Le Lion de Flandre (Conscience)/22

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Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 154-179).
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Un stigmate d’infamie devrait flétrir votre front, vous qui voulez toujours rester esclaves, et le remords devrait éternellement déchirer vos cœurs abâtardis…
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxP. F. van Kerckhoven.



L’armée française s’était campée à peu de distance de la ville de Lille, dans une plaine immense ; les innombrables tentes, nécessaires pour abriter autant d’hommes, couvraient plusieurs milles de terrain. Comme un haut rempart de terre entourait la place, de loin on eût pu croire qu’on avait devant soi une ville forte, si le hennissement des chevaux, les cris des soudards, la fumée des feux, et mille pennons flottants n’eussent trahi la présence d’une armée. La partie du camp qu’habitaient les nobles chevaliers était reconnaissable à leurs riches étendards et à leurs bannières brodées ; tandis qu’on n’y apercevait que tentes et pavillons de velours de toutes couleurs, on ne rencontrait dans l’autre partie que d’humbles huttes recouvertes de toile ou de paille. On eût pu s’étonner, à bon droit, qu’une armée aussi nombreuse ne souffrît pas de la faim, puisqu’à cette époque il était rare que les troupes en campagne emportassent avec elles quelques provisions ; cependant il s’y trouvait de tout en abondance : on y voyait le froment amoncelé dans la boue, et les meilleurs vivres y étaient foulés aux pieds. Les Français mettaient en œuvre un bon moyen de se procurer tout ce dont ils avaient besoin, et, en même temps, de se rendre odieux aux Flamands ; à chaque instant, de nombreuses bandes de soudards sortaient des retranchements pour parcourir les alentours, enlevant, pillant ou détruisant tout ce qu’ils rencontraient sur leur passage ; ils avaient parfaitement compris les intentions de leur chef Robert d’Artois, et, pour les remplir, ils com mettaient les crimes les plus affreux qui se puissent commettre en temps de guerre. Comme emblème de la dévastation dent ils menaçaient la Flandre, tous avaient suspendu à leurs lances de petits balais, voulant faire connaître par là qu’ils venaient balayer et nettoyer le pays de Flandre. Ils n’épargnaient rien, en effet, pour remplir leur promesse : en peu de jours il ne resta debout, dans la partie méridionale du pays, ni une maison, ni une église, ni un château, ni un couvent, ni même un arbre ; tout était rasé et détruit. Ni l’âge ni le sexe ne fut respecté : les femmes et les enfants furent mis à mort, et leurs corps furent abandonnés sans sépulture aux oiseaux de proie.

Ce fut ainsi que les Français ouvrirent leur expédition. Ni la moindre crainte, ni le moindre remords ne vint les arrêter dans leur œuvre de destruction ; pleins de confiance dans leur nombre et dans leur force, ils s’estimaient sûrs de vaincre, mais leur conduite en était d’autant plus condamnable, et toute la Flandre devait subir le même sort, ils l’avaient juré !

Le matin même où Guy récompensait les fidèles services de de Coninck et de Breydel, le général français avait invité les principaux d’entre les chevaliers qui l’accompagnaient à un splendide banquet.

La tente du comte d’Artois était très-longue, très-large et partagée en différents compartiments ; il s’y trouvait des appartements pour les chevaliers de sa suite, des chambres pour les pages et les écuyers, pour les serviteurs de la bouche, et pour nombre d’autres gens attachés à sa personne. Au centre de la tente se trouvait une vaste salle destinée aux festins et aux réunions du conseil de guerre, et qui pouvait contenir un grand nombre de chevaliers. La soie rayée, qui recouvrait ce pavillon, était semée d’innombrables fleurs de lis. Sur la façade, au-dessus de la porte d’entrée, était appendu l’écusson de la maison d’Artois ; un peu plus loin, au sommet d’une éminence élevée pour la circonstance, flottait la grande bannière fleurdelisée de France. À l’intérieur de la magnifique salle, tendue des plus riches tapisseries, on avait disposé de longues tables et des siéges recouverts de velours : un palais n’eût vraiment pu offrir plus de richesses et de splendeur.

Au haut bout de la table d’honneur, était assis monseigneur Robert, comte d’Artois ; il était déjà d’un grand âge, mais encore dans toute la force de la vie ; une cicatrice, qui défigurait sa joue droite, attestait sa bravoure, et ajoutait à la dureté de ses traits. Bien que ses joues fussent labourées de rides profondes et maculées de taches brunes, ses yeux brillaient encore d’une ardeur virile sous leurs épais sourcils. L’ensemble de sa physionomie accusait la cruauté, et son regard farouche annonçait l’homme de guerre ne connaissant ni pitié ni merci.

