Le Lion de Flandre (Conscience)/17

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Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 51-74).
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XVII


Voilà le lion qui se lève et montre fièrement griffes et dents à l’ennemi.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxP. Van Duyse.



Derrière le village de Sainte-Croix, à quelques portées d’arbalète de Bruges, se trouvait un petit bois nommé le Bois des Pies, sous les arbres ombreux duquel les habitants de la ville allaient ordinairement se délasser le dimanche. Les troncs des arbres étaient assez éloignés les uns des autres, et un mol gazon couvrait le sol comme d’un tapis de fleurs. À deux heures du matin, Breydel se trouvait déjà au rendez-vous. L’obscurité était impénétrable ; la lune s’était cachée derrière de sombres nuages, le vent soupirait doucement dans les arbres, et le monotone bruissement des feuilles ajoutait encore à l’horreur de cette sinistre nuit.

Au premier coup d’œil, on ne pouvait rien apercevoir dans le Bois des Pies ; mais, avec plus d’attention, on eût pu distinguer de nombreuses formes humaines étendues sur le sol. À côté de chacun de ces corps immobiles scintillait une brillante étoile, de sorte que le gazon semblait transformé en voûte céleste : mille points lumineux y étaient semés comme à pleines mains ; ces étoiles n’étaient rien autres que les haches sur l’acier poli desquelles se reflétait la rare lumière de la nuit. Plus de deux mille bouchers gisaient sur la terre en rangs et dans la même attitude ; leurs cœurs battaient vivement, et le sang circulait rapide dans leurs veines, car l’heure longtemps désirée, l’heure de la vengeance et de la libération était proche. Le plus grand silence régnait parmi ces hommes, et un effrayant mystère planait comme un voile magique sur le camp muet.

Breydel se trouvait plus avant dans le bois ; un de ses compagnons, qu’il affectionnait particulièrement à cause de son intrépidité, s’était couché à côté de lui sur le sol ; ils s’entretenaient à voix basse et étouffée.

— Les étrangers ne s’attendent pas à cet étrange réveil, disait Breydel ; ils dorment bien, car ils ont la conscience dure, les scélérats. Je suis curieux de voir la grimace qu’ils feront quand ils verront du même coup ma hache et la mort.

— Ma hache coupe comme un rasoir, dit son compagnon, je l’ai aiguisée au point qu’elle coupe un cheveu en deux, et j’espère que cette nuit elle sera bien émoussée, sinon je ne l’aiguiserai plus jamais !

— Les choses en sont venues trop loin, Martin : les Français nous traitent comme un troupeau de bœufs stupides, et ils croient que nous fléchirons sous leur tyrannique oppression ; mais, Dieu le sait, ils ne nous connaissent pas, et se trompent en nous jugeant d’après les damnés léliards.

— Oui, ces bâtards crient : Vive la France ! ils flattent bassement l’étranger ; mais quelque chose attend aussi ceux-là, car, en me donnant tant de peine pour affiler ma hache, je ne les ai pas oubliés !

— Non, Martin, non ! tu ne dois pas verser le sang de tes compatriotes, de Coninck l’a défendu.

— Et Jean de Gistel, cet infâme traître, lui laissera-t-on la vie ?

— Jean de Gistel mourra, et il faut qu’il expie la mort du vieil ami de de Coninck ; mais que ce soit le seul !

— Et les autres renégats resteraient impunis ? Voyez-vous, maître, cette pensée me pèse, je ne puis m’y faire.

— Leur punition sera assez grande : le déshonneur, le mépris seront leur lot ; nous les honnirons et les accablerons de nos dédains. Et dis-moi, Martin, ne trembles-tu pas à l’idée que chacun puisse te cracher au visage, et dire : — Tu es un renégat, un lâche, un traître à ton pays ! c’est ce qui leur arrivera.

— Oh ! oui, maître, vos paroles me font frémir ! quel affreux châtiment ! en vérité, c’est mille fois pire que la mort ; quel infernal supplice pour eux, s’ils avaient un cœur flamand !

Ils se turent un instant, écoutant comme des pas d’hommes dans le lointain ; mais ce bruit s’éteignit bientôt, et Breydel reprit :

— Ils ont tué ma vieille mère ! je l’ai vu, une épée implacable a percé ce cœur qui m’aimait tant. Ils lui ont refusé leur pitié, parce qu’elle a donné le jour à un indomptable Flamand ; à mon tour, je n’aurai pas de pitié pour eux, et je vengerai en même temps les miens et mon pays !

