Le Lion de Flandre (Conscience)/9

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Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 175-193).
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IX


Comme un rocher, qui, des profondeurs de l’abîme, s’élève au milieu des flots irrités et va percer les nues de sa cime orgueilleuse ; ainsi on le voyait porter la tête haute et fière en dépit du sort impitoyable.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxF. de Vos.



Le lendemain, avant le lever du soleil, Jean de Gistel et les léliards se trouvaient réunis sur le marché aux herbes ; ils étaient armés de pied en cap, et s’étaient fait accompagner d’environ trois cents cavaliers ou hommes d’armes. Le plus grand silence régnait dans la petite troupe : de là dépendait la réussite de leur attaque. Ils voulaient, aux premiers rayons du jour, surprendre le peuple et enlever toutes les armes des maisons ; ils devaient ensuite pendre de Coninck et Breydel, comme fauteurs de la rébellion, et contraindre ainsi les métiers à la soumission. Châtillon devait, le même jour, faire son entrée dans la ville désarmée, et imposer pour toujours à Bruges une autre forme de gouvernement. Mais ce secret n’avait pas échappé à de Coninck : il s’était préparé à la lutte, et, au même moment et dans le même silence, les tisserands et les bouchers étaient réunis, de leur côté, avec les compagnons de quelques autres métiers, dans la rue Flamande.

De Coninck et Breydel se promenaient seuls à quelque distance des groupes, et convenaient du projet qu’ils allaient mettre à exécution. Les tisserands et les bouchers devaient attaquer les léliards, et pendant ce temps-là, les autres compagnons devaient se rendre maîtres des portes de la ville et les tenir fermées, afin que l’ennemi ne pût recevoir de secours du dehors.

Les deux partis étaient ainsi en présence non loin l’un de l’autre sans le savoir, lorsque la cloche de l’église de Saint-Donat sonna l’Angelus. Alors on entendit les pas des chevaux de Jean de Gistel retentir sur le pavé ; les corps de métier se mirent également en mouvement et marchèrent en silence au-devant des léliards. Ce fut précisément sur le marché que les deux troupes se rencontrèrent ; les partisans de la France débouchaient par la rue Breydel, au moment où les métiers étaient encore dans la rue Flamande. Aussi grand fut l’étonnement des léliards quand ils les aperçurent s’avançant vers eux. Cependant comme ils étaient chevaliers et hommes d’armes, ils ne renoncèrent pas à leur projet.

Bientôt la trompette donna le signal et les cavaliers volèrent au-devant des bourgeois encore resserrés dans une rue étroite. Les lances des léliards s’abaissèrent et rencontrèrent les goedendags des tisserands qui, immobiles, attendirent le choc. Mais, quels que fussent le courage et l’habileté des gens des métiers, ils ne purent, à cause du désavantage du terrain, résister à la violence de l’attaque. Cinq d’entre eux, placés au premier rang, tombèrent morts ou blessés sur le pavé, et donnèrent moyen par là aux cavaliers de rompre la ligne de bataille : les métiers reculèrent et les léliards, qui se croyaient déjà maîtres du champ de bataille, poussèrent en triomphe le cri :

— Montjoie et Saint-Denis ! France ! France !

Ils taillaient et hachaient autour d’eux dans les rangs des tisserands, et couvraient le sol de cadavres. De Coninck, qui se trouvait en avant, combattait bravement avec un long goedendag, et empêcha, pendant quelque temps, les premiers rangs de se débander. Ceux-ci avaient seuls à soutenir l’effort de l’ennemi ; et les autres, enfermés dans la rue, ne pouvaient prendre part à la lutte. Aussi, malgré les paroles et l’exemple du doyen, le sort ne resta pas longtemps indécis : les léliards tombèrent avec un nouvel élan sur la tête de la colonne et la rejetèrent en désordre sur ceux qui suivaient.

Ce coup de main avait été si rapide que bon nombre déjà avaient succombé avant que Jean Breydel, qui se trouvait avec son métier à l’autre bout de la rue, eût pu s’apercevoir que la lutte était engagée. Un mouvement ordonné par de Coninck fit ouvrir les rangs et révéla la situation au doyen des bouchers, en lui mettant sous les yeux le péril que couraient les tisserands. Il grommela d’une voix rauque quelques paroles inintelligibles, et, se tournant vers ses hommes, il s’écria :

— En avant, bouchers ! en avant !