À côté de lui, à sa droite, était assis le vieux Sigis, roi de Mélinde ; l’âge avait blanchi ses cheveux et courbé son front, néanmoins il voulait être présent à la bataille. Au milieu de tant de vieux guerriers, il sentait le courage d’autrefois renaître dans son cœur, et se promettait de se distinguer encore par Quelques beaux faits d’arme. Les traits du vieux prince inspiraient le plus profond respect, la douceur de caractère et la tranquillité d’âme y avaient gravé leur empreinte. Assurément le bon Sigis n’eût pas voulu combattre les Flamands, si le véritable état des choses lui eût été connu ; mais on l’avait induit en erreur, de même que bien d’autres, en affirmant que les Flamands étaient de mauvais chrétiens, et que, par conséquent, ce serait une œuvre méritoire devant Dieu que de les exterminer jusqu’au dernier[1]. À cette époque de foi fervente, il suffisait d’accuser quelque d’hérésie pour en faire l’ennemi mortel de tous.

À la gauche du comte d’Artois se trouvait Balthazar, roi de Majorque, guerrier impétueux et brave, c’est ce qu’annonçait assez sa physionomie ; il était impossible de supporter l’ardent regard de ses yeux noirs. Une joie sauvage illuminait ses traits, parce qu’il espérait rentrer en possession de son royaume, que les Maures lui avaient enlevé. Auprès de lui était le sire de Châtillon, ancien gouverneur de la Flandre, l’homme qui, comme instrument de la reine Jeanne, était la cause de tous les malheurs survenus ; c’était par sa faute que tant de Français avaient été mis à mort à Bruges et à Gand ; il était cause aussi de l’horrible boucherie humaine qui était imminente. Quels flots de sang ne criaient pas vengeance au ciel contre ce tyran ! Il se rappelait comment les Brugeois l’avaient chassé de leur ville après l’avoir accablé d’outrages, et se promettait de terribles représailles ; il lui semblait impossible que les Flamands pussent résister à la puissance de tant de rois, de princes et de comtes conjurés contre eux ; aussi se réjouissait-il déjà dans son cœur, et sa physionomie était-elle joyeuse et épanouie.

Après lui venait son frère Guy de Saint-Pol, non moins avide de vengeance que lui ; puis Thibaut, comte de Lorraine, entre les sires Jean de Barlas et Renaud de Trie ; ils étaient venus prêter aide aux Français, avec six cents chevaux et deux mille archers. Rodolphe de Nesle, un brave et généreux chevalier, était placé à côté de messire Henri de Ligny, du côté gauche de la table ; le mécontentement et la tristesse se peignaient sur son visage, et l’on voyait que les cruelles menaces proférées autour de lui à l’adresse des Flamands ne rencontraient nullement sa sympathie. Au centre, du côté droit, entre Louis de Clermont et le comte Jean d’Aumale, se trouvait Godefroi de Brabant, qui avait amené aux Français un renfort de cinq cents chevaux[2].

Non loin de ceux-ci on admirait la grande stature du Zélandais Hugues d’Arckel ; sa tête dépassait celle de tous les autres chevaliers, et sa robuste et puissante carrure disait assez combien un tel combattant devait être redoutable sur le champ de bataille. Depuis de longues années, ce chevalier n’avait eu d’autre demeure que les camps ; renommé en tous lieux pour sa valeur et ses beaux faits d’armes, il avait rassemblé une troupe de huit cents hommes intrépides et se rendait avec ceux-ci dans tous les pays où il y avait occasion de se battre. Maintes fois, il avait fait pencher la victoire du côté du prince qu’il servait, et il était couvert de blessures aussi bien que ses hommes. Cette lutte continuelle faisait sa vie et son bonheur ; il ne pouvait endurer le repos. Il s’était joint à l’armée française, parce qu’il y avait trouvé un grand nombre de frères d’armes : comme il n’était poussé que par son penchant à guerroyer, peu lui importait pour qui ou pour quoi il allait combattre.

Parmi les convives se trouvaient encore, entre autres, les sires Simon de Piémont, Louis de Beaujeu, Froald, châtelain de Douai et Alain de Bretagne.

D’autres chevaliers occupaient le bas bout de la table. Comme si les Français ne voulaient pas se mêler à eux, ils étaient assis ensemble à la place la moins honorable. Et les Français n’avaient pas tort, en vérité, ces chevaliers ne méritaient que leur mépris ; tandis que leurs vassaux, comme de loyaux Flamands, attendaient l’ennemi de pied ferme, eux, leurs seigneurs, se trouvaient dans le camp français. Quel fatal aveuglement poussait ces fils abâtardis à déchirer, comme des serpents, le sein de leur mère ? Ils allaient, sous un étendard ennemi, verser le sang de leurs compatriotes sur le sol de la patrie ; le sang d’un frère ou d’un ami peut-être ; et pourquoi ? pour faire du pays qui leur avait donné le jour une terre de servitude, et le soumettre au joug de l’étranger.