— Leur accordons-nous la vie, maître, ou faisons-nous des prisonniers ?

— Malheur à moi, si je fais un prisonnier ou fais grâce de la vie ! Leur laisser la vie ! Non, ils puisent leur courage dans le meurtre, ils foulent les cadavres de nos frères sous les pieds de leurs chevaux ; et puis, crois-tu, Martin, que maintenant, maintenant que la sanglante image de ma mère flotte sans cesse sous mes yeux, je puisse voir l’un de nos oppresseurs sans être emporté par une rage aveugle ? Oh ! si ma hache, fatiguée d’avoir fait des victimes, venait à se briser, je les déchirerais avec mes dents ! mais c’est impossible, mon arme est depuis trop longtemps ma fidèle compagne.

— Écoutez, maître, le bruit augmente sur la route de Damme. Attendez !

Il appliqua l’oreille contre le sol, se releva et dit :

— Maître, les tisserands ne sont pas loin… à quatre portées d’arbalète.

— Allons, levons-nous : parcours les rangs sans bruit, et veille à ce que personne ne bouge. Je vais à la rencontre de de Coninck, pour lui indiquer les allées où il peut poster ses hommes.

Quelques instants après, quatre mille tisserands pénétraient dans le bois de différents côtés ; ils s’étendirent sur le sol, selon l’ordre qu’ils avaient reçu et gardèrent un profond silence. Le calme qui régnait dans le bois fut à peine troublé par leur arrivée, et bientôt on n’entendit plus rien. Seulement on pouvait voir quelques hommes passer d’un groupe à l’autre. Ils portaient aux chefs l’ordre de se rendre à l’extrémité orientale du bois.

Quand ils s’y trouvèrent en grand nombre, ils se rangèrent autour de de Coninck, pour recevoir ses instructions. Le doyen des tisserands commença en ces termes :

— Frères, le soleil d’aujourd’hui doit éclairer notre liberté ou notre mort. Réunissez donc tout le courage que peut vous inspirer l’amour de la patrie : songez que vous allez combattre pour la ville où reposent les ossements de vos pères, où s’est trouvé votre berceau. Ne faites grâce de la vie à personne : mettez à mort tous les étrangers qui vous tomberont sous la main, et détruisez sans pitié jusqu’à la dernière racine l’orgueilleuse engeance qui nous opprime. À eux ou à nous la mort ! Y en a-t-il un seul parmi vous qui ressente encore quelque compassion pour ceux qui ont si cruellement pendu et martyrisé nos frères, pour ces traîtres qui ont jeté notre bien-aimé comte en prison et empoisonné sa fille ?

Un sourd murmure, plein d’esprit de vengeance, et dont la sinistre signification serrait le cœur, courut pendant un instant sous les arbres.

— Ils mourront ! répondirent les chefs.

— Eh bien, reprit de Coninck, dès aujourd’hui nous serons libres ! mais il nous faudra plus de courage et d’énergie pour conserver notre liberté, car le roi de France arrivera sans nul doute en Flandre à la tête d’une nouvelle armée.

— Tant mieux, s’écria Breydel, il y aura là-bas d’autant plus d’enfants qui pleureront leurs pères comme moi je pleure ma mère : que Dieu reçoive son âme !

Les paroles du doyen des bouchers avaient interrompu l’allocution de de Coninck. Celui-ci, craignant que le temps ne lui manquât pour donner les instructions nécessaires, se hâta de reprendre :

— Voici ce que vous avez à faire : dès qu’il sonnera trois heures à l’église de Sainte-Croix, vous ferez lever vos hommes, vous les mettrez en rangs et les conduirez aux abords de la route. Je m’avancerai avec quelques compagnons jusqu’aux murs de la ville ; quelques instants après, lorsque la porte sera ouverte par les klauwaerts que j’ai laissés en ville, vous y entrerez en gardant un profond silence et prendrez la direction que je vais vous dire ; maître Breydel, avec les bouchers, s’emparera de la porte, de Spey, y placera des gardes et répandra ensuite ses hommes dans toutes les rues qui avoisinent le pont des snaggaerts[1]; maître Lindens occupera la porte Catheline et placera ses hommes dans toutes les rues jusqu’à l’église Notre-Dame ; le métier des corroyeurs et des cordonniers occupera la porte de Gand jusqu’au Steen et au Burg ; les autres métiers, sous le commandement du doyen des maçons, s’empareront de la porte de Damme et prendront position aux alentours de l’église de Saint-Donat ; moi, je me rendrai, avec mes deux mille hommes, à la porte de la Boverie ; tout le quartier qui s’étend de là, à la porte des Ânes et à la grande place, sera cerné par mes compagnons[2]. Quand vous aurez surpris et mis hors de résistance les gardes des portes, vous vous tiendrez dans les rues aussi silencieux que possible ; car nous ne devons pas donner l’éveil à l’ennemi avant que tout soit prêt. Écoutez bien : dès que vous entendrez le cri national : « Flandre au Lion ! » répétez-le, ce sera le signal, et il vous servira à vous reconnaître entre vous. Alors vous enfoncerez les portes des maisons occupées par les étrangers, et vous massacrerez tout.

