Le Livre d’un inconnu/39

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XXXIX


Ma chère, nous irons aux derniers soirs d’automne
Voir fleurir dans les bois la tardive anémone,
Les chrysanthèmes d’or émailler les jardins,
Et les grappes, déjà trop mûres des raisins
Et par les premiers froids légèrement ridées,
Pendre aux rameaux brunis des treilles dénudées ;
Nous irons, nous suivrons les détours du chemin
Où la première fois ma main pressa ta main ;
Nous verrons au penchant des collines prochaines
L’or des grands peupliers et la rouille des chênes,
Et tout nous parlera d’automne et de départ.

Au ciel, ainsi qu’un rouge et sanglant étendard,
Un nuage empourpré planera sur nos têtes ;
Et le calme attristé des campagnes muettes
Et dans les bois déserts le silence des nids,
Nous diront que les jours d’été sont bien finis,
Que loin, bien loin de nous est la saison des roses,
Et que demain l’hiver et ses brumes moroses
Auront enveloppé de leur morne linceul
Ces bois que le sanglot du vent troublera seul.

Nous songerons alors que tout meurt et tout passe,
Comme au courant des eaux une ride s’efface,
Comme un nuage au ciel par le vent emporté ;
Et nous éprouverons l’amère volupté
De sentir que nos cœurs auront changé de même,
Qu’à notre insu ces mots, ces tendres mots : Je t’aime !
Nous ne les dirons plus avec le même accent,
Car l’herbe du chemin que l’on foule en passant
Et le buisson qu’on frôle, et la branche qu’on cueille,
Et la fleur que, distrait ou rêveur, on effeuille,
Tout emporte avec soi quelque chose de nous ;
Et tandis qu’à travers les ronces et les houx,
Dans la haute forêt tremblante des fougères,
Le couchant grandira nos ombres passagères,

Nous penserons, chère âme, à ces choses qui font
Plus tristes les baisers, mais l’amour plus profond.

Puis quand naîtront au ciel les premières étoiles,
Quand la brume, flottant en clairs et légers voiles,
Montera sur les prés humides des vallons,
Dans les premiers frissons du soir nous reviendrons
Par la majestueuse et déserte avenue
Qu’au printemps si souvent nous avons parcourue.
Les dernières lueurs du jour mourant aux cieux,
Descendant dans la paix profonde de ces lieux
À travers le feuillage éclairci des grands arbres,
Éclaireront alors de la pâleur des marbres
Ton grave et doux profil et tes beaux cheveux d’or ;
Et nos regards pensifs pourront noter encor,
Dans les fossés jaunis et dans l’angle des portes,
Le triste encombrement que font les feuilles mortes.