Ces bâtards n’avaient donc point de cœur qui leur fît pressentir l’ignominie et l’opprobre qui les attendaient ; ils ne sentaient pas la morsure du ver rongeur de la conscience ! Les noms de ces Flamands indignes ont été conservés à la postérité ; parmi un grand nombre d’autres, les principaux étaient : Henri de Bautersem, Geldof de Wynghene, Arnould d’Eyckhove et son fils aîné, Henri de Wilre, Guillaume de Redinghe, Arnould de Hofstad, Guillaume de Craenendonck et Jean de Raneel.

Tous les convives mangeaient dans des plats d’argent ciselés et buvaient les vins les plus exquis dans des coupes d’or. Celles qui se trouvaient devant Robert d’Artois et devant les deux rois étaient plus précieuses que les autres ; leurs armoiries y étaient sculptées avec art, et maintes pierreries d’une inappréciable valeur y étaient enchâssées. Durant le repas, on parla beaucoup de l’état des choses, et le langage des convives ne faisait que trop comprendre quel terrible sort était réservé à la Flandre condamnée.

— Oui, oui, répondit le comte d’Artois à une question du sire de Châtillon, il faut tout exterminer. Ces damnés Flamands ne peuvent être domptés que par le fer et le feu ; et, si nous laissions en vie ce tas de rebelles, nous n’en viendrions jamais à bout ; or, il faut que cela finisse. Messires, menons rondement l’affaire, pour que notre épée ne soit pas souillée trop longtemps de ce sang impur.

— Vraiment, dit Jean de Raneel, le léliard, vraiment, monseigneur d’Artois, vous avez raison, car il est impossible de rien faire de ces mutins ; ils sont trop riches et se croiraient bientôt au-dessus de nous. Déjà ils se refusent à reconnaître le droit que nous, issus d’un sang noble, avons de les traiter comme nos sujets, comme si l’argent qu’ils ont gagné par le commerce pouvait anoblir leur sang. Ils se sont construits à Bruges et à Gand des maisons qui surpassent nos châteaux en luxe et en magnificence : n’est-ce pas là une sanglante injure pour nous ? Nous ne pouvons supporter cela plus longtemps.

— Et que ferez-vous quand vous aurez mis à mort tous vos vassaux ? demanda le gigantesque Hugues d’Arckel en riant. Sur ma foi, vous en serez réduits à labourer vos terres vous-mêmes ; belle perspective, en vérité !

— Oh ! répondit Jean de Raneel, je sais un excellent moyen d’y pourvoir : quand la Flandre sera purgée de cette engeance entêtée, je ferai venir des serfs français de la Normandie et en repeuplerai mes terres.

— De cette façon, la Flandre pourrait bien devenir une partie de la France, répartit monseigneur d’Artois ; c’est une bonne idée, et je la soumettrai au roi pour qu’il engage les autres vassaux à recourir au même moyen. Je crois qu’il ne serait pas difficile de les décider.

— Assurément non, messire. Ne trouvez-vous pas mon idée excellente ?

— Oui, oui, nous y songerons ; mais commençons par faire place nette.

Les traits de Rodolphe de Nesle se contractèrent sous l’influence d’un dépit concentré ; les paroles qu’il venait d’entendre lui déplaisaient souverainement, car son généreux caractère se révoltait contre une telle cruauté.

— Mais, monseigneur d’Artois, dit-il avec vivacité, je vous le demande, sommes-nous, oui ou non, chevaliers, et l’honneur n’exige-t-il de nous rien de plus que d’agir avec plus de rigueur que si nous avions affaire aux Sarrasins ? Vous poussez la cruauté trop loin ; je vous assure qu’une telle conduite serait pour nous un opprobre devant le monde entier. Livrons bataille à l’armée flamande et remportons la victoire, cela suffit ! Et ne dédaignez pas trop ce peuple, il nous donnera passablement de besogne ; et puis, ces gens ne sont-ils pas sous le commandement du fils de leur souverain ?

— Connétable de Nesle, répliqua vivement le comte d’Artois, je sais que vous portez aux Flamands une excessive sympathie ; cette sympathie vous fait honneur, en vérité ! C’est sans doute votre fille qui vous inspire d’aussi louables sentiments[3] ?

— Monseigneur d’Artois, répondit Rodolphe, quoique ma fille habite la Flandre, ne me défendez pas d’être aussi bon Français que qui que ce soit ; mon épée l’a suffisamment prouvé en mainte occasion, et j’ai lieu de croire que ces honorables chevaliers ne ratifieront pas vos ironiques paroles. Mais ce qui me pèse davantage sur le cœur, c’est l’honneur même de la chevalerie, et je vous assure que cet honneur est en grand péril.

