Le Livre d’esquisses/Traits de caractère indien

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Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 288-299).

TRAITS DE CARACTÈRE INDIEN.


J’en appelle à tout homme blanc : qu’il dise si jamais il entra dans la case de Logan affamé, et si on ne lui a pas donné à manger — si jamais il vint glacé et nu, et si on ne l’a pas vêtu.
Harangue d’un chef indien.


Il y a quelque chose dans le caractère et les mœurs du sauvage du nord de l’Amérique, quand on les rapproche du théâtre qu’il a coutume de parcourir, ses lacs immenses, ses forêts sans bornes, ses majestueuses rivières et ses plaines vierges de sentiers, qui est à mon sens merveilleusement frappant et sublime. Il est formé pour la solitude comme l’Arabe pour le désert. Sa nature est rude, simple et courageuse ; constituée pour se mesurer avec les difficultés et supporter les privations. Il semble que dans son cœur il y ait peu de place pour l’épanouissement des vertus filles de la sympathie ; et cependant, si nous voulions prendre la peine de pénétrer à travers cet orgueilleux stoïcisme et cette habituelle taciturnité qui cadenassent son caractère et le protègent contre une observation superficielle, nous verrions qu’il se rattache à ses semblables de la vie civilisée par un plus grand nombre de sympathies et d’affections qu’on ne lui en attribue d’ordinaire.

Ç’a été le lot des infortunés aborigènes de l’Amérique, dans les premières périodes de la colonisation, d’être doublement maltraités par les blancs. Ils ont été dépossédés de leurs domaines héréditaires à la suite d’une guerre vile et souvent sans frein, et leur caractère a été travesti par des auteurs hypocrites et intéressés. Le colon les a souvent traités en bêtes fauves, et l’écrivain s’est efforcé de le justifier dans ses ouvrages. Le premier a trouvé plus facile d’exterminer que de civiliser, le second de vilipender que de juger. Les appellations de sauvage et de païen ont été réputées suffisantes pour sanctionner les hostilités de tous deux ; et c’est ainsi que les pauvres pèlerins de la forêt ont été persécutés et diffamés, non parce qu’ils étaient coupables, mais parce qu’ils étaient ignorants.

Les droits du sauvage ont rarement été convenablement appréciés ou respectés par l’homme blanc. En temps de paix, il a trop souvent été la dupe d’un adroit trafic ; en temps de guerre, on l’a regardé comme un animal féroce, dont la vie ou la mort était une question de pure précaution, de simple convenance. L’homme est cruellement prodigue de la vie quand sa sûreté à lui est compromise et qu’il s’abrite sous l’impunité, et il n’y a pas grande merci à attendre de lui quand il sent l’aiguillon du reptile et qu’il a conscience de son pouvoir de détruire.

