Le Lion de Flandre (Conscience)/3

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Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 42-65).
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III


Je prends les dieux à témoin de mes efforts. Pour adoucir le sort de mes enfants et le vôtre…
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxJan ten Brink. (Médée.)



Nous devons en ce moment, à nos lecteurs, de leur faire connaître l’intérieur du château de Wynendael. Après avoir dépassé le pont-levis, le chevalier ou le ménestrel qui était introduit, se trouvait d’abord sur une place quadrangulaire et en plein air. À sa droite, il voyait les écuries, assez vastes pour pouvoir, sans peine, contenir cent chevaux. Elles étaient tenues avec si peu de soin que des monceaux de fumier, où picoraient d’innombrables pigeons, s’étalaient devant les portes. À gauche, s’élevait le bâtiment qui servait de gîte aux hommes d’armes et aux palefreniers ; plus loin, au fond de la cour, des machines de guerre et de siége[1] étaient amoncelées sous de vastes hangards. C’étaient d’énormes béliers avec leurs étançons et leurs chars de transport, des balistes destinées à lancer des traits dans la place assiégée, et des catapultes au moyen desquelles on pouvait jeter de grosses pierres au haut des tours et par delà les remparts ; puis encore des ponts qui s’abattaient sur les murailles, au moment de l’assaut des chausse-trappes, des projectiles incendiaires et une foule d’autres engins de destruction.

En face du voyageur entrant, le palais du comte élevait majestueusement ses tours, au-dessus des édifices plus bas qui l’entouraient. Un escalier de pierre, au pied duquel reposaient deux lions noirs, montait au premier étage et donnait accès à une longue suite de salles carrées. Plusieurs de celles-ci contenaient un lit destiné à recevoir un hôte de passage ; d’autres étaient ornées d’armes anciennes ayant appartenu aux vieux comtes de Flandre, ou de bannières et de pennons conquis par eux dans les batailles.

À droite, à l’angle de ce vaste bâtiment, se trouvait une salle plus petite, carrée également, mais toute différente des autres. Sur la tapisserie, qui couvrait les murailles, on voyait toute l’histoire de la sixième croisade, représentée par des personnages qui semblaient vivants. D’un côté apparaissait le comte Guy, bardé de fer de la tête aux pieds et environné de ses chevaliers, auxquels il présentait la sainte croix. Dans le fond une troupe d’hommes d’armes se mettait en marche. L’autre côté représentait la bataille de Massoura, qui eut lieu en 1250 et où les chrétiens furent victorieux. Saint Louis, roi de France, et le comte Guy, étaient reconnaissables entre tous à leurs bannières. Le troisième côté offrait une scène affreuse. Une multitude de chevaliers chrétiens frappés de la peste, gisaient mourants sur un sol nu et aride, au milieu des restes défigurés de leurs compagnons morts et des cadavres de leurs chevaux !… De sinistres corbeaux planaient au-dessus de la malheureuse armée, et attendaient qu’un guerrier rendît le dernier soupir, pour se repaître de sa chair. Le quatrième côté présentait un spectacle plus gai. C’était le joyeux retour du comte de Flandre dans ses États. Sa première femme, Fogaest de Béthune, la tête appuyée sur son sein, versait des larmes de bonheur, tandis que ses deux fils, Robert et Baudoin, pressaient affectueusement ses mains. Ce retour était le dernier tableau.

C’était dans cette chambre, près de la cheminée de marbre dans laquelle brûlait un petit feu de bois, que le vieux comte de Flandre s’était assis, au retour de la chasse : il reposait dans un fauteuil lourd et massif, en proie à une profonde préoccupation ; et, la tête appuyée sur sa main droite, il contemplait d’un regard vague et inattentif son fils Guillaume, assis non loin de lui et occupé à lire des prières dans un livre à fermoir d’argent. La comtesse Mathilde, fille de Robert de Béthune, jouait avec son oiseau favori à l’autre extrémité de la salle. Elle caressait l’oiseau sans prendre garde à son grand’père ni à son oncle Guillaume. Tandis que Guy, dominé par un sombre pressentiment, songeait à ses malheurs passés et que Guillaume implorait la miséricorde du ciel, l’insouciante jeune fille ne se préoccupait nullement de ce que le patrimoine de son père fût tombé aux mains des Français. Cependant, le cœur de la jeune fille, encore à demi enfant, n’était pas insensible ; mais sa tristesse, léger nuage, ne durait pas plus longtemps que l’événement qui le faisait naître. Quand on lui annonça que toutes les villes de Flandre étaient conquises par l’ennemi, elle fondit en larmes et pleura amèrement ; mais, dès le soir du même jour, le faucon était choyé de nouveau, et les larmes de la jeune fille étaient séchées et oubliées.