— Que signifie cela ? s’écria le comte d’Artois ; ne dirait-on pas que vous voulez justifier ces rebelles ? N’ont-ils pas mérité la mort en égorgeant sept mille Français, sans leur faire ni grâce ni merci ?

— Sans aucun doute, ils ont mérité la mort, aussi vengerai-je, autant que possible, l’outrage fait à la couronne de mon roi ; mais je ne le ferai que sur ceux que je trouverai les armes à la main. J’en appelle à tous les chevaliers ici présents, et je leur demande s’il convient que notre épée fasse office de bourreau et mette à mort des gens désarmés, au moment où ils sont à labourer leurs champs ?

— Il a raison ! s’écria Hugues d’Arckel avec colère ; nous ne combattons pas des Maures, messires, et c’est une œuvre déshonorante qu’on nous propose. Songez que nous avons affaire à des chrétiens. Il coule encore du sang thiois[4] dans mes veines, et je ne souffrirai pas qu’on traite mes frères comme des chiens ; ils nous offrent la bataille en rase campagne, et nous devons les combattre, selon les lois de la guerre.

— Est-il possible, reprit le comte d’Artois, que vous preniez le parti de ces misérables manants ? Déjà notre roi, par excès de bonté, a essayé tous les moyens de les amener à composition, mais rien n’a réussi ; et maintenant il nous faudrait laisser égorger nos hommes, insulter et calomnier notre roi, et ménager de plus la vie de ces sujets rebelles ! Non, cela ne sera pas : je sais quels ordres m’ont été donnés, et je les exécuterai et les ferai exécuter.

— Monseigneur d’Artois, dit Rodolphe de Nesle avec un redoublement d’énergie, je ne sais quels sont les ordres que vous avez reçus, mais je vous déclare que je n’y obéirai point s’ils sont en opposition avec l’honneur de la chevalerie ; le roi lui-même n’a pas le droit de déshonorer mes armes. Écoutez, messires, si je n’ai pas raison ; ce matin je suis sorti du camp de très-bonne heure, et j’ai trouvé partout les traces des plus affreuses dévastations. Les églises sont incendiées, les autels dépouillés et profanés, des monceaux de cadavres de femmes et d’enfants gisent dans les champs, livrés en proie aux corbeaux. Est-ce là une loyale façon de faire la guerre, je vous le demande ?

À ces mots, il se leva de table, et, soulevant la portière de la tente, il reprit en montrant la campagne :

— Voyez, messires ! regardez ! dans toutes les directions vos yeux rencontreront les flammes de la destruction ; le ciel est obscurci par la fumée ; voilà là-bas tout un village en feu. Qu’est-ce qu’une guerre semblable ? C’est pire que si les barbares Normands étaient revenus transformer le monde en un repaire d’assassins !

Robert d’Artois, rouge de colère, s’agita sur son siége avec impatience et s’écria :

— Cela a duré trop longtemps. Je ne souffrirai pas qu’on parle ainsi en ma présence ; je sais ce que j’ai à faire. Il faut que la Flandre soit purifiée, je n’y puis rien. Ce sujet de conversation me déplaît souverainement, et je prie messire le connétable de ne plus s’exprimer comme il vient de le faire. Qu’il garde son épée pure de toute souillure, nous saurons en faire autant : aussi bien les faits et gestes de nos soudards ne peuvent-ils entacher notre honneur. Brisons-là ce fâcheux entretien, et que chacun songe à faire son devoir.

Il éleva sa coupe d’or et s’écria :

— À l’honneur de la France et à l’extermination des rebelles !

Raoul de Nesle répéta : À l’honneur de la France ! et appuya à dessein sur ces mots. Chacun comprit qu’il ne voulait pas boire à l’extermination des Flamands. Hugues d’Arckel porta la main à la coupe qui se trouvait devant lui, mais il ne la souleva pas de table et ne proféra pas un mot. Tous les autres répétèrent à l’envi les paroles du général et burent à l’anéantissement des Flamands.

Depuis quelques instants, la physionomie de Hugues d’Arckel avait pris une étrange expression : on y lisait le mépris et la colère ; il regardait fixement le comte d’Artois comme s’il eût été sur le point de le défier.

— J’aurais honte, s’écria-t-il tout à coup, de boire encore à l’honneur de la France !

Robert d’Artois rugit de colère ; il frappa la table de sa coupe avec une telle violence que les coupes des autres convives rebondirent.

— Messire d’Arckel, s’écria-t-il, vous allez boire à l’honneur de la France… Je le veux !