— Maître, dit l’un des chefs, nous ne pourrons distinguer les étrangers de nos compatriotes ; car nous trouverons la plupart des habitants au lit et déshabillés.

— Il y a un moyen facile d’éviter toute erreur ; voici ce qu’il vous faut faire. Si vous ne pouvez reconnaître au premier coup d’œil si celui à qui vous avez affaire est un étranger ou un Flamand, ordonnez-lui de crier : Schild en vriend ! Quiconque ne pourra prononcer ces mots est un Français, et doit être mis à mort sans pitié[3].

La cloche de Sainte-Croix retentit trois fois dans les profondeurs du bois.

— Encore un mot ! dit de Coninck avec précipitation. Souvenez-vous que j’ai pris sous ma sauvegarde la demeure de messire de Mortenay ; respectez-la, et qu’aucun de vous ne mette le pied sur le seuil de la maison de ce généreux ennemi. Maintenant, hâtez-vous de rejoindre vos hommes, communiquez-leur mes ordres, et faites comme je vous ai dit. Hâtez-vous et pas de bruit, je vous en prie !

Les chefs rejoignirent chacun leur corps et les amenèrent sur le bord de la route. De Coninck rangea un grand nombre de tisserands le long de la route jusqu’à une courte distance de la ville : lui seul se rapprocha davantage de la muraille et chercha à percer les ténèbres du regard. Une mèche dont il cachait l’extrémité enflammée, brilla tout à coup dans ses mains ; il aperçut une tête qui surgissait au-dessus du mur de la ville : c’était le tisserand auquel il avait rendu visite. Le doyen tira de dessous son pourpoint une botte de lin, la déposa sur le sol et souffla vivement sur la mèche ; bientôt une flamme brillante jaillit et la tête du tisserand disparut derrière la muraille. Le signal était à peine donné que la sentinelle tombait en poussant un cri et était jetée par dessus le mur, puis on entendit derrière la porte un cliquetis d’armes et quelques gémissements de mourants ; mais ce bruit fut suivi immédiatement d’un silence de mort.

Tous les métiers entrèrent dans Bruges avec la plus grande circonspection ; chaque chef se rendit avec ses hommes dans le quartier qui lui avait été désigné par de Coninck. Un quart d’heure après, les gardes de toutes les portes étaient mis à mort et chaque métier se trouvait à son poste. Devant la porte de chaque maison habitée par les Français, se trouvaient huit klauwaerts prêts à se frayer une entrée à coups de marteau et de hache. Il n’y avait pas une rue qui ne fût occupée : toutes les parties de la ville étaient remplies de klauwaerts qui n’attendaient que le signal pour commencer leur œuvre de vengeance et d’extermination.

De Coninck se trouvait au centre du marché du Vendredi. Après une courte méditation, il prononça l’arrêt des étrangers en s’écriant :

— Flandre au Lion ! À mort ! Tous à mort !

Cet appel, cette condamnation des oppresseurs du pays, fut répétée par cinq mille bouches. Il est facile de comprendre l’affreux tumulte, l’épouvantable désordre que produisirent ces cris de mort. Au même moment, toutes les portes furent enfoncées ou brisées. Les klauwaerts, avides de vengeance, coururent aux lits des étrangers et massacrèrent quiconque ne put prononcer les mots : Schild en vriend ! Comme dans certaines maisons étaient logés plus de Français qu’on n’en pouvait tuer en si peu de temps, beaucoup d’entre eux purent s’habiller et prendre les armes ; cela arriva en particulier dans le quartier où messire de Châtillon habitait avec ses gardes nombreux[4]. Environ six cents ennemis parvinrent à se soustraire ainsi à la rage de Breydel et de ses hommes. Beaucoup d’autres, qui, bien que blessés, avaient échappé au massacre, se rendirent par d’autres rues au pont des snaggaerts et vinrent augmenter tellement le nombre des fugitifs, que ceux-ci, se trouvant près d’un millier, résolurent de vendre chèrement leur vie.

