Le Lion de Flandre (Conscience)/10

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Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 194-213).
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X


Pour quelle raison, Waermond, êtes-vous assis dans le bois, profondément rêveur, sur la mousse printanière ?
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxW. Vertonemen



Lorsque la ville de Bruges fut entièrement au pouvoir des Français, Châtillon commença à penser sérieusement à l’ordre qu’il avait reçu de la reine de faire conduire en France la jeune Mathilde de Béthune. Quoique rien ne parût pouvoir empêcher l’accomplissement de cet ordre, puisque ses soldats étaient maîtres de la ville, il fut retenu cependant par un dessein politique ; il voulut d’abord consolider son pouvoir à Bruges, affaiblir les métiers, bâtir un château, avant d’arrêter la fille du Lion de Flandre et de la livrer à la reine[1].

Adolphe de Nieuwland avait été saisi d’une frayeur extrême à l’entrée des Français ; car il voyait Mathilde sans défense contre ses ennemis. La visite journalière et la surveillance incessante de de Coninck, ne pouvaient le rassurer ; mais quand plusieurs semaines se furent écoulées, sans qu’il eût été inquiété par les Français, il se figura qu’ils avaient oublié mademoiselle de Béthune, et qu’ils ne voulaient rien entreprendre contre elle. Grâce à sa constitution robuste et aux bons soins de maître Rogaert, ses blessures étaient tout à fait guéries et ses couleurs lui revenaient avec la vie ; mais il lui restait une grande tristesse. Le malheureux chevalier voyait la fille de son suzerain et de son bienfaiteur, devenir plus pâle chaque jour. Maigre et souffrante, pareille à une fleur flétrie, Mathilde languissait en proie à de douloureuses pensées. Et lui, qui devait la vie à ses soins généreux, ne pouvait rien pour l’aider ou la consoler. Ses paroles amicales restaient sans effet sur la malheureuse enfant, qui pleurait sans cesse en redemandant son père. Elle n’avait reçu aucune nouvelle de ses parents prisonniers, et se croyait séparée de sa chère famille. Adolphe s’efforçait d’adoucir ses chagrins. Il composait pour elle des poëmes et des chansons, jouait de la harpe ou célébrait les hauts faits de Robert ; mais tout cela était impuissant pour chasser les sombres rêveries de la jeune fille. Elle était douce, reconnaissante et affectueuse, mais elle ne s’intéressait à rien : son faucon même était oublié et délaissé.

Quelques semaines après sa complète guérison, Adolphe s’éloignait de la ville à pas lents, et se promenait en rêvant par les sentiers étroits qui traversent la campagne près de Sevecote[2]. Le soleil était très-bas à l’horizon, et le couchant se couvrait déjà de couleurs éclatantes. La tête courbée sous le poids d’amères réflexions, Adolphe marchait machinalement presque sans savoir où. Des larmes s’échappaient de ses yeux, et, de temps en temps, un soupir soulevait sa poitrine ; il se fatiguait l’esprit à chercher quelques soulagements au sort de la jeune Mathilde, et son désespoir ne faisait qu’augmenter, car il ne trouvait rien pour la consoler. Il la voyait pleurer, il la voyait dépérir de jour en jour, et il lui fallait contempler cette tristesse, les bras croisés, impuissant à la dissiper.

La situation était pénible pour un brave chevalier comme lui, et souvent il s’en mordait les lèvres ; mais à quoi bon ? Il ne pouvait plus rien que pleurer sur elle et espérer des jours meilleurs.

Quand il fut loin de la ville, il se laissa tomber sur l’herbe et s’assit au bord du chemin, accablé sous le poids de ses pénibles pensées. Tandis qu’il était là, pensif, les yeux fixés à terre et sa tête appuyée sur ses mains, un autre personnage s’approchait à pas lents.

Le costume de ce nouveau venu se composait d’un froc de laine brune, avec un vaste capuchon qui lui retombait sur le dos. Une barbe grise lui descendait sur la poitrine et des yeux noirs étincelaient sous l’arcade profonde de ses sourcils : sa figure osseuse était brune et son front était sillonné de rides profondes. Le moine s’approcha lentement comme un voyageur épuisé de fatigue, de l’endroit où Adolphe était assis, et s’arrêta tout-à-coup devant lui. L’expression d’une joie vive anima son visage, comme s’il connaissait le jeune homme ; mais sa physionomie reprit à l’instant son air froid et sérieux.