— Monseigneur, répondit Hugues avec un calme simulé, je ne bois pas à la dévastation d’un pays chrétien. J’ai longtemps combattu dans toutes les contrées, mais jamais je n’ai rencontré de chevaliers qui consentissent à charger leur conscience d’aussi horribles forfaits.

— Vous me ferez raison, je le veux, vous dis-je !

— Et moi, je ne le veux pas ! répondit Hugues. Écoutez, monseigneur d’Artois, vous m’avez déjà dit que mes hommes réclament une paye trop élevée et vous coûtent trop cher ; eh bien, vous n’aurez plus à les payer désormais, je ne veux plus servir dans votre armée : voilà notre différend clos.

Tous les chevaliers et le comte d’Artois lui-même furent vivement impressionnés par cette déclaration, car ils regardaient le départ de Hugues comme une véritable perte. Le Zélandais repoussa son siége en arrière et s’écria en jetant sur la table un de ses gants :

— Messires, je vous dis à tous que vous mentez ! je vous insulte en pleine face. Voilà mon gant : le relève qui veut ! Je le provoque en combat singulier.

La plupart des chevaliers, y compris Raoul de Nesle, s’élancèrent pour saisir le gant ; mais Robert d’Artois y avait mis tant de promptitude qu’il l’avait saisi avant tout autre.

— J’accepte votre défi, dit-il ; allons !

Le vieux roi Sigis de Mélinde se leva et appuya sa main sur la table en faisant signe qu’il voulait parler. Le profond respect que les deux champions ressentaient pour lui les contint ; ils se turent pour l’écouter. Le vieillard parla en ces termes :

— Messires, modérez un peu votre emportement et veuillez prêter l’oreille à mes conseils. Vous, comte Robert, vous n’êtes plus en ce moment maître de votre vie ; si vous succombiez, l’armée de votre souverain se trouverait sans chef et serait exposée à se voir désorganisée et divisée : vous ne pouvez courir ce risque. Quant à vous, messire d’Arckel, je vous demande si vous doutez de la bravoure de monseigneur d’Artois ?

— Nullement, répondit d’Arckel ; je reconnais monseigneur Robert pour un courageux et intrépide chevalier.

— Vous l’entendez, monseigneur, reprit le roi de Mélinde, votre honneur n’est pas en jeu ; il ne vous reste qu’à venger l’insulte faite à la France. Je vous conseille à tous deux de remettre le duel au jour qui suivra la bataille. Je vous le demande à tous, messires, ce conseil n’est-il pas dicté par une sage prudence ?

— Oui, oui, répondirent les chevaliers, à moins que monseigneur le comte ne veuille accorder à l’un de nous la faveur de relever le gant à sa place.

— Silence ! s’écria le comte d’Artois, je ne veux pas entendre parler de cela. Messire d’Arckel, consentez-vous au délai proposé ?

— Cela m’importe peu ! j’ai jeté mon gant, monseigneur le comte l’a relevé ; qu’il fixe l’époque qui lui convient pour me le rendre.

— Soit ! dit Robert d’Artois ; si la bataille ne se prolonge pas jusqu’au coucher du soleil, j’irai vous trouver dès le même soir.

— Ne vous donnez pas cette peine, répondit Hugues, je vous rencontrerai plus tôt que vous ne le pensez.

Les deux adversaires échangèrent encore quelques menaces, mais cela n’alla pas plus loin.

— Messires, dit le roi Sigis, n’en parlons pas davantage. Remplissons derechef les coupes et oubliez pour le moment votre ressentiment. Asseyez-vous, messire d’Arckel.

— Non, non, s’écria Hugues, je ne m’assieds pas ; je quitte l’armée sur-le-champ. Adieu, messires ; nous nous reverrons sur le champ de bataille : Dieu vous ait en sa garde !

À ces mots, il sortit de la tente et réunit sans tarder ses huit cents hommes ; peu de temps après on entendit le son des trompettes et le cliquetis des armes d’une troupe qui se mettait en marche. Hugues d’Arckel quittait le camp français, et, dès le même soir, il arrivait chez les Flamands auxquels il offrit ses services. On comprend avec quelle joie il fut accueilli, car lui et ses hommes avaient la réputation d’être invincibles et ils la méritaient[5].

Les chevaliers français s’étaient remis à table et continuaient à boire tranquillement. Tandis qu’ils s’entretenaient de l’audacieuse témérité de Hugues, entra dans la tente un héraut d’armes qui s’inclina respectueusement devant eux : ses vêtements et ses armes étaient couverts de poussière, et la sueur découlait de son front. Tout attestait qu’il s’était fort hâté et avait couru de façon à être, pour ainsi dire, hors d’haleine. Les chevaliers le considéraient avec une vive curiosité pendant qu’il tirait un parchemin de dessous sa cuirasse. Il tendit ce parchemin au comte d’Artois et dit :

— Monseigneur, cet écrit vous est adressé de Courtray par messire de Lens, pour vous faire part de la grande détresse dans laquelle nous sommes.