Prompt comme la foudre, il s’élança, suivi de tous ses hommes, à travers les rangs des tisserands, et tomba sur les cavaliers. Du premier coup de sa hache il fendilla tête d’un cheval, du second il renversa à ses pieds le cavalier : en un instant quatre cadavres furent étendus devant lui. En ce moment il reçut lui-même une légère blessure au bras gauche. La vue de son propre sang le transporta de rage ; sa bouche écuma, il lança un regard terrible au chevalier qui l’avait blessé, et jeta sa hache loin de lui. Puis, se courbant sous la lance de son ennemi, il s’élança d’un bond de tigre sur le cheval, et se cramponna au corps du léliard. Celui-ci ne put résister à la force de Breydel exaspéré ; il chancela et tomba sur le pavé. Pendant ce combat singulier, les bouchers et les autres gens des métiers s’étaient élancés sur leurs ennemis et en avaient jeté un grand nombre par terre. Les combattants luttèrent ainsi longtemps à la même place, et les cadavres d’hommes et de chevaux s’amoncelèrent, et des flots de sang teignirent d’un rouge sombre le pavé de la rue.

Cependant les métiers redoublaient d’ardeur et d’élan. En vain les léliards résistaient de toutes leurs forces ; ils se virent forcés de reculer, et livrèrent passage à leurs ennemis qui purent alors se répandre sur le marché. Dès lors leur projet devint évident, ils voulaient enfermer tous les cavaliers dans un cercle, et dans ce but ils étendaient leur aile droite jusqu’au marché aux bœufs. Mais bientôt les chevaliers vaincus tournèrent bride et prirent la fuite pour échapper à une mort certaine. Les tisserands et les bouchers se mirent à leur poursuite en poussant des clameurs de triomphe. Toutefois la rapidité de leurs chevaux les sauva, et les bouchers ne purent parvenir à les rejoindre.

Le son des trompettes et le bruit du combat avaient jeté l’alarme dans la ville entière. En un instant tous les habitants furent sur pieds. Des milliers de bourgeois armés accoururent de toutes les rues en aide à leurs frères ; mais la victoire s’était déjà prononcée. Les léliards s’étaient réfugiés au Burcht, et cette place fut cernée et surveillée de tous les côtés par les gens des métiers.

Pendant que ces événements se passaient sur le marché, le comte de Châtillon s’approchait de la ville avec cinquante cavaliers. Il avait bien prévu qu’elle serait fermée et qu’elle soutiendrait un véritable siége. Aussi avait-il chargé son frère Guy de Saint-Pol de lui amener un nombreux renfort d’infanterie avec le matériel nécessaire. En attendant ce secours, il s’apprêtait déjà à l’assaut et cherchait le côté le plus faible de la ville. Bien qu’il ne vît que peu de monde sur les remparts, il jugea prudent de ne rien entreprendre seul avec de la cavalerie ; il connaissait l’indomptable peuple de Bruges. Mais, une demi-heure après son arrivée, la troupe du sire de Saint-Pol apparut dans le lointain ; les pointes des lances et les cimiers des casques resplendirent à l’horizon sous les premiers rayons du soleil ; d’épais nuages de poussière enveloppaient les chevaux qui traînaient des machines de guerre.

Le petit nombre de Brugeois qui gardaient la porte et les murailles, ne virent pas sans crainte l’approche de cette troupe. En apercevant les lourdes portes et les redoutables engins de siége, ils furent saisis d’un pénible pressentiment. Cette nouvelle se répandit en peu d’instants dans toute la ville, et le cœur des femmes se serra d’effroi et de douleur. Les gens des métiers étaient encore campés autour du Burcht, quand ils apprirent l’arrivée de l’armée. Alors ils laissèrent un certain nombre d’entre eux autour du Burcht pour s’opposer à la sortie des léliards, coururent en toute hâte aux remparts, et se répandirent sur les murs menacés. Ce ne fut pas sans crainte pour leur ville natale qu’ils aperçurent les troupes françaises déjà occupées à faire tous les préparatifs du siége.

Les assiégeants travaillaient à une grande distance des murailles, hors de la portée des flèches qui leur seraient lancées de la ville : ils poursuivaient tranquillement leurs préparatifs, tandis que Châtillon, avec ses cavaliers, avait pour mission d’empêcher toute sortie des assiégés. Bientôt de hautes tours avec des ponts-levis se dressèrent au milieu de l’armée française ; les béliers et les catapultes étaient presque terminés, et tout prédisait aux Brugeois un sort terrible.