Depuis longtemps, le vieillard considérait son fils d’un œil incertain et attendri, lorsque tout à coup il abaissa la main qui soutenait sa tête, et lui dit :

— Guillaume, mon fils, que demandes-tu donc à Dieu avec tant de ferveur ?

— Je prie pour ma pauvre sœur Philippine, répondit le jeune homme. Dieu sait, ô mon père, si la reine Jeanne ne l’a pas déjà précipitée dans la tombe… mais, s’il en est ainsi, mes prières sont pour son âme !

À ces mots, il baissa profondément la tête, comme s’il voulait cacher deux larmes qui s’échappaient de ses yeux.

Le pauvre père poussa un long soupir ; il sentait dans son cœur la même triste prédiction que son fils ; car Jeanne de Navarre était une méchante et cruelle femme ; mais il ne laissa rien voir de sa douleur et il reprit :

— Il n’est pas raisonnable, Guillaume, de s’attrister par des prévisions sinistres. L’espoir est donné pour consolation à l’homme sur la terre ; et pourquoi n’espérerais-tu pas ? C’est bien à toi de ne pas être insensible au triste sort de ta sœur ; mais, au nom de Dieu, fais des efforts pour chasser loin de toi le morne désespoir qui t’accable ?

— Vous voulez que je ne pleure plus, mon père ? Puis-je donc sourire alors que notre pauvre Philippine gémit au fond d’un cachot ? Non, je ne le puis. Ses larmes coulent en silence sur le sol glacé de sa prison ; elle raconte au ciel ses douleurs ; elle vous appelle, mon père ; elle nous appelle tous à son aide, — et qui lui répond ? Les lugubres échos souterrains du Louvre ! Ne la voyez-vous pas, pâle comme la mort, frêle et étiolée comme une fleur mourante… Ne la voyez-vous pas tendre ses bras vers Dieu ? Ne l’entendez-vous pas s’écrier : mon père ! mes frères ! délivrez-moi ! je meurs sous le poids des chaînes… Voilà ce que je vois, ce que j’entends au fond de mon cœur… ce qui retentit dans mon âme… et je cesserais de pleurer !…

Mathilde, qui avait à demi entendu cette réponse, désolée, posa précipitamment son faucon sur le dossier d’un siége et tomba, en fondant en larmes, aux pieds de son grand’père ; elle appuya le front sur les genoux de Guy et s’écria en sanglotant :

— Ma chère tante, est-elle donc morte ? Ô mon Dieu, quel chagrin ! Est-elle bien morte ? Ne la reverrai-je plus jamais ?

Le comte la releva tendrement et lui dit avec bonté :

— Calme-toi, ma chère fille ; ne pleure pas ; Philippine n’est pas morte.

— Pas morte ? demanda la jeune fille étonnée ; pourquoi donc monseigneur Guillaume parle-t-il de mort ?

— Tu ne l’as pas compris, répondit le comte ; rien n’est changé dans la situation de Philippine.

Mathilde, tout en séchant ses larmes, jeta un regard de reproche sur Guillaume, et dit en sanglotant encore :

Vous m’attristez toujours sans raison, monseigneur ! On serait tenté de croire que vous avez oublié toute parole de consolation ; car vos discours sont toujours si désolants qu’ils me font frémir : jusqu’à mon faucon qui a peur de votre voix, tant elle est creuse et lamentable ! Cela n’est pas bien à vous, monseigneur, d’augmenter ainsi notre tristesse.

Guillaume regarda la jeune fille avec un regard qui semblait implorer son pardon ; et dès que Mathilde eut vu ce regard mélancolique et désolé, elle courut à lui et saisit tendrement une de ses mains dans les siennes.

