Le Lion de Flandre (Conscience)/15

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Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 1-25).
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XV


Mais à quoi sert leur résistance aux cruels assassins ? Que peut la faible main d’une femme dans une lutte aussi inégale ?
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxJ. M. Dautzenberg.



Pendant les huit jours qui suivirent les événements que nous venons de raconter, plus de trois mille bourgeois quittèrent encore la ville de Bruges et allèrent joindre de Coninck à Ardenburg, ou le doyen des bouchers à Damme. Les Français, se sentant enhardis par l’absence de tous ces hommes valeureux, s’abandonnèrent à tous les excès, à tous les débordements et traitèrent en serfs de la glèbe les habitants qui étaient restés dans la ville[1]. Cependant il y avait beaucoup de Brugeois qui n’étaient pas molestés par les Français, et qui, au contraire, s’entretenaient et se réjouissaient avec eux, comme ils l’eussent fait avec des frères : c’étaient des Flamands qui avaient renié leur patrie, et qui cherchaient à gagner, à force de bassesse, les bonnes grâces des oppresseurs ; ils se glorifiaient du nom de léliards comme d’un titre d’honneur. Les autres étaient les klauwaerts, véritables et légitimes enfants de la Flandre, qui supportaient le joug avec impatience, mais qui tenaient trop à ce qu’ils avaient gagné à la sueur de leur front pour l’abandonner sans défense aux mains des déprédateurs étrangers.

C’est sur ces klauwaerts et sur les femmes et les enfants des bannis que les ennemis exerçaient leurs honteuses vexations. Rien ne pouvait maintenant les arrêter dans leur lâche vengeance ; ils s’emparaient, sans qu’on résistât, de tout ce qui leur plaisait, enlevaient de vive force vivres et marchandises dans les boutiques et payaient en injures et en blasphèmes. Cette conduite exaspéra tellement les bourgeois qui en étaient victimes, qu’ils n’exposèrent plus rien en vente dans leurs magasins, et refusèrent, de concert, de vendre désormais aux Français ni un morceau de viande ni une bouchée de pain. Ils enfouirent leurs vivres dans le sol pour les soustraire aux recherches de l’ennemi : au bout de quatre jours, les hommes de la garnison étaient tellement affamés, qu’on les voyait parcourir, en troupes, les champs en quête de quelque aliment[2]. Heureusement pour eux que les soins des léliards remédièrent en partie à cet état de choses ; mais une cruelle disette n’en continua pas moins de régner dans la ville. Les maisons des klauwaerts étaient fermées ; il n’y avait plus le moindre commerce, et tout, à l’exception des soudards irrités et des lâches léliards, tout, à Bruges, semblait endormi d’un éternel sommeil. Les gens des métiers, se trouvant sans ouvrage, ne pouvaient payer l’impôt et étaient forcés de se cacher pour échapper aux poursuites de maître Jean de Gistel. Quand les agents du fisc faisaient leur tournée, le samedi, pour recevoir le penning d’argent, ils ne trouvaient jamais personne au logis ; on eût dit que tous les Brugeois avaient abandonné la ville. Beaucoup de gens des métiers se plaignirent à Jean de Gistel, alléguant que, ne gagnant rien, ils ne pouvaient payer l’impôt ; et le Flamand abâtardi n’écouta pas cette excuse si légitime et voulut recourir à la force pour faire rentrer l’impôt ; un grand nombre de personnes furent jetées en prison, d’autres furent même mises à mort.

Messire de Mortenay, gouverneur français de la ville et commandant de la garnison, moins cruel que le collecteur des impôts, voulut, dans cette situation extrême, faire diminuer ceux-ci, et, dans ce but, il envoya à Courtray un messager chargé d’informer messire de Châtillon de la famine qui régnait à Bruges, et de la situation déplorable dans laquelle se trouvait la garnison, et de demander l’autorisation d’abolir l’impôt du penning d’argent. Jean de Gistel, qui était maudit et détesté par ses compatriotes comme un Flamand renégat qu’il était, saisit cette occasion pour pousser messire de Châtillon aux mesures de rigueur. Il peignit, sous de sombres couleurs, l’esprit de rébellion des Brugeois, et demanda vengeance de leur entêtement, en prétextant qu’ils ne voulaient pas travailler pour pouvoir refuser l’impôt du penning avec quelque apparence de raison.

