Le Lion de Flandre (Conscience)/20

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Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 115-135).
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Grand est le héros qui, à la tête d’une troupe de braves, court défendre la liberté, et déploie et fait flotter de nouveau dans les airs le drapeau de la patrie, longtemps insulté et foulé aux pieds par les oppresseurs.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxP. Blommaert.



Il faisait nuit noire quand Guy arriva à Courtray à la tête de seize mille hommes environ. Les habitants, prévenus par des cavaliers envoyés en avant, se trouvaient en foule sur les murs de la ville, et reçurent leur souverain à la lueur des torches et en poussant des cris d’allégresse. Dès que l’armée fut entrée dans la ville, les Courtraisiens apportèrent toute espèce de vivres ; ils offrirent des tonnes entières de vin à leurs frères lassés, et restèrent toute la nuit sur le rempart, en serrant à chaque instant d’une affectueuse étreinte leurs amis de Bruges. Durant cette effusion de sympathie fraternelle, un grand nombre allèrent au-devant des femmes et enfants harassés par le voyage, pour les décharger des meubles et autres objets qu’ils avaient pu emporter. Beaucoup de ces faibles créatures, dont les pieds avaient été blessés par la route, furent transportées en ville sur les robustes épaules des secourables Courtraisiens ; tous furent hébergés, nourris et réconfortés avec sollicitude. La reconnaissance des Courtraisiens et leur ardente et généreuse affection accrut singulièrement le courage des Brugeois, car l’âme humaine s’élève toujours au contact des sentiments nobles.

Mathilde et Marie, la sœur d’Adolphe de Nieuwland, avec un grand nombre de nobles dames de Bruges, étaient arrivées à Courtray quelques heures avant l’armée ; elles avaient mis pied à terre chez des familles de leur connaissance, et fait préparer des logements pour les chevaliers, leurs parents ou leurs amis, de sorte que les nobles compagnons de Guy trouvèrent tout prêt dès leur arrivée.

Le lendemain, de bon matin, Guy alla avec quelques-uns des principaux habitants visiter les fortifications de la citadelle ; à son grand chagrin, il jugea qu’on ne pouvait s’emparer de la place qu’avec l’aide des plus grandes machines de guerre. Il comprit que la moindre tentative imprudente lui coûterait un millier d’hommes, et, après avoir mûrement réfléchi, il résolut de ne pas risquer l’assaut à la légère, Il donna ordre de construire sur-le-champ des béliers et des tours, et d’amener les machines de guerre qui se trouvaient dans la ville ; celles-ci consistaient en quelques catapultes et un petit nombre de balistes. Il était probable qu’on ne pourrait entreprendre le siége avant quatre ou cinq jours ; ce retard n’était plus aussi préjudiciable aux Courtraisiens, car, depuis l’arrivée de l’armée flamande, la garnison française avait cessé de lancer sur la ville des flèches enflammées ; on voyait bien les sentinelles armées d’arbalètes aux créneaux des tours, mais elles ne tiraient pas. Les Flamands ignoraient la cause de cette suspension d’hostilités ; ils pensaient qu’il y avait là-dessous quelque piége, et, de leur côté, faisaient bonne garde. Guy avait défendu toute agression : il ne voulait rien tenter avant que ses machines lui assurassent les chances de la victoire.

Le châtelain de Lens en était réduit à la dernière extrémité ; il ne restait à ses archers qu’un petit nombre de flèches ; aussi leur ordonna-t-il de les garder par précaution, pour le cas où il y aurait un assaut à repousser. Les approvisionnements étaient aussi tellement diminués, que la garnison ne recevait plus que la moitié des vivres nécessaires. Le châtelain espérait que la vigilance des Flamands finirait par s’endormir, et qu’il trouverait l’occasion d’envoyer un messager à Lille où était l’armée française.