— Oh ! pardonnez-moi, cher Guillaume ! dit-elle ; je vous aime de tout mon cœur, mais aussi vous ne devriez pas m’attrister toujours par ce vilain mot de mort que vous faites sans cesse retentir à mon oreille. Pardonnez-moi, je vous en prie !

Avant que Guillaume eût eu le temps de répondre, elle était retournée au bout de la chambre et avait repris son amusement, bien qu’elle ne cessât pas encore de pleurer.

— Mon fils, dit Guy, ne te laisse pas émouvoir par les paroles de Mathilde. Tu sais combien elle est franche et expansive.

— Je lui pardonne de tout mon cœur, mon père. Le chagrin qu’elle vient de témoigner, à propos de la mort présumée de Philippine, a été pour moi une consolation.

À ces mots, Guillaume rouvrit son livre et lut à haute voix cette fois :

« Jésus-Christ, notre sauveur, ayez pitié de ma sœur. Au nom de votre douloureuse passion, délivrez-la, Seigneur ! »

En entendant le nom du Seigneur, le vieux Guy se découvrit, joignit les mains, et prit part à la prière de Guillaume, et Mathilde s’agenouilla dans un coin de la salle, devant un grand crucifix.

Guillaume poursuivit :

« Sainte Marie, mère de Dieu, je vous en prie, écoutez-moi… Sainte Vierge, consolez-la dans sa sombre prison !

« Ô Jésus, doux Jésus, vous qui êtes plein de miséricorde, ayez pitié de ma pauvre sœur !… »

Guy attendit la fin de la prière, et s’adressant à son fils, sans faire aucune attention à Mathilde :

— Ne te semble-t-il pas, lui dit-il à haute voix, que nous devions une grande reconnaissance à monseigneur de Valois ?

— Monseigneur de Valois est le plus digne chevalier que je connaisse, répondit le jeune homme. Il s’est toujours montré noble et humain envers vous, il a respecté vos cheveux blancs, mon père, et ses paroles ont été des paroles de consolation. Nos malheurs, la captivité de ma sœur seraient finis depuis longtemps si, de les terminer, eût été en sa puissance. Que Dieu lui accorde le salut éternel en récompense des nobles sentiments de son cœur !

— Oui, que Dieu le prenne en miséricorde à sa dernière heure ! répliqua le comte Guy ; car, lui, notre ennemi, lui, prince du sang royal de France, lui, frère du roi, notre oppresseur, a été assez généreux pour affronter, à cause de nous, la colère et la haine de Jeanne de Navarre ?

— Mais mon père, reprit Guillaume, que peut faire Charles de Valois pour nous et pour ma sœur ?

— Écoute, cher fils ; ce matin, pendant la chasse, il m’a indiqué un moyen de nous réconcilier, Dieu aidant, avec le roi Philippe de France.

Le jeune homme battit des mains avec un joyeux transport, et s’écria :

— Oh ! mon Dieu ! son bon ange a parlé par sa bouche : et que vous faut-il faire pour cela, mon père ?

— Aller avec mes nobles trouver le roi à Compiègne, et faire une soumission.

— Et la reine Jeanne ?

— L’implacable Jeanne de Navarre est à Paris avec Enguerrand de Marigny. Jamais il n’y eut de moment plus propice.

— Fasse le Seigneur que votre espoir ne soit pas déçu, mon père ! Et quand voulez-vous entreprendre ce périlleux voyage ?

— Monseigneur de Valois, suivi de ses chevaliers, viendra nous prendre après-demain à Wynendael. C’est lui-même qui nous servira de guide. J’ai fait mander auprès de moi les nobles qui me sont restés fidèles, et quand ils seront réunis, je leur donnerai connaissance de mon projet. Mais, à propos, où est donc Robert ? Pourquoi reste-t-il si longtemps hors du château ?

— Avez-vous donc oublié la querelle de ce matin, mon père ? sans doute, à l’heure qu’il est, il punit le sire de Châtillon du sanglant outrage qu’il a reçu de lui.

— Ah ! cette querelle ! répondit le vieux comte, je l’avais oubliée. Plaise au ciel qu’elle se termine bien. Messire de Châtillon est un ennemi à ménager ; il est puissant à la cour de Philippe le Bel.