Adolphe, qui remarqua seulement alors la présence du moine, se leva et salua courtoisement ; sa voix avait encore l’accent de tristesse que lui donnait sa rêverie et ce n’est qu’en se faisant violence qu’il parvint à parler.

— Messire, répondit le moine, une longue marche a épuisé mes forces. Le charme du lieu que vous avez choisi, m’invite comme vous au repos ; je vous en prie, ne vous dérangez pas.

Il s’assit sur le gazon et, du geste, invita Adolphe à l’imiter. Le jeune homme reprit sa place et se trouva ainsi à côté de l’étranger. Le son de cette voix, qu’il croyait avoir entendue plus d’une fois, le troublait étrangement ; mais, ne pouvant se rappeler où il pouvait avoir vu ce prêtre, il chassa cette idée comme une conjecture impossible. Pendant quelques instants le moine fixa sur le chevalier un regard perçant, puis il demanda :

— Messire, il y a déjà longtemps que j’ai quitté la Flandre. Il me serait agréable d’apprendre de votre bouche des nouvelles de notre ville de Bruges ; que ma hardiesse ne vous fâche pas.

— Oh ! non, mon père, dit Adolphe qui ne se méfiait pas d’une tromperie, je serai heureux de vous obliger ; tout va mal dans notre ville de Bruges, les Français y sont maîtres !

— Cela ne semble pas vous plaire, messire ? J’avais ouï dire, pourtant, que la plupart des nobles ont renié leur comte légitime et reçu les étrangers avec joie.

— Hélas ! il n’est que trop vrai, mon père. Le malheureux comte Guy est abandonné d’un grand nombre de ses sujets, et il y en a plus encore qui oublient leur ancienne renommée ; mais le sang flamand ne coule pas dégénéré dans toutes les veines, il y a encore des cœurs hostiles aux étrangers.

À ces paroles une satisfaction visible se peignit sur les traits du moine. Si Adolphe avait mieux connu les hommes, il eût remarqué que la voix du voyageur était cassée et contrefaite, et qu’il y avait dans son visage quelque chose qui dénotait la feinte et la dissimulation.

Le moine répondit :

— Vos sentiments sont louables, messire, et vous assurent mon estime. C’est pour moi une joie véritable de rencontrer un homme généreux, en qui tout amour pour l’infortuné comte Guy n’est pas éteint. Que Dieu récompense votre fidélité !

— Oh ! mon père ! s’écria Adolphe, que ne pouvez-vous voir le fond de mon cœur, et en connaître l’amour que je porte à mon maître et à sa famille ! Je vous le jure, le plus beau moment de ma vie serait celui où je pourrais verser pour eux jusqu’à la dernière goutte de mon sang.

Le moine connaissait assez le cœur humain pour être assuré que les paroles du jeune chevalier étaient sincères. Après avoir réfléchi quelques instants, il reprit :

— Si je vous donnais l’occasion d’accomplir le serment que vous venez de faire, ne reculeriez-vous pas et braveriez-vous, comme un homme, tous les dangers.

— Je vous en prie, mon père, s’écria Adolphe d’un ton suppliant, ne doutez ni de ma fidélité ni de mon courage ; parlez vite, car votre silence me fait peine.

— Écoutez-moi avec calme : je dois une très-grande reconnaissance à la maison de Guy de Flandre pour des bienfaits reçus ; le sentiment de gratitude et d’amour que j’ai toujours nourri pour mon gracieux souverain m’a décidé à secourir ses infortunes. J’ai quitté mon couvent, en apprenant ses malheurs, et je me suis rendu en France. Là, à force de prières et d’argent, et grâce à mon habit de prêtre, j’ai pu voir tous les nobles prisonniers ; j’ai porté au père les paroles de ses fils, et aux fils les bénédictions de leur père : dans les cachots du Louvre j’ai pleuré et gémi avec Philippine. Ainsi, j’ai adouci leurs peines et rapproché pour un instant la distance qui les sépare ; j’ai marché pendant des nuits entières et meurtri mes pieds jusqu’au sang. Souvent j’ai été repoussé, insulté et raillé ; mais que m’importait, j’avais le bonheur de servir mes maîtres légitimes, dans leur infortune. Une larme que la reconnaissance faisait couler sur leurs joues, à mon aspect, était pour moi une récompense que je n’aurais pas échangée contre tout l’or du monde.

