Le Livre d’esquisses/Le Cœur brisé

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Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 70-77).

LE CŒUR BRISÉ.


Onc n’entendis parler d’affection naïve
Que le souci n’eût pas pris plaisir à ronger.
Par la chenille aussi la rose voit manger
Le livre le plus doux que le printemps écrive.

Middleton.


Généralement c’est l’usage : quand on n’est plus susceptible de sentiments naïfs, ou qu’on a été emporté dans le joyeux mouvement de la vie dissipée, on rit de toutes les histoires d’amour, on traite de pures fictions de romanciers et de poëtes les récits de passion vraie. Mes observations sur la nature humaine m’ont amené à penser autrement. Elles ont fait naître en moi cette conviction, que lors même que la surface du caractère aurait été ridée, glacée par les soucis du monde, que les artifices de la société n’y auraient fait éclore que des sourires, il y a toujours un feu qui couve au fond du sein le plus froid. Il y dort, mais s’il s’allume il devient ardent, et parfois il y porte la désolation. Oui, je suis un vrai croyant à l’aveugle divinité ; je ne crains pas de tirer les conséquences. L’avouerai-je ? — Je crois aux cœurs brisés, à la possibilité de mourir d’un amour contrarié : non pas que je prétende que ce soit une maladie souvent fatale à mon sexe ; mais je crois fermement qu’il flétrit bien des femmes charmantes, qu’il ouvre souvent pour elles une tombe prématurée.

L’homme est la créature de l’intérêt et de l’ambition. Sa nature le pousse vers la lutte et le jette dans le tourbillon du monde. L’amour n’est que l’ornement du matin de sa vie, un air délicieux joué dans les entr’actes. Il poursuit la gloire et la fortune ; il veut occuper une place dans les pensées du monde, dominer ses semblables. Mais toute la vie d’une femme est une histoire des affections. Le cœur est son monde, à elle ; c’est à y régner que son ambition aspire ; c’est là qu’elle cherche avidement des trésors cachés. Elle lance ses sympathies à l’aventure, elle embarque toute son âme dans le trafic de l’affection ; fait-elle naufrage, le malheur est sans remède — car c’est une banqueroute du cœur.

Une déception amoureuse peut être pour un homme une source d’amertume et d’angoisses : des sentiments de tendresse ont été blessés — une perspective de bonheur s’enfuit et s’efface ; mais c’est un être actif — il peut perdre ses pensées dans un tourbillon d’occupations variées, il peut plonger dans les flots du plaisir ; ou si le théâtre de cette déception est trop plein de douloureuses associations, il n’a qu’à vouloir pour aller vivre ailleurs, et prenant, pour ainsi dire, les ailes de l’aurore, peut « voler aux extrémités du monde et y trouver le repos. »

Mais, comparativement, la vie d’une femme est monotone, retirée, méditative. Elle est davantage la compagne de ses pensées et de ses sentiments ; et s’ils deviennent les ministres du chagrin, où cherchera-t-elle des consolations ? Son lot est d’être désirée et obtenue ; mais si elle est malheureuse en amour, son cœur ressemble à une forteresse qui a été prise, saccagée, abandonnée, et qui n’offre plus que désolation.