À la réception de ce message, messire de Châtillon entra dans une violente colère ; il vit, avec dépit, que tous ses efforts pour remplir les ordres du roi restaient sans fruit, car le peuple flamand était indomptable. Dans toutes les villes, il y avait chaque jour des émeutes, la haine contre les Français éclatait de toutes parts ; et, dans certains endroits, à Bruges, par exemple, les agents du roi Philippe tombaient souvent victimes d’un guet-apens ou d’une agression faite en plein jour. Les ruines des tours écroulées du château de Male n’étaient pas encore refroidies non plus, et le sang des Français qui y avaient été massacrés n’avait pas encore dis paru.

C’est de Bruges qu’était parti, comme de sa source, pour se répandre dans tout le pays de Flandre, cet esprit de rébellion qui causait à la France un si grave embarras ; c’est à Bruges que le feu de la révolte s’était montré pour la première fois. Breydel et de Coninck étaient les têtes de ce dragon qui refusait de se courber sous le sceptre de Philippe le Bel. Ce fut dans cette conviction que de Châtillon résolut de frapper un coup énergique et d’étouffer la liberté flamande dans le sang des rebelles ; il voulut employer cet affreux châtiment comme un terrible moyen d’intimidation. Il se hâta de réunir dix-sept cents cavaliers venant du Hainaut, de la Picardie et de ! a Flandre française ; il y joignit une nombreuse infanterie, et, plein de rage, il se mit en marche sur Bruges à la tête de cette armée.

Au milieu des vivres et des bagages qui accompagnaient le corps d’expédition, se trouvaient quelques grands tonneaux remplis de cordes auxquelles de Châtillon assignait une cruelle et affreuse destination. Elles devaient servir à pendre de Coninck, Breydel et leurs complices[3].

Afin que les klauwaerts n’eussent pas le temps de s’émeuter, comme cela était arrivé précédemment, le général français avait donné secrètement avis de son arrivée à messire de Mortenay : nul autre que le gouverneur de la ville ne soupçonnait l’épouvantable vengeance qui allait s’accomplir.

Le 18 mai 1302, à neuf heures du matin, l’armée française entra dans la ville de Bruges, enseignes déployées. De Châtillon marchait en tête de ses dix-sept cents cavaliers ; son regard était plein de menace et de cruauté ; aussi le cœur des habitants fut-il saisi d’un douloureux pressentiment et prévirent en partie les malheurs qui leur étaient réservés. On pouvait reconnaître les klauwaerts à l’expression que ces sentiments donnaient à leur physionomie ; ils penchaient la tête et la plus profonde tristesse se peignait sur leurs traits ; cependant ils ne croyaient pas qu’on leur imposât plus que le payement du penning et un gouvernement plus sévère et plus exigeant.

Les léliards s’étaient réunis auprès de la garnison, sur le marché du Vendredi. La venue du gouverneur de la Flandre leur était très-agréable, car il devait les venger du mépris des klauwaerts. Dès que messire de Châtillon approcha d’eux, ces traîtres à leur pays crièrent à plusieurs reprises :

— Vive la France ! Vive le gouverneur !

Poussé par la curiosité, le peuple était accouru en foule et s’était massé sur le marché du Vendredi. Sur tous les visages on lisait une indicible expression de crainte et d’inquiétude ; les femmes pressaient silencieusement leurs enfants sur leur sein, et une larme s’échappait à mainte d’entre elles sans qu’elles s’en rendissent compte. Cependant, quelque anxiété qu’inspirât à cette foule la vengeance du gouverneur, pas une voix ne cria : Vive la France ! Bien que réduite à l’impuissance, la haine ardente des oppresseurs de la Flandre couvait dans leur cœur, et, malgré leur tristesse et leur découragement, parfois un menaçant regard brillait dans leurs yeux comme un fugitif éclair ; ils pensaient alors à de Coninck et à Breydel, et songeaient à de sanglantes représailles.

Tandis que le peuple suivait, d’un œil morne, les évolutions de l’armée française, de Châtillon disposait ainsi ses hommes sur la place : une longue file de cavaliers occupa les deux côtés, et deux détachements d’infanterie se massèrent au fond du marché en venant s’appuyer de part et d’autre à la cavalerie si bien que, de ce côté, toute issue se trouva fermée ; l’autre côté fut laissé libre à dessein, afin que le peuple pût être témoin de ce qui allait se passer. Quand ces dispositions furent prises et exécutées, ou envoya secrètement le reste de la cavalerie et de l’infanterie fermer les portes de la ville et les garder.