Quelque grand que fût le péril, il n’y eût cependant ni lâche terreur ni la moindre indécision dans leurs âmes : leurs regards se portèrent fixes et immobiles sur l’ennemi, leurs cœurs battirent vivement, leur respiration devint courte et haletante ; mais bientôt, et sans qu’ils eussent détourné les yeux de l’ennemi, le sang circula plus librement dans leurs veines ; un feu viril enflamma leurs joues, et chacun sentit s’enflammer dans son cœur un ardent désir de vengeance et un héroïque ressentiment.

Un seul homme, sur les remparts, paraissait joyeux et content ; à voir l’agitation de ses mouvements et le sourire de ses lèvres, on eût dit qu’il voyait approcher un grand bonheur. Par moments son œil de flamme se détachait de l’ennemi pour se reporter sur la hache qui brillait dans sa main robuste, et dont il caressait avec amour le tranchant meurtrier. — Cet homme était l’intrépide Jean Breydel.

Les doyens des métiers se trouvaient tous auprès de de Coninck, attendant ses conseils et ses ordres. Selon sa coutume, le doyen des tisserands réfléchit longtemps. Cette lenteur à prendre une décision fit perdre patience à Breydel, qui s’écria enfin :

— Eh bien, maître de Coninck, qu’ordonnez-vous ? Sortons-nous des portes et tombons-nous sur le corps de ces marauds, ou restons-nous sur les remparts pour les y assommer ?

Le doyen des tisserands ne répondit pas : il resta plongé dans une profonde méditation, l’œil toujours fixé sur les travaux de l’ennemi, et comptant avec attention les grandes machines de siége qui s’élevaient en grand nombre. Nul effort n’eût pu lire sur son visage un signe qui annonçât sa décision ; on n’y pouvait voir qu’une froide réflexion. Dans le cœur de de Coninck il y avait bien du calme et du sang-froid, mais pas d’espoir de succès : il comprenait qu’il était impossible de résister aux attaques de l’ennemi, à qui ces gigantesques catapultes et ces hautes tours donnaient un immense avantage. Quand il se fut pleinement convaincu que, si l’assaut était donné, la ville serait mise à feu et à sang, il résolut de tenter un triste et pénible moyen pour le prévenir : il se tourna vers les doyens et leur dit d’une voix lente et grave :

— Compagnons, le péril est grand ! Notre ville, la perle du pays de Flandre, était vendue, et nous ne le savions pas ! Aujourd’hui la prudence seule peut nous servir. Que le sacrifice des généreux sentiments qui vous animent soit pénible et déchirant pour vous, je n’en doute pas ; mais je vous supplie de songer que si le dévouement du héros, qui verse son sang pour la défense des droits de ses concitoyens, est glorieux, autant est insensée la conduite de l’imprudent qui, par sa témérité, met sa patrie en péril. Compagnons, ici toute lutte est inutile…

— Comment ! comment ! s’écria Jean Breydel. Toute lutte inutile ? Et qui donc vous inspire de semblables paroles ?

— La prudence et l’amour de ma ville natale, répondit de Coninck. Nous pouvons, comme Flamands, mourir, les armes à la main, sur les ruines fumantes de notre ville ; nous pouvons succomber vaillamment au milieu des cadavres sanglants de nos frères, — nous sommes des hommes ! Mais nos femmes, mais nos enfants, Les livrerons-nous, désarmés et abandonnés, à la vengeance de nos ennemis ? Non, le courage a été donné à l’homme pour la défense de ceux qui sont plus faibles que lui… Il faut rendre la ville !

Ces paroles produisirent l’effet d’un coup de foudre sur les auditeurs : ils crurent entendre un insultant blasphème, et tous à la fois s’écrièrent :

— Rendre la ville ! Nous !…

De Coninck demeura calme en présence de ces reproches, et répondit :

— Oui, compagnons, cette résolution doit déchirer vos cœurs avides de liberté, mais c’est la seule ressource qui nous reste, le seul parti qui puisse sauver Bruges d’une entière destruction.

Pendant que de Coninck parlait, Jean Breydel s’était répandu en exclamations de colère. Lorsqu’il s’aperçut que plusieurs doyens penchaient vers la soumission, il s’avança vivement au premier rang.

— Le premier d’entre vous qui ose encore parler de se rendre, je le foule aux pieds comme un traître, s’écria-t-il. J’aime mieux mourir sur le cadavre d’un ennemi que garder une vie déshonorée. Croyez-vous donc que mes bouchers tremblent en face du danger ? Non. Voyez comme leur cœur bat, comme ils aspirent ardemment à la lutte ! Ils ne comprennent pas votre langage, et ils sont prêts à mourir ! Oh ! je vous le déclare, nous défendrons la ville de nos pères, et que celui qui a peur s’en aille au logis et se cache auprès des femmes et des enfants. Mais je vous le jure par cette hache, la main qui ouvrira la porte ne se relèvera jamais !

