Le Livre d’esquisses/Noël

La bibliothèque libre.


Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 188-194).

NOËL.


Mais est-il donc parti, le vieux, vieux, bon vieux Noël ? Ne nous reste-t-il donc que les cheveux de sa bonne vieille tête grise et sa barbe ? Eh bien, j’aurai toujours cela, puisque je n’en puis avoir davantage.
Noël, à cor et à cri.


Partout, quand Noël arrivait,
Un homme en ce temps-là pouvait
Contre le froid opiniâtre
Voir un bon feu lutter dans l’âtre.
Petits et grands faisaient régal.
On conviait le voisinage ;
On les traitait, selon l’usage,
En amis, et l’accueil brutal
Ne contristait pas l’infortune,
Qui prenait place et s’étonnait
De ne point paraître importune —
Il était neuf, le vieux bonnet !

Vieilles rimes.


Il n’est rien en Angleterre qui exerce une influence plus délicieuse sur mon imagination que les débris des joyeuses coutumes, des divertissements rustiques des anciens jours. Ils me rappellent les tableaux que ma fantaisie avait l’habitude de tracer à l’aurore du printemps de ma vie, quand je ne connaissais encore le monde que par les livres, et que je le croyais tout à fait tel que les poëtes l’avaient dépeint ; et ils apportent avec eux le parfum de ces temps honnêtes d’autrefois où, peut-être avec autant d’illusion, je suis enclin à penser que le monde était plus naïf, plus social et plus joyeux qu’à présent. Je le dis à regret, ils s’effacent chaque jour davantage ; ils sont graduellement emportés par le temps rongeur, et plus encore déracinés par les usages modernes. Ils ressemblent à ces pittoresques échantillons d’architecture gothique que nous voyons tomber en poussière sur différents points de la contrée, que les ravages du temps ont détruits en partie, qui disparurent en partie dans les additions et les altérations d’une époque plus récente. Mais la poésie s’attache avec une tendresse inquiète à ces divertissements rustiques, à ces joyeuses fêtes, qui tant de fois lui servirent de thèmes — de même que le lierre enlace son riche feuillage autour de l’arche gothique et de la tour en ruine, payant généreusement l’appui qu’ils lui prêtent en reliant leurs débris chancelants, et pour ainsi dire en les embaumant dans la verdure.

De toutes les antiques fêtes, c’est, en somme, celle de Noël qui éveille les joies les plus robustes et les mieux senties. Il se mêle alors à nos instincts de sociabilité un sentiment de piété grave qui soulève l’esprit vers un état de bonheur sublime, sanctifié. À l’église, vers cette époque, les offices ont un remarquable caractère de tendresse et d’inspiration. Ils roulent sur la magnifique histoire de l’origine de notre foi, sur les scènes pastorales qui accompagnèrent sa proclamation. Ils augmentent graduellement de ferveur et de pathétique pendant la période de l’Avent, jusqu’à ce qu’ils éclatent en plein jubilé dans cette matinée qui vint apporter la paix et le bon vouloir aux hommes. Je ne connais pas de plus puissant effet de la musique sur les affections morales que celui qui se produit lorsqu’on entend le chœur tout entier et l’orgue aux puissants éclats entonner à Noël une antienne dans une cathédrale, et remplir tous les points du vaste édifice d’une triomphante harmonie.

C’est aussi une charmante chose (et l’honneur en revient au vieux temps) que cette fête, qui rappelle la proclamation de la religion de paix et d’amour, ait été choisie pour rassembler en faisceau les membres d’une famille, resserrer encore ces liens qui unissent les cœurs frères, et que les préoccupations, les plaisirs et les chagrins du monde travaillent sans cesse à dénouer, pour rappeler tous les enfants d’une même famille qui se sont élancés dans la vie, et qui séparés errent au loin, et les réunir une fois encore autour du foyer paternel, ce lieu de ralliement des affections, afin qu’ils redeviennent jeunes et aimants au milieu des souvenirs attendrissants de l’enfance.