À cette époque, un chevalier n’avait rien de plus précieux que son honneur et sa bonne renommée. L’ombre d’un outrage suffisait pour lui faire risquer sa vie, et, de là, de fréquents duels dont on ne se préoccupait guère.

Guy se leva et dit :

— On vient de baisser le pont-levis. Nos amis sont sans doute arrivés ; donne-moi ton bras, mon fils, et rendons-nous dans la grande salle.

À ces mots, ils sortirent et laissèrent Mathilde seule.

Bientôt après, les sires de Maldeghem, de Rhoode, de Courtrai, d’Audenaerde, de Heyle, de Nevele, de Roubaix, Gauthier de Lovendeghem avec ses deux frères, et bien d’autres encore, vinrent au nombre de cinquante-deux[2], se ranger dans la salle d’honneur autour du vieux comte. Quelques-uns d’entre eux logeaient momentanément au château, les seigneuries des autres étaient voisines de Wynendael.

Tous attendaient avec curiosité la nouvelle ou l’ordre que le comte allait leur donner, et se tenaient debout et la tête découverte, avec respect, devant leur suzerain déchu.

Quelques instants de silence suivirent. Enfin Guy de Dampierre leur adressa la parole en ces termes :

— Messires, vous savez que ma fidélité envers mon suzerain, le roi Philippe, est la véritable cause de mes malheurs. Quand il me chargea de demander aux communes les comptes de leur administration, je résolus, en vassal soumis, de satisfaire à sa demande. Mais Bruges refusa de m’obéir, et mes sujets se révoltèrent contre moi. Quand j’allai en France avec ma fille pour rendre hommage au roi, celui-ci nous fit tous prisonniers, et ma fille gémit encore, à l’heure qu’il est, dans les cachots du Louvre ! Vous savez tout cela, messires, car vous étiez les féaux compagnons de votre prince. J’ai voulu, comme ma dignité l’exigeait, faire prévaloir mon droit par la force des armes, mais la fortune s’est déclarée contre nous : le parjure Édouard d’Angleterre a rompu l’alliance qu’il avait contractée avec moi, et nous abandonna à l’heure du péril. Aujourd’hui mon pays est conquis ; je suis devenu le dernier d’entre vous, et mes cheveux blancs ne peuvent plus ceindre la couronne comtale. Vous obéissez à un autre suzerain !

— Pas encore ! s’écria Gauthier de Lovendeghem, pas encore ! s’il en était ainsi, je briserais mon épée pour toujours. Mon seul seigneur et maître est le noble Guy de Dampierre !

— Messire de Lovendeghem, votre loyal et affectueux dévouement me touche au fond de l’âme ; mais reprenez votre sang-froid et écoutez-moi jusqu’au bout : monseigneur de Valois a conquis la Flandre à main armée, et l’a reçue en fief de son royal frère Philippe. C’est à sa générosité que je dois de me trouver encore au milieu de vous, à Wynendael ; c’est lui-même qui m’a appelé de Rupelmonde dans cette résidence. Bien plus, il a résolu de relever la maison de Flandre de son abaissement et de replacer sur mon front la couronne de comte. C’est de ce sujet que je dois vous entretenir ; car je vous viens demander pour cela aide et assistance.

À ces mots, l’étonnement des seigneurs, qui écoutaient Guy avec la plus vive attention, parvint à son comble. Il leur semblait incroyable que Charles de Valois voulût restituer le pays qu’il avait conquis. Ils se regardaient entre eux et ils regardaient le comte avec stupéfaction. Guy reprit après une courte pause :

— Messires, votre affection pour moi m’est connue, c’est pourquoi je m’adresse à vous avec le plein espoir que vous consentirez à la dernière prière que je vous adresserai. Après-demain, je pars pour la France : je vais me jeter aux pieds du roi ; mon désir est d’y être accompagné par vous.

Les seigneurs répondirent, l’un après l’autre, qu’ils étaient tous prêts à partir, à accompagner le comte partout où il lui plairait de les conduire, et à lui prêter aide en toute circonstance. Un seul garda le silence ; c’était un vieux chevalier qui s’appelait Didier Devos.