— Soyez béni, ô généreux prêtre ! s’écria Adolphe, vous trouverez là-haut votre récompense ; mais, dites-moi, comment se porte monseigneur de Béthune.

— Laissez-moi poursuivre, je vous parlerai de lui plus longuement ; il est dans une tour sombre à Bourges, dans le pays de Berry : son sort pouvait être plus dur, car il est libre de tous liens et de toutes chaînes. Le châtelain commis à sa garde est un vieux soldat qui s’est conduit en chevalier dans la guerre de Sicile, et qui a combattu sous la bannière du Lion Noir ; aussi est-ce plutôt un ami qu’un gardien pour le comte Robert.

Adolphe écoutait avec une curiosité avide ; plusieurs fois des paroles de joie lui vinrent aux lèvres, mais il se contint. Le moine continua :

— Sa prison ne lui serait donc point un séjour insupportable si son cœur ne le transportait ailleurs ; mais il est père, et mille pénibles prévisions le tourmentent. Sa fille est restée en Flandre, et il craint Jeanne, la jalouse et cruelle reine de Navarre, qui persécutera aussi son enfant et la conduira peut-être au tombeau. Cette triste pensée accable le tendre père, et sa captivité lui devient intolérable ; un désespoir amer remplit son âme, et ses jours sont plus pénibles que les jours d’une âme damnée.

Un signe du moine arrêta la parole sur les lèvres d’Adolphe, ému de compassion au moment où il allait parler de Mathilde.

— Réfléchissez maintenant, reprit l’étranger d’un ton solennel, si vous osez risquer votre vie pour le Lion, votre seigneur. Le châtelain de Bourges consent à lui rendre pour quelque temps sa liberté sur parole ; mais il faut qu’un sujet fidèle et généreux se constitue prisonnier à sa place.

Le pauvre chevalier tomba à genoux devant le prêtre, et lui baisa les mains en pleurant.

— Ô heure fortunée ! s’écria-t-il, obtiendrai-je cette consolation pour Mathilde ? Verra-t-elle son père, ô Dieu ! et remplirai-je cette mission sainte ? Comme mon cœur bat joyeusement ! L’homme le plus heureux du monde est à vos pieds, seigneur prêtre ! Si vous saviez quelle joie pure et salutaire vos paroles me font goûter ! Oui, j’accepterai les chaînes, je les porterai avec reconnaissance comme un collier précieux ; ces fers me seront plus agréables que de l’or ! Ô Mathilde, Mathilde ! que le vent vous apporte cette bonne nouvelle !

Le moine laissa passer l’agitation du chevalier et se leva. Adolphe marcha derrière lui dans le sentier, et tous deux se dirigèrent lentement vers la ville.

— Messire, reprit le prêtre, vos nobles sentiments m’étonnent avec raison, je ne doute nullement de votre courage ; mais avez-vous bien réfléchi au danger que vous allez courir ? Sitôt la ruse découverte vous payerez votre sacrifice de la vie.

— Un chevalier flamand ne craint pas la mort, répondit Adolphe ; rien ne peut me retenir. Si vous saviez que depuis six mois je me creuse l’esprit nuit et jour, afin de trouver un moyen de risquer ma vie pour la maison de Flandre, vous ne parleriez ni de danger ni de crainte. Encore, tout à l’heure, quand j’étais assis, découragé, sur le chemin, je demandais au ciel une inspiration, vous avez été son interprète.

— Il est nécessaire que nous partions cette nuit, afin que ce secret ne soit point découvert.

— Le plus tôt sera le mieux ; car mon esprit est déjà à Bourges auprès du Lion de Flandre, mon seigneur et maître.

— Vous êtes bien jeune, messire chevalier ; vos traits ressemblent bien à ceux de monseigneur Robert, mais la différence d’âge est trop grande ; cependant cela ne doit pas être un obstacle, car ma science vous donnera en peu d’instants l’âge qui vous manque.

