Le Livre d’esquisses/L’Envoi

La bibliothèque libre.
Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 383-385).

L’ENVOI


Dieu te donne, mon livre, heureuse traversée,
Et que par toi surtout soit prière adressée
À quiconque voudra te lire ou t’écouter,
Qu’il daigne en tes erreurs son aide te prêter,
Dusses-tu voir par lui chaque ligne effacée.

Chaucer, Belle Dame sans merci.


L’auteur croirait commettre une mauvaise action si, en terminant ce second volume du Livre d’esquisses[1], il ne disait combien il a été touché de l’indulgence avec laquelle a été accueilli le premier, et de la généreuse disposition que l’on a marquée à le traiter avec bonté, comme étranger. Il n’est pas jusqu’aux critiques, quoi qu’il en puisse être pensé par d’autres, qu’il n’ait trouvés race singulièrement bienveillante et sympathique ; il est vrai que chacun d’eux s’est tour à tour fait l’adversaire d’un ou deux articles, et que ces proscriptions isolées, prises en bloc, équivaudraient presque à une condamnation totale de son œuvre ; mais, il s’en est consolé en faisant cette remarque, que ce que l’un a particulièrement censuré, un autre l’a aussi particulièrement loué : pour quoi, mettant les éloges en regard des blâmes, il trouve qu’en somme son ouvrage a été vanté bien au delà de ses mérites.

Il sait bien qu’il court le risque de s’aliéner une grande partie de cette gracieuse faveur en ne suivant pas les conseils dont on l’a généreusement gratifié ; car où des avis précieux sont donnés abondamment et gratis, il peut sembler que c’est bien de la faute d’un homme s’il s’égare. Il dira seulement, pour sa justification, qu’il fut sincèrement résolu pendant quelque temps à se diriger pour son second volume d’après les opinions qui s’étaient produites à l’occasion du premier ; mais il fut bientôt amené à s’arrêter, par suite de l’incompatibilité de conseils d’ailleurs excellents. Celui-ci l’avertissait charitablement d’éviter le comique ; un autre de se garder du pathétique ; un troisième lui assurait qu’il était supportable dans la description, mais l’invitait seulement à laisser là le récit, tandis qu’un quatrième déclarait qu’il avait une assez grande facilité pour tourner une histoire, et était réellement intéressant dans ses accès de rêverie pensive, mais se fourvoyait déplorablement s’il s’imaginait posséder la moindre étincelle d’humour.

Ainsi, mis en peine par les conseils de ses amis, qui, chacun à tour de rôle, lui fermaient quelque sentier particulier, mais à cela près abandonnaient le monde entier à ses ébats, il reconnut que suivre tous leurs avis serait, dans le fait, rester immobile. Il demeura quelque temps cruellement embarrassé, quand tout à coup cette pensée lui traversa l’esprit, d’aller à l’aventure ainsi qu’il avait commencé ; que son ouvrage étant une suite de mélanges écrits pour différents goûts, on ne devait pas s’attendre à ce que tout le monde fût satisfait du tout ; mais que si chaque lecteur pouvait y trouver quelque chose qui lui convînt, son but serait complètement rempli. Peu de convives s’asseoient à une table chargée de mets variés avec un égal appétit pour tous les plats. Celui-ci a une aristocratique horreur pour le porc rôti ; cet autre tient un curry ou un devil en profonde abomination ; un troisième ne peut supporter l’antique parfum de la venaison et de la volaille sauvage ; un quatrième, à l’estomac vraiment masculin, voit d’un œil de souverain mépris ces colifichets çà et là servis pour les dames. C’est ainsi que chaque article est condamné tour à tour ; et cependant, en dépit de cette variété d’appétits, il est rare qu’un plat soit enlevé de dessus la table sans avoir été goûté, savouré par l’un ou l’autre des convives.

C’est sous le mérite de ces considérations qu’il se hasarde à servir humblement ce second volume, d’une nature aussi hétérogène que son aîné, sollicitant simplement le lecteur, s’il trouvait çà et là quelque chose qui lui plût, de se bien pénétrer de l’idée que ç’a été expressément écrit pour d’intelligents lecteurs comme lui ; mais le suppliant, s’il trouvait quelque chose à blâmer, de le tolérer comme un de ces articles que l’auteur a été obligé d’écrire pour des personnes d’un goût moins raffiné.

Soyons sérieux. — L’auteur a conscience des nombreuses fautes et imperfections de son œuvre ; il n’ignore pas non plus combien il est novice, peu au fait des artifices littéraires. Ses imperfections s’accroissent encore d’une défiance provenant de sa situation particulière. Il se trouve écrire sur un sol étranger, et paraître devant un public qu’il a été habitué, depuis son enfance, à considérer avec les plus vifs sentiments de crainte et de respect. Il est rempli du désir de mériter son approbation, et cependant voit ce désir même entraver continuellement ses facultés et le priver de cette aisance et de cette hardiesse qui sont nécessaires pour atteindre le but. Néanmoins, la bienveillance avec laquelle il est traité l’encourage à aller de l’avant ; il espère qu’avec le temps il acquerra peut-être une démarche plus assurée, et il avance toujours, osant à demi, reculant à demi, surpris lui-même de sa bonne fortune, s’émerveillant de sa propre témérité.


FIN.
  1. Il fut dans l’origine publié en deux volumes.