Arnould d’Audenaerde, qui était arrivé quelques jours auparavant avec trois cents hommes au secours de Courtray, s’était établi avec ses gens sous les murs de la ville, dans la plaine de Groningue, aux environs de l’abbaye. Cette position était éminemment favorable pour un campement général, et cette destination lui fut assignée dans un conseil de guerre convoqué par Guy. Dès le lendemain, tandis que le métier des charpentiers était occupé à la construction des machines de siége, le reste de l’armée flamande fut conduit hors de la ville pour creuser les fossés du camp. Les tisserands et les bouchers reçurent chacun un hoyau ou une bêche, et se mirent à l’œuvre avec ardeur ; les retranchements furent élevés comme par enchantement ; l’armée entière rivalisait de zèle au travail ; c’était une véritable lutte de dévouement. Bêches et boyaux s’élevaient et s’abaissaient avec une telle rapidité que l’œil ne pouvait les suivre, et la terre volait en grosses mottes au sommet du retranchement, comme les pierres innombrables qu’une ville assiégée lance à l’ennemi.

À mesure que les travaux de terre s’achevaient, d’autres hommes venaient y adosser des tentes. De temps en temps, les travailleurs laissaient leurs outils enfoncés dans le sol, et montaient à la hâte sur le retranchement ; alors une clameur triomphale courait dans toute l’armée, et le cri : « Flandre au Lion ! Flandre au Lion ! » retentissait au loin comme une joyeuse réponse. Cela avait lieu chaque fois qu’un renfort arrivait d’autres villes.

Le peuple flamand avait, un peu à tort, accusé la noblesse de félonie et de couardise ; il est vrai qu’un grand nombre de seigneurs s’étaient ouvertement déclarés pour les Français ; mais le chiffre de ceux qui étaient demeurés fidèles à la cause de la patrie était plus considérable que celui des renégats. Cinquante-deux d’entre les principaux chevaliers flamands étaient captifs en France ; assurément c’était l’amour de leur pays et le dévouement à leur souverain qui les y avait contraints ; quant aux nobles restés en Flandre, s’ils ne s’étaient pas joints aux communes insurgées, c’est parce qu’ils regardaient le champ de bataille comme le seul lieu où ils pussent faire preuve dignement de courage et de dévouement. Les mœurs du temps leur avaient donné ces sentiments ; car il y avait alors autant de distance entre le chevalier et les gens des communes, qu’il y en a aujourd’hui entre le maître et son domestique. Aussi longtemps que la lutte s’était concentrée dans l’enceinte des villes et avait été dirigée par les chefs populaires, ils étaient demeurés dans leurs châteaux, en gémissant sur l’oppression de la patrie ; mais dès que Guy fit appel à ses sujets comme suzerain légitime, ils s’empressèrent d’accourir avec leurs hommes.

Dès le matin du premier jour, arrivèrent à Courtray, les seigneurs Baudouin de Papenrode, Henri de Raveschoot, Ivon de Belleghem, Salomon de Sevecote, et le sire de Maldeghem avec ses deux fils. À midi, des flots de poussière s’élevèrent comme un nuage dans la direction de Moorsele, au dessus des massifs d’arbres qui entourent ce village ; et l’on vit entrer dans la ville, salués par les acclamations enthousiastes des Brugeois, debout sur leurs retranchement, cinq cents hommes, venant de Furnes, et ayant à leur tête l’illustre guerrier Eustache Sporkyn. Une foule de chevaliers qu’ils avaient rencontrés, chemin faisant, les accompagnaient ; parmi ceux-ci les principaux étaient : messires Jean d’Ayshoven, Guillaume de Daekenam et son frère Pierre ; le sire de Landeghem, Hugues van der Moere, Simon de Caestere. Jean Willebaert de Thourout s’était aussi rangé, avec quelques hommes, sous le commandement de Sporkyn. À tout instant, des chevaliers arrivaient seuls au camp, et même il y en eut qui appartenaient à d’autres pays ou à d’autres comtés, et qui, se trouvant en Flandre, n’hésitèrent pas à prendre part à l’œuvre de délivrance des Flamands. Ainsi, Henri de Lonchyn du Luxembourg, Goswyn de Goetsenhove et Jean van Cuyck, deux nobles Brabançons, se trouvaient déjà auprès de Guy, quand arrivèrent les gens de Furnes. Dès qu’ils se furent restaurés, tous ces hommes furent envoyés au camp et placés sous les ordres de messire de Renesse.