— Que voulez-vous dire, mon père ? Pouvez-vous me rendre plus vieux que je ne suis.

— Oh non ; mais je puis changer votre visage de telle sorte, que vous ne vous reconnaîtriez pas vous-même. Je me sers pour cela de plantes dont la vertu m’est connue ; ne croyez pas que j’emploie quelque secret magique. Mais, messire, maintenant que nous sommes près de la ville, ne pourriez-vous m’indiquer la demeure d’un certain Adolphe de Nieuwland ?


— Adolphe de Nieuwland ! s’écria le chevalier, c’est lui qui vous accompagne : — c’est moi !

L’étonnement du prêtre parut grand. Il s’arrêta dans le sentier, et regarda le jeune homme avec une surprise simulée.

— Quoi ! vous êtes Adolphe de Nieuwland ? Alors Mathilde de Béthune est dans votre demeure ?

— Cet honneur est échu en partage à ma maison, répondit Adolphe ; votre arrivée, mon père, la remplira de joie. La consolation que vous venez lui apporter vient à point, car elle languit et elle dépérit comme si elle voulait mourir.

— Voici une lettre de son père, que vous pouvez lui remettre ; car je vois que ce sera pour vous une grande joie d’alléger ses chagrins.

Il tira de sa poche un parchemin, fermé par des fils de soie et par un sceau, et le remit au chevalier. Celui-ci regarda le papier sans mot dire, avec une vive agitation. Son imagination le portait déjà au-devant de Mathilde, et il jouissait d’avance du bonheur de la jeune fille. Maintenant le moine marchait trop lentement à son gré, l’impatience poussait toujours le jeune homme d’un pas en avant de son compagnon. Lorsqu’ils furent dans la ville et près de la demeure d’Adolphe, le prêtre considéra les bâtiments environnants comme pour les reconnaître :

— Adieu, messire de Nieuwland, dit-il, je reviendrai ce soir, peut-être un peu tard ; dans cet entre-temps, faites préparer votre équipement.

— Entrez avec moi chez la demoiselle, vous êtes fatigué, venez vous reposer chez moi. Tout ce que renferme ma maison est à vous ; — je vous en prie.

— Je vous remercie, messire, mes devoirs de prêtre m’appellent ailleurs ; à dix heures je vous reverrai. Dieu vous garde !

À ces mots il quitta le chevalier étonné, et entra dans la rue aux Laines, où il disparut dans la maison de de Coninck.

Agité par ce bonheur inattendu qui venait de lui arriver comme un rêve doré, Adolphe frappa à sa porte avec impatience. La lettre de monseigneur de Béthune lui brûlait les mains, et quand la porte s’ouvrit, il se précipita comme un insensé dans le vestibule.

— Où est Mathilde, où est mademoiselle Mathilde ? demanda-t-il d’un ton impérieux.

— Dans le salon sur la rue, répondit le serviteur.

Le chevalier monta l’escalier en courant, et ouvrit avec agitation la porte du salon.

— Mathilde, noble demoiselle ! s’écria-t-il, séchez vos larmes, que la joie la plus pure inonde votre cœur : nos malheurs sont finis.

La jeune comtesse était assise à la fenêtre, le découragement dans le cœur ; elle regarda le gentilhomme avec une expression singulière, où se lisaient le doute et l’incrédulité.

— Que dites-vous ? s’écria-t-elle enfin en se levant et posant son faucon sur la chaise ; nos malheurs sont finis ?

— Oui, ma noble demoiselle, un sort meilleur vous attend. Voici un écrit bienheureux. Les battements de votre cœur ne vous disent-ils pas quelle est la main chérie qui…

Avant qu’il eût pu achever sa phrase, Mathilde haletante et presque folle, s’était élancée vers l’écrit et l’avait arraché de ses mains. Une rougeur inusitée enflammait ses joues, et des larmes de joie s’échappaient de ses yeux. Elle brisa le sceau du comte et les fils de soie qui fermaient la lettre, et la lut trois fois avant de paraître y comprendre quelque chose. Elle ne comprenait que trop, la pauvre fille ! Ses larmes ne cessèrent pas de couler, mais ce n’étaient plus des larmes de joie.