Messire de Châtillon se tenait avec quelques chefs au milieu de ses cavaliers. Le chancelier Pierre Flotte, le gouverneur de la ville, Mortenay, et Jean de Gistel le léliard, s’entretenaient avec lui d’un sujet qui paraissait très-important, à en juger par leurs gestes qui trahissaient la plus vive animation. Bien qu’ils parlassent assez bas pour ne pas être entendus des Brugeois, les chefs français pouvaient, de temps en temps, saisir quelques paroles ; plus d’un brave chevalier jetait un regard de compassion sur le peuple inquiet, et un regard de mépris sur le traître Gistel ; car celui-ci disait à messire de Châtillon :

— Croyez-moi, messire, je connais mes entêtés compatriotes, votre indulgence accroîtrait leur insolente audace ; ne réchauffez pas un serpent qui vous mordrait plus tard. Je sais, par expérience, que les Brugeois ne courberont pas la tête aussi longtemps que ces grands couteaux de bouchers se trouveront parmi eux ; il faut exterminer cette engeance si l’on veut jamais être maître du reste.

— Il me semble, dit le chancelier en souriant, que messire de Gistel n’aime pas trop ses compatriotes ; car, si on voulait l’en croire, demain matin il n’y aurait plus âme qui vive dans Bruges.

— Je vous assure, messires, reprit de Gistel, que c’est l’amour de mon roi qui m’inspire ces paroles. Je le répète, la mort des meneurs peut seule étouffer le feu de la sédition dans notre ville. J’ai en tête la liste des klauwaerts les plus obstinés ; tant que ces séditieux seront libres d’aller et de venir dans Bruges, le rétablissement du calme sera impossible.

— À quel chiffre s’élève cette liste ? demanda de Châtillon.

— À quarante environ, répondit froidement de Gistel.

— Qu’est-ce ? s’écria de Mortenay avec indignation ; vous feriez pendre quarante de ces hommes ? Ce ne sont pas ceux-ci qui ont mérité une aussi cruelle punition, mais bien les bannis qui sont à Damme. De Coninck et Breydel, avec leurs partisans, voilà ceux qui ont encouru la mort ; mais non ces citoyens sans défense que vous voulez voir pendre par seul esprit de vengeance.

— Messire de Mortenay, observa de Châtillon, vous m’avez fait savoir qu’ils refusaient de vendre des vivres à vos soldats : n’est-ce pas assez ?

— Il est vrai, messire, qu’ils ont eu tort dans ce refus ; comme sujets, il était de leur devoir d’obéir ; mais mes soldats n’ont pas reçu de paye depuis six mois, et les Flamands ne veulent rien vendre que contre argent comptant. Je serais vraiment désolé si la lettre que je vous ai adressée avait d’aussi déplorables conséquences.

— Cette crainte peut être très-préjudiciable à la couronne de France, dit de Gistel. Je m’étonne de voir messire de Mortenay soutenir les Brugeois révoltés.

À ce reproche, de Mortenay fut pris d’une grande colère, car de Gistel avait donné à ses paroles une intonnation insultante. Le généreux gouverneur jeta sur le léliard un regard de souverain mépris, et répondit :

— Si vous aimiez votre pays, vous ne demanderiez pas la mort de vos infortunés frères, et moi, Français, je ne serais pas obligé de prendre leur défense. Écoutez bien ce que je vais dire, et ce que je veux que messire de Châtillon entende : les Brugeois ne nous eussent jamais refusé de vivres si vous n’eussiez exigé d’eux aussi injustement et aussi tyranniquement le payement de l’impôt du penning. C’est à vous que nous devons ces troubles et ces émeutes ; car vous ne cherchez qu’à opprimer vos compatriotes, et leur inspirez, par vos vexations, une haine profonde contre nous.

— Vous m’êtes tous témoins, dit de Gistel, que j’ai fidèlement exécuté les ordres de messire de Châtillon.

— Ce n’était nullement votre intention, répliqua de Mortenay ; mais vous aviez à vous venger du mépris que vous témoignent les Brugeois. Le roi, notre maître, a commis une grande faute en chargeant du recouvrement des impôts en Flandre un homme détesté de tous.

— Messire de Mortenay, s’écria de Gistel avec colère, vous me rendrez compte de ces paroles !