— Messire Didier, demanda le comte, ne serez-vous pas des nôtres ?

— Loin de moi cette pensée ! s’écria Didier ; Devos vous accompagnera, fût-ce au fond de l’enfer. Mais je vous le dis aussi, noble comte, pardonnez-moi ma hardiesse, je vous dis qu’il n’est pas besoin d’être un vieux renard pour apercevoir le piége. Une fois déjà vous avez été retenu prisonnier, et vous voulez reprendre le même chemin. Ah ! monseigneur, Dieu fasse que le succès couronne l’entreprise ! mais, en tout cas, je vous assure que Philippe le Bel ne prendra pas le renard.

— Vous jugez et parlez légèrement, messire, reprit Guy ; Charles de Valois nous donne un sauf-conduit signé de sa main, et promet, sur son honneur, de nous ramener en Flandre sains et saufs.

Les seigneurs, qui connaissaient la loyauté du comte de Valois, regardèrent sa promesse comme une garantie suffisante et continuèrent de s’entretenir avec Guy. Sur ces entrefaites, Didier Devos se glissa hors de la salle, et alla se promener tout songeur dans la cour.

Peu de temps après, le pont-levis s’abaissa et Robert de Béthune franchit l’entrée du château. Quand il fut descendu de cheval, Didier s’approcha de lui et dit.

— Il est inutile, monseigneur, de demander des nouvelles de votre ennemi : l’épée du Lion de Flandre n’a jamais failli. Messire de Châtillon est certainement en route pour l’autre monde ?

— Non, par Dieu ! répondit Robert ; il habite encore celui-ci ; mais mon épée s’est si rudement abattue sur son casque, qu’il ne soufflera pas mot d’ici à trois jours ; cependant il n’est pas mort, grâces à dieu ! mais un autre malheur me ramène. Adolphe de Nieuwland, qui me servait de second, s’est battu contre Saint-Pol, et il venait de le blesser à la tête, quand sa cuirasse s’est ouverte, et l’épée de Saint-Pol l’a grièvement blessé. Courez au-devant de lui, messire Devos, mes gens le rapportent au château.

— Mais, monseigneur, demanda Didier, que pensez-vous de ce voyage en France ? N’est-ce pas une démarche imprudente ?

— Quelle démarche ? quel voyage ?

— Quoi ! vous ne savez rien ?

— Eh non, vraiment, parlez donc !

— Eh bien ! après-demain, nous partons pour la France avec monseigneur le comte.

— Qu’est-ce que cela, et que voulez-vous dire, Didier ? Vous plaisantez, j’imagine, et je n’en ai nulle envie, je vous jure ? Comment, nous partons pour la France ?

— Oui, oui, monseigneur ; nous allons nous prosterner aux pieds du roi Philippe, implorer notre pardon. Je n’ai pas encore vu de chat se fourrer de lui-même la tête dans le sac, mais je le verrai d’ici à peu, à moins que je n’aie perdu mon bon sens.

— Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites, Didier ?

— Parfaitement sûr, monseigneur ; rendez-vous à la salle d’honneur, vous y trouverez tous nos seigneurs avec monseigneur le comte, votre père. Ah ! Ah ! Après-demain, nous partons pour la prison. Croyez-moi, comte Robert, et faites une croix sur la porte de Wynendael.

À cette réponse, et en apprenant cette nouvelle à laquelle il ne pouvait croire, Robert put à peine comprimer sa colère.

— Didier, mon ami, s’écria-t-il, je vous en prie, faites transporter Adolphe chez moi ; déposez-le sur un lit ; veillez-le jusqu’à mon retour, et que l’on appelle maître Rogaert afin qu’il panse la blessure.

En achevant ces mots, il gagna, d’un pas précipité, la salle où les seigneurs étaient réunis avec le comte. Il se fraya vivement un chemin au milieu d’eux, et arriva jusqu’à son père.

Rien n’égala la surprise des chevaliers quand ils aperçurent Robert, encore revêtu de son armure de combat et tout couvert de fer et rouge d’émotion.

— Oh ! monseigneur et père, dit-il, que viens-je d’apprendre ? Quoi ! vous allez vous livrer vous-même aux mains de vos ennemis et offrir votre vieillesse à leurs outrages ? Vous ne songez donc pas que la cruelle Jeanne est au Louvre et veille à la porte de la prison de ma sœur.

