Le Lion (Rosny aîné)/VI

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Le Lion
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 194-200).

Devant le roi des animaux


« Allons ! pensai-je, voilà tes derniers moments… cesse cette lutte lamentable. »

Je continuais cependant à boitiller, je me dirigeais tout droit vers une épaisse bordure végétale, la lisière de la forêt. Je ne sais trop comment je parvins jusque-là. Me glissant à travers des plantes épineuses, qui me griffaient comme mille chats, j’avançais tant bien que mal, perdant à chaque pas un peu d’espérance.

Brusquement, une percée s’ouvrit : je vis un roc, au sein d’une enceinte de myonnbos et, à l’ombre, devant l’entrée d’une caverne, un colossal lion.

— Voilà la fin ! m’écriai-je avec le rire désespéré des vaincus.

J’hésitai une demi-minute entre la mort par le fauve et la mort par les hommes : ce fut la première qui me parut la moins terrible ; au moins le lion ne s’ingénierait-il pas à me torturer. Je me dirigeai d’un pas aussi ferme que le permettait ma claudication, et j’allai m’étendre devant la bête souveraine.

J’avais très peur, mais cette peur était atténuée par le vertige dont parle Livingstone. J’attendais le coup de griffe avec une épouvante bien moindre, j’en suis sûr, que la plupart des condamnés à mort n’attendent la chute du couperet. Au bout d’une ou deux minutes, surpris de n’avoir pas été attaqué, je relevai la tête. Le fauve fixait sur moi ses yeux de feu jaune et vert. Je voyais d’en bas son vaste visage, ses grandes épaules où roulaient les ondes ocreuses de la crinière : je me sentais quelque chose de menu, de chétif, de fragile, qu’un seul coup des lourdes pattes pouvait anéantir… Comme j’étais là, aplati, les premiers de mes poursuivants parurent. À la vue du lion, il s’arrêtèrent brusquement, puis, n’osant faire un mouvement trop rapide, de crainte d’exciter l’animal, ils battirent en retraite d’un pas assourdi. Il les avait vus, il avait levé la tête ; sa poitrine s’enfla, son rugissement passa sur les ramures comme la foudre sur les nues…

D’abord, le lion sembla vouloir prendre la chasse : il avait bondi. Mais il ne donna pas suite à ce premier geste ; revenant à pas tardifs, il s’approcha de moi.

— « Ça va être dur ! songeai-je. Pourvu qu’il me tue d’un seul coup ! »


Il ne se décidait pas à me détruire ; il avançait les narines, il grondait sourdement. À la fin, il me toucha du bout de ses griffes, avec autant de précaution que l’aurait pu faire un chat. Je me demandais si cette temporisation était plutôt effrayante ou plutôt rassurante. En somme, ma peur décroissait. J’osai considérer la bête ; l’idée me vint de risquer une caresse, et, me dressant sur mes genoux, en évitant tout geste brusque, j’avançai la main, je la passai doucement sur le flanc roux : le fauve me fixait d’un œil où je n’apercevais pas ombre de férocité. Mais était-il nécessaire que le lion fût féroce pour broyer une proie ? N’était-ce pas pour lui un acte aussi naturel que, pour nous, de dévorer un fruit ? N’importe, la placidité de son regard me rassurait. Je m’enhardis à lui toucher la nuque, à gratter la peau de la crinière. Ces caresses furent reçues avec indifférence ; mais j’avais l’impression qu’elles me familiarisaient avec la bête, chose capitale lorsqu’il s’agit d’un carnassier qui, de tout temps, a montré des dispositions sociables. Quoi qu’il en soit, le lion finit par s’étendre. Par moments, il sommeillait, par moments, il fixait devant lui un regard confus. Le crépuscule emplit le ciel et la forêt de son illusion écarlate. Les aspects du monde apparurent magnifiés dans le pays des nuages. Ce ne fut pas le long rêve de lumière de nos déclins, ce fut un songe bref, une avalanche de lueurs qui, presque tout de suite, laissa apparaître la rouge étoile Antarès et la brillante de la Croix du Sud. Alors le lion se leva dans sa force, ses yeux luirent comme deux lampes électriques ; la menace éclata dans la secousse de sa tête, distendit ses mâchoires armées de couteaux pâles ; il annonça sa présence formidable aux ténèbres :

« J’ai reculé pour mieux sauter ! » pensai-je… « Pourquoi irait-il chercher au loin la proie ? »

Je n’étais plus résigné à la mort. Toutefois, lorsque la mâchoire dévorante s’avança, je ne fis pas un mouvement. Le lion flaira comme pour me reconnaître, frotta son échine contre mon épaule, et s’éloigna. Quoique je n’attendisse pas ce dénouement, je n’en fus guère surpris. Je songeai nécessairement à fuir ; et, après m’être orienté je me mis en route. À peine avais-je l’ait cent pas, que je fus pris d’un accablement étrange : tous les périls courus dans cette maudite période, depuis le massacre de l’expédition, se représentèrent à ma mémoire. Je me vis si faible, si désarmé, si fragile… et celui qui m’avait sauvé de la poursuite de mes semblables apparaissait si puissant et si redoutable : quelle sécurité si je pouvais vivre sous sa protection !… J’eus bonne envie de m’en retourner, d’autant plus que je percevais des bruits inquiétants et des formes équivoques. Pourtant, je continuai ma route, m’efforçant de garder la direction de l’orient. J’avançai pendant une bonne heure, tantôt marchant, tantôt rampant, lorsque j’entendis un grondement dans l’ombre. Je voulus me cacher ; il était trop tard : deux prunelles dardaient sur moi leurs lueurs de lampyres !… Croiriez-vous que je fus moins effrayé qu’indigné contre moi-même ? Je jugeai que j’étais justement puni d’avoir voulu m’enfuir dans la nuit noire, au lieu de me terrer dans un repaire que l’odeur seule du lion suffisait à protéger contre l’approche des autres fauves. Et le cœur navré, j’attendis les événements. Les yeux de phosphore s’approchaient, un grand souffle s’élevait à mesure… et depuis un moment j’avais reconnu, malgré l’ombre épaisse, la silhouette du lion. Bientôt le fauve fut proche, il me frôla, il poussa son mufle contre ma poitrine : avec une joie violente, je compris que c’était lui, le souverain de la solitude, mon protecteur… Ce fut sans crainte aucune que je passai ma main dans sa crinière, et je le suivis avec un sentiment de sécurité parfaite. En route il ramassa une proie qu’il avait abandonnée pour me rejoindre, le cadavre d’un petit sanglier. Comme il connaissait mieux que moi la route (il avait lui-même contribué à la frayer), en moins d’une demi-heure, nous fûmes au repaire.