Le Lion (Rosny aîné)/XIV

La bibliothèque libre.
Le Lion
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 258-261).

Aïcha soulève son voile


Aïcha parut plus obscure encore les jours qui suivirent. Elle ne se mêlait plus à nos palabres, elle se tenait à distance aux campements ; elle s’éloignait, furtive, lorsque j’approchais d’elle. Nous traversâmes un désert, puis nous revîmes des terres fraîches. La difficulté d’éviter le contact des hommes s’accrut ; deux ou trois fois, nous aperçûmes des nègres. Ils n’osèrent toutefois pas nous attaquer, mis en fuite par la présence inconcevable de Saïd. Nous continuions à marcher vers l’ouest et vers le nord, sans savoir si le danger était moindre par là, mais soutenus par l’espoir de rallier quelque tribu amicale.

Un soir, nous dormîmes dans un village abandonné, ou plutôt détruit. Le feu avait dévoré la plupart des paillotes, les plantations étaient ravagées, et des squelettes nombreux jonchaient le sol : soigneusement raclés par les vautours, les hyènes et les chacals, on aurait pu croire qu’ils étaient là depuis très longtemps. Mais les cendres, les racines éparses, d’autres indices, firent conclure à Oumar que le drame ne remontait pas à plus d’une quinzaine de jours :

— Nous serons d’autant plus tranquilles ! remarqua-t-il… Tout le pays doit avoir été saccagé… aucune tribu n’aura l’idée d’y revenir avant quelque temps.

C’était logique ; la visite des environs ne fit que confirmer le pronostic.

Le jour était loin de sa fin, lorsque nous décidâmes la halte. Oumar et Abd-Allah firent une battue minutieuse parmi les ruines, d’où ils rapportaient continuellement quelque aubaine nouvelle : noix de kola ou de karité, tubercules, céréales, fruits, racines. Aïcha faisait les préparatifs d’un souper qui devait être plus raffiné que d’habitude. Elle avait allumé le feu dans une paillote ouverte à tous les vents. Et je la contemplai, l’âme ensemble engourdie et tumultueuse. Une lueur d’améthyste enveloppait le village pâle. Des palmiers dressaient leurs pennes élégantes. Une odeur de baumes et de bois chaud s’élevait du feu.

Cependant la Mauresque avait saisi un vase de bois et se dirigeait vers une source pour y puiser de l’eau. Elle s’avançait, blancheur rythmique et comme lisérée de lueurs, sur la terre violâtre. Je lui barrai la route, disant :

— C’est moi qui irai prendre l’eau !

Elle hésita, puis elle me tendit le vase, en me regardant dans les yeux. Ah ! que cette petite minute et cet acte bref parurent considérables ! Je pris le vase, puisai l’eau, et revins à grands pas. Aïcha n’avait pas bougé, elle avait la même pose que naguère. Pourtant, quelque chose d’inouï venait de s’accomplir : le nicab était relevé ! Un front blanc s’élevait sur les sourcils, arqués comme le croissant de la lune naissante, et se perdait dans les ténèbres magnifiques de la chevelure. Je connus que le haut du visage était plus parfait que je n’avais imaginé ; l’herbe féerique de la chevelure avivait le sens des yeux, le front parfaisait les pétales des paupières.

— Aïcha ! fis-je d’une voix ardente, laisse aussi retomber le litham.

Mais elle saisit vivement le vase et se sauva avec un rire argenté… Le soleil venait de s’évanouir. Le couchant se peupla de formes fabuleuses. Des golfes de corail se profilèrent sur des côtes de chrysolithe et de porphyre ; des rivières de soufre coulèrent dans des paysages d’hyacinthe ; il s’éleva des monts de houille et d’ocre, constellés de neiges. Une brise frissonna sur les solitudes ; les bêtes craintives s’enfuirent tandis que les carnivores s’éveillaient dans leurs repaires : dans toutes choses il y eut un reflet de la beauté d’Aïcha.