Les mêmes préjugés auxquels on se laissait aller d’abord existent et circulent partout aujourd’hui. Certaines sociétés savantes se sont, avec un zèle digne d’éloges, efforcées, il est vrai, de rechercher et de publier le caractère et les mœurs réels des tribus indiennes ; le gouvernement américain a, dans sa sagesse et son humanité, fait aussi tout son possible pour inculquer un esprit de bienveillance et d’équité à leur égard, et pour les protéger contre la fraude et l’injustice[1]. Mais l’opinion courante sur le caractère indien a trop de pente à se former d’après les misérables hordes qui infestent les frontières et rôdent autour des établissements. Et celles-ci se composent trop communément d’êtres dégénérés, corrompus et affaiblis par les vices de la société, sans avoir bénéficié de sa civilisation. Cette fière indépendance qui formait la principale colonne de la vertu sauvage a été ébranlée et renversée ; tout le système moral gît en ruine. Leurs esprits sont humiliés, abâtardis par le sentiment de leur infériorité, et leur courage natif écrasé, dompté, par le savoir et la puissance supérieurs de leurs voisins civilisés. La société s’est avancée sur eux comme un de ces souffles flétrissants qui respirent parfois la désolation sur toute une étendue de fertilité. Elle a énervé leur force, multiplié leurs maladies, et greffé sur leur barbarie native les vices dégradants de la vie artificielle. Elle leur a donné mille besoins superflus, et en même temps elle a diminué leurs moyens d’existence pure. Elle a chassé devant elle le gibier, qui détale au bruit de la hache, devant la fumée des établissements, et cherche un asile dans les profondeurs de forêts plus lointaines et de déserts encore inexplorés. C’est ce qui fait que souvent les Indiens de nos frontières sont purement et simplement les débris, les ombres de tribus jadis puissantes qui sont demeurées dans le voisinage des établissements, et sont descendues à une précaire et vagabonde existence. La pauvreté, la pauvreté qui se lamente et qui n’espère pas, chancre de l’âme inconnu dans la vie sauvage, corrode leurs esprits et flétrit toute libre et noble qualité de leur nature. Ils s’adonnent à la boisson, deviennent indolents, faibles, voleurs et pusillanimes. Ils rôdent comme des vagabonds autour des établissements, au milieu d’habitations spacieuses pleines d’un confortable savant ; et tout le résultat qu’ils obtiennent, c’est d’être amenés à comparer, à sentir plus vivement la misère de leur propre condition. Le luxe déploie devant eux sa table immense, mais ils sont exclus du banquet. L’abondance sourit partout dans la plaine, mais ils meurent de faim au milieu de ses trésors ; le désert tout entier a fleuri, s’est transformé en jardin, mais ils sentent qu’ils sont les reptiles qui l’infestent.

Que leur condition était différente alors qu’ils étaient les maîtres incontestés du sol ! Leurs besoins étaient peu nombreux, et les moyens de les satisfaire à leur portée. Ils voyaient chacun autour d’eux partager le même lot, endurer les mêmes fatigues, se nourrir des mêmes aliments, se couvrir des mêmes rudes vêtements. Nul toit ne s’élevait alors qui ne fût ouvert à l’étranger sans abri ; la fumée n’ondulait pas entre les arbres qu’il ne fût le bienvenu à s’asseoir au coin du foyer, à partager le repas du chasseur. « Car, dit un vieil historien de la Nouvelle-Angleterre, leur vie est tellement exempte de soucis, et ils sont de plus si aimants, qu’ils considèrent les choses qu’ils possèdent comme des biens communs, et sont en conséquence si pleins de compassion que, plutôt que de voir quelqu’un mourir de besoin, ils aimeraient mieux mourir tous avec lui. C’est ainsi qu’ils passent joyeusement leur temps, dédaigneux de notre luxe, auquel ils préfèrent leur manière de vivre, dont quelques hommes font si peu de cas. » Tels furent les Indiens tant qu’ils conservèrent l’orgueil et l’énergie de leur nature primitive ; semblables à ces plantes sauvages qui croissent à merveille dans les ombres de la forêt, mais qui se flétrissent aux mains de celui qui les cultive, et meurent sous les rayons du soleil.

En traitant du caractère des sauvages, les écrivains, au lieu d’y apporter l’impartialité de la véritable philosophie, ont été trop enclins à se laisser aller aux préjugés vulgaires et à l’exagération passionnée. Ils n’ont pas suffisamment considéré les circonstances particulières dans lesquelles les Indiens ont été placés, et les principes particuliers à l’ombre desquels chemine leur éducation. Nul être n’agit plus rigoureusement d’après la règle établie que l’Indien ; toute sa conduite est basée sur quelques maximes générales de bonne heure implantées dans son esprit. Les lois morales qui le gouvernent ne sont certainement qu’en bien petit nombre, mais du moins il se conforme à toutes ; — l’homme blanc a une foule de lois religieuses, de mœurs, de coutumes ; mais combien en viole-t-il !