— On vous a dit vrai, mon fils, répondit Guy avec majesté ; je vais en France et vous venez avec moi ; telle est la volonté de votre père.

— Eh bien, soit ! répondit Robert, j’irai en France, je suis prêt à vous suivre. Mais cette soumission, cette ignominieuse soumission ?

— Cette soumission, je la ferai et vous avec moi, répondit d’une voix ferme le vieux comte.

— Moi ? s’écria Robert avec un accent indigné ; moi, m’humilier ainsi, moi, Robert de Béthune, me jeter aux pieds de notre ennemi ? Quoi ! le Lion de Flandre courberait la tête devant un faux monarque, devant un parjure ?

Le comte garda le silence pendant quelques instants. Quand il crut que Robert était un peu calmé, il reprit :

— Et, cependant, tu le feras, Robert !

— Jamais ! s’écria celui-ci ; jamais pareil opprobre ne souillera mes armes. Me prosterner devant un monarque étranger ! moi ? Jamais ! Ne connaissez-vous donc pas votre fils, mon père ?

— Robert, répliqua Guy avec sang-froid, la volonté de ton père est une loi que tu ne peux enfreindre… Je le veux !

— Non ! s’écria derechef Robert ; le Lion de Flandre mord mais ne flatte pas. Dieu seul et vous, mon père, avez vu ma tête se courber. Jamais, non jamais je ne la courberai devant aucun autre homme au monde !

— Mais, Robert, reprit vivement le vieux comte, songe à ton père, à ta sœur, à ta patrie, et tu ne refuseras plus le seul moyen qui puisse nous sauver tous !

Robert, le cœur gonflé de douleur et de colère, froissait convulsivement la garde de son épée

— Que me demandez-vous, ô monseigneur et mon père ? Vous voulez donc que le roi de France, du haut de sa grandeur, jette sur moi un regard de dédain ? Ah ! cette pensée seule me ferait mourir de honte ! Non, non, jamais ! Ni vos ordres, ni vos prières ne m’y forceront ! Je ne partirai point !

Des larmes coulèrent à ces mots sur les joues amaigries du vieux comte. Une expression étrange se peignit sur sa physionomie, et les spectateurs de cette scène doutèrent un instant du sentiment qui animait son cœur. Était-ce joie ou tristesse ? Cependant le sourire empreint sur son visage semblait annoncer le bonheur.

Robert était debout, immobile, touché en voyant couler les larmes de son père : il ressentait au fond de l’âme toutes les souffrances du martyre, toutes les peines de l’enfer ; mais son exaltation grandit encore à ce spectacle.

— Maudissez-moi, reniez-moi, ô mon prince et mon père, s’écria-t-il enfin hors de lui ; mais je vous le jure, jamais je ne courberai le front, jamais je ne ramperai devant un étranger… jamais je n’obéirai à l’ordre qui vient de sortir de votre bouche !

À peine eut-il achevé ce serment, que Robert de Béthune s’effraya de ses propres paroles. Il pâlit et se prit à trembler de tous ses membres ; ses doigts se crispèrent convulsivement dans la paume de ses mains, et l’on entendit grincer les écailles de fer de ses gantelets. Il sentit son courage défaillir et attendit avec une mortelle angoisse un mot de son père, il craignait de voir tomber sur lui la malédiction paternelle.

Tandis que les chevaliers en proie à la plus grande stupéfaction, fixaient leurs regards inquiets sur le comte, celui-ci, par un mouvement spontané, jetant ses bras affaiblis au cou de Robert, s’écria en versant des larmes de joie et d’amour :

— Ô mon noble fils ! mon sang… le sang des comtes de Flandre coule bien dans tes veines !… Ta désobéissance fait mon orgueil. Maintenant je puis mourir ! Embrasse-moi encore, Robert, mon fils bien-aimé ! Ah ! la joie que j’éprouve est une joie céleste.