Ils étaient adossés aux maisons en rangs serrés et se défendaient en désespérés contre les bouchers. Beaucoup d’entre eux étaient armés d’arbalètes et abattirent plusieurs klauwaerts, mais cela ne fit qu’accroître la fureur de ceux qui voyaient tomber leurs compagnons. On entendait la voix de Châtillon qui encourageait les siens à la résistance ; on remarquait aussi messire de Mortenay, dont l’épée formidable scintillait comme un éclair dans les ténèbres.

Breydel, en proie à une rage insensée, frappait à droite et à gauche à coups redoublés de sa hache dans les rangs des Français : aussi était-il déjà à quelques pieds au-dessus du sol, tant était grand le nombre d’ennemis qu’il avait renversés à ses pieds. Des torrents de sang coulaient sous les cadavres, et le cri : « Flandre au Lion ! à mort ! à mort ! » se mêlait affreusement aux derniers gémissements des mourants. Messire de Gistel se trouvait aussi parmi les Français. Comme il savait que sa mort était infaillible si les Flamands avaient le dessus, il ne cessait de crier : « Vive la France ! vive la France ! » croyant encourager par là les soudards qui l’entouraient. Mais Jean Breydel reconnut sa voix :

— À moi, mes hommes ! s’écria-t-il avec fureur, il me faut la vie de ce traître et félon ! En avant ! il y a assez longtemps que cela dure… Qui m’aime me suive !

À ces mots, il s’élança, la hache à la main, au milieu des Français, et abattit, en un instant, tous ceux qui l’entouraient ; à cette vue, ses compagnons tombèrent sur l’ennemi avec tant d’acharnement, en le refoulant contre le mur, qu’ils mirent à mort plus de cinq cents hommes. En ce moment suprême, à cette heure de mort, de Mortenay se rappela les paroles et la promesse de de Coninck ; il fut heureux de pouvoir, au moins, sauver le gouverneur de la Flandre, et s’écria :

— Je suis le sire de Mortenay, qu’on me laissa passer !

Les klauwaerts lui livrèrent passage respectueusement et sans lui opposer la moindre résistance.

— Par ici, par ici, suivez-moi ! cria-t-il aux Français qui restaient en vie : il croyait pouvoir les sauver ainsi ; mais les Flamands donnaient tant et de si terribles coups de hache, que bien peu parvinrent à s’échapper. Le nombre en fut si petit, qu’avec de Châtillon, il n’y eut pas plus de trente personnes qui purent atteindre la demeure de messire de Mortenay ; tous les autres étaient morts ou se débattaient convulsivement dans leur sang. Breydel arrêta ses hommes devant l’hôtel du gouverneur de la ville, et leur défendit d’y pénétrer ; il fit cerner le quartier, afin que personne ne pût s’échapper, et se chargea de garder lui-même l’entrée de la demeure de messire de Mortenay.

Pendant que ce combat avait lieu, de Coninck était à la recherche du dernier Français dans la rue des Pierres, aux environs de Saint-Sauveur. Les autres métiers en faisaient autant dans les quartiers qui leur avaient été assignés. On jetait les cadavres dans les rues, qui en étaient tellement encombrées qu’on n’y avançait qu’avec peine dans l’obscurité. Un grand nombre de soldats de la garnison s’étaient déguisés, dans l’espoir de pouvoir ainsi s’échapper par quelque porte, mais ils n’y réussirent pas, parce qu’on leur intimait l’ordre de prononcer les mots : Schild en vriend ! De tous les quartiers de la ville s’élevaient les cris : « Flandre au Lion ! à mort ! à mort ! » Çà et là un étranger s’enfuyait, poursuivi par un klauwaert ; mais il rencontrait bientôt un autre ennemi, et tombait à quelques pas plus loin.

L’œuvre de vengeance dura jusqu’à ce que le soleil s’éleva au-dessus de l’horizon, et, éclairant cinq mille cadavres, vint sécher le sang répandu. Cinq mille étrangers furent sacrifiés, durant cette nuit, aux mânes des Flamands mis à mort : c’est une sanglante page des chroniques de Flandre, où ce chiffre terrible est soigneusement enregistré[5].