Un chef fréquent d’accusation contre les Indiens est leur mépris des traités, et la perfidie, la légèreté avec lesquelles, en temps de paix apparente, ils reprennent tout à coup les hostilités. Mais, dans leurs rapports avec les Indiens, les blancs ne sont-ils pas, eux, trop enclins à se montrer froids, méfiants, oppressifs et insultants ? On les traite rarement avec cette confiance et cette franchise sans lesquelles il n’y a pas d’amitié véritable possible ; on ne prend point non plus assez de précautions pour éviter de porter atteinte à ces sentiments d’orgueil ou de superstition qui souvent poussent l’Indien aux hostilités plus énergiquement que de pures considérations d’intérêt. Solitaire, le sauvage sent silencieusement, mais avec force. Sa sensibilité ne se répand pas sur une aussi vaste surface que celle de l’homme blanc, mais elle court dans de plus solides et de plus profonds canaux. Son orgueil, ses affections, ses superstitions, se portent sur un moindre nombre d’objets ; mais les blessures qu’on leur fait sont par cela même plus cruelles, et fournissent des motifs d’hostilité que nous ne pouvons suffisamment apprécier. Là où une communauté est aussi limitée en nombre que dans une tribu indienne ; là où, comme chez eux, elle forme une grande famille patriarcale, l’injure d’un individu est l’injure de tous, et le désir de la vengeance presque instantanément partagé. Un conseil de feu suffit pour la discussion et l’organisation d’un plan de campagne. Là s’assemblent les guerriers et les sages ; l’éloquence et la superstition s’unissent pour enflammer le cœur des combattants. L’orateur éveille leur ardeur martiale, et ils sont jetés dans une espèce de désespoir religieux par les hallucinations du prophète ou du visionnaire.

On trouve dans une vieille chronique des premiers établissements du Massachusetts un exemple de ces exaspérations soudaines ayant leur source dans un motif particulier au caractère indien. Les planteurs de Plymouth avaient mutilé les monuments funèbres à Passonagessit, et dépouillé la tombe de la mère du Sachem de quelques peaux dont elle était ornée. Les Indiens sont remarquables pour le respect qu’ils portent aux tombeaux de leurs parents. On a su que des tribus qui étaient restées des générations entières exilées des habitations de leurs ancêtres, quand par hasard elles se sont trouvées voyager dans le voisinage, s’étaient détournées de la grande route, et, guidées par une tradition merveilleusement exacte, avaient fait plusieurs milles à travers la campagne pour gagner quelques tumulus, enfouis peut-être dans les bois, où les ossements de leur tribu étaient anciennement déposés, et qu’elles y avaient passé plusieurs heures dans une silencieuse méditation. Mû par ce sentiment sublime et sacré, le Sachem fils de la femme dont la tombe avait été violée rassembla ses hommes, et, s’adressant à eux dans la magnifiquement simple et pathétique harangue qui suit, curieux échantillon de l’éloquence indienne, exemple touchant de piété filiale chez un sauvage :

« La dernière fois, dit-il, que le glorieux flambeau qui éclaire tout le ciel disparut sous ce globe, alors que les oiseaux rentraient dans le silence, je fus m’étendre, suivant ma coutume, pour prendre du repos. Mes yeux n’étaient pas encore entièrement fermés qu’il me sembla voir un fantôme, ce dont mon esprit fut fort troublé ; et comme je tremblais à cette terrible vue, j’entendis un esprit s’écrier à haute voix : « Regarde, mon fils que j’ai chéri : ces seins t’allaitèrent, ces mains t’ont réchauffé et t’ont souvent présenté la nourriture. Peux-tu donc oublier de tirer vengeance de ces hommes qui, pleins de mépris pour nos antiquités et nos honorables coutumes, ont mutilé mon monument d’une façon si cruelle ? Vois : maintenant la tombe du Sachem gît tristement comme celle du vulgaire, mutilée par une ignoble race. Ta mère se lamente et implore ton aide contre ce peuple de larrons qui a depuis peu envahi notre sol. Si cela se tolère, je ne reposerai pas tranquille dans mon éternelle demeure. » Cela dit, l’esprit s’évanouit. Pour moi, baigné de sueur, incapable de prononcer la moindre parole, je cherchai à reprendre quelque force, à rappeler mes esprits qui avaient fui, et me déterminai à vous demander conseil et assistance. »