Il y a jusque dans cette époque même de l’année quelque chose qui répand un charme infini sur la fête de Noël. En d’autres temps nous tirons une grande part de nos plaisirs des seules beautés de la nature. Notre sensibilité s’élance et se disperse sur le paysage baigné de soleil, et nous « vivons au large et partout ». Le chant des oiseaux, le murmure du ruisseau, les parfums respirés par le printemps, la douceur voluptueuse de l’été, la pompe étincelante de l’automne, la terre avec son manteau d’éclatante verdure, le ciel, d’un bleu si riche et si pur, et ses nuages splendides, tout nous remplit de muettes mais exquises délices : c’est un immense épanouissement de sensation. Mais au cœur de l’hiver, quand la nature gît dépouillée de tous ses charmes, enroulée dans les plis de son linceul de neige, nous allons puiser nos jouissances à des sources morales. L’horrible tristesse et la désolation du paysage, le morne aspect et le peu de durée des jours, l’ombre épaisse des nuits, en circonscrivant nos excursions, refoulent aussi nos sentiments, qu’ils empêchent d’aller courir au loin, et nous disposent à trouver plus de saveur aux plaisirs intimes du foyer. Nos pensées sont plus concentrées, nos cœurs plus ouverts à l’amitié ; nous sentons d’une manière plus profonde les charmes de la société ; nous nous serrons davantage les uns contre les autres, parce que nous comptons les uns sur les autres pour nous réjouir. Le cœur frappe à la porte du cœur, et nous tirons nos plaisirs des puits profonds de la bienveillance tendre, qui sont cachés dans les tranquilles retraites de nos seins, et qui, lorsqu’on les découvre, laissent apparaître le pur élément du bonheur domestique.

La lugubre obscurité du dehors fait que le cœur se dilate lorsqu’on entre dans une pièce remplie de l’éclat et de la chaleur du feu du soir. Cette flamme d’un rouge pâle répand à travers la chambre un été factice et des rayons de soleil factices, éclaire chaque physionomie, et y grave que l’on est le bienvenu. Où donc l’honnête visage de l’hospitalité s’épanouit-il en plus larges et plus sympathiques sourires — où donc la timide œillade de l’amour est-elle plus doucement éloquente — qu’au coin d’un feu d’hiver ? Et pendant que la sourde rafale du vent d’hiver fait irruption dans le vestibule, ébranle une porte éloignée, siffle autour de la fenêtre à espagnolette, et gronde en s’engouffrant dans la cheminée, que peut-il y avoir de plus agréable que ce sentiment de calme et de sécurité qui nous fait, tout en rêvant, jeter autour de nous des yeux ravis sur la chambre confortable et la scène de réjouissance domestique ?

Les Anglais, par suite de la prédilection que, chez eux, ont toujours eue pour les mœurs champêtres toutes les classes de la société, furent de tout temps amoureux de ces fêtes et de ces réjouissances qui coupent agréablement le profond silence de la vie rustique, et jadis ils étaient particulièrement observateurs des rites pieux et sympathiques de Noël. On est tout transporté rien qu’en lisant les secs détails que quelques antiquaires ont donnés des charmantes fantaisies, de la pompe burlesque, de cet épanouissement sans réserve de gaieté, de bonne humeur, au milieu desquels cette fête se célébrait. Elle semblait ouvrir toute grande chaque porte, faire tourner chaque cœur sur ses gonds. Elle mettait en présence le noble et le paysan ; elle fondait tous les rangs dans un ardent et généreux foyer de joie et de sympathie. Les vieilles salles de châteaux et de manoirs retentissaient du son de la harpe et du bruit des chansons, et leurs tables immenses gémissaient sous le poids de l’hospitalité. Il n’était pas jusqu’à la plus pauvre chaumière qui n’accueillît cette époque de réjouissances avec des décorations de verdure, houx ou laurier ; — un feu splendide dardait ses rayons au travers du treillis et semblait inviter le passant à lever le loquet, à se joindre au groupe joyeux et animé qui se pressait confusément autour du foyer, trompant la longueur de la soirée par des plaisanteries légendaires et des contes de Noël maintes fois racontés.

L’un des plus tristes résultats du raffinement moderne est le ravage qu’il a apporté parmi les chaudes et joyeuses coutumes du vieux temps. Il a complètement fait disparaître cette franchise d’allures et cette savoureuse rudesse qui distinguaient ces embellissements de la vie, et, par un frottement funeste, rendu la surface de la société plus douce et plus polie, mais certainement moins caractéristique. Beaucoup des divertissements, et des usages de Noël se sont entièrement évanouis, et, comme le fameux vin du vieux Falstaff, sont devenus matières à spéculations et à controverses parmi les commentateurs. Ils fleurirent à une époque pleine d’animation et de verdeur, ou les hommes jouissaient âprement de la vie, mais vigoureusement et de tout cœur ; époque pittoresque, un peu débraillée, qui a doté la poésie de ses plus riches matériaux, et le drame de la plus charmante variété de mœurs et de caractères. Le monde est devenu plus mondain. Il y a plus de dissipation et moins de jouissances. Le plaisir s’est étendu en nappes plus larges, mais plus légères ; il a quitté nombre de ces profonds et tranquilles canaux où il coulait doucement, arrosant le sein paisible de la vie domestique. La société est aujourd’hui plus éclairée, plus élégante ; mais elle a perdu nombre de ses robustes particularités locales, ses sentiments naïfs, ses honnêtes jouissances du coin du feu. Les coutumes traditionnelles du vieux temps au cœur d’or, son hospitalité féodale, ses festins grandioses, ont passé avec les châteaux des barons, avec les superbes manoirs dans lesquels on les célébrait. Ils s’harmonisaient avec la grande salle pleine d’ombre, la longue galerie de chêne et le salon tapissé, mais ils ne conviennent pas aux brillantes et frêles salles de réception, aux gais salons de la villa moderne.