— Messire Adolphe, dit-elle avec un accent douloureux, votre joie me déchire le cœur. Nos malheurs sont finis, dites-vous ? Las, lisez et pleurez avec moi sur mon malheureux père.

Le chevalier prit l’écrit des mains de Mathilde, et, à mesure qu’il lisait, sa tête se penchait sur sa poitrine. Il crut d’abord que le moine l’avait trompé et s’était servi de lui pour porter une fâcheuse nouvelle ; mais lorsqu’il connut tout le contenu de la lettre, ce soupçon s’évanouit. Il demeura muet et réfléchit aux paroles imprudentes qu’il avait prononcées en entrant. Mathilde fut prise de pitié pour lui. En le voyant regarder si tristement le parchemin, elle regretta le reproche qu’elle venait de lui adresser ; elle s’approcha de lui, et lui dit, en souriant à travers ses larmes :

— Pardonnez-moi, messire Adolphe, et ne vous affligez pas. Ne croyez pas que je vous en veuille parce que vous m’avez annoncé trop de bonheur ; je sais les vœux ardents que vous formez pour une pauvre jeune fille. Croyez-moi, Adolphe, je ne suis pas une ingrate ; mon cœur est plein de reconnaissance pour votre généreux sacrifice.

— Ô noble Mathilde ! je puis vous prédire un grand bonheur. Non, ma joie n’est point passée : je connaissais le contenu de cette lettre, mais ce n’est pas de cela que je me réjouissais. Séchez vos larmes, comtesse ; je vous le répète, ne pleurez plus, car bientôt vous pourrez serrer votre père dans vos bras.

— Ô bonheur ! s’écria Mathilde, serait-il vrai ? Je verrais mon père et je lui parlerais ? Mais pourquoi me tourmenter, messire, pourquoi ne pas m’expliquer cette énigme ? Parlez et dissipez ces doutes de mon esprit.

— Une légère contrariété assombrit le beau visage du chevalier. Il eût volontiers donné à Mathilde les explications qu’elle demandait ; mais son noble cœur se refusait à divulguer ses propres mérites. Il répondit tristement :

— Je vous en supplie, gracieuse demoiselle, ne vous offensez point de mon silence. Soyez sûre que vous verrez monseigneur votre père et qu’il embrassera sa chère fille sur le sol de sa patrie ; il ne m’est pas permis de vous en dire davantage.

La jeune comtesse ne se tint pas pour satisfaite ; deux sentiments la poussaient à pénétrer ce mystère : la curiosité féminine et le doute qui lui restait encore.

— Messire Adolphe, Ô dites-moi ce que vous voulez me cacher ! Ne me croyez pas assez étourdie pour le révéler à mes dépens.

— Mademoiselle, je ne sais, je ne puis pas.

— Je vous en supplie, dites-le moi, sinon vous me ravissez la joie que je devais goûter.

— Veuillez m’excuser, comtesse, je ne puis pas le dire.

Les paroles du chevalier ne firent qu’augmenter la curiosité de Mathilde ; l’impatience la gagna petit à petit, et quand elle eut essayé toutes les supplications, elle se mit à pleurer de dépit, comme une enfant. En voyant couler ses larmes, le jeune homme résolut de tout lui dire, quoiqu’il lui en coûtât. Mathilde, lisant sa victoire sur son visage, s’approcha de lui avec un joyeux empressement.

— Sachez donc, Mathilde, dit-il, de quelle façon la lettre et l’heureuse nouvelle me sont parvenues. J’étais assis dans les champs à Sevecote, plongé dans une profonde rêverie, et je priais ardemment le Seigneur d’avoir pitié de mon malheureux souverain. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque, en levant la tête, je vis un prêtre debout devant moi. Ma première pensée fut que ma prière était exaucée, et, en effet, c’est de ses mains que je reçus la lettre et de sa bouche que j’appris la nouvelle. Votre père peut quitter sa prison pour quelques jours ; mais il faut qu’un autre chevalier porte ses chaînes à sa place.