Le deuxième jour, accoururent les gens d’Ypres. Bien qu’ils dussent veiller à la sûreté de leur propre ville, ils n’avaient pu souffrir qu’on délivrât le pays de Flandre de la domination étrangère, sans leur concours. Ils formaient la plus belle troupe que l’on pût voir ; cinq cents d’entre eux étaient armés de masses d’armes, entièrement vêtus d’écarlate, et coiffés de chaperons surmontés de radieuses aigrettes ; ils portaient aussi des plaques d’acier sur la poitrine, des brassarts et des genouillères qui scintillaient au soleil. Sept cents autres portaient de grandes arbalètes à ressort de fer ; ils portaient un costume vert à galons jaunes. Avec eux se trouvaient Jacques d’Ypres, écuyer du comte Jean de Namur, messire Didier de Flamertinghe, Joseph van Hollebeke, Baudouin de Paschendale ; les chefs étaient Philippe Baelde et Pierre Belle, doyens des deux principaux métiers d’Ypres.

Dans l’après-dîner vint le reste du contingent du Franc[1], c’est-à-dire les hommes des villages avoisinant Bruges et qui étaient au nombre de deux cents bien armés et bien équipés.

Le troisième jour, avant midi, messire Guillaume de Juliers, le prêtre, arriva de Cassel avec Jean de Renesse. Cinq cents cavaliers, quatre cents Zélandais et un renfort de Brugeois entrèrent avec eux dans le camp[2].

La plupart des chevaliers convoqués avaient répondu à l’appel ; la plupart des villes avaient envoyé leurs hommes ; toutes sortes d’hommes d’armes se trouvaient sous les ordres de Guy. La joie qui transporta les Flamands, durant ces quelques jours, échappe à toute expression ; ils s’apercevaient enfin que leurs compatriotes n’étaient pas aussi abâtardis qu’on l’eût pu croire, et que, sur toute l’étendue du sol flamand, la patrie comptait encore un grand nombre d’hommes vaillants et décidés : déjà près de vingt et un mille combattants étaient campés sous l’étendard du lion noir, et de nouveaux renforts de moindre importance arrivaient à toute instant.

Bien que l’ennemi eût une armée de soixante-deux mille hommes, dont la moitié consistait en cavalerie, les Flamands n’éprouvèrent plus la moindre appréhension. Dans leur exaltation ils quittaient souvent leur travail pour s’embrasser mutuellement et ne trouvaient alors que des paroles de triomphe, comme si rien ne pouvait leur enlever la victoire.

Vers le soir, au moment où ils regagnaient leurs huttes avec leurs bêches, le cri : « Flandre au Lion ! » retentit de nouveau sur les murs de Courtray ; chacun courut aux retranchements pour voir ce dont il s’agissait. Dès que les regards se furent portés en dehors de l’enceinte du camp, des cris de joie répondirent aux acclamations des Courtraisiens. Six cents cavaliers bardés de fer faisaient leur entrée dans le camp. Cette troupe venait de Namur et était envoyée en Flandre par Jean de Namur, frère de Robert de Béthune. L’arrivée de ce renfort porta à son comble la joie des Flamands ; car la cavalerie leur faisait grand défaut. Bien qu’ils sussent que les gens de Namur ne pouvaient les comprendre, ils leur adressèrent mille cris de bienvenue et leur apportèrent du vin en abondance. Les soldats étrangers, à la vue de ces affectueuses effusions, se sentirent pris d’une sympathie réciproque et jurèrent de verser leur sang pour d’aussi bonnes gens.

La seule ville de Gand n’avait pas répondu à l’appel, pas un seul compagnon n’en était encore venu à Courtray. On savait depuis longtemps que Gand fourmillait de léliards et que le magistrat de cette ville était tout à fait sympathique aux étrangers ; cependant on avait compté sur un secours de sept cents hommes, et Jean Borlunt avait promis son concours. Dans le doute où l’on se trouvait, les Flamands qui se trouvaient au camp n’osaient accuser à haute voix leurs frères de Gand de trahison ; cependant les Gantois étaient tenus pour suspects par un grand nombre, et mainte voix isolée leur adressait des épithètes méprisantes dont il était difficile de mesurer la portée.

