et l’homme non plus n’avait pas encore décelé sa silhouette verticale, l’homme, fauve des fauves, épouvante des épouvantes !… N’allez pas croire que je vivais dans une perpétuelle angoisse. Non ! l’accoutumance exerçait son pouvoir. J’étais triste, j’avais de fréquentes alertes, je souffrais de ma solitude : tout cela était fort supportable ; j’avais même de bons moments, de ces moments de joie sans cause, les meilleurs de la vie, et qui sont si loin de coïncider avec les événements ! Ce qui m’aidait à supporter mon mal, c’est que je ne souffrais pas de la faim. J’avais assez fréquenté l’Afrique pour connaître maints secrets de nègres : tels arbres me fournissaient une sève sucrée, source d’énergie, tels autres des fruits ; je déterrais des racines comestibles ; je dénichais des œufs. Il y avait abondance de ces choses. D’autre part, ce régime, mieux qu’une nourriture carnée, convenait au climat… En sorte que, si j’avais été un simple animal, je n’aurais pas été trop misérable. Mais pouvais-je m’empêcher de songer, en ma qualité d’homme, au lendemain ?

Le quinzième jour, j’arrivai devant une plaine entrecoupée de faibles hauteurs. J’hésitai longtemps avant de m’y engager ; je craignais d’y trouver enfin mes semblables. Par ailleurs, il me répugnait étrangement de retourner en arrière. Je m’en rapportai donc au hasard et je continuai ma route. Bientôt il devint évident que l’homme fréquentait le terroir ; des traces nombreuses me le certifiaient. Si j’avais pu conserver un doute, l’apparition de paillotes, à l’autre versant d’une colline que j’avais gravie, l’aurait anéanti.

Cette fois, il ne s’agissait plus d’aller de l’avant ; il fallait battre en retraite, sans tergiverser. C’est ce que je fis. Déjà il était trop tard. Une troupe de nègres me barrait le passage. C’étaient des nains, d’ailleurs trapus, les membres bien attachés, et armés d’arcs, de flèches et de sagaies. Je leur fis des signes amicaux : ils me répondirent par une hurlée perçante, accompagnée d’une volée de projectiles. Il n’y avait qu’à fuir ; je le fis avec empressement. Les petits hommes me poursuivirent. Comme leur vitesse était quelque peu proportionnée à leur taille, je gagnai vite du terrain. Après une courte demi-heure, ils étaient hors de vue ainsi que leur village. Je me retrouvais de nouveau dans la solitude et, à bon droit, je me crus sauvé de leurs mains, sans trop oser m’en réjouir, car il y avait d’autres hommes dans le maudit territoire. Je ne tardai pas à m’en convaincre : un deuxième village m’apparut, cette fois au bord d’une rivière. Je le tournai — de fort loin, — j’eus la chance de passer inaperçu. Mais quelques heures plus tard, le danger reparaissait, sous la forme de cahutes disséminées sur le flanc d’un mamelon : je ne pus échapper aux regards des habitants. Des hommes, des femmes, des enfants, émergés de toutes parts, accueillirent ma présence par des clameurs farouches où se mêlaient, à dose égale, la surprise et l’hostilité. Il fallut recommencer à fuir, avec des chances fortement décrues par la fatigue. Tout en galopant, je me sentis pénétré d’un profond découragement : quand bien même j’échapperais à ces nouveaux ennemis, est-ce que je n’allais pas en trouver d’autres ? Malgré cette disposition pessimiste, je ne tirai pas moins tout l’effort possible de mes jarrets : ils me rendaient encore une fois, grâce aux jambes courtes de mes persécuteurs, le service que j’attendais d’eux. Je semai graduellement la troupe des nains, je me retrouvai seul dans la prairie. L’aspect du paysage changea : je traversais des sites désolés, des landes sablonneuses ; ensuite les arbres commencèrent à paraître.

Après une nuit passée dans la broussaille, je me remis en route. À plusieurs reprises, je traversai de petits bois. Mais, d’autre part, je retrouvais des vestiges de la présence de l’homme. Je pris toutes les mesures possibles pour rendre mon passage impalpable : il était écrit que je n’y réussirais point. Dans l’après-midi apparut un nègre nain, à la tête cubique, aux yeux tournants. Il s’enfuit à ma vue, avec un cri perçant comme l’appel d’une flûte traversière. Dix minutes plus tard, d’autres nains se montrèrent, une douzaine peut-être, qui se mirent en devoir de me cerner. Pris d’une frénésie de désespoir, je balançai sérieusement entre la mort immédiate et la fuite. L’instinct de conservation l’emporta. Tout d’abord, ma course fut heureuse, comme le jour précédent ; je me crus provisoirement hors d’atteinte. Je n’en ressentis que plus d’amertume, lorsque j’aperçus des nains à ma droite et à ma gauche ; ils avaient l’avance, ils tendaient à fermer la pince pour me barrer la route. D’un élan frénétique je réussis à passer avant que la retraite ne me fût coupée. Par malheur, une de mes chaussures creva malencontreusement. Tout ce que je pus faire d’abord, ce fut de garder ma distance. Je ne le pus pas longtemps, hélas ! La cheville me faisait si mal qu’il fallut ralentir ; les féroces petits hommes se rapprochaient : j’entendais grandir leurs clameurs, sur la signification desquelles il n’y avait pas à se tromper.