— Messires, dit de Châtillon, je vous défends de vous adresser encore la parole en ma présence ; vos épées décideront entre vous. Je vous déclare, messire de Mortenay, que ce que vous venez de dire me déplaît fort et que messire de Gistel a agi selon ma volonté ; il faut que la couronne de France soit vengée, et si les fauteurs de la révolte n’avaient quitté la ville, il y aurait dans Bruges plus de potences que de carrefours. En attendant que j’aille châtier les métiers à Damme, je veux donner à cette ville rebelle un sévère exemple… Messire de Gistel, nommez-moi les huit klauwaerts les plus entêtés, pour qu’il en soit fait bonne et prompte justice.

Afin de ne pas manquer sa vengeance, de Gistel promena les yeux sur le peuple étonné et choisit huit hommes qui se trouvaient dans la foule ; il les nomma à messire de Châtillon. Puis un héraut d’armes s’avança vers le peuple, et, après avoir commandé le silence par un appel de trompette, il cria :

— Au nom du puissant roi Philippe, notre seigneur et maître, sont appelés et assignés sur-le-champ par devant messire de Châtillon, ceux dont je vais proclamer les noms ; ceux qui ne se présenteraient pas seront punis de mort sans grâce ni délai !

La ruse réussit complétement ; car, à mesure que leurs noms furent prononcés, les klauwaerts appelés sortirent de la foule, et se rendirent sans défiance devant messire de Châtillon ; ils savaient qu’ils n’avaient rien de bon à attendre, et eussent peut-être cherché leur salut dans la fuite, si cela eût été possible. La plupart étaient des hommes d’une trentaine d’années : un seul vieillard s’avança à pas lents et la tête courbée. Une calme résignation était peinte sur ses traits, où l’on n’eût pu remarquer la moindre expression de crainte. Il s’arrêta devant messire de Châtillon et fixa sur lui un œil interrogateur comme pour lui dire :

— Que voulez-vous de moi ?

Dès que le dernier appelé se fut approché, le gouverneur fit un signe, et huit klauwaerts furent garrottés, malgré leur résistance. Un sourd et plaintif murmure s’éleva dans les rangs du peuple, mais un détachement de cavalerie, qui s’avança menaçant vers la foule, eut bientôt fait taire ces marques de compassion. En peu d’instants, une large potence fut dressée sur le marché, et un prêtre fut amené aux condamnés. À la vue du terrible instrument de supplice, les femmes et les frères des infortunés klauwaerts se mirent à demander grâce en pleurant, et le peuple se porta tumultueusement en avant. Un énergique murmure, où les imprécations se confondaient avec les cris de vengeance, monta vers le ciel et parcourut tout le marché, comme un signe précurseur de l’émeute. Bientôt un sonneur de trompette s’avança vers la foule, et cria :

— Écoutez bien, afin que nul n’en ignore ! Le rebelle qui, par des cris ou de tout autre manière, oserait troubler le cours de la justice de messire le gouverneur du pays de Flandre, sera pendu haut et court à la même potence que ces mutins !

Cette proclamation fit mourir plaintes et protestations sur toutes les lèvres, et un silence de mort plana sur le peuple en proie à une horrible anxiété. Les femmes pleuraient en levant les yeux au ciel, et imploraient Celui qui, seul comprend et écoute encore les hommes quand un tyran leur défend de parler ; les hommes maudissaient leur impuissance, et brûlaient d’une rage fébrile. Sept klauwaerts furent successivement attachés au gibet, et moururent sous les yeux de leurs concitoyens. La tristesse de ceux-ci se changea en désespoir : chaque fois qu’une des victimes était lancée du haut de l’échelle, les têtes se penchaient vers la terre et les yeux se détournaient de cet affreux spectacle. Beaucoup, sans doute, eussent quitté la place s’ils eussent osé bouger ; mais cela leur était interdit, et, au moindre mouvement qui se faisait dans la foule, les soudards, l’épée nue, venaient les contraindre à rester immobiles.

Il restait encore un klauwaert devant messire de Châtillon, son tour était venu ; il s’était confessé, il était prêt à mourir, cependant on ne se hâtait pas de procéder à son exécution : messire de Châtillon n’avait pas encore donné l’ordre. Pendant ce temps, messire de Mortenay demandait grâce pour le vieux Flamand ; mais de Gistel, qui portait à ce klauwaert une haine toute particulière, prétendait que c’était un des fauteurs de la rébellion, et que c’était lui qui avait fait le plus d’opposition à la domination française. Sur l’ordre de messire de Châtillon, il s’adressa au vieillard en ces termes :

— Vous avez vu comment vos compagnons ont été punis de leur insubordination, vous êtes condamné comme eux ; cependant le gouverneur du pays de Flandre, par égard pour vos cheveux blancs, veut vous traiter avec clémence. Il vous accorde la vie sous la condition que vous vous soumettiez désormais en fidèle sujet à la France. Sauvez-vous en criant : — Vive la France !