— Comment ! s’écria le comte d’Artois avec impatience, messire de Lens ne sait-il pas défendre la citadelle de Courtray contre une poignée de manants à pied ?

— Permettez-moi de vous dire que vous vous trompez, monseigneur, répondit le messager. Les Flamands ont une armée qui n’est pas à dédaigner ; c’est comme s’ils s’étaient réunis par enchantement, — ils sont plus de trente mille et ont des chevaux et des machines de guerre en quantité ; ils construisent de formidables engins pour faire le siége du château. Nos vivres et nos flèches sont épuisés, et nous avons déjà commencé à manger nos plus mauvais chevaux. Si monseigneur tarde un jour encore à venir délivrer messire de Lens, tous les Français qui sont à Courtray y perdront la vie ; car il n’y a pas d’issue pour s’échapper. Messires de Lens, de Mortenay et de Rayecourt vous supplient humblement de les sauver de ce grand péril[6].

— Messires, s’écria Robert d’Artois, voilà une belle occasion, nous ne pouvions souhaiter mieux : tous les Flamands se sont réunis sous les murs de Courtray. Nous allons tomber sur eux, et il ne s’en échappera pas beaucoup : les pieds de nos chevaux feront justice de cette race maudite ; et vous, héraut, demeurez au camp, demain vous serez avec nous à Courtray. Et, maintenant, encore un dernier coup, messires ! allez et préparez vos hommes à se mettre en marche ; nous allons partir bientôt.

Au bout de peu d’instants, tous les convives quittèrent la tente pour remplir les ordres de leur chef. Les trompettes retentirent sur tous les points du camp pour appeler les soudards sous les armes ; les chevaux hennissaient, les armes se heurtaient bruyamment, et de toutes parts s’élevaient des retentissements sinistres. Quelques heures après, toutes les tentes étaient roulées et chargées sur les voitures : tout était prêt. Il manquait bien encore un grand nombre de soudards occupés à piller çà et là, mais leur nombre ne pouvait se remarquer dans une armée aussi considérable. Chaque chef se mit à la tête de sa troupe, les chevaliers se réunirent en deux corps, et l’armée sortit des retranchements dans l’ordre suivant :

Le premier détachement qui franchit les limites du camp se composait de trois mille hommes d’élite montés sur de légers chevaux ; ils tenaient à la main une hache d’armes, et de longues épées étaient suspendues à leur selle. Leur armure n’était pas aussi pesante que celle des autres cavaliers ; c’est pourquoi ils formaient l’avant-garde, comme destinés aux premières escarmouches. Immédiatement après eux venaient quatre mille archers à pied ; ils s’avançaient gravement, en rangs serrés, et en garantissant leur visage des rayons du soleil par leurs grands boucliers ; leurs carquois étaient remplis de flèches, et une courte épée sans fourreau étincelait à leur ceinture : ils venaient du midi de la France ; plus de la moitié d’entre eux étaient Espagnols ou Lombards. Jean de Barlas, un valeureux homme de guerre, passait à cheval de l’un à l’autre de ces détachements dont il était le chef.

Le deuxième corps était sous les ordres de Renaud de Trie, et comptait trois mille deux cents hommes de grosse cavalerie. Ils étaient montés sur de hauts et robustes chevaux de bataille, et portaient sur l’épaule droite une large épée qui lançait des éclairs ; des cuirasses en fer brut protégeaient leur torse, et des plaques d’une seule pièce, attachées par des courroies, défendaient leurs bras et leurs jambes. La plupart d’entre eux venaient de l’Orléanais.

Le connétable de Nesle commandait le troisième corps. D’abord venait un détachement de sept cents chevaliers revêtus de splendides armures et portant de magnifiques pennons au bout de leurs longues lances ; des panaches ondoyants tombaient du sommet de leurs casques jusque sur leurs épaules ; leurs armoiries étaient peintes en éclatantes couleurs sur leurs cuirasses. Les chevaux qu’ils montaient étaient couverts de fer de la tête aux pieds, et les houppes d’élégantes housses se balançaient sur leurs flancs. Plus de deux cents étendards richement brodés flottaient au-dessus de cette troupe ; c’était vraiment la plus belle réunion de chevaliers qu’on pût voir à cette époque. Derrière eux venaient deux mille soudards à cheval portant de lourds marteaux sur l’épaule, de plus une épée de combat était suspendue à leur selle. Ils avaient été recrutés dans l’armée permanente du roi Philippe le Bel.