Devant la demeure de messire de Mortenay se passait une scène étrange et terrible. Un millier de bouchers étaient étendus sur le pavé, la hache à la main, et les yeux pleins de menace et de vengeance fixés sur la porte. Leurs bras nus et leurs pourpoints étaient couverts de sang, et, au milieu d’eux, gisaient des cadavres étendus comme eux sur le sol. Quelques compagnons, appartenant à d’autres métiers, passaient de temps en temps au-dessus des bouchers couchés, et cherchaient les corps des Flamands qui avaient péri, pour leur donner la sépulture.

Bien qu’ils parussent en proie à une vive irritation, pas une injure ne sortait des lèvres des bouchers. Selon la parole donnée, la demeure du sire de Mortenay était sacrée pour eux ; ils ne voulaient pas violer la promesse faite par de Coninck ; et puis ils avaient trop d’estime pour le gouverneur de la ville, et c’est pourquoi ils se contentaient d’occuper et de surveiller le quartier.

Messire de Châtillon et Jean de Gistel, le léliard, s’étaient réfugiés dans la maison de messire de Mortenay ; ils étaient en proie à la plus vive inquiétude, car ils avaient en perspective une mort inévitable. De Châtillon était un vaillant chevalier, et il attendait avec sang-froid le sort qui lui était réservé ; Jean de Gistel, au contraire, était pâle et tremblant. Malgré la violence qu’il se faisait, il ne pouvait dissimuler son anxiété, et éveillait la pitié des Français présents, et même du sire de Châtillon, qui courait le même danger. Ces seigneurs étaient réunis dans une salle de l’étage et qui donnait sur la rue : de temps en temps ils s’approchaient de la fenêtre et jetaient un regard d’horreur sur les bouchers, qui se trouvaient aux aguets devant la porte, semblables à une bande de loups qui attendent leur proie. Jean de Gistel étant aussi allé à la fenêtre, Jean Breydel l’avait aperçu et l’avait menacé de sa hache. Un mouvement soudain et unanime s’était fait parmi les bouchers, et tous avaient levé leurs armes contre le traître dont ils voulaient la mort. Comme le cœur du léliard se serra quand il vit briller ces milliers de haches comme une sentence de mort ! Il se tourna vers les autres chevaliers, et dit d’une voix abattue :

— Il nous faut mourir, messires : il n’y a pas de grâce pour nous ; car ils aspirent après notre sang, comme des chiens altérés. Ils ne partiront pas ! Ô mon Dieu ! qu’allons-nous faire ?

— Il n’est pas honorable de périr de la main de cette canaille, répondit le sire de Châtillon ; je voudrais être mort l’épée au poing, en digne chevalier ; mais puisqu’il en est ainsi, soit !

La froide résignation de messire de Châtillon attrista plus encore de Gistel.

— Soit ! répéta-t-il ; ô mon Dieu, quel horrible moment ! Comme ils vont nous martyriser ! Mais, messire de Mortenay, je vous en prie, pour l’amour de Dieu, vous qui avez beaucoup d’influence sur eux, demandez-leur s’ils consentent à nous laisser la vie, au prix d’une forte rançon. Je ne veux pas mourir de leur main, et je donnerai tout ce qu’ils demanderont, quelque forte que soit la somme.

— Je vais le leur demander, répondit de Mortenay, mais ne vous laissez pas voir, car ils vous arracheraient de la maison.

Il ouvrit la fenêtre et cria :

— Maître Breydel, messire de Gistel vous fait demander si vous voulez lui accorder un sauf-conduit, moyennant bonne rançon. Demandez ce que vous voudrez ; fixez vous-même la somme. Ne refusez pas, je vous en prie.

— Vous entendez, mes gars ? dit-il à ses compagnons avec un rire ironique ; ils nous offrent de l’argent ! Ils croient que la vengeance d’un peuple peut se racheter à prix d’argent. Accepterons-nous ?

— Il nous faut le léliard ! hurlèrent les bouchers ; il faut qu’il meure, le traître ! le Flamand renégat !

Ces clameurs vinrent frapper les oreilles de de Gistel, qui, terrifié, croyait que les redoutables bouchers lui donnaient déjà le coup mortel. Le sire de Mortenay laissa se passer cette orageuse explosion de vengeance, et cria de nouveau :

— Vous m’avez dit que ma demeure serait un lieu franc ; pourquoi violez-vous la parole qui m’a été donnée ?