Le vieillard jeta un regard plein de mépris et de colère sur le renégat, et répondit en souriant amèrement :

— Je pousserais ce cri si je te ressemblais, si je voulais souiller mes cheveux blancs par une lâcheté. Mais non, martyr, je te méprise et te brave jusqu’à la mort. Traître, tu ressembles au serpent qui déchire les entrailles de sa mère ; car tu livres à l’étranger le pays qui t’a donné le jour. Tremble, car j’ai des fils qui me vengeront, et toi non plus, tu ne mourras pas dans ton lit ! Tu sais qu’un homme ne sait pas mentir à sa dernière heure.

Jean de Gistel pâlit en entendant cette solennelle prédiction du vieillard. Il se repentit en ce moment d’avoir voulu se venger, et son cœur se serra sous le poids d’un sombre pressentiment : le traître redoute la mort, comme le messager de la vengeance du Seigneur. Messire de Châtillon avait pu lire sur les traits du klauwaert qu’il restait inébranlable.

— Eh bien, que dit ce rebelle ? demanda-t-il.

— Messire, répondit de Gistel, il m’insulte et dédaigne votre clémence.

— Qu’on le pende ! dit le gouverneur.

Le soudard, qui remplissait l’office de bourreau, saisit par le bras le vieillard, et celui-ci le suivit docilement jusqu’au pied de l’échelle ; il se passa quelques instants encore avant que le nœud fût passé autour de son cou. Il reçut la dernière bénédiction du prêtre, et mit enfin le pied sur l’échelle pour monter au gibet.

Mais, tout à coup, en dépit des gardes, il se fit un grand mouvement dans la foule. Poussés par une pression irrésistible, les uns reculèrent jusque contre les murs des maisons, les autres furent refoulés en avant : un jeune homme aux bras nus fendit la foule et pénétra jusqu’à l’espace maintenu libre sur le marché ; sa physionomie accusait la plus profonde émotion, la plus ardente colère et la crainte la plus vive. Dès qu’il eût échappé à l’étreinte de la foule, il promena sur le marché un regard égaré, s’élança en avant comme une flèche, et s’écria :

— Mon père ! ô mon père, tu ne mourras pas !

En disant ces mots, il escalada l’échafaud, tira du fourreau son poignard et l’enfonça jusqu’à la garde dans la poitrine du bourreau. Celui-ci, précipité au bas de l’échelle en poussant un cri de douleur, mourant, baigné dans son sang. Pendant ce temps le jeune klauwaert étreignait son père, le soulevait du sol, et se perdait dans la foule avec ce fardeau sacré. Les Français, attérés, étaient restés spectateurs immobiles de cette scène, mais cela ne dura pas longtemps. Messire de Châtillon les tira bientôt de leur stupéfaction. Avant que le jeune homme eût fait dix pas, il se vit arrêté par une vingtaine de soudards ; il déposa son père sur le pavé, et menaça ses ennemis de son couteau encore fumant. Une cinquantaine d’autres Flamands se trouvaient en avant de lui ; car, comme nous l’avons dit, il était au milieu du peuple, si bien que les soudards devaient percer la foule pour arriver à lui. Quelle ne fut pas la rage des Français lorsqu’ils virent leurs vingt compagnons tomber l’un après l’autre sur le sol. Les couteaux avaient brillé soudain dans les mains des klauwaerts ; les soudards furent mis à mort sans pitié, et plus d’un Flamand perdit aussi la vie dans la mêlée.

Soudain toute la cavalerie s’ébranla et s’élança sur le peuple qui fuyait ; les grandes épées de bataille eurent bientôt dispersé la foule, et les chevaux foulèrent aux pieds les rebelles en un instant. Mais ils n’étaient pas morts sans vengeance, car ils s’étaient fait une couche des cadavres ennemis. Le père et le fils étaient étendus l’un sur l’autre, — le même glaive les avait percés, et leurs âmes ne s’étaient pas quittées dans le suprême voyage. Le peuple se précipitait comme un torrent à travers toutes les rues, en poussant des cris de détresse ; chacun regagna en toute hâte sa demeure : portes et fenêtres furent closes, et, quelques instants après, on eût pensé que la ville ne comptait plus d’habitants.