J’ai donné à cette anecdote une certaine longueur parce qu’elle tend à prouver que ces.actes d’hostilité soudaine qui ont été attribués au caprice et à la perfidie peuvent souvent provenir de motifs profonds et généreux que notre inattention pour le caractère et les coutumes indiens nous empêche d’apprécier comme il faut.

Une autre source de violentes bordées contre les Indiens est leur cruauté à l’égard des vaincus. Elle eut son origine partie dans la politique, partie dans la superstition. Les tribus, bien qu’appelées quelquefois nations, ne furent jamais si formidables par le nombre que la perte de plusieurs guerriers ne fût par elles vivement sentie ; il en était particulièrement ainsi quand les rencontres avaient été fréquentes, et maint exemple apparaît dans l’histoire indienne d’une tribu ayant été longtemps redoutable à ses voisins, et rompue, dispersée, par suite de la capture et du massacre de ses principaux combattants. La tentation était donc bien forte, pour le vainqueur, d’être sans pitié, non tant pour satisfaire un cruel désir de vengeance qu’afin de pourvoir à sa sécurité future. Les Indiens avaient aussi cette superstitieuse croyance, ordinaire parmi les nations barbares et également en honneur parmi les anciens, que les mânes de leurs amis tombés pendant le combat étaient adoucis par le sang des captifs. Mais il faut dire que les prisonniers qui ne sont pas sacrifiés sont adoptés dans les familles à la place des morts, et qu’on a pour eux la confiance et l’affection de parents et d’amis ; que dis-je ? si hospitalier et si tendre est l’accueil qu’ils reçoivent, que, placés dans cette alternative, souvent ils aimeront mieux rester avec leurs frères d’adoption que retourner vers la demeure et les amis de leur jeunesse.

La cruauté des Indiens envers leurs prisonniers s’est accrue depuis la colonisation des blancs. Ce qui primitivement était une nécessité de la politique et de la superstition est devenu, par suite de l’exaspération, la satisfaction d’un désir de vengeance. Il leur est impossible de ne pas sentir que les blancs sont les usurpateurs de leur ancienne puissance, la cause de leur dégradation, les infatigables destructeurs de leur race. Ils marchent au combat saignants sous les injures et les outrages qu’ils ont individuellement soufferts, et sont poussés à la folie et au désespoir par la désolation au vol rapide et les ruines sans cesse grandissantes que fait la guerre européenne. Trop souvent les blancs leur ont donné l’exemple de la violence en brûlant leurs villages et en anéantissant leurs maigres moyens de subsistance ; et après cela ils s’étonnent que des sauvages ne fassent pas preuve de modération et de magnanimité à l’égard de ceux qui ne leur ont rien laissé que l’existence pure et simple et la misère !

Nous stigmatisons aussi les Indiens comme lâches et perfides parce qu’ils usent de stratagèmes à la guerre par préférence à la force ouverte ; mais ils sont en cela pleinement justifiés par leur rude code de l’honneur. On leur apprend, dès leur plus jeune âge, que le stratagème est digne d’éloges ; le guerrier le plus brave ne croit pas qu’il y ait de la honte à se tapir en silence et à prendre tout avantage sur son adversaire : il triomphe dans la finesse, la sagacité supérieures qui l’ont mis à même de surprendre et de détruire un ennemi. Dans le fait, l’homme est naturellement plus enclin à la ruse qu’à la franche bravoure : cela tient à sa faiblesse physique par rapport aux autres animaux. Ils sont munis d’armes naturelles de défense : de cornes, de défenses, de sabots et de serres ; l’homme a reçu en partage une sagacité supérieure. Dans toutes ses rencontres avec ceux-ci, ses ennemis-nés, il a recours au stratagème ; et quand il tourne, dans sa perversité, ses armes contre son semblable, il commence d’abord par employer la même tactique.