Le soir, alors que le soleil avait disparu depuis une heure derrière le village de Moorsele, tous les ouvriers étaient rentrés dans leurs tentes. On entendait çà et là une chanson suivie du choc des hanaps et dont de nombreuses voix répétaient le refrain ; dans d’autres tentes il y avait des conversations animées et confuses dans lesquelles le cri : « Flandre au Lion ! » permettait de supposer que les interlocuteurs s’excitaient mutuellement à combattre vaillamment quand l’heure de la lutte serait venue, et se communiquaient librement leurs sentiments. Au centre du camp, à une certaine distance des tentes, flamboyait un grand feu qui illuminait les alentours de ses rouges lueurs. Une dizaine d’hommes étaient chargés de l’entretenir ; on les voyait arriver tour à tour, traînant de grandes branches, et l’on entendait par intervalles la voix d’un chef s’écrier :

— Attention ! prenez garde ! ne remuez pas le foyer ainsi ; ne chassez pas d’étincelles sur le camp !

À quelques pas du foyer se trouvait la tente de la garde du camp ; c’était un toit recouvert de peaux de bœufs, et dont la charpente reposait sur huit grosses poutres : les quatres faces en étaient ouvertes de sorte qu’on pouvait surveiller le camp dans toutes les directions.

Jean Breydel devait veiller cette nuit-là avec cinquante de ses hommes ; ils étaient assis tous sur de petits sièges de bois autour d’une table, sous le toit qui devait les garantir contre la rosée et la pluie ; leurs haches, sous le reflet du feu, flamboyaient dans leurs mains, comme des armes de feu ; On voyait au dehors les sentinelles se promener dans les ténèbres. Une grande cruche de vin et un certain nombre de hanaps d’étain se trouvaient devant eux sur la table, et, bien qu’il ne leur fût pas interdit de boire, on pouvait voir néanmoins qu’ils le faisaient avec modération, car ils portaient rarement les hanaps à la bouche. Ils riaient et jasaient joyeusement et racontaient d’avance les beaux coups qu’ils comptaient porter à l’ennemi dans la bataille imminente.

— Qu’on dise encore, s’écria Breydel, que les Flamands ne ressemblent pas à leurs pères, alors qu’une armée telle que la nôtre se réunit de bonne volonté ! Que les Français viennent avec leurs soixante-deux mille hommes ! Plus il y aura de gibier, meilleure sera la chasse. Ils disent que nous sommes un tas de misérables chiens ; mais qu’ils prient Dieu que ces chiens ne les mordent pas, car ils ont bonnes dents !

Les bouchers rirent de bon cœur de cette sortie ironique de leur doyen ; ils regardaient à dessein un vieux compagnon, dont la barbe grise attestait le grand âge. L’un d’eux lui cria :

— Et toi, Jacques, ne saurais-tu plus mordre ?

— Si mes dents ne sont plus aussi bonnes que les vôtres, répondit, le vieux boucher, je n’en ai pas moins une hache qui a l’habitude de mordre depuis longtemps. Je parierais avec vous vingt mesures de vin à celui qui enverra en enfer le plus de Français.

— C’est fait, s’écria un autre ; nous allons les boire tout de suite ; je vais les chercher.

— Un instant, dit Breydel en intervenant, restez en place. Buvez demain ; car, je vous le déclare, le premier qui s’enivre, je le fais jeter en prison à Courtray : il n’assistera pas à la bataille.

Cette menace produisit sur les bouchers un effet étonnant : les paroles s’éteignirent sur leurs lèvres, et plus un d’eux ne bougea ; le vieux boucher seul osa encore parler :

— Par la barbe de notre doyen, s’écria-t-il, si pareille chose devait m’arriver, je préférerais être rôti tout vif sur un gril, comme cela est arrivé jadis à monseigneur saint Laurent ; car, de ma vie, je n’aurai occasion de revoir pareille fête.

Breydel s’aperçut que sa menace avait frappé tous les assistants de crainte et de tristesse : cela lui déplut d’autant plus, que lui-même était enclin à la gaieté. Dans le but de réveiller chez ceux qui l’entouraient l’élan et la joie, il saisit la cruche, et, remplissant successivement les hanaps, il dit :

— Eh bien, mes gars, pourquoi vous taisez-vous ? Tenez, prenez et buvez, et que le vin vous rende la parole. Je suis fâché de vous avoir parlé comme je viens de le faire. Est-ce que je ne vous connais pas ? Ne sais-je pas que le sang des bouchers coule dans vos veines ? Allons, à votre santé, camarades !