Furieux de la mort de leurs compagnons et naturellement portés aux violences, les soldats se mirent à parcourir les rues par bandes, l’épée au poing, et se faisaient indiquer les maisons des klauwaerts par les léliards. Ils enfonçaient les portes et les fenêtres, dérobaient l’argent et tout ce qui avait de la valeur, et brisaient ce qui ne leur semblait pas assez précieux ou était trop lourd pour être emporté. Les jeunes filles en pleurs, qu’on put trouver dans les caves et d’autres asiles, furent cruellement maltraitées ; les hommes, qui voulurent défendre leurs femmes ou leurs sœurs, étaient bientôt accablés par le nombre et périssaient sous les coups des forcenés. Çà et là, devant les portes des maisons pillées, des cadavres mutilés gisaient au milieu des débris de meubles : on n’entendait que les cris de rage des soudards et les gémissements désespérés des femmes. Les pillards sortaient en riant des demeures dévastées, les mains pleines d’or volé, et couvertes de sang flamand ! Quand quelques-uns d’entre eux, rassasiés de meurtre et de pillage, s’éloignaient, ils étaient remplacés par d’autres plus cruels encore : cette œuvre infâme dura longtemps, et tous les crimes que peut commettre une soldatesque effrénée furent épuisés[4].

Dans la maison de Pierre de Coninck rien ne resta intact ; les murs mêmes ne seraient pas demeurés debout si les pillards n’eussent réservé leur temps pour d’autres forfaits. Une autre bande courut directement à la demeure du doyen Breydel. En peu d’instants, la porte fut jetée par terre, et vingt soudards entrèrent, en jurant et maugréant, dans la boutique ; ils ne rencontrèrent personne, bien qu’ils eussent parcouru toutes les pièces de la maison. Les armoires furent brisées, l’or et l’argent pillés, et tous les meubles mis en pièces, et, tandis que les soudards, lassés par leur œuvre de destruction, contemplaient avec une sauvage satisfaction les débris épars autour d’eux, un de leurs compagnons descendit précipitamment l’escalier, en disant :

— J’ai entendu quelque chose dans le grenier, il y a bien sûr des Flamands cachés sous le toit ; je crois que nous y trouverons meilleur butin qu’ici, car il est probable qu’ils ont emporté leur argent avec eux.

Les soudards se hâtèrent vers l’escalier ; chacun voulait mettre le premier la main sur le butin annoncé, mais la voix de leur camarade les retint :

— Attendez ! attendez ! s’écria-t-il, vous n’y arriveriez pas, la trappe du grenier est à dix pieds de hauteur et on en a retiré l’échelle. Mais ce n’est rien, j’ai vu une échelle dans la cour. Attendez un moment, je vais la querir.

Il revint bientôt avec l’échelle, qui fut placée sous la trappe qu’ils s’efforcèrent de soulever, mais sans succès : un solide verrou l’empêchait de bouger.

— Eh bien, s’écria l’un des soudards en saisissant une forte pièce de bois qui se trouvait sur le plancher, puisqu’ils ne veulent pas ouvrir de bon gré, nous recourrons à un autre moyen.

À ces mots, il heurta la trappe avec violence, mais elle resta ferme et inébranlable comme auparavant. Une plainte douloureuse, un soupir sinistre comme celui avec lequel la vie s’envole, retentit dans le grenier.

— Ah ! ah ! s’écrièrent les soudards, ils sont sur la trappe !

— Attendez, dit une autre voix, je les aurai bientôt fait déloger, si vous voulez m’aider un peu.

Ils prirent une poutre plus lourde, et unirent leurs efforts pour la soulever ; puis ils la lancèrent avec tant de force contre la trappe que les planches se brisèrent et tombèrent. Des acclamations frénétiques retentirent, l’échelle fut appliquée à l’ouverture et tous montèrent précipitamment. Arrivés à l’entrée du grenier, ils s’arrêtèrent soudain : on eût dit qu’un rare et imposant spectacle avait attendri leurs cœurs, car les blasphèmes et les imprécations moururent sur leurs lèvres, et ils s’entre-regardèrent avec hésitation.

