Le Lion (Rosny aîné)/XVIII

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Le Lion
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 276-281).

Saïd n’est pas longtemps absent


Nous en suivîmes la lisière aussi loin que nous pûmes apercevoir la trace des pieds d’éléphant.

Mais notre espérance de rattraper la caravane semblait de plus en plus chimérique. S’ils n’avaient péri, les ravisseurs, montés sur de bons chevaux et des méharis, avaient dû prendre une avance énorme. La nuit fut lugubre. Je vis les heures brillantes tourner au cadran du ciel. À peine si, dans ma fièvre, je faisais attention aux bêtes nocturnes, hyènes ou chacals, qui rôdaient autour de notre feu. Au contraire, mon attention fut sollicitée par la soudaine absence de tout bruit. Je levai la tête : j’entendis au loin la fuite d’animaux rôdeurs et je collai mon oreille contre terre. À la longue, je perçus un glissement léger, comme d’une bête qui rampe. J’éveillai Oumar, qui écouta à son tour :

— Ce pourrait être Saïd, dit-il. Il est prudent, il nous reconnaît avant de se décider.

— Les lions ont en effet mauvais nez, ajoutai-je… Nous pouvons aussi nous trouver en présence d’un homme.

Nous nous couchâmes, le fusil en joue ; puis, tout doucement, je me mis à siffler sur une modulation que Saïd connaissait bien. Un rugissement répondit, une masse formidable tomba près de nos tranchées :

— À bas, Saïd.

Un grondement de joie, et la bête rampa. C’était bien Saïd ! Notre joie fut profonde ; devant les forces obscures, c’était une grande sécurité d’avoir avec nous ce fauve compagnon… Nous nous remîmes à la tâche dès l’aube, et nous marchions depuis longtemps, penchés vers la terre, quand Saïd gagna une petite éminence sur notre gauche et, de là, couché, parut guetter une proie. Je le rejoignis avec prudence ; je faillis pousser un cri en apercevant, à la distance de deux milles environ, la caravane. Elle venait vers nous : sans doute, elle avait fui devant les éléphants, en biaisant, en gagnant la zone neutre. Nous nous trouvions, par un hasard singulier, en avance sur elle.

L’éminence était un excellent poste de combat. Nous y prîmes position. Les pirates s’avançaient sans défiance.

— Avant qu’ils aient eu le temps de se reconnaître, dis-je, nous pouvons en jeter au moins quatre à bas de leur monture.

La chose marcha comme nous l’avions calculée ; nos coups frappèrent trois hommes ; le lion en déchira deux autres ; mais ensuite, les pirates, décidément bien commandés, offrirent une résistance vive et sagace. Devant la violence de leur feu, nous fûmes débusqués et contraints de fuir. Ils nous rabattirent vers l’entrée d’un ravin. Assez large au début, il devenait plus étroit à mesure ; ce ne fut bientôt qu’une fente ; puis apparut une végétation épaisse. La position semblait bonne. Notre tir menaçait toutes les crêtes et nous pouvions nous dérober derrière des roches.

Je mis Saïd à l’abri ; puis, Oumar et moi, attendîmes l’attaque. Il fallait souhaiter qu’elle fût audacieuse, car c’était notre dernière chance de causer à l’ennemi des pertes assez sensibles pour le dominer. Mais deux ou trois fusils se montrèrent seuls en des points favorables au tir. J’eus le bonheur de blesser un bandit plus hardi que les autres, et c’était sûrement un personnage notable, car une fusillade terrible, mêlée de vociférations et de menaces, nous cribla pendant une demi-heure.

— C’est peut-être le chef, dit Oumar. Dans ce cas, des guerriers se voueront à sa vengeance.

Après une heure environ, nous vîmes trois Arabes descendre avec précaution dans le ravin, tandis que la pluie des balles nous menaçait plus impérieusement.

— Voilà ! dit Oumar. Ils ont fait le sacrifice de leur vie.

— Ce sont trois hommes perdus.

Et, me courbant sur mon fusil, je tuai net le premier. Les deux autres se cachèrent avec soin et nous envoyèrent cinq ou six balles qui ne pouvaient nous atteindre directement. Nos agresseurs durent se découvrir une ou deux fois ; nous les manquâmes ; ils gagnèrent du terrain. Leur abri était plus sûr que les précédents ; leurs balles devinrent menaçantes. S’ils demeuraient là, embusqués, tout plan d’évasion nocturne s’évanouissait. J’examinai la situation avec cette acuité que donne un grand péril : la tactique qu’ils avaient adopté pour nous rejoindre, nous pouvions la suivre pour aller vers eux, et avec plus de sécurité, car les pentes du ravin se déchiquetaient davantage en approchant du fond. Restait la mitraillade des crêtes ; cinq abris s’offraient, séparés de quelques mètres à peine. On y échappait aux fusils d’en haut comme à ceux d’en bas. Certes, on risquait vingt fois la mort, mais c’était l’unique chance d’un sauvetage définitif.

J’armai avec soin mon fusil et me précipitai dehors. Ce mouvement causa une telle surprise que nul ne songea à tirer avant que j’eusse gagné le premier abri. Ma nouvelle position me donna un avantage inattendu : par une fissure, je pouvais voir, sans être aperçu, un des bandits penché là-haut, l’arme prête ; j’introduisis le canon de mon fusil dans la fissure, et, visant longuement, je logeai une balle dans la tête de l’homme.