Une vive émotion s’empara du cœur de tous ceux qui assistaient à cette scène touchante. Ils contemplaient, dans un religieux silence, le père et le fils confondus dans une même étreinte. Le vieux comte laissa enfin son fils se dégager de ses bras, et, se tournant vers ses vassaux, il leur dit d’une voix exaltée :

— Voyez, messires ! voilà comme les comtes de Flandre revivent dans leur race ; je reconnais ma jeunesse, — voilà comme ont toujours été les Dampierre. Jugez par ce que vous venez de voir et d’entendre si Robert n’est pas digne de la couronne de comte ! Ô ma Flandre bien-aimée, sois fière de tes enfants ! Oui, Robert, oui tu as raison. Il ne faut pas qu’un comte de Flandre courbe la tête devant l’étranger. Mais je suis vieux, je suis le père de Philippine captive, je suis ton père, mon vaillant fils ; moi seul ploierai le genou devant l’orgueilleux Philippe ; — ainsi l’ordonne Dieu ! Je me soumets à sa volonté sainte. Tu m’accompagneras, mais ne courbe pas le front, reste debout, mon fils, afin que le comte qui viendra après moi soit franc de tout blâme et de toute humiliation.

Il fut ensuite question des préparatifs du voyage, et l’on discuta mainte question politique, Robert de Béthune, redevenu calme et de sang-froid, quitta la salle et se rendit dans la pièce où se trouvait Mathilde. Il prit sa fille par la main et la conduisit à un fauteuil : puis il attira un autre siége et s’assit à côté d’elle.

— Ma chère Mathilde, dit-il, tu aimes ton père, n’est-ce pas ?

— Oh ! vous le savez bien ! s’écria la jeune fille en caressant de sa douce main les joues rudes et hâlées du chevalier.

— Eh bien ! reprit Robert, si un homme pour me défendre, avait risqué sa vie, ne l’aimerais-tu pas aussi ?

— Dites-moi quel est ce chevalier, mon père, et je l’aimerai et je lui vouerai une reconnaissance éternelle.

— Eh bien ! ma fille, un chevalier a pris la défense de ton père contre un ennemi, et a été grièvement, sinon mortellement blessé.

— Ô mon Dieu ! s’écria Mathilde, je prierai pour lui pendant quinze jours… je prierai pour lui jusqu’à ce qu’il soit guéri.

— C’est bien, et prie aussi pour moi, chère enfant ; mais j’ai autre chose encore à te demander.

— Parlez, mon père : je suis votre humble et obéissante servante.

— Comprends-moi bien, Mathilde. Je vais en voyage pour quelques jours ; ton grand’père et tous les nobles seigneurs que tu connais partent aussi. Qui désaltérera le pauvre blessé quand il aura soif ?

— Qui ? moi, mon père : je ne le quitterai pas d’un instant jusqu’à votre retour. J’emporterai mon faucon dans sa chambre et ne cesserai de lui tenir compagnie. Ne craignez pas que je l’abandonne aux soins des domestiques : je porterai de ma propre main la coupe à ses lèvres. Oh ! je serai bien heureuse s’il guérit !

— Merci, mon enfant, je reconnais ton excellent cœur ; mais il faut encore que tu promettes de ne pas 4 faire de bruit dans la chambre pendant les premiers jours et de n’y laisser pénétrer personne, pas même les domestiques.

— Oh ! non, ne craignez rien, mon père. Je parlerai bien bas à mon faucon, si bas que le chevalier souffrant ne m’entendra pas.

Robert prit Mathilde par la main et l’entraîna hors de la chambre.

Adolphe de Nieuwland avait été transporté et déposé sur un lit, dans une des pièces de l’appartement de Robert. Les deux chirurgiens, qui avaient pansé sa blessure, se tenaient, avec Didier Devos, au chevet de son lit. Il ne donnait aucun signe de vie : son visage était d’une pâleur mortelle et ses yeux fermés.

— Eh bien ! maître Rogaert, demanda Robert à l’un des chirurgiens, que pensez-vous de notre malheureux ami ?

— Rien de bon, répondit le chirurgien, rien de bon, monseigneur. Je ne puis dire encore si nous pouvons espérer. Et, cependant, quelque chose me dit qu’il n’en mourra point.

— La blessure n’est donc pas mortelle ?