Au fond du grenier, un jeune homme, un enfant, — il n’avait pas plus de quatorze ans, — se tenait debout, une hache à la main, pâle et tremblant ; il dirigeait son arme vers les agresseurs, sans que la moindre parole s’échappât de sa poitrine : dans ses yeux bleus rayonnait un héroïque désespoir. On voyait qu’une profonde émotion l’agitait, car les muscles de ses joues délicates se contractaient convulsivement et donnaient à sa physionomie une effrayante expression : il ressemblait à un marbre grec. Derrière le jeune boucher se trouvaient deux femmes agenouillées, une vieille mère aux cheveux blancs, les mains jointes et les yeux levés au ciel, et une jeune fille éperdue et les cheveux épars. Celle-ci, saisie d’effroi, cachait son visage dans les vêtements de sa mère qu’elle serrait dans ses bras d’une étreinte fébrile ; dans cette attitude, elle restait immobile et comme inanimée : elle n’avait pas un soupir, pas une plainte.

Quand les soudards furent revenus de leur première stupéfaction, ils s’approchèrent brutalement de ces infortunées et se répandirent en injures contre elles ; ils allaient porter les mains sur elles, car l’enfant qui leur servait de défenseur ne leur inspirait aucun effroi. Quelle ne fut pas leur rage quand le jeune boucher porta le pied en arrière, et, dans cette attitude plus ferme, fit tournoyer sa hache et les fit reculer épouvantés ! Un instant ils suspendirent leur criminelle agression, jusqu’à ce que l’un d’eux s’élança sur l’enfant pour le percer de son épée ; mais le boucher détourna l’arme de l’ennemi et asséna sur l’épaule de celui-ci un coup de hache avec l’énergie du désespoir. L’agresseur recula en chancelant et tomba dans les bras de ses compagnons. Comme si ce coup eût épuisé les forces du jeune homme, il s’affaissa sur le sol et resta immobile à côté des femmes. Les soudards s’étaient groupés sur-le-champ autour de leur compagnon blessé, et lui ôtèrent ses vêtements, en proférant d’affreuses menaces et d’horribles imprécations. Pendant ce temps, la vieille femme pleurait à chaudes larmes, et, en proie à la plus vive anxiété, implorait grâce en français.

— Oh ! s’écriait-elle en tendant les bras vers les bourreaux, ayez pitié de nous, pauvres femmes que nous sommes ! Pour l’amour de Dieu, ne nous tuez pas ! Voyez mes larmes et ayez compassion de notre douleur ! Que vous fait la mort de deux pauvres femmes sans défense ?

— C’est la mère du boucher qui a tué tant des nôtres à Male, s’écria l’un des soudards ; il faut qu’elle meure.

— Oh ! non, non, messire ! s’écria la vieille femme, ne trempez pas vos mains dans mon sang, je vous en supplie par la sainte Passion de Notre-Seigneur, laissez-nous la vie ! Prenez tout ce que nous possédons ; tout est à vous !

— Votre argent ! votre or ! cria une voix.

À ces mots, la femme prit une cassette qui se trouvait derrière elle et la jeta aux soudards.

— Voilà, messires, dit-elle, voilà tout ce qui nous reste au monde ; je vous l’abandonne volontiers.

La cassette s’ouvrit, et un grand nombre de pièces d’or et de bijoux des plus précieux s’éparpillèrent sur le sol. Les soudards s’élancèrent pour recueillir ce butin inespéré, et l’un d’eux saisit la jeune fille par les bras et la traîna brutalement sur le plancher.

— Ma mère, ô ma mère, à mon secours ! s’écria la jeune fille d’une voix mourante.

Égarée par l’amour de son enfant, la mère fut saisie d’un inexprimable désespoir ; ses yeux s’enfoncèrent dans l’orbite et flamboyèrent comme les yeux d’un loup dans les ténèbres ; ses lèvres se crispèrent convulsivement et laissèrent ses dents à découvert, comme si, en ce moment suprême, la mère avait reçu l’instinct d’une tigresse. Elle s’élança furieuse sur le soudard, et noua ses bras à son cou, et, saisissant sa joue de la main comme d’une serre, elle y enfonça ses ongles avec rage, et des gouttes de sang coulèrent sur le menton de l’homme d’armes.

— Mon enfant ! hurlait-elle, rends-moi mon enfant, scélérat !