— Nous respecterons votre demeure, répondit Breydel, mais je vous assure que ni de Châtillon, ni de Gistel ne quitteront la ville en vie ; leur sang expiera le sang de nos frères, et nous ne partirons pas d’ici avant que nos haches ne leur aient donné le dernier coup.

— Et moi, suis-je libre de quitter la ville ?

— Vous, messire de Mortenay, vous et vos serviteurs, vous pouvez aller où bon vous semble, on ne touchera pas un cheveu de votre tête. Mais ne cherchez pas à nous tromper, car nous connaissons trop bien les hommes que nous cherchons.

— Eh bien, je vous annonce que je veux partir pour Courtray dans une heure.

— Que Dieu vous garde !

— Vous n’avez donc aucune pitié pour des chevaliers désarmés ?

— Ils n’ont pas eu pitié de nos frères, il nous faut leur sang. La potence qu’ils ont dressée est encore debout.

De Mortenay referma la fenêtre et dit aux chevaliers menacés :

— Messires, je vous plains, on veut verser votre sang. Oh ! vous courez grand danger, mais j’espère, avec l’aide du Seigneur, pouvoir encore vous sauver. Il y a une sortie derrière le jardin par laquelle vous pouvez réussir à échapper à vos ennemis altérés de sang. Déguisez-vous et montez à cheval ; puis je franchirai la porte avec mes serviteurs, et, pendant que j’attirerai ainsi sur moi l’attention des bouchers, vous pourrez gagner à la hâte les remparts. Près de la porte des Forgerons, le mur est ouvert par une brèche. Il ne vous sera pas difficile de gagner la campagne ; on ne pourra arrêter vos chevaux.

De Châtillon et de Gistel acceptèrent ce moyen avec joie. Le gouverneur prit les habits de son chapelain et de Gistel ceux d’un laquais de bas étage ; une trentaine de Français, qui avaient survécu au massacre, prirent des chevaux dans les écuries et se préparèrent à fuir avec leur chef.

Quand tous furent prêts, messire de Mortenay parut avec ses serviteurs dans la rue où se trouvaient les bouchers : ceux-ci, ne songeant pas qu’on pouvait déjouer leur vigilance sur un autre point, se levèrent et examinèrent attentivement ceux qui accompagnaient le gouverneur de la ville ; mais, tout à coup, le cri : « Flandre au Lion ! à mort ! à mort ! » retentit dans une autre rue, et l’on entendit, au tournant de l’hôtel, retentir le pas des chevaux lancés au galop. Les bouchers se précipitèrent vivement en désordre, et en poussant de grands cris, vers l’endroit où le tumulte s’était fait entendre ; mais il était trop tard : de Châtillon et de Gistel s’étaient évadés. Des trente hommes qui les accompagnaient, vingt avaient péri ; car partout où ils passaient ils rencontraient des ennemis qui les assaillaient, et le bonheur voulut que les deux chevaliers échappassent au danger. Ils s’enfuirent vers les remparts, en passant derrière Sainte-Claire, et gagnèrent ainsi la porte des Forgerons ; là, ils se précipitèrent avec leurs chevaux dans le fossé et le traversèrent à la nage, non sans courir un grand danger, car l’écuyer de messire de Châtillon se noya avec le cheval qu’il montait[6].

Les bouchers avaient poursuivi les fugitifs jusque près de la porte ; lorsqu’ils virent leurs deux ennemis jurés disparaître au loin au milieu des arbres, ils furent transportés de rage et de dépit : la vengeance leur semblait incomplète. Ils semblaient pétrifiés ; enfin, après avoir fixé opiniâtrement les yeux pendant quelque temps sur l’endroit où Châtillon avait disparu, ils quittèrent le rempart et se dirigèrent, tout mécontents, vers le marché du Vendredi. Tout à coup, un autre bruit vint éveiller leur attention : du centre de la ville s’élevaient une foule de voix confuses qui, par intervalles, remplissaient l’air de longues et bruyantes acclamations, comme si un prince eût fait sa joyeuse entrée. Les bouchers ne pouvaient rien comprendre à ces cris de triomphe et d’allégresse : les voix étaient encore trop éloignées. Peu à peu, la foule enthousiaste se rapprocha, et bientôt les acclamations devinrent intelligibles. On criait :

— Vive le Lion ! Vive notre doyen ! La Flandre est libre ! Vivat ! vivat !