— Il faut s’entendre, monseigneur ; elle est mortelle et n’est pas mortelle : la nature est le meilleur des médecins ; elle opère parfois ce que ne peuvent faire ni herbes, ni pierres précieuses[3]. J’ai placé sur sa poitrine une épine de la vraie couronne de Notre-Seigneur, — cette sainte relique nous viendra en aide.

Pendant cet entretien, Mathilde s’était peu à peu approchée du malade. Et la jeune fille curieuse s’efforçait d’apercevoir la figure du chevalier malade.

Tout à coup elle reconnut Adolphe de Nieuwland. À cette vue, elle se rejeta violemment en arrière, et poussant un cri terrible, elle fondit en larmes et se mit à sangloter tout haut.

— Que signifie cela, Mathilde ? lui dit vivement Robert. Silence ! mon enfant ; ne sais-tu pas qu’il faut être calme et garder le silence auprès du lit d’un malade ?

— Calme ! dit la jeune fille en sanglotant, calme, quand messire Adolphe va mourir ? Lui, l’ami, le joyeux ami de mon enfance ! Qui donc sera désormais le ménestrel de Wynendael ? Qui m’aidera à élever mes faucons ? Qui sera mon frère ?

Tout égarée, elle courut au lit, considéra en pleurant le chevalier inanimé, et s’écria d’une voix brisée :

— Adolphe ! messire Adolphe ! mon bon frère !

Et, comme le chevalier ne lui répondit pas, elle porta les deux mains à son visage et s’affaissa en gémissant sur un siége. Robert, voyant que sa fille ne cessait de pleurer, et craignant que sa présence ne fût plus nuisible qu’utile, lui prit la main :

— Viens, mon enfant, dit-il, quitte cette chambre. Nous reviendrons quand ta douleur sera un peu calmée.

Mais Mathilde refusa de sortir et répondit :

— Oh ! non, mon père ; laissez-moi près de lui. Je ne pleurerai plus. Permettez-moi de le soigner. Je réciterai à son chevet les ferventes prières que lui-même m’a apprises.

À ces mots, elle prit un coussin, le plaça sur le parquet, au chevet du lit du blessé, et se mit à prier à voix basse, tandis que des sanglots étouffés s’échappaient encore de son sein et que des larmes inondaient ses paupières.

Robert de Béthune passa la nuit auprès d’Adolphe, espérant à chaque instant qu’il recouvrerait la connaissance et la parole ; mais cet espoir ne se réalisa pas. La respiration du blessé était pénible et lente ; il demeurait constamment immobile. Maître Rogaert commença à craindre sérieusement pour sa vie en voyant une fièvre légère se déclarer et enflammer les joues du malade.

Les seigneurs qui ne logeaient pas à Wynendael quittèrent le château : en féaux chevaliers, ils se réjouissaient de pouvoir servir encore leur ancien maître et lui donner une dernière preuve de dévouement. Ceux qui restèrent au château se retirèrent dans leurs appartements. Deux heures après on n’entendait plus dans Wynendael que le cri des sentinelles, l’aboiement des chiens, et la plainte lugubre des oiseaux de nuit voltigeant autour des créneaux.

  1. Les principales machines de guerre employées dans les siéges, avant l’invention de la poudre, étaient le bélier, la tour, la baliste et la catapulte. Le premier était une énorme poutre de chêne, terminée par une tête de bélier en fer. Cette poutre était suspendue en équilibre au moyen de chaînes ou de cordes ; on la tirait en arrière, puis on la laissait retomber de tout son poids sur la muraille dans laquelle ces coups multipliés finissaient par ouvrir une brèche. La tour, montée sur des roues, était munie à la partie supérieure d’un pont-levis qui s’abattait sur le rempart et donnait accès dans la ville. La baliste lançait une cinquantaine de flèches à la fois, à une distance prodigieuse. La catapulte lançait d’énormes pierres dans l’intérieur de la ville.
  2. L’Excellente Chronique donne l’énumération complète des noms de ces chevaliers qui accompagnèrent Guy à Compiègne.
  3. On faisait grand usage en médecine, jadis, des pierres précieuses ; on leur attribuait une vertu surnaturelle. La pierre trouvée dans le nid de l’aigle, était considérée entre autres comme un remède souverain pour tous les maux.