Les étreintes de la mère furieuse causaient au soudard des souffrances intolérables ; sa physionomie le trahissait assez, car les yeux lui sortaient de la tête. Ne voulant pas lâcher la jeune fille, il tira son épée et en perça impitoyablement le cœur de la mère. L’infortunée femme lâcha son cruel ennemi et s’appuya, en chancelant, contre le toit : des flots de sang inondèrent ses vêtements ; ses yeux s’éteignirent : son visage prit les teintes de la mort, et ses mains cherchèrent convulsivement un soutien.

Le soudard arracha les boucles d’oreille d’or de la jeune fille, qui poussait des clameurs de détresse et d’épouvante ; il arracha le collier de perles de son cou et les bagues de ses doigts. Puis, enfonçant l’épée dans son sein, il dit, d’un ton railleur, à la mère mourante :

— Vous pouvez entreprendre ensemble le grand voyage, engeance flamande !

La mère poussa un dernier cri d’angoisse, s’élança en avant et s’affaissa lourdement sur le corps de sa fille.

Cette scène déchirante dura moins de temps qu’il n’en a fallu pour la raconter. Tout cela se passa en quelques instants, si bien que les soudards étaient encore occupés à ramasser les joyaux éparpillés, que déjà la mère et la fille avaient quitté cette terre pour un monde meilleur.

Dès que les pillards étrangers eurent emporté du grenier tout ce qui avait quelque valeur, ils quittèrent la maison pour aller reprendre ailleurs leur œuvre de dévastation. Les malheureux habitants, qui étaient chassés de leurs demeures ou n’osaient plus y rester, erraient, comme perdus, dans les rues, et se trouvaient en butte aux plus brutales insultes de la part des étrangers. Combien ne devaient pas être douloureux ce désespoir et cette impuissance pour ces cœurs flamands ! Avec quelle amertume et quelle haine ne maudissaient-ils pas le nom français !

Vers midi, un grand nombre de cavaliers parcoururent les rues pour rappeler les soudards, car messire de Châtillon avait jugé que la couronne de France était suffisamment vengée. On proclama que les cadavres devaient être inhumés, et que chacun eût à regagner sa demeure.

Quelques klauwaerts, qui s’étaient rendus chez Breydel, avaient emporté les corps de la mère et de la fille, et les transportèrent sur un brancard jusqu’à la porte de Damme. Là, encore, se passa une scène désolante et de nature à éveiller la pitié dans tous les cœurs. Des milliers de femmes en pleurs, d’enfants se lamentant, de vieillards perclus par l’âge, suppliaient à genoux qu’on leur permît de quitter la ville ; mais les soldats, qui avaient reçu l’ordre de tenir les portes fermées, restaient sourds à toutes les supplications et répondaient par de cruelles plaisanteries aux larmes de ceux qui les imploraient. Après avoir prié inutilement pendant longtemps, une femme eut l’heureuse idée de donner ses bijoux aux gardes. Elle fut imitée par un grand nombre d’autres, et bientôt il y eut devant la porte un monceau de colliers, d’agrafes, de boucles d’oreille de prix et d’autres riches parures.

Les soldats s’en saisirent avec avidité et promirent d’ouvrir les portes si les fugitifs consentaient à leur donner tous leurs joyaux. Les femmes se hâtèrent de leur jeter tout ce qu’elles possédaient qui eût quelque valeur, argent, bijoux, et la porte s’ouvrit.

Des cris de joie saluèrent cette bienheureuse délivrance : les mères prirent leurs enfants sur le bras, le fils soutint les pas de son vieux père, et tous se précipitèrent, comme un torrent, à travers la porte. Les hommes qui portaient les cadavres de la mère et de la sœur de Jean Breydel suivirent les autres dans leur fuite. La porte de la ville se referma derrière eux.

  1. … Ils faisaient jeter en prison ceux qui ne pouvaient payer, et pendre ou décapiter ceux qui résistaient ou murmuraient… (L’Excellente chronique.)
  2. Voir l’Excellente chronique de Flandre.
  3. Jacques de Saint-Pol, qui se trouvait à Courtray, en apprenant que les gens de Bruges refusaient d’obéir à ses ordonnances, de payer l’impôt du penning et ne voulaient plus travailler, envoya à Bruges des tonneaux pleins de cordes pour pendre aux fenêtres de leurs greniers, tous les chefs des corps de métiers. (L’Excellente chronique.)
  4. À peine les soldats étaient-ils entrés dans la ville, qu’ils pénétrèrent par la force dans les maisons des fugitifs, mettant tout au pillage et tuant quiconque leur faisait résistance. (Chronique de Despars.)