Le principe naturel de la guerre est de faire le plus de mal possible à son ennemi en recevant le moins de mal possible soi-même ; et ceci, nécessairement, doit s’effectuer par la ruse. Ce courage chevaleresque qui nous porte à mépriser les suggestions de la prudence et à nous précipiter au-devant d’un péril certain, est fils de la société, produit par l’éducation. Il est honorable, parce que c’est, dans le fait, le triomphe des sentiments élevés sur la répugnance instinctive que nous avons pour la douleur, et sur ces aspirations vers le bien-être et la sécurité personnels que la société a réprouvées comme ignobles. Il est avivé par l’orgueil et la crainte de la honte ; et c’est ainsi que la peur d’un mal réel est surmontée par la peur plus grande d’un mal qui n’existe que dans l’imagination. Il a encore été choyé, stimulé par différents moyens. Il a servi de thème aux chants belliqueux et aux récits chevaleresques. Le poëte et le musicien se sont complus à répandre sur lui les splendeurs de la fiction ; et l’historien lui-même a fait oubli de l’austère gravité du récit pour emboucher en son honneur le clairon de l’enthousiasme. Les ovations, les pompes éclatantes, ont été sa récompense : des monuments sur lesquels l’art a épuisé ses secrets et l’opulence ses trésors ont été érigés pour éterniser la reconnaissance et l’admiration d’un peuple. Ainsi artificiellement excité, le courage s’est élevé à un degré d’héroïsme extraordinaire… et factice ; et, drapée dans le glorieux éclat qui s’attache à la guerre, cette qualité turbulente est même parvenue à éclipser nombre de ces paisibles mais inappréciables vertus qui ennoblissent silencieusement le caractère de l’homme et grossissent le flot des félicités humaines.

Mais si le courage intrinsèque consiste à braver le péril et la douleur, la vie de l’Indien en est un déploiement continu. Il vit dans un état d’hostilité, de risque perpétuels. Les dangers et les hasards sont homogènes à sa nature, ou plutôt semblent nécessaires pour éveiller ses facultés et donner de l’intérêt à son existence. Environné de tribus hostiles, dont la manière de guerroyer consiste dans les embûches et les surprises, il est toujours préparé pour le combat, et vit, pour ainsi dire, les armes à la main. De même que le navire se trace, dans une effrayante solitude, sa route à travers les solitudes de l’océan ; — de même que l’oiseau se mêle aux nuages et aux ouragans, et, dans sa course, fend de ses ailes, simple point dans l’espace, les plaines sans chemins de l’air, — de même l’Indien poursuit sa marche, silencieux, solitaire, mais indompté, à travers le sein immense du désert. Ses expéditions peuvent rivaliser pour la distance et les dangers avec le pèlerinage du dévot ou la croisade du chevalier errant. Il traverse de vastes forêts, exposé aux hasards que peuvent lui faire courir la maladie en face d’elle-même, des ennemis cachés dans l’ombre, et l’inexorable famine. Les lacs orageux — ces grandes mers intérieures — ne sont point un obstacle à ses courses vagabondes : dans son léger canot d’écorce, il se joue comme une plume sur leurs vagues, et vole avec la rapidité d’une flèche en descendant les courants mugissants des fleuves. Sa subsistance même se cueille au milieu des fatigues et des périls. Il obtient ses aliments au prix des labeurs et des dangers de la chasse ; il s’enveloppe dans les dépouilles de l’ours, de la panthère et du buffle, et s’endort au milieu du tonnerre de la cataracte.