La rage au cœur, il courut alors vers ses bouchers et parcourut leurs rangs d’un pas rapide.

— Rendre la ville ! Nous, rendre la ville ! répétait-il à mainte reprise, avec une expression de colère et de mépris.

Quelques-uns des chefs des métiers, en entendant ces exclamations, lui demandèrent ce qu’il voulait dire ; alors Breydel éclata :

— Que le ciel nous soit en aide, braves gens ! Le sang bout dans mes veines de me voir cloué à cette place ! Les tisserands veulent rendre la ville ! Mais, je vous en conjure, mes frères, demeurez avec moi, et mourons comme de vrais Flamands ! Regardez ce sol que foulent vos pieds, c’est là que sont morts les bouchers, nos pères ! dites, que là aussi seront nos tombeaux : oui, que chacun le dise, ici sera ma tombe ou celle des étrangers. Que notre mort ou notre victoire soit un éternel opprobre pour les lâches tisserands ! Que celui qui n’a pas le cœur d’un franc boucher, s’en retourne chez lui… Voyons, qui combat avec moi, jusqu’à la mort ?

Les voix de tous les bouchers retentirent en une lugubre acclamation, et trois fois ils poussèrent le cri : jusqu’à la mort ! comme une lamentation montant du sein de l’abîme ! Jusqu’à la mort : telle fut l’exclamation qui s’échappa de sept cents poitrines ardentes et se perdit au milieu du grincement des haches mordues par l’aiguisoir d’acier.

Pendant que ce serment était proféré par Breydel et ses bouchers, la plupart des doyens, convaincus par de Coninck, avaient accepté le triste moyen de salut qu’on leur offrait et consenti à la reddition de la ville ; mais cet acte devenait impossible en présence de l’opposition de Breydel. Toutefois, à la vue des formidables machines de guerre qui continuaient à s’élever presque sous les yeux, ils résolurent d’entrer en négociation avec l’ennemi, malgré le doyen des bouchers.

Mais l’impatient Breydel devina leur projet, Comme un lion blessé, il poussa un rugissement furieux où se confondaient des paroles inintelligibles et se précipita vers de Coninck. Les bouchers, qui avaient compris la colère de leur chef, le suivirent en désordre et pleins du désir de la vengeance.

— À mort ! à mort ! hurlaient-ils avec rage ; à mort le traître de Coninck !

La vie du doyen des tisserands était en grand péril ; cependant il vit s’élancer vers lui cette foule avide de son sang sans que sa physionomie laissât paraître la moindre émotion. Pareil à un homme qui jette un regard de pitié sur des insensés, il croisa les bras sur sa poitrine, et fixa un regard calme et presque indifférent sur les furieux qui s’approchaient. Du sein des groupes s’élevait avec une fureur croissante le terrible cri :

— À mort le traître !

Et déjà la hache menaçait la tête du grand homme. Il restait cependant immobile, impassible, inébranlable ; ainsi le chêne superbe brave la colère et les efforts de l’ouragan, ainsi du haut du rempart sur lequel il s’était placé, de Coninck dominait la foule comme un juge.

En ce moment, une étrange expression se peignit sur le visage de Breydel. On eût dit que, tout à coup, il avait perdu tout sentiment ; la hache pendait oubliée à son côté. Il admirait la grandeur de l’homme dont il voulait combattre les conseils. Mais cette hésitation fut rapide comme l’éclair : soudain il reconnut le danger que courait son ami. Il renversa à ses pieds le boucher qui, déjà, levait sa hache sur de Coninck et s’écria :

— Arrêtez ! arrêtez !

Cet ordre se perdit d’abord au milieu du tumulte, une voix ne pouvait se faire entendre, si puissante qu’elle fût, parmi des cris de morts qui retentissaient de toutes parts ; Breydel, alors, se plaça menaçant devant le doyen des tisserands et fit tournoyer rapidement sa redoutable hache. À cette vue seulement, ses compagnons comprirent qu’il voulait protéger de Coninck ; ils abaissèrent leurs armes et devinrent attentifs à ce qui allait se passer, on n’entendit plus que quelques sourds et menaçants murmures.