Que de beaux yeux s’obscurcissent, — que de joues veloutées pâlissent, — que de formes charmantes se flétrissent pour la tombe, et personne pour dire d’où venait le vent qui a soufflé sur leur beauté ! De même que la colombe rapproche vivement ses ailes pour couvrir et cacher le trait qui dévore sa vie, il est dans la nature de la femme de dérober au monde les angoisses d’une affection blessée. L’amour d’une femme délicate est toujours timide et silencieux : même quand il est heureux, c’est à peine si elle se le murmure à elle-même ; en est-il autrement, elle l’ensevelit dans les profondeurs de son sein, et le laisse là s’accroupir et couver au milieu des ruines de sa tranquillité. Ce que son cœur désirait lui a échappé. Pour elle le grand charme de l’existence s’est évanoui. Elle néglige tous les exercices qui égayent et réjouissent l’esprit, précipitent les pulsations, et font que la vie court et bondit le long des veines. Plus de repos pour elle ! pour elle le sommeil n’est plus un baume réparateur, il est empoisonné par des songes mélancoliques ; — « le chagrin altéré boit son sang, » jusqu’à ce que son corps énervé s’affaisse sous la moindre pression extérieure. Informez-vous d’elle quelque temps après et vous trouverez l’amitié versant des larmes sur sa tombe prématurée, se demandant comment celle qui, naguère encore, brillait de tout l’éclat de la force unie à la beauté, a pu devenir si vite la proie « des ténèbres et des vers. » On vous parlera de refroidissement soudain, d’indisposition fortuite, sous lesquels elle a succombé ; — mais tout le monde ignore le mal intérieur qui bien auparavant avait miné ses forces, qui l’a laissée sans défense contre la mort.

Elle ressemble à ce tendre arbuste, l’orgueil et l’ornement du bosquet : ses formes sont gracieuses, son feuillage est éclatant, mais le ver est au cœur et le ronge. Tout à coup nous remarquons qu’il se flétrit, quand il devrait être plus vigoureux et plus sain que jamais ; nous voyons ses branches pencher vers la terre, et ses feuilles tomber l’une après l’autre, jusqu’à ce que, séché, sans vie, il tombe au milieu du silence de la forêt ; et comme nous méditons sur cette belle ruine, nous essayons en vain de nous rappeler l’ouragan, le coup de foudre qui l’a terrassé.

J’ai vu bien des exemples de femmes dépérissant à vue d’œil, qui disparaissaient par degré de la terre comme si elles se fussent exhalées vers le ciel, et parfois je me suis imaginé qu’en écartant tous les intermédiaires, tels que la consomption, la toux, l’abattement, la langueur, la mélancolie, je pourrais, remontant à l’origine du mal, arriver aux premiers symptômes d’un amour malheureux. Mais un exemple de ce genre me fut rapporté dernièrement. Les faits sont bien connus dans le pays où ils se sont passés, et je les donnerai tels qu’ils m’ont été racontés.

Chacun doit se rappeler la tragique histoire du jeune E…, le patriote irlandais : elle était trop touchante pour être vite oubliée. Pendant les troubles de l’Irlande on l’accusa de trahison ; on lui fit son procès, il fut condamné et exécuté. Son sort fit une impression profonde sur la sympathie publique. Il était si jeune, — si intelligent, — si généreux, — si brave, si — tout ce que nous sommes portés à aimer dans un jeune homme ! Et puis son attitude pendant le procès fut si grande, si intrépide ! La noble indignation avec laquelle il repoussa l’accusation de trahison contre son pays — son éloquent plaidoyer pour son honneur — son émouvant appel à la postérité, à l’heure suprême de la condamnation, — tout cela se grava profondément dans les cœurs généreux, et ses ennemis mêmes se plaignirent de la rigoureuse politique qui voulait son exécution.

Mais il y eut un cœur dont il serait impossible de dépeindre l’angoisse. Dans des temps plus heureux, quand la fortune lui souriait, il avait gagné l’affection d’une belle et intéressante enfant, la fille d’un avocat irlandais célèbre encore il y a quelques années. Elle l’aimait de l’amour naïf, ardent et désintéressé d’une femme à son premier amour. Quand le monde s’éleva contre lui, quand sa fortune fut ruinée, quand le déshonneur et le danger s’amassèrent autour de son nom, elle l’aima plus ardemment encore pour ses souffrances mêmes. Si alors son malheur pouvait éveiller jusqu’à la sympathie de ses ennemis, quelle dut être l’agonie de celle dont l’âme tout entière était remplie de son image ! Qu’ils le disent, ceux qui ont vu les portes du tombeau s’interposer soudain entre eux et l’être qu’ils aimaient le plus sur la terre, — qui se sont assis désolés sur le seuil, rejetés qu’ils étaient dans un monde froid et solitaire, d’où ce qu’il y avait de plus aimable et de plus aimant était parti.