Aucun héros des temps anciens ou modernes ne surpasse l’Indien dans son sublime mépris de la mort et le courage avec lequel il en essuie les plus cruelles atteintes. Là nous le voyons vraiment s’élever au-dessus de l’homme blanc, par suite de son éducation particulière. Ce dernier court affronter un glorieux trépas à la bouche du canon ; le premier contemple son approche d’un œil tranquille et l’endure triomphant, au milieu des tortures variées que lui infligent les ennemis qui l’entourent, et de l’agonie prolongée du bûcher. Il tient même à honneur de railler ses bourreaux, de défier leur génie pour les supplices ; et pendant que les flammes dévorantes s’attaquent au principe même de sa vie, que sa chair se racornit et se détache des muscles, il pousse son dernier chant de triomphe, où respire l’audace d’un cœur indompté, et demande à l’horizon les esprits de ses pères pour leur faire constater qu’il meurt sans laisser échapper un gémissement.

En dépit des nuages que les premiers historiens ont accumulés autour du caractère des malheureux naturels, il s’en échappe parfois tout à coup de brillantes lueurs, qui jettent sur leurs mémoires une sorte de mélancolique éclat. De temps à autre on rencontre, dans les grossières annales des provinces de l’est, des faits qui, bien que rapportés sous les couleurs de l’hypocrisie et du préjugé, parlent cependant d’eux-mêmes, et sur lesquels on arrêtera ses applaudissements et sa sympathie quand le préjugé se sera évanoui.

Dans une de ces naïves relations des guerres contre les Indiens dans la Nouvelle-Angleterre, se trouve un émouvant tableau de la désolation portée au sein de la tribu des Indiens Pequod. L’humanité recule devant ces détails froidement donnés d’une aveugle boucherie. À un certain endroit nous lisons qu’un fort indien a été surpris pendant la nuit, les wigwams livrés aux flammes, et les malheureux habitants descendus alors qu’ils essayaient de s’échapper ; et que « tout fut dépêché, terminé dans l’espace d’une heure » . Après une série d’actes semblables, « nos soldats », fait pieusement observer l’historien, « étant résolus à en opérer, avec l’aide de Dieu, la destruction complète », les infortunés sauvages ayant été chassés de leurs habitations et de leurs forteresses, poursuivis par le fer et le feu, une poignée d’hommes, mais d’hommes héroïques, lamentable débris des guerriers Pequod, avec leurs femmes et leurs enfants, se réfugia dans un marais.

Brûlant d’indignation et rendus furieux par le désespoir, leur cœur se brisant de chagrin au souvenir de la destruction de leur tribu, leur esprit se tordant, épuisé, sous l’ignominie dont à leurs yeux les couvrait leur défaite, ils refusèrent de tenir une vie mendiée des mains d’un insultant ennemi, et préférèrent la mort à la soumission.

À l’approche de la nuit, ils furent cernés dans leur affreuse retraite, de manière à rendre la fuite impraticable. Dans cette position, l’ennemi « tira sur eux tout à son aise, et par là beaucoup furent tués et disparurent sous la vase ». Un petit nombre, à la faveur de l’obscurité et du brouillard qui précédèrent le lever du jour, passa au travers des assiégeants et disparut dans les bois : « le reste devint la proie des vainqueurs ; beaucoup furent tués dans le marais, aimant mieux, les intraitables chiens, dans leur obstination et leur rage, rester immobiles et être criblés de balles ou taillés en pièces » que de demander quartier. Quand le jour vint éclairer brusquement cette poignée d’hommes perdus, mais indomptables, les soldats, entrant dans le marais, « aperçurent plusieurs groupes assis, étroitement serrés, sur lesquels ils déchargèrent leurs armes, bourrées de dix ou douze balles de pistolet à la fois ; plaçant la gueule de leurs armes sous les branches, à quelques mètres d’eux ; de telle sorte que, sans parler de ceux qui furent trouvés morts, un bien plus grand nombre furent tués et s’enfoncèrent dans la vase, et jamais plus ne s’en souvinrent amis ou ennemis. »