— Ô joie ! s’écria Mathilde, je le verrai, je lui parlerai, mon père, mon cher père ! Comme mon cœur s’élance au-devant de vos étreintes ! Adolphe, vos douces paroles me transportent de joie, mon frère ; mais qui voudra prendre la place de mon père ?

— L’homme est trouvé, répondit le chevalier.

— Que la bénédiction du Seigneur descende sur lui ! sa générosité me rend la vie. Cet homme, je l’aimerai et le bénirai toujours ! Mais quel est donc ce chevalier magnanime ?

Adolphe plia le genou devant elle :

— Quel autre que votre serviteur Adolphe, ô noble fille du Lion, mon seigneur !

Mathilde le regarda avec attendrissement et le releva en disant :

— Adolphe, mon bon frère, comment puis-je payer jamais un pareil sacrifice ? Je sais ce que vous avez déjà fait pour adoucir mon sort. Je l’ai vu, mon bien-être était votre unique préoccupation. Maintenant vous allez prendre les chaînes de mon père, mourir peut-être pour me procurer un moment de bonheur !… Ai-je mérité cela, moi, triste et languissante jeune fille que je suis ?

Un feu extraordinaire, mâle et ardent, brillait dans les yeux du chevalier. Élevé par la noblesse de son dévouement, il répondit :

— Le sang de mes comtes ne coule-t-il pas dans vos veines, noble fille ? N’êtes-vous pas l’enfant bien-aimée du Lion, qui est la gloire de ma patrie ? Ô jamais ! jamais, je ne pourrai reconnaître tous ces bienfaits ! — Mon sang et ma vie, je les ai consacrés à votre illustre maison. Tout ce qui aime le Lion de Flandre est saint pour moi.

Tandis que Mathilde le regardait avec étonnement, un valet annonça le prêtre qu’Adolphe donna l’ordre d’introduire.

— Salut, auguste fille du Lion, notre seigneur ! dit-il en se courbant avec respect, tandis qu’il rejetait en arrière le capuchon de son froc.

Mathilde regarda le moine avec une attention singulière et chercha à se rappeler le nom de celui dont la voix jetait le trouble dans son âme. Tout à coup elle lui prit la main et s’écria avec transport, les yeux étincelants de joie.

— Ô Dieu ! je vois le meilleur ami de mon père ! Ô Didier, je croyais que tous, excepté messire de Nieuwland, nous avaient abandonnés ! Je remercie le ciel qui m’envoie un secours protecteur ! Et moi qui osais vous accuser d’infidélité dans mon esprit. Pardonnez cette erreur d’un cœur blessé, messire Devos.

Didier, stupéfait de voir son artifice découvert par une femme, ôta sa barbe avec dépit. Adolphe le remercia et lui serra la main avec une tendre amitié. Didier dit, en se retournant vers Mathilde :

— En vérité, madame, vous avez un coup d’œil perçant ; me voilà forcé de reprendre ma voix naturelle. J’aurais mieux aimé rester inconnu, car le masque que votre regard a pénétré était très-nécessaire au salut du Lion, mon maître. Je vous prie donc de ne prononcer mon vrai nom devant personne ; cela me coûterait certainement la vie. Votre visage, madame, trahit tous vos chagrins ; mais, si nos prévisions se réalisent, ils ne dureront pas longtemps. Pourtant, si la captivité de votre père se prolongeait contre nos espérances, la religion vous fait un devoir de mettre toute votre confiance en la justice de Dieu. J’ai vu monseigneur de Béthune, et je lui ai parlé. La bienveillance du châtelain de Bourges adoucit son sort, et il vous supplie, pour l’amour de lui, de ne plus pleurer.

— Racontez-moi ce qu’il vous a dit, messire Devos ; décrivez-moi sa prison et dites-moi ce qu’il y fait, pour que son nom chéri me réjouisse le cœur.

Didier Devos fit une description détaillée de la tour de Bourges, et raconta à la jeune fille tout ce qu’il savait lui-même. Il répondit à ses moindres questions avec une grande obligeance, et la consola par ses prédictions favorables.

Adolphe était sorti pour annoncer son départ à sa sœur Marie, et faire préparer son cheval et ses armes. Il avait également appris son voyage à un fidèle serviteur pour qu’il en donnât connaissance à de Coninck et à Breydel, et leur recommandât de veiller sur la jeune comtesse ; précaution inutile d’ailleurs, puisque Didier Devos avait porté des ordres secrets au doyen des tisserands.