Une expression de plaisir reparut tout à coup sur la physionomie des bouchers, et le silence qu’ils gardaient se changea en de longs éclats de rire quand ils s’aperçurent que la menace de leur doyen n’était qu’une plaisanterie.

— Buvez, reprit Breydel, en remplissant son verre : cette cruche est à vous, il faut la vider jusqu’au fond. Vos compagnons, qui sont en sentinelle, en trouveront une autre à leur retour. Maintenant que nous voyons toutes les villes nous venir en aide, et que nous nous trouvons si forts, nous pouvons bien fêter ce bonheur.

— Je bois à la honte des Gantois ! s’écria l’un des compagnons. Depuis longtemps nous savons que qui compte sur eux compte sans son hôte ; mais peu importe ! qu’ils restent chez eux : notre brave ville de Bruges aura seule l’honneur de la lutte et de la délivrance.

— Les Gantois sont-ils bien des Flamands comme nous ? s’écria un autre, et leur cœur bat-il pour la liberté ? Y a-t-il à Gand des bouchers comme nous ? Vive Bruges ! c’est là qu’est la vraie race flamande !

— Comment ? s’écria Breydel ; il y a à Gand un homme qui a un cœur de lion. Jean Borlunt n’est-il pas connu dans le monde entier ? Je suis sûr que s’il voulait s’enquérir de la chose, il découvrirait que ses pères étaient des bouchers ou quelque chose de pareil ; car messire Jean ressemble à un Gantois comme un taureau à un agneau.

Les bouchers éclatèrent de rire de nouveau.

— Et je ne sais, poursuivit Breydel, pourquoi monseigneur Guy souhaite leur venue ; n’y a-t-il pas déjà trop grande disette au camp pour appeler ici de nouveaux mangeurs ? Monseigneur Guy croit-il que nous soyions hommes à perdre la partie ? On voit bien qu’il habite Namur : il ne connaît pas les Brugeois, sans cela il ne désirerait pas la venue des Gantois. Nous n’avons pas besoin d’eux, qu’ils restent où ils sont : nous ferons bien nos affaires sans eux, — et puis ce sont des gens qui hésitent toujours.

En vrai Brugeois, Breydel n’aimait pas les Gantois. Depuis leur fondation, les deux principales villes de la Flandre avaient toujours été en querelle, non pas que l’une d’elles possédât des citoyens plus courageux et plus dévoués, mais parce que toutes deux, vivant de l’industrie, s’efforçaient mutuellement de s’enlever le commerce et de l’accaparer chacune pour leur compte exclusivement. Aujourd’hui cette haine persiste encore entre les habitants de Gand et de Bruges ; il est si difficile d’enlever à un peuple ses sentiments héréditaires que la vieille envie que se portent les deux cités a persévéré jusqu’à nos jours.

Ainsi discourait Breydel avec ses compagnons ; plus d’une injure fut proférée à l’adresse des Gantois, jusqu’à ce que, ce thème étant épuisé, on fit tomber l’entretien sur un autre sujet. Tout à coup l’attention générale fut attirée par un bruit imprévu ; on eût dit que deux hommes luttaient à quelques pas de la tente. Tous se levèrent pour aller voir ce que ce pouvait être, mais avant que personne eût eu le temps de sortir de la tente, entra un boucher placé en sentinelle avec autre personnage qu’il attirait violemment à l’intérieur :

— Maître, dit-il en poussant l’étranger dans la tente, j’ai trouvé ce ménestrel derrière le camp ; il allait écouter à toutes les tentes et se glissait à pas de loup dans les ténèbres : pendant longtemps je l’ai suivi et épié. Il y a sans doute quelque trahison là-dessous, car voyez comme le coquin tremble.