Une foule immense d’habitants de Bruges se pressaient dans la rue comme un torrent. Les acclamations des Flamands, qui venaient de reconquérir leur liberté, allaient frapper les façades des maisons et planaient comme le grondement du tonnerre au-dessus de la ville ; les femmes et les enfants couraient au milieu des gens des métiers armés, et de joyeux battements de mains s’unissaient aux cris incessants :

— Vive le Lion de Flandre !

Au milieu de la multitude s’avançait un étendard blanc dans les plis ondoyants duquel était brodé un lion d’azur. C’était la grande bannière de la ville de Bruges qui, pendant si longtemps, avait dû céder devant les lis. On venait de le tirer de sa retraite, et la réapparition de cet emblème sacré était saluée par mille cris de joie.

Un homme de petite taille portait le drapeau acclamé, et, les bras croisés sur la poitrine, le tenait serré sur son cœur, comme si ce contact lui eût inspiré un fervent enthousiasme. D’abondantes larmes coulaient sur ses joues, larmes que lui faisait verser l’amour de la patrie et le bonheur de voir cette patrie libre, car une indicible expression de félicité rayonnait sur sa physionomie. Lui qui, en présence des plus grandes catastrophes, n’avait jamais pleuré, il pleurait après avoir replacé sur l’autel de la liberté le Lion, emblème de sa ville natale.

Les yeux des innombrables spectateurs étaient sans cesse fixés sur cet homme, et les cris : Vive de Coninck ! Vive le Lion ! étaient répétés avec plus de force. Dès que le doyen des tisserands approcha, avec l’étendard, du marché du Vendredi, une joie folle s’empara du cœur des bouchers ; eux aussi répétèrent à plusieurs reprises les clameurs triomphales et se pressèrent la main mutuellement avec une ardente effusion. Quelles nobles passions l’amour de la patrie allume dans les cœurs ! Breydel s’élança en avant comme un insensé, courut sous l’étendard et tendit les deux mains avec une visible impatience vers le Lion. De Coninck présenta le drapeau au doyen des bouchers et dit :

— Tenez, mon ami, voilà ce que nous avons reconquis aujourd’hui, c’est le symbole de la liberté de nos pères.

Breydel ne répondit pas, son cœur était trop plein ; tremblant d’émotion, il étreignit convulsivement le drapeau dans ses bras et embrassa le Lion triomphant. Il cacha sa tête dans les plis de la soie et se mit à pleurer pendant quelques instants sans faire un mouvement ; puis, en proie à la plus vive exaltation, il lâcha le drapeau et se précipita sur le sein de de Coninck.

Tandis que les deux doyens s’étreignaient dans un chaleureux embrassement, le peuple ne cessait pas ses acclamations, qui planaient comme un concert triomphal au-dessus de plusieurs milliers de têtes. Le marché du Vendredi n’était pas assez vaste pour donner place à tous les citoyens, bien qu’on s’y entassât jusqu’à étouffer. La rue des Pierres était aussi remplie de monde jusqu’à l’église Saint-Sauveur, les rues des Forgerons et de la Boverie étaient aussi remplies, jusqu’à une certaine distance, des femmes et des enfants les moins exaltés.

Le doyen des tisserands se dirigea vers le centre de la place et s’approcha de la potence encore debout. Les corps des victimes en avaient été détachés et étaient déjà inhumés ; mais on y avait laissé à dessein les cordes, souvenirs de la tyrannie. L’étendard portant le Lion de Bruges fut planté à côté de l’instrument de supplice, et salué par de nouvelles acclamations. De Coninck, après avoir de nouveau levé les yeux vers le drapeau reconquis, s’agenouilla lentement, inclina la tête et se mit à prier, les mains jointes.