Tandis que Breydel était occupé à rétablir le calme parmi eux, un héraut d’armes français se présenta au pied même du rempart sur lequel venait de se passer cette orageuse scène. L’attention des Brugeois irrités, se détourna immédiatement de de Coninck, pour se reporter sur le héraut d’armes. Celui-ci s’écria en s’adressant aux assiégés :

— Au nom de notre puissant souverain Philippe, roi de France, messire de Châtillon vous ordonne, par ma voix, de rendre la ville à merci. Si, dans un quart d’heure, vous n’avez pas répondu à cette sommation, vos murailles seront renversées et vos demeures détruites par le fer et par le feu.

Les regards de tous ceux qui avaient entendu cette sommation, se portèrent simultanément sur de Coninck ; et ils semblèrent implorer conseil de ce même homme qu’ils voulaient mettre à mort, un instant auparavant ; Breydel lui-même fixa sur de Coninck un œil interrogateur, mais personne n’obtint la réponse désirée. Le doyen des tisserands se tenait silencieux au milieu d’eux et semblait ne prendre aucun intérêt à ce qui se passait.

— Eh bien, ami de Coninck, que nous conseillez-vous ? demanda Breydel.

— De rendre la ville ! répondit-il froidement.

Les bouchers se mirent à murmurer de nouveau, mais un geste impérieux de Breydel les réduisit au silence.

— Croyez-vous, de Coninck, qu’avec du courage et une intrépide résolution, on ne puisse défendre la ville ? Une héroïque bravoure serait-elle impuissante ? Heure fatale !

Il était facile de deviner sur les traits de Breydel les combats qui se livraient dans son âme ; autant ses yeux avaient été enflammés du désir de combattre, autant, en ce moment, ils étaient devenus ternes et abattus : le feu dont ils brillaient d’ordinaire s’était éteint subitement.

De Coninck éleva la voix de manière à se faire entendre de la foule qui l’entourait, et dit :

— Je vous prends tous à témoins que l’amour de la patrie m’inspire seul. Pour ma ville natale j’ai bravé votre colère furieuse, aussi, il ne me coûterait rien non plus de mourir de la main de l’ennemi ; mais la conservation de la perle de la Flandre est pour moi une tâche plus sacrée : accablez-moi d’outrages, insultez-moi, injuriez-moi comme un traître, je sais le devoir que j’ai à remplir. Quelque pénible que soit la mission que je me suis donnée, rien ne me détournera du chemin que je me suis tracé. Patience amis, un jour viendra où je vous rendrai votre liberté, fut-ce malgré vous ! mais, en ce moment, je vous le répète pour la dernière fois, il est de notre devoir de rendre la ville.

Quiconque eût, pendant cette courte allocution, considéré le visage de Breydel, eût vu s’y succéder mille émotions diverses : le dépit, la colère, la tristesse passaient tour-à-tour sur ses traits, et l’on voyait, à la contraction fébrile de ses poings, qu’il luttait contre ses propres instincts. Au moment où la phrase : nous devons rendre la ville retentit de nouveau à son oreille, comme une sentence de mort, il fut frappé d’une profonde tristesse et resta un instant privé de pensée et de sentiment.

Les bouchers et autres gens des métiers promenaient leurs regards d’un doyen à l’autre, et attendaient, dans un solennel silence, l’issue du débat.

— Maître Breydel, s’écria de Coninck, si vous ne voulez pas être la cause de notre perte à tous, donnez vite votre assentiment. Voici le héraut d’armes qui revient : le délai est écoulé. Breydel sortit de sa profonde préoccupation et répondit d’une voix triste :

— Vous le voulez, maître ? Il faut donc qu’il en soit ainsi ?… Eh bien, rendez la ville…

À ces mots, il saisit la main de de Coninck et la serra avec émotion ; deux larmes, indices d’une vive douleur, s’échappèrent de ses yeux bleus et un soupir étouffé entrouvrit ses lèvres. Les deux doyens échangèrent ensemble un de ces regards dans les quels l’âme se révèle tout entière. Ils se comprirent tout à coup, et leurs bras s’unirent dans une fraternelle étreinte.

Ces deux hommes, les plus nobles citoyens de Bruges, personnifiant l’héroïsme et la sagesse, poitrine contre poitrine, se renvoyaient une admiration réciproque.

— Ô mon vaillant frère s’écria de Coninck, votre âme est grande ! Quelle lutte vous avez eue à subir ! et pourtant vous avez vaincu.