Tout dépouillé qu’il est, cependant, de ses anciens et joyeux honneurs, Noël est encore une période d’animation charmante en Angleterre. Cela vous réjouit de voir complétement éveillé ce sentiment de l’intérieur qui occupe une si large place dans tous les cœurs anglais. Les préparatifs qui se font de tous côtés pour unir encore amis et parents dans un repas sympathique ; les présents de bon avénement qui passent et repassent, ces marques d’attention, ces aiguillonneurs de la bienveillance ; les arbustes à feuilles persistantes distribués autour des maisons et des églises, emblèmes de paix et d’allégresse ; toutes ces choses ont le plus charmant effet ; elles produisent les tendres affections, elles allument de douces sympathies. Il n’est pas jusqu’au son des violons, quelque primitifs que puissent être leurs accords, qui ne se détache, au milieu d’une immobile nuit d’hiver, comme s’il était d’une ravissante harmonie. Quand il m’est arrivé d’être réveillé par eux à l’heure où le silence est solennel, « lorsqu’un profond sommeil s’abat sur l’homme, » j’ai écouté dans un ravissement intense, et, les rapprochant de cette joyeuse et sainte occasion, me suis presque imaginé entendre un chœur céleste annonçant la paix et le bon vouloir au genre humain.

De quelle façon charmante l’imagination, quand elle est travaillée par ces influences morales, transforme toute chose en mélodie et en beauté ! Le chant même du coq, entendu parfois au milieu du repos épais de la campagne, « disant, la nuit, à ses compagnes emplumées, les heures qui s’envolent, » était réputé par le vulgaire annoncer l’approche de cette sainte fête : —


Quand chacun se dispose à célébrer le jour
Où le Christ, en naissant, nous prouva son amour,
Pendant la nuit, dit-on, cet oiseau de l’aurore
Ne cesse de chanter que pour chanter encore.
Les esprits inquiets alors n’osent bouger ;
Les astres sont sans force, et la nuit sans danger ;
Aucun charme ne prend — la sorcière impuissante
Frémit — tant cette époque est sainte et bienfaisante.


Au milieu de cette universelle convocation au bonheur, de l’agitation des esprits, de ce soulèvement des affections, qui se manifestent vers ce temps-là, quel sein peut rester insensible ? C’est en effet l’heure de la régénération du sentiment — l’heure où non-seulement doit s’allumer dans la grande salle le feu de l’hospitalité, mais encore la flamme généreuse de la charité dans le cœur.

Les scènes d’amour matinal reverdissent dans la mémoire par-delà le désert stérile des ans ; et l’idée de vie intime, chargée des parfums qu’exhalent les joies qui s’épanouissent autour du foyer, ranime l’esprit qui penche ; de même que la brise arabique apporte parfois sur ses ailes la fraîcheur des campagnes lointaines au pèlerin lassé du désért.

Bien qu’étranger, bien que je ne fasse que passer sur ce sol, que nul foyer ami ne doive briller pour moi, nul toit hospitalier m’ouvrir ses portes toutes grandes, ni la chaude étreinte de l’amitié me dire sur le seuil que je suis le bienvenu — cependant je sens l’influence de cette époque rayonner au fond de mon cœur des regards enivrés de ceux qui m’entourent. Certainement le bonheur se réfléchit, comme la lumière du ciel ; et chaque visage étincelant de sourires et coloré par une innocente allégresse est un miroir qui transmet aux autres les rayons d’une éternelle et suprême bienveillance. Celui qui peut se détourner d’un air chagrin pour ne pas contempler le bonheur de ses semblables, qui peut s’asseoir triste et sombre dans sa solitude quand tout ce qui l’entoure est radieux, celui-là peut avoir ses heures de puissante animation et d’égoïstes jouissances, mais il ne connaît pas les chaudes et dilatantes sympathies qui constituent le charme d’une joyeuse fête de Noël.