Quand on lance une pierre dans une eau dormante le mouvement se propage en cercles tremblants sur toute la surface. La pensée et l’intention de de Coninck se répandit de même dans la multitude des citoyens qui l’entouraient, bien que la plupart ne pussent le voir. Ceux qui se trouvaient le plus rapprochés de lui s’agenouillèrent et firent silence d’abord, et communiquèrent l’impulsion à d’autres, si bien que toutes les têtes s’inclinèrent successivement. Les voix se turent d’abord au centre de l’immense cercle et allèrent toujours diminuant, jusqu’à ce que le plus grand silence régnât dans la foule. Des milliers de genoux touchaient ce sol encore ensanglanté, des milliers de têtes s’humiliaient devant le Dieu qui a créé l’homme pour la liberté. Quel harmonieux concert dut retentir en ce moment devant le trône du Seigneur ! Combien agréable dut être pour lui cette solennelle prière qui montait vers lui comme un doux murmure et un saint hommage ! De Coninck se releva bientôt, et, pendant que le silence durait encore, il dit à haute voix, afin qu’un grand nombre pussent l’entendre :

— Frères, aujourd’hui le soleil nous envoie une plus belle lumière, l’air est pur dans notre cité ; l’haleine des étrangers ne le corrompt plus ! Ces orgueilleux tyrans ont cru que nous serions et resterions leurs esclaves, mais ils ont appris, au prix de leur vie, que notre vaillant Lion peut sommeiller, mais non mourir. Nous avons reconquis le patrimoine de nos pères, et lavé dans le sang les traces de l’étranger ; mais tous nos ennemis ne sont pas morts : la France enverra contre nous plus d’une armée de mercenaires, car le sang demande du sang. Peu importe ! maintenant nous sommes invincibles ; cependant il ne faut pas vous endormir sur votre victoire : que vos cœurs restent nobles, fiers et courageux, et ne laisse pas éteindre la généreuse flamme qui, en ce moment échauffe votre sein. Que chacun maintenant, regagne sa demeure, et se réjouisse avec les siens de l’heureuse délivrance de la patrie. Oui ! poussez des cris de joie, et buvez le vin de l’allégresse, car ce jour est le plus beau jour de votre vie. Que ceux qui ne possèdent pas de vin se rendent à la halle, où l’on en distribuera une mesure par homme.

Les clameurs qui grandissaient de plus en plus ne permirent pas à de Coninck de prolonger sa harangue : il fit un signe aux doyens qui l’entouraient, et se dirigea avec eux du côté de la rue des Pierres. La foule s’ouvrait respectueusement devant lui, et partout les citoyens le saluaient d’acclamations enthousiastes. Alors tout le monde se précipita vers l’étendard qui était planté à côté de la potence ; chacun à son tour vint contempler avec orgueil le Lion de Bruges, et regarda d’un œil ému cet emblème de la cité, comme on regarde le visage d’un ami qui, après un long voyage, revient de l’étranger au milieu de ses frères. Toutes les mains s’étendaient vers le drapeau et le saluaient de loin de gestes enthousiastes qui eussent paru insensés à un homme calme et indifférent de ce qui venait de se passer.

Bientôt des compagnons, qui étaient déjà allés chercher du vin, arrivèrent sur le marché avec leurs cruches, et répandirent la joyeuse nouvelle qu’à la halle on distribuait une mesure par homme. Une heure après, chacun avait son hanap en main. Ainsi finit cet heureux jour sans désordres ni querelles : il n’y avait qu’un même sentiment dans tous les cœurs, le sentiment qui inonde l’âme du captif d’une délicieuse émotion, quand il revoit le soleil briller au-dessus de sa tête, et qu’il comprend qu’il n’a plus que le monde pour prison.

  1. Et Jean Breydel se rendit avec un autre corps, par la porte de Spey, aux environs du pont des snaggaerts où se trouvaient logés les hommes d’armes et les domestiques de Jacques de Saint-Pol, jusqu’au nombre de quatre mille, et on les appelait snakkers. (L’Excellente Chronique.)
  2. Voyez l’Excellente Chronique.
  3. Et il fut convenu que ceux qui ne pourraient prononcer Schild en vriend, seraient mis à mort sans quartier, (L’Excellente Chronique.)
  4. Voir l’Excellente Chronique.
  5. Ce vendredi-là, plus de cinq mille Français furent mis à mort à Bruges, et, le lendemain, plus de deux mille autres, furent aussi massacrés à Gand : cela arriva en l’an de Notre-Seigneur, 1302. (L’Excellente Chronique.)
  6. Vers onze heures et demie du matin, Jacques de Saint-Pol (de Châtillon) prit les habits de son chapelain, s’en revêtit et gagna les remparts en passant derrière Sainte-Claire ; de là il longea le mur jusqu’à la porte des Forgerons, où il s’élança avec son cheval dans le fossé, qu’il traversa à la nage, en courant grand danger de se noyer, car son principal écuyer resta dans le fossé et s’y noya. (L’Excellente Chronique.)