À la vue de cette émouvante scène, des clameurs de joie s’élevèrent de tous les groupes, et tout dissentiment disparut du cœur des belliqueux Flamands. Sur l’ordre de de Coninck, le trompette des tisserands fit trois fois retentir un éclatant appel et cria au héraut d’armes français :

— Votre chef accorde-t-il sauf-conduit à notre parlementaire ?

Le héraut d’armes répondit :

— Il accorde le sauf-conduit selon les usages de la guerre, et ce sur sa parole.

Sur cette assurance, la herse se leva et le pont-levis tomba pour livrer passage à deux bourgeois. L’un d’eux était de Coninck et l’autre le héraut d’armes des métiers. À leur arrivée dans le camp français, ils furent conduits dans la tente de messire de Châtillon. Le doyen des tisserands s’approcha fièrement du général français et lui dit :

— Messire comte, les bons bourgeois de la ville de Bruges vous font savoir par moi, leur ambassadeur, que, pour éviter une inutile effusion de sang humain, ils ont résolu de vous livrer la ville. Mais comme ce sentiment d’humanité les pousse seul à la soumission, ils m’ont chargé de vous proposer les conditions suivantes : 1o  les frais de l’entrée du roi ne seront pas prélevés sur le tiers état par un nouvel impôt ; 2o  les magistrats actuels seront destitués, et nul ne pourra être poursuivi du chef de rebellion. Veuillez me dire, monseigneur, si vous acceptez ces conditions.

Une violente colère intérieure contracta les traits du comte :

— Que signifie ce langage, s’écria-t-il ; comment osez-vous me proposer des conditions quand je n’ai qu’un signe à faire pour réduire vos remparts en ruines ?

— Monseigneur, répondit de Coninck, faites bien attention à mes paroles : les fossés de notre ville seront remplis des cadavres de vos soldats avant qu’un seul Français n’ait escaladé nos murs. Nous aussi nous ne manquons pas d’instruments de guerre, et les chroniques sont là pour vous prouver que les Brugeois savent mourir pour la liberté.

— Je sais, répondit le comte, que l’entêtement ne vous manquera pas. Mais je connais aussi la bravoure de mes troupes ; ainsi donc écoutez-moi à votre tour. Je veux que la ville se rende à discrétion ; voilà ma réponse.

Châtillon n’avait pu voir sans une vague inquiétude les innombrables compagnons de métiers qui couvraient les murailles et leur martiale attitude. Il pressentait une lutte sanglante et acharnée ; dès lors la prudence lui faisait désirer que la ville se rendît. Aussi l’arrivée pacifique de de Coninck l’avait-elle rempli de joie ; mais les conditions qu’on lui offrît ne pouvaient lui convenir. Il les eût bien acceptées avec l’arrière-pensée toute politique de se soustraire par quelques détours à leur accomplissement ; mais il se méfiait du doyen des tisserands et doutait de la loyauté de ses paroles. Il résolut donc d’éprouver si les Brugeois étaient réellement décidés à se défendre jusqu’à la mort, et donna à haute voix l’ordre de faire avancer les machines de siége.

Durant l’entretien de Coninck avait, de son côté, scruté d’un œil perçant la physionomie de messire de Châtillon, et il y avait lu la résolution et l’embarras ; et ce court examen lui avait suffi pour comprendre que le général français ne désirait pas plus que lui que l’on en vînt aux mains. Il persista donc dans les conditions proposées, malgré la mise en mouvement des troupes et des machines de siége.

La froide persévérance de de Coninck trompa le général français ; il resta convaincu que les Brugeois ne le craignaient pas et qu’ils défendraient leur ville jusqu’à la dernière extrémité. Dans cette circonstance il ne voulut pas exposer toute son armée et risquer la perte de la Flandre à propos d’un fait isolé. Il se mit à discuter avec de Coninck les conditions proposées par celui-ci. Enfin, après une longue conversation, il fut convenu entre eux que les magistrats resteraient en place et que les autres points seraient concédés aux Brugeois. De son côté, le sire de Châtillon obtint le droit de faire occuper la ville par tel nombre de soldats qu’il jugerait convenable.

Dès que le traité fut conclu et signé par les deux plénipotentiaires, de Coninck regagna la ville avec le héraut d’armes. Les conditions obtenues furent proclamées dans toutes les rues. Une demi-heure après, l’armée française faisait son entrée triomphale, trompettes sonnantes et bannières déployées, et les gens des métiers regagnaient leur demeure, le cœur plein de dépit et de tristesse. Les magistrats et les léliards sortirent de Burcht et la ville reprit un calme apparent.