L’homme qu’il avait introduit dans la tente était vêtu d’un pourpoint bleu, et portait sur la tête un chaperon orné d’une plume. Une longue barbe couvrait la moitié de son visage. De la main gauche il tenait un petit instrument à cordes qui ressemblait assez à une harpe et semblait vouloir en jouer un air. Il tremblait de peur et il était d’une pâleur telle qu’on eût dit que la vie allait l’abandonner ; il était visible qu’il voulait éviter le regard de Jean Breydel ; car il tournait la tête d’un autre côté pour que le doyen ne vît point ses traits.

— Que viens-tu faire dans le camp ? s’écria Breydel ; pourquoi es-tu aux écoutes autour des tentes ? Réponds !… vite !

Le ménestrel répondit dans une langue qui ressemblait au haut allemand et fit présumer par là qu’il appartenait à une autre partie du pays.

— Maître, dit-il, je viens de Luxembourg, et j’ai porté à Courtray un message destiné à messire de Lonchyn. On m’a dit qu’un de mes frères se trouve au camp, et j’étais venu à sa recherche. Je suis tout saisi et tout effrayé de ce que la sentinelle m’ait pris pour un espion ; mais j’espère que vous ne me ferez point de mal.

Breydel, qui se sentit pris de compassion pour le poëte, renvoya la sentinelle et, désignant un siége à l’étranger, il dit :

— Vous devez être fatigué par un aussi long voyage. Asseyez-vous, mon beau ménestrel. Buvez, — ce hanap est à vous. Vous nous chanterez quelques chansons et nous saurons récompenser votre talent. Reprenez courage, vous vous trouvez au milieu de braves gens.

— Pardonnez-moi, maître, répondit le ménestrel, je ne puis demeurer ici, car le messire de Lonchyn m’attend. Je pense que vous ne voudrez pas contrarier le désir du noble chevalier en me retenant plus longtemps.

— Il nous faut une chanson ! s’écrièrent les bouchers ; il ne partira pas avant d’avoir chanté.

— Hâtez-vous, s’écria Breydel ; car si vous ne voulez pas nous donner le plaisir d’entendre quelques chansons, je vous garde ici jusqu’à demain. Si vous vous étiez mis tout de suite de bonne volonté, vous en auriez déjà fini. Chantez, je vous l’ordonne !

L’inquiétude du ménestrel s’accrut à cette sommation impérative ; à peine savait-il encore tenir sa harpe en main, et il tremblait tellement que les cordes de l’instrument, en frôlant ses vêtements, résonnèrent et envoyèrent quelques vagues accords à l’oreille des bouchers, ce qui rendit leur envie encore plus grande.

— Veux-tu jouer ou chanter ? s’écria Breydel, car si tu ne te hâtes, cela va tourner mal.

Le ménestrel, pris d’une mortelle frayeur, porta sur la harpe ses doigts tremblants et ne tira de l’instrument que des sons faux et confus. Les bouchers s’aperçurent sur-le-champ qu’il ne savait pas en jouer.

— C’est un espion ! s’écria Breydel : fouillez-le et assurez-vous s’il ne porte pas sur lui quelque trahison.

En un instant le ménestrel fut dépouillé de ses vêtements de dessus, et bien qu’il demandât grâce d’une voix suppliante, il fut durant cette perquisition rudement poussé de côté et d’autre.

— Je le tiens ! s’écria un boucher qui avait glissé la main sous le pourpoint de l’inconnu ; voici la preuve de la trahison !

Il retira sa main qui tenait un parchemin ployé en trois ou quatre doubles et auquel était appendu un sceau entouré de cire pour qu’il ne se brisât point. Le ménestrel était aussi atterré que s’il eût vu la mort devant lui : tout en regardant le doyen avec anxiété, il murmura quelques paroles qui ne furent pas entendues par les bouchers.

Jean Breydel saisit le parchemin, le déploya et le considéra pendant longtemps, sans que cette contemplation pût lui rien apprendre ; à cette époque, en dehors du clergé, peu de gens savaient lire, et les nobles eux-mêmes étaient la plupart plongés dans la plus profonde ignorance.

— Qu’est-ce que cela, misérable que tu es ? s’écria Breydel.

— C’est une lettre de messire de Lonchyn, balbutia d’une voix entrecoupée le faux ménestrel.

— Attends ! reprit le doyen, je vais savoir ce qu’il en est.