Aussitôt qu’Adolphe rentra dans la salle, Didier se leva en disant :

— Messire de Nieuwland, je ne puis rester ici plus longtemps. En outre, je vous demande un peu de patience pour me permettre de donner à votre visage l’âge nécessaire. Ne craignez point que je vous défigure, et laissez-moi faire.

Le chevalier se plaça sur un fauteuil devant Didier et pencha la tête en arrière. Mathilde, qui ne pouvait s’imaginer ce que cela signifiait, se tenait près d’eux en ouvrant de grands yeux ; elle suivait curieusement du regard le doigt de Didier qui traçait une foule de signes noirs et de taches grises sur le visage d’Adolphe. À chaque nouveau trait, l’étonnement de la jeune fille allait croissant ; car la physionomie du chevalier changeait à vue d’œil, et avait quelque chose qui lui rappelait les traits de son père. Le cœur de la jeune comtesse battait violemment à la vue de ce prodige. Après avoir fini de tracer des lignes, Didier mouilla les joues et le front d’Adolphe avec une eau bleuâtre et lui ordonna de se lever.

— C’est fait, dit-il. Vous ressemblez à monseigneur de Béthune comme si le même père vous eût engendré tous deux, et si moi-même je ne vous avais pas changé ainsi, je vous saluerais du nom illustre du Lion ; oui, je me sens saisi de respect devant votre nouveau visage, croyez-moi.

Mathilde était silencieuse et comme égarée devant Adolphe ; elle ne pouvait rassasier ses yeux et regardait alternativement ces deux chevaliers comme quelqu’un qui demande l’explication d’un événement incompréhensible. Adolphe ressemblait si exactement à monseigneur de Béthune qu’elle était tentée de croire que son père se trouvait réellement devant elle.

— Messire de Nieuwland, reprit Didier, si vous voulez réussir dans votre noble dessein, il faut que nous quittions ces lieux et que nous partions vite ; car si un ennemi ou un serviteur infidèle vous voyait ainsi, vous exposeriez inutilement votre vie.

Adolphe comprit la justesse de cette réflexion.

— Adieu, noble demoiselle, s’écria-t-il ; adieu ! et pensez souvent à votre serviteur Adolphe.

Il est impossible de peindre l’émotion de la jeune fille à ces paroles. Lorsque le jeune homme lui avait annoncé qu’il irait à Bourges pour prendre la place de monseigneur de Béthune dans sa prison ; elle n’avait vu de ce voyage que le bon côté, c’est-à-dire le retour de son père ; mais, au moment où celui qu’elle appelait son bon frère allait la quitter, une tristesse immense lui serra le cœur.

Elle refoula les larmes qui brillaient déjà dans ses yeux, et détacha le ruban qui pendait à sa coiffure.

— Tenez, dit-elle, recevez ce gage de la main de votre sœur reconnaissante ; qu’il vous rappelle celle qui n’oubliera jamais votre noble action. C’est ma couleur favorite.

Le chevalier mit un genou en terre pour recevoir le gage, et le porta à ses lèvres avec transport.

— Ô Mathilde ! s’écria-t-il, je n’ai pas mérité cette faveur ; mais vienne le moment où je pourrai verser mon sang pour la maison de Flandre, et je saurai me rendre digne de votre amitié et de votre bonté.

— Messire, il est temps, trêve de remerciements, je vous prie, interrompit Didier.

Ces paroles furent accompagnées d’un geste que le jeune homme interpréta comme un ordre irrévocable, car il n’essaya pas de résister.

— Adieu ! Mathilde.

— Adieu ! Adolphe.

Et le chevalier sortit en toute hâte. Arrivé au perron, il se mit en selle avec Didier ; quelques instants après, deux chevaux galoppaient bruyamment par les rues solitaires de la ville, et disparaissaient par la porte de Gand.

  1. On commença, en effet, à bâtir un château à l’endroit où se trouve aujourd’hui la machine d’un moulin à eau ; mais ce château ne fut pas achevé.
  2. Un hameau près de Bruges.