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Le Lion (Rosny aîné)/XIX

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Le Lion
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 282-288).

Dans le ravin de l’asphyxie


Ce coup imprévu occasionna un désarroi dont je profitai pour gagner le deuxième gîte. J’essuyai le feu des Arabes embusqués dans le ravin, mais aucune balle ne me toucha. Le troisième gîte se trouvait du même côté que celui des envahisseurs. Je ne resterais sous leur feu qu’une seconde. Pour dépister la fusillade d’en haut, je fis un faux départ vers le fond, puis, soudain, je traversai d’un élan.

Ce que j’avais fait n’était rien auprès de ce qui restait à accomplir. Mon nouveau poste et celui des Arabes étaient en quelque sorte adossés. J’avais le choix entre deux tactiques : gagner un quatrième gîte, d’où je dominerais les deux Arabes, ou attaquer brusquement. Le danger était presque égal dans les deux cas. Je préférai l’attaque. Saisissant un poignard de chaque main, je me précipitai dans l’abri de mes adversaires. Ils n’eurent pas le temps de tirer.

L’homme que je frappai de la main droite tomba comme une masse ; l’autre, blessé au côté, eut la force de saisir son sabre.

Il ne me reste qu’un vague souvenir du corps à corps qui suivit. Je me rappelle avoir saisi la poignée du sabre dont la pointe me balafra le front, avoir été mordu cruellement à l’épaule, avoir riposté par des coups hasardeux, enfin, avoir senti mon adversaire s’affaisser sur moi, tandis qu’une terrible fusillade détachait des fragments de roc.

Les brigands de la crête, furieux de mon succès, s’étaient précipités à l’entrée du ravin. Le vieil Oumar en blessa trois. Cela suffit pour faire reculer les autres. Je me reprenais à ce moment, et, profitant de l’épaisse fumée produite par les décharges, je courus auprès de mon ami.

Nous savourâmes d’abord la douceur de cette victoire. L’ennemi semblait se recueillir. Je pense qu’il ignorait la présence du lion. Peut-être avait-il vu Saïd en notre compagnie, mais il devait supposer une singulière coïncidence, non la vérité. Je comptais beaucoup sur ce point pour le surprendre.

Mais j’avais mal interprété le silence des adversaires. Ils ne se bornaient pas à nous guetter et j’en eus bientôt la preuve : une masse d’herbes enflammées, mêlées de branchages, croula dans la fissure. Et des voix ironiques clamèrent :

— Voici des provisions !

En même temps, le combustible tombait de toutes parts. Le feu s’étendit et s’éleva ; l’atmosphère de vint irrespirable ; une horrible chaleur commença de nous envelopper. Nous nous vîmes perdus :

— Mektoub ! fit Oumar, en baissant la tête avec l’immense résignation de sa race.

Ah ! je ne partageais pas ce fatalisme. Je poussais des hurlements de rage. Mais la chaleur redoublait. Je me dirigeai vers le fond de l’excavation, où se tenait Saïd. Le lion paraissait plus inquiet qu’Oumar. Sans doute, pour lui, rien n’était écrit. Je le trouvai grattant énergiquement le sol, comme pour se frayer un passage dans la terre ; et je fus frappé de voir qu’il creusait ainsi, non pas en bas, mais en haut de l’excavation. Je pris un poignard court, à lame très large, qui se trouvait à ma ceinture, je me mis à fouir. La terre s’amollissait, se désagrégeait rapidement ; une ouverture parut. Je redoublai d’ardeur. Oumar se joignit à moi. Nous mîmes enfin à découvert une sorte d’issue que l’instinct de Saïd avait devinée. L’espoir rentra en nous.

Cette issue n’était que le prolongement du ravin : un regard suffit à nous en convaincre. Mais ce prolongement, très étroit, passait inaperçu à la surface, à cause des végétations. Il ne se rouvrait largement qu’à une vingtaine de mètres.

En tous cas, nous pouvions tirer parti de cette ouverture. Nous nous hâtâmes donc de l’élargir afin de passer le plus vite possible de l’autre côté. Je m’y engageai le premier ; puis je laissai venir Saïd dont je parvins, Dieu sait avec quelle peine ! à maîtriser l’envie de fuir. Oumar, après avoir sacrifié un vêtement pour boucher l’ouverture, s’était mis à entasser les pierres et la terre, consolidant tant bien que mal son œuvre. Je l’aidai dès que Saïd fut plus calme. Puis nous demeurâmes immobiles dans l’attente de la nuit. Sans doute, de l’autre côté, les Arabes activaient encore le feu. Nous les entendions crier d’enthousiasme devant leur œuvre sauvage. Au moins étions-nous assurés qu’ils ne descendraient dans le ravin pour trouver nos cadavres qu’après le refroidissement du brasier.

Cependant, avec d’infinies précautions, nous cheminâmes le long du deuxième ravin, de plus en plus étroit, mais toujours accessible. Le sol montait à mesure. Saïd ne m’opposait plus de résistance. Après nous avoir indiqué un moyen de salut que nous n’aurions pu découvrir sans son aide, il nous abandonnait le soin d’en tirer parti.

Nous montâmes peu à peu jusqu’au niveau de la plaine. Là, cachés par le feuillage, nos fusils prêts, nous pûmes voir les pirates à l’œuvre. Ils ne cessaient d’entasser les herbes sèches et les brindilles. Une grande colonne de fumée s’en dégageait vers l’ouest, à angle droit avec la direction de notre gîte.

Cependant, le soleil déclinait, et nos ennemis cessèrent d’alimenter la flamme. Ils voulaient, avant la chute du jour, s’assurer de notre mort ! Petit à petit, le feu tomba. Ils ne pouvaient descendre avant que la pierre fût refroidie. Je crus le moment propice. Tandis que toute la caravane, dans une curiosité féroce, se penchait vers le ravin, je laissai partir Oumar. Protégé par des broussailles, il gagna facilement un bosquet à quelque distance. Restait Saïd et moi. Devais-je partir le premier en essayant d’obtenir du lion qu’il demeurât tapi ? Il était douteux qu’il comprît une tactique aussi compliquée. Me voyant fuir, il voudrait fuir aussi, et cette fuite pouvait lui être funeste aussi bien qu’à moi.