À la tête du quatrième corps marchait Louis de Clermont, guerrier rempli d’expérience. Ce corps se composait de trois mille six cents cavaliers armés de lances et venant du royaume de Navarre. On s’apercevait facilement, à la régularité de leur équipement et à leur attitude, que c’étaient des hommes d’élite et parfaitement exercés. Au premier rang le porte-drapeau portait le grand étendard de Navarre.

Le comte Robert d’Artois s’était réservé le commandement de la troupe qui formait le centre de l’armée. Tous les chevaliers qui n’avaient pas amené d’hommes ou qui les avaient placés dans d’autres corps se trouvaient avec lui ; les rois de Majorque et de Mélinde chevauchaient à ses côtés. Parmi les autres on pouvait reconnaître, à sa magnifique armure, Thibaut, duc de Lorraine ; on y remarquait aussi les étendards renommés de Jean, comte de Tancarville, d’Angelin de Vimeux, de Renaud de Longueval, du sire de Reims, d’Arnould de Wesemael, maréchal de Brabant, de Robert de Montfort et d’une multitude d’autres qui s’étaient formés en un corps spécial. Ce corps dépassait le troisième en magnificence : les casques des chevaliers étaient argentés ou dorés, et leurs cuirasses étaient ornées de clous d’or. Le soleil, en lançant ses ardents rayons sur l’acier resplendissant de leur armure, changeait la noble troupe en un éblouissant foyer de lumière. Les épées de combat, suspendues aux selles, obéissaient aux mouvements des chevaux et choquaient avec un bruit retentissant le caparaçonnement de fer, de quoi résultait une sorte de musique guerrière qui accompagnait continuellement la marche des chevaliers. Après ceux-ci s’avançaient cinq mille cavaliers armés de haches et de masses d’armes. À cette division appartenaient encore seize mille fantassins partagés en trois corps. Le premier était formé de mille arbalétriers ; ils ne portaient pour armes défensives qu’une plaque de fer sur la poitrine et un casque aplati de forme quadrangulaire ; de petits carquois, remplis de flèches à pointe de fer, étaient attachés à leur ceinture, et de longues épées étaient suspendues à leur côté. Le second corps comprenait six mille hommes armés de massues garnies de formidables pointes de fer à leur extrémité inférieure. Le troisième consistait en helmhouwaers armés de haches à long manche. Tous ces hommes venaient de la Gascogne, du Languedoc et de l’Auvergne.

Messire Jacques de Châtillon, gouverneur du pays de Flandre, commandait le sixième corps. Les rangs serrés de cette troupe comptaient trois mille deux cents hommes à cheval. Ils avaient peint sur les pennons de leurs lances des balais flamboyants, signe de leur intention de nettoyer la Flandre ; leurs chevaux étaient des plus robustes de l’armée, et cependant ils avançaient avec peine sous le poids du fer dont ils étaient chargés.

Venaient ensuite le septième et le huitième corps, le premier sous le commandement de Jean, comte d’Aumale, le second sous les ordres de monseigneur Ferry de Lorraine. Chacun de ces corps se composait de deux mille sept cents cavaliers, tous originaires de la Lorraine, de la Normandie et de la Picardie.

Messire Godefroi de Brabant, avec ses vassaux à lui, au nombre de sept mille, formaient le neuvième corps.

Le dixième et dernier détachement de l’armée était confié à messire de Saint-Pol ; il faisait fonction d’arrière-garde et avait pour mission de veiller aux bagages de l’armée. Trois mille quatre cents cavaliers de toute arme marchaient en tête ; puis suivait une multitude de fantassins armés d’arcs ou d’épées de combat ; le nombre en dépassait sept mille. Une partie d’entre eux s’éloignait de l’armée dans toutes les directions et courait avec des torches mettre le feu à tout ce que les flammes pouvaient détruire. Enfin les innombrables voitures à bagages, les tentes et les machines de guerre fermaient la marche.

L’armée française, partagée en dix corps et forte de plus de soixante mille hommes, traversait lentement les campagnes flamandes, en suivant la route qui menait à Courtray. L’œil ne pouvait mesurer cette formidable réunion de combattants ! déjà, les premiers disparaissaient à l’horizon, que les derniers ne sortaient pas encore des retranchements : le défilé dura plusieurs heures.