Peut-on lire ce récit naïf et sans art, et ne pas admirer l’inébranlable résolution, l’orgueil indomptable, la sublimité d’esprit qui, semble-t-il, bronzaient les cœurs de ces héros fils d’eux-mêmes, et les élevaient au-dessus des sentiments instinctifs de la nature humaine ? Quand les Gaulois mirent à sac la ville de Rome, ils trouvèrent les sénateurs drapés dans leurs robes, assis, austères et muets, sur leurs chaises curules ; ils reçurent ainsi la mort, sans opposer la moindre résistance et même sans supplication. Cette conduite a été, en eux, applaudie comme noble et magnanime ; dans les malheureux Indiens, elle a été réprouvée comme obstinée et sauvage. Que nous sommes bien les dupes de l’apparence et des dehors ! et que la vertu qui se drape dans la pourpre et trône au milieu des grandeurs diffère à nos yeux de la vertu misérable et nue qui s’éteint obscurément dans un désert !

Mais je ne veux pas m’appesantir sur ces sombres tableaux. Les tribus de l’est ont depuis longtemps disparu ; les forêts qui les abritèrent ont été abattues ; à peine reste-t-il d’eux quelques traces dans les états pressés de la Nouvelle-Angleterre, si ce n’est çà et là le nom indien d’un village ou d’un ruisseau. Et tel doit être tôt ou tard le sort de ces autres tribus qui bordent les frontières, et ont été de temps à autre attirées du fond de leurs forêts pour se mêler aux guerres des blancs. Encore un peu de temps, et ils prendront la route qu’ont prise avant eux leurs frères. Les quelques hordes qui errent encore le long des rives de l’Huron et du Lac Supérieur, et des ruisseaux tributaires du Mississipi, partageront le destin de ces tribus qui s’étendaient jadis sur le Massachussetts et le Connecticut, et régnaient sur les bords orgueilleux de l’Hudson ; de cette race gigantesque que l’on dit avoir existé sur le littoral du Susquehanna, et de ces diverses nations qui florissaient près du Potowmac et du Rappahanoc, et qui peuplaient les forêts de l’immense vallée de Shemandoah. Ainsi qu’une vapeur, elles s’évanouiront de la surface de la terre ; leur histoire même se perdra dans l’oubli, et « les lieux qui les connaissent maintenant ne les connaîtront plus ». Ou si, par hasard, il reste d’eux quelque vague souvenir, ce sera peut-être dans les romanesques rêveries du poëte, qui les prendra pour peupler en imagination ses clairières et ses bosquets, comme les faunes et les satyres, et les divinités des bois, dans l’antiquité. Mais s’il se hasarde à pénétrer dans la sombre histoire de leurs injures et de leurs misères, s’il dit comment ils furent envahis, corrompus, dépouillés, chassés loin de leur abri natal et des tombeaux de leurs pères, traqués en tous lieux comme des bêtes fauves, terrassés et immolés dans une affreuse boucherie, nos descendants détourneront la face de ce récit avec horreur et incrédulité, ou rougiront d’indignation devant la barbarie de leurs aïeux. — « Nous sommes repoussés, repoussés », disait un vieux guerrier, « jusqu’à ce que nous ne puissions reculer davantage ; — nos haches sont brisées, nos arcs sont rompus, nos feux sont presque éteints ; — encore un peu de temps, et l’homme blanc cessera de nous persécuter — car nous aurons cessé d’exister. »



  1. Le gouvernement américain a été infatigable dans ses efforts pour améliorer la situation des Indiens, pour introduire parmi eux les arts de la civilisation et les notions civiles et religieuses. Afin de les protéger contre les fraudes des spéculateurs blancs, il est défendu à tout individu de leur acheter des terres ; et personne ne peut en recevoir d’eux à titre de présent sans la ratification expresse du gouvernement. Ces mesures sont strictement observées.