Le Lion (Rosny aîné)/XV

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Le Lion
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 262-265).

On ne retrouve que la cruche, le bracelet et la coiffure…


Il arrivait maintenant que je confiais Aïcha à Saïd. Les premières fois, il n’y mit aucune complaisance ; au bout de cinq minutes, il abandonnait la jeune fille et venait me retrouver. À la longue, il consentit à la suivre. Elle était très fière de ce résultat. Mais elle n’osait pas encore lui passer la main sur la crinière ; Saïd se prêtait mal à ce jeu avec un autre que moi. Abd-Allah ayant voulu, un jour, le caresser à la manière d’un cheval, il se retourna avec fureur, et je dus intervenir pour le calmer. Il semblait respecter le vieil Oumar : il dormassait devant lui, tandis que le Maure fumait sa pipe.

Un soir, vers l’heure du repas, Aïcha se leva pour aller puiser de l’eau fraîche à une source lointaine.

— Je prendrai avec moi Saïd, dit-elle en riant ; c’est encore le compagnon le plus sûr.

Abd-Allah qui, depuis quelque temps, se montrait soupçonneux, crut sans doute qu’elle me fournissait ainsi un prétexte à l’aller chercher, car il insista pour la suivre.

Nous restâmes seuls, Oumar et moi. Pas le moindre souffle de vent. On voyait nettement les détails de la plaine, les arbres les plus lointains, dans la clarté immobile du soleil déclinant. Près de nous, un groupe de dattiers était nimbé d’une auréole violâtre, doucement détachée sur le fond de sable jaune. Au loin, les forêts festonnaient l’horizon. La lumière et l’ombre, suivant l’inclinaison du sol, emplissaient les creux, dessinaient le relief des collines. Tout paraissait simple, tranquille, comme on se figure l’époque des patriarches.

Il se passa une heure sans que la jeune fille ni son frère revinssent. Je pensais qu’Aïcha pouvait m’avoir attendu malgré Abd-Allah, dont elle supportait impatiemment les soupçons, et je prenais mon fusil, quand les rugissements de Saïd éclatèrent. Nous ne nous effrayâmes pas d’abord, car le lion, dans ces contrées, aime encore crier sa force sans motif ; mais le rugissement reprit avec une fréquence inquiétante.

C’est à la fontaine que notre course nous porta d’abord. La cruche dans laquelle Aïcha puisait de l’eau s’y trouvait, brisée en mille pièces, la coiffure d’Abd-Allah gisait dans l’eau, et, même, je découvris un petit bracelet appartenant à la jeune fille. Nous ne pouvions plus douter qu’il s’agît d’un enlèvement.

Je sentis que nous commettions une imprudence en laissant seuls nos méharis et nos chevaux, mais les appels de Saïd, l’impatience d’Oumar, ma propre fureur, m’enlevèrent tout sang-froid.

Toujours guidés par les rugissements, nous arrivâmes à un point d’où la bête nous aperçut. Elle s’avança avec un cri plus terrible ; mais la détonation d’un fusil retentit et je la vis revenir soudain en arrière, se réfugier derrière un massif. Je me précipitai. Le sang coulait d’une blessure qu’elle avait à l’épaule. Sa crinière se hérissait de rage ; elle était visiblement partagée entre la prudence féline et le désir de la vengeance. Je la déterminai à me suivre. Elle ne semblait pas avoir reçu d’atteinte sérieuse. Il fallait d’abord obtenir son silence, j’eus recours à un artifice simple et qui réussit : je la muselai avec ma ceinture. Je crois vraiment que, malgré sa répugnance, elle accepta ce qu’elle sentit être, dans son obscur entendement, plutôt une garantie pour moi qu’une précaution contre elle.