Mais ici la mort était entourée de tant d’horreur, de tant d’épouvante, de tant de honte ! Rien où pût se reposer la mémoire, qui pût adoucir l’angoisse de la séparation — aucun de ces détails mélancoliques, mais attendrissants, qui font aimer la scène des adieux, — rien qui pût résoudre la douleur en ces larmes bénies envoyées, céleste rosée, pour raviver le cœur à l’heure terrible des sanglots.

Ce qui rendait cet isolement plus affreux encore, c’est qu’elle avait encouru le déplaisir de son père à cause de son attachement infortuné ; elle était exilée du toit paternel. Mais si la sympathie, les bons offices de l’amitié, avaient eu prise sur un esprit aussi dévasté, qui avait été aussi loin dans l’horreur, les consolations ne lui auraient pas manqué, car en Irlande on est généreux et l’on sent vivement. Des familles opulentes et distinguées eurent pour elle les attentions les plus délicates et les plus touchantes. On la mena dans le monde ; on essaya, par toute espèce d’occupations et d’amusements, de dissiper sa douleur, de lui faire perdre de vue la tragique histoire de ses amours. Mais tout fut inutile : l’infortune a des traits qui déchirent l’âme et qui la ravagent, — qui pénètrent au siége même du bonheur — et l’y foudroient ; désormais rien n’y bourgeonnera, n’y fleurira plus. Jamais elle ne refusa d’aller où l’on se divertissait, mais elle y était aussi seule que dans la plus profonde solitude. Elle allait plongée dans une mélancolique rêverie, et, suivant toute apparence, n’ayant pas conscience de la foule qui l’entourait. Elle portait avec elle une douleur intime qui bravait toutes les caresses de l’amitié ; « quelque enchanteresse qu’elle fût, la voix de l’enchanteur n’arrivait pas jusqu’à elle. »

La personne qui me dit son histoire l’avait vue dans un bal masqué. L’extrême infortune ne peut se montrer à nous sous un aspect plus frappant, plus douloureux, qu’ainsi encadrée : la trouver errant comme un spectre, solitaire et sans joie, quand tout ce qui l’entoure est radieux ; — portant la livrée de la gaieté d’un air morne et accablé, comme si elle avait essayé, mais en vain, d’endormir son cœur affligé, de lui dérober quelques moments d’oubli. Après avoir vagué le long des salles splendides, coudoyé la foule qui s’y pressait, de l’air de l’abstraction la plus complète, elle s’assit sur les gradins d’un orchestre, et, promenant pendant quelque temps autour d’elle un regard lointain qui prouvait que cette scène de gaieté lui était étrangère, elle se mit, par un de ces caprices qui appartiennent aux cœurs malades, à murmurer un petit air plaintif. Elle avait une voix exquise ; mais dans cette occasion elle était si simple, si touchante, elle respirait si bien tout un monde de douleurs, que la foule se rangea muette et silencieuse autour d’elle, et que chacun fondit en larmes.

L’histoire d’un amour si grand et si vrai ne pouvait manquer d’exciter un grand intérêt dans un pays où l’on s’enthousiasme aisément. Elle gagna complétement le cœur d’un brave officier, qui, pensant qu’une femme si fidèle à la mémoire des morts ne pouvait qu’être pleine d’affection pour les vivants, lui fit une cour assidue. Elle repoussa ses avances, car sa pensée était à jamais remplie par le souvenir de son premier amant. Lui, cependant, ne se rebuta pas ; il sollicita non sa tendresse mais son estime ; et puis elle était convaincue de son mérite, elle avait le sentiment de sa position dépendante et précaire, car elle vivait sur la bonté de quelques amis. Bref, il finit par réussir, par obtenir sa main, mais avec l’assurance solennelle que son cœur appartiendrait toujours à un autre.