Des milliers de pennons et d’étendards flottaient au vent, au-dessus de l’armée en marche, et le soleil brillait splendidement sur les armures des guerriers. Les chevaux hennissaient avec force et gémissaient sous le poids qu’ils avaient à porter ; les armes retentissaient en s’entre-choquant ; un sourd murmure, semblable au grondement lointain de la mer irritée, résultait de tous ces bruits, et ce murmure était si vague et si indécis, qu’il ne troublait pas le silence des campagnes abandonnées. Partout où cette armée dévastatrice passait, elle laissait après elle des flammes effrayantes, qui montaient vers le ciel, perdues dans des flots de fumée. Pas une habitation n’échappait à la destruction ; pas un homme, pas un animal, ne fut épargné ; les chroniques l’attestent. Le lendemain, quand les flammes eurent accompli leur œuvre terrible, on n’aperçut plus au loin ni être humain, ni œuvre humaine ; la Flandre, depuis Lille jusqu’à Douai et Courtray, avait été si horriblement dévastée, que les nouveaux Vandales avaient droit à se vanter de l’avoir littéralement nettoyée avec un balai[7].

La nuit était fort avancée quand l’armée de monseigneur d’Artois arriva aux environs de Courtray. Le sire de Châtillon, ayant longtemps habité cette ville, connaissait parfaitement le pays ; c’est pourquoi il fut appelé par le comte d’Artois et invité à choisir le campement qui lui semblerait le meilleur.

Après une courte délibération, les divers corps de troupes prirent un peu à droite et allèrent planter leurs tentes sur le Pottelberg et dans les campagnes avoisinantes[8]. Monseigneur d’Artois, les deux rois et quelques-uns des principaux seigneurs se logèrent au château de Hoogmosscher, voisin du Pottelberg. On plaça de nombreuses sentinelles, et les autres allèrent se livrer au repos sans défiance ni inquiétude ; ils comptaient trop sur leur supériorité numérique, pour songer un instant qu’on pût les attaquer.

L’armée française se trouva donc ainsi campée à un quart de lieue des corps de métiers ; les sentinelles avancées pouvaient s’apercevoir mutuellement.

Les Flamands, à la nouvelle de l’arrivée de l’ennemi, avaient doublé leurs gardes, et ordre avait été donné de ne se reposer qu’en armes.

  1. Et, étant arrivé à Lille, Robert d’Artois dit aux deux rois de Majorque et de Mélinde : « Je crois les Flamands pires que les Sarrasins, car ce sont de mauvais chrétiens ; aussi, s’ils tentent de s’ameuter contre nous et que nous les réduisions à néant, jamais nous ne ferons chose si agréable à Dieu, et il nous en tiendra aussi bon compte que si nous conquérions toute la Barbarie… (L’excellente Chronique.)
  2. L’armée française s’élevait au delà du chiffre de cinquante mille hommes ; elle était devenue plus forte encore, et avait reçu dans ses rangs un grand nombre de Brabançons, parmi lesquels on distinguait Godefroi, oncle du duc de Brabant. (Voisin.)
  3. Adèle, fille de Raoul de Nesle, avait épousé Guillaume de Termonde, l’un des fils du vieux comte de Flandre.
  4. On désignait autrefois les peuples qui parlent la langue flamande par la dénomination générale de thiois (Dietsche), dénomination remplacée aujourd’hui par celle de bas-allemands (nederduitsch).
  5. On y remarquait encore le chevalier Hugues d’Arckel, surnommé Butterman ; à une stature gigantesque il joignait une force prodigieuse. Il commandait à une troupe de valeureux hommes d’armes, et avait d’abord offert ses services au roi de France ; mais, comme il demandait une paye trop élevée, on n’accepta pas son offre, et Butterman, irrité, passa du côté des Flamands où il fut reçu avec une grande joie. (Voisin.)
  6. Néanmoins, cette résistance opiniâtre ne pouvait sauver la citadelle de Courtray, d’autant plus que la garnison manquait de vivres ; c’est pourquoi le châtelain, ayant trouvé le moyen d’envoyer un messager au comte d’Artois, pria instamment celui-ci de venir, sans délai, à son secours. (Voisin.)
  7. Voici dans quels termes la Chronique de Flandre, publiée à Bruges, chez André Widts, vers 1725, s’exprime à ce sujet, et nous sommes obligé de supprimer certaines expressions trop énergiques : « L’armée française, en traversant le sud de la Flandre, commit de si affreux ravages que, de Lille à Douai, on ne trouvait plus ni maison, ni château, ni église, ni même un arbre. Ce que les païens les plus endurcis n’avaient jamais fait jusque-là semblait permis à ces dévastateurs ; ils n’épargnèrent ni hommes, ni femmes, ni enfants. Les images mêmes qui se trouvaient dans les églises, et qui consacraient le souvenir des saints du pays de Flandre, furent outrageusement maltraitées. Les couvents furent détruits, les moines mis à mort… Il n’y avait pas de différence entre eux et des démons. »
  8. Le comte d’Artois arriva avec le gros de son armée et vint s’établir à un demi-mille de Courtray, sur la montagne de Weelde, qui porte aujourd’hui le nom de Pottelberg, et qui est située entre la Lys et la route qui conduit à Sweveghem. (Voisin.)