Il tira son couteau et coupa la cire qui enveloppait le sceau. Il aperçut les fleurs de lis, les armes de France, et s’élança en rugissant sur l’inconnu qu’il saisit par la barbe, et, tout en le secouant violemment, il s’écria :

— Ah ! c’est une lettre de messire de Lonchyn ? Non, c’est une lettre du châtelain de Lens, et tu es un infâme espion. Tu vas mourir d’une mort terrible, scélérat !

À ces mots, il tira si fortement la barbe de l’espion que les cordons qui attachaient cette barbe à la tête se brisèrent, et Breydel reconnut ses traits. Il le repoussa en arrière avec une telle colère qu’il alla rebondir contre l’un des poteaux qui soutenaient la tente.

— Oh, Brakels !… Brakels !… ta dernière heure est venue ! s’écria Breydel comme effrayé de l’apparition inattendue du traître.

Le vieux boucher qu’on avait plaisanté sur ses mauvaises dents se précipita sur Brakels, le saisit à la gorge et le serra avec une telle force contre le poteau où Breydel l’avait lancé, que les yeux du patient lui sortaient de la tête ; la vigoureuse étreinte du boucher coupait la respiration au traître. Il eût été bientôt étranglé, si les mouvements qu’il faisait pour se dégager ne lui eussent permis de soulager de temps en temps sa poitrine oppressée.

Les clameurs des bouchers avaient éveillé une foule de gens qui accouraient avec curiosité de toutes les tentes environnantes, les uns sans justaucorps, les autres sans pourpoints. Dès qu’ils surent la cause du tumulte, ils se mirent à demander avec rage que Brakels leur fût livré.

— Donnez-le-nous ! s’écriaient-ils : nous voulons son sang ! nous voulons sa chair !

Breydel saisit le vieux boucher par les épaules et le sépara de Brakels en s’écriant :

— Ne vous souillez pas du sang de ce traître ! S’il n’était trop vil il serait déjà mort de ma main.

— Non ! s’écria le boucher en levant sa hache, je veux me donner ce plaisir-là. On gagne une place en paradis en mettant à mort un traître à son pays. Laissez-moi faire, maître ; je vous en prie pour l’amour de Dieu ! un coup seulement !

Brakels agenouillé suppliait, les mains jointes, qu’on lui laissât la vie ; il se traîna jusqu’au doyen et dit en sanglotant :

— Oh ! maître, ayez donc pitié de moi… je servirai fidèlement la patrie… ne me tuez pas !

Breydel lui jeta un regard plein de colère et de mépris, et d’un coup de pied dans le côté le lança à l’autre extrémité de la tente. Sur ces entrefaites, les bouchers avaient grand’peine à contenir les milliers d’hommes qui se pressaient autour de la tente, et, transportés par l’ardeur de la vengeance, demandaient à grands cris qu’on leur livrât le traître.

— À nous ! à nous ! hurlait la foule furieuse. Au feu ! au feu !

— Je ne veux pas, dit Breydel à ses hommes d’un ton impérieux, je ne veux pas que le sang de cette vipère touche votre hache. Qu’on le livre au peuple !

À peine cet ordre était-il sorti de sa bouche, qu’il sortit de la foule un homme qui lança une corde au cou de Brakels ; des centaines de mains saisirent l’extrémité de cette corde, renversèrent le traître en arrière et le traînèrent hors de la tente. Ses clameurs d’angoisse se perdirent dans les cris de la foule. Après l’avoir traîné tout autour du camp, on l’amena, hurlant de douleur, auprès du feu, à travers lequel on le fit passer quatre ou cinq fois, jusqu’à ce que les charbons en s’attachant à son visage l’eussent rendu méconnaissable. La multitude reprit alors sa course et disparut dans les ténèbres avec le cadavre inanimé. Longtemps encore les cris retentirent au loin ; longtemps encore on tortura le corps du traître : une heure après, on le suspendit tout mutilé à un gibet dressé dans le voisinage du feu. Chacun regagna sa tente, et le plus profond silence suivit l’affreux tumulte qui avait accompagné la terrible exécution.

  1. Le Franc de Bruges.
  2. Voyez l’Excellente Chronique de Flandre.