Il l’emmena avec lui en Sicile, espérant qu’un changement de lieux pourrait effacer le souvenir de ses jeunes douleurs. Elle fut le modèle des épouses, une femme charmante ; elle s’efforça même d’être une heureuse femme ; mais rien ne put guérir la silencieuse mélancolie qui avait pénétré au fond de son âme et qui la rongeait. Elle s’éteignit lentement, mais fatalement, et finit par s’affaisser dans la tombe, victime d’un cœur brisé.

C’est sur elle que Moore, le célèbre poëte irlandais, a composé les vers suivants : —

Loin d’elle est son amant dans sa froide demeure.
Les soupirants se pressent sur ses pas,
Mais son regard glacé se détourne… elle pleure :
Elle est à lui jusque dans le trépas.


Elle dit les chansons de ses plaines natales ;
Chants primitifs qu’il faisait répéter, —
Et chacun de vanter ces notes virginales
Lorsque son cœur va peut-être éclater.

Il aimait sa maîtresse, — il a vécu pour elle,
Et son pays — car il est mort pour lui.
Si la douleur de l’un jure d’être éternelle,
L’autre verra tôt finir son ennui.

Qu’on lui creuse une tombe où, quand le jour expire,
Les rayons empourprés s’arrêtent mollement ;
Qu’ils la baisent au front ; que ce soit un sourire
Venu de son pays, venu de l’Occident.


Un livre publié sans nom d’auteur au commencement de janvier 1858, et qui était un heureux retour au genre tempéré et contenu, si abandonné aujourd’hui, permet d’appeler les personnages par leur nom.

« On est en 1803. — E…, c’est Robert Emmet, qui à seize ans avait conçu le projet de délivrer l’Irlande, et qui à vingt-trois essaya de l’exécuter. L’autorité précoce de son caractère et de son éloquence semblait le désigner comme un chef de parti. Il passa en France, obtint du Premier Consul la promesse de seconder l’effort des Irlandais, et quand la guerre éclata entre la France et l’Angleterre, il revint en Irlande et donna le signal de l’insurrection. Il avait espéré qu’en criant : Liberté ! et en frappant du pied la terre, il en sortirait des légions. Cinquante hommes, ce fut toute l’armée du jeune libérateur. Repoussés, mis en fuite, ils se dispersèrent. La plupart quittèrent l’Irlande ; Robert voulut rester. Il aimait, — il refusa de partir, afin de revoir Mlle Sarah Curran. — C’était se perdre.

« Ce fut chez M. Penrose que Mlle Curran connut quelques années après un officier de l’armée anglaise, le capitaine Sturgeon, neveu de lord Fitz-William. L’amiral Napier, qui avait connu à Naples cette noble et intéressante personne, ne l’appelait pas autrement que « The walking statue », la statue qui marche. » (Note du traducteur.)

Ce simple récit n’a pas l’air d’un plaidoyer, et c’est le plus habile qu’on puisse faire pour Sarah, disait, à la date du 7 janvier 1858, dans un article des Débats, en parlant du volume anonyme que nous rappelions tout à l’heure, ce pauvre Hippolyte Rigault. Or ce qu’il disait du livre, nous le dirons de l’esquisse d’Irving. Les faits y sont exposés comme ils viennent, sans arrière-pensée d’apologie. Mais comme ils sont choisis, disposés, gradués pour atténuer l’effet de ce mariage imprévu et regrettable ! C’est à peine un mariage, c’est une protection, c’est une agonie, c’est une mort, car la mort est le dernier trait du tableau ; on y arrête avec soin notre regard, comme sur une sorte de réparation qui doit prévenir tout reproche. Les hommes, plus coulants, parce qu’ils sont moins délicats, pardonneront peut-être à Sarah Curran son mariage, tout en regrettant, comme artistes, qu’il gâte la perfection qu’elle leur avait fait rêver ; mais les femmes, je le crains, plus sévères que nous sur les choses du cœur, ne le pardonneront pas.