Le Livre d’un père/La Ruche

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XXXIII

LA RUCHE



I


Nous montions vers les solitudes,
Quand, non loin de la plaine encor,
S’offre à nous un chêne aux flancs rudes
D’où le miel suinte en perles d’or.

À mi-coteau, dans une haie,
Il se dresse au soleil levant ;
La ruche est sûre, vaste et gaie,
À l’abri du froid et du vent.

L’essaim des vives ouvrières
Bourdonne autour du noir logis ;
On dirait un bruit de prières
Dans les buissons de fleurs rougis.


La troupe, un moment indécise,
À l’appel des mille senteurs
Hésite, et chacun à sa guise
Choisit la plaine ou les hauteurs ;

Là-bas, vole aux vignes prochaines,
Dans ces petits enclos charmants,
Vers ses longs prés bordés de chênes,
Vers les bluets, dans les froments ;

Ou là-haut, parmi les genièvres,
Les sorbiers, les pins résineux,
Vers le cytise aimé des chèvres,
Vers ces grands rochers lumineux.

La place exprès semble choisie ;
On a deux mondes à la fois
Pour promener sa fantaisie…
On a les hameaux ou les bois.

On y peut, à pleines corbeilles,
Aux fleurs, aux fruits les plus divers,
Vieux poète et jeunes abeilles,
Cueillir ou son miel ou ses vers.


II


C’est là, sur le sol des ancêtres,
Devant cet immense horizon,

Qu’à l’abri d’un rideau de hêtres,
Je pose en rêve une maison.

Je la vois simple, mais ancienne ;
Les murs sont fortement bâtis…
Et je rêve enfin qu’elle est mienne,
Pour être à vous, mes chers petits !

Pour vous garder, loin de la ville,
Ce foyer plein de souvenir,
Ce nid, ce port, ce vieil asile
Où l’on veut toujours revenir ;

Où, quand notre âme est appauvrie,
Après l’hiver sombre et moqueur,
On fait moisson de rêverie,
On va renouveler son cœur.

Là, vers les bruyères vermeilles,
Le blé noir, le trèfle ou le thym,
Vos pensers, comme ces abeilles,
S’envoleraient chaque matin.

Notre humble terre a sa richesse.
Ce ciel, ces sommets que voilà,
Ce n’est point le beau ciel de Grèce,
Ce n’est point l’Hymète ou l’Hybla.

Dans ces vastes champs qu’on domine,
Ce n’est, là-bas, aux feux du soir,
Ni Mégare, ni Salamine,
Qu’on voit du pied de ce manoir.


Au bout d’une plaine jaunie,
Le soleil rougit, par instants,
Non l’azur des mers d’Ionie,
Mais l’eau grise de nos étangs,

J’aperçois, du vert promontoire
Dont ma ruche est le Parthénon,
Un long fil d’argent… c’est la Loire,
Modeste encore et sans renom.

Mais la nature est bonne mère ;
Nous aussi nous avons nos fleurs.
Le laurier, la rose éphémère,
Germent ici tout comme ailleurs.


III


Vous, les abeilles vagabondes,
Avant de peupler ce jardin,
Combien avez-vous vu de mondes
En venant chez nous de l’Éden ?

Vous qui, de la sagesse antique,
Gardez encor les douces lois,
Êtes-vous filles de l’Attique,
Abeilles des chênes gaulois ?

Peut-être, en buvant les rosées
D’Éleusis et de Marathon,

Vos aïeules se sont posées
Sur la bouche d’or de Platon.

Nous n’avons pas ces nuits sereines
Et ces grands noms mélodieux,
Ces mers où chantent les sirènes
Et ces lèvres des demi-dieux ;

Pourtant sur notre humble montagne
On peut, de fleurs et de chansons,
Quand l’essor printanier vous gagne,
Cueillir aussi d’amples moissons.

Ce miel de la ruche sans maître,
Trésor du pâtre et du chasseur,
Aura moins de parfums peut-être,
Mais plus de force et de douceur.

Volez donc, chastes ouvrières,
Vierges qui travaillez si bien ;
Autant nous vaudront ces bruyères
Qu’un laurier-rose athénien.


IV


Vous, enfants, partez avec elles,
Et, sans oublier votre nid,
Maintenant qu’ont poussé vos ailes,
Allez à travers l’infini.


La terre est pleine de merveilles,
La nature est belle en tout lieu ;
Posez-vous, comme des abeilles,
Sur toutes les œuvres de Dieu.

Allez, chacun selon sa force,
Mais sans perdre l’ardeur jamais ;
Percez des fleurs la tendre écorce,
Volez de la plaine aux sommets ;

Avec la libre fantaisie
D’un esprit jeune et curieux,
Que chacun pille l’ambroisie
Dans la fleur qu’il aime le mieux ;

Sur les pêchers de nos collines,
Au bord des étangs, sur les joncs,
Sur la ronce autour des ruines,
Et sur le lierre des donjons.

Au moindre calice allez boire,
Au moindre ruisseau, s’il est pur,
Dans le grand fleuve de l’histoire,
Dans l’urne du poète obscur.

Imprégnez-vous de toute chose
Bonne à distiller cire ou miel,
De la poussière d’une rose,
Des pleurs d’une aube dans le ciel.

Puis, chères âmes dispersées,
Apportez-moi, chaque printemps,

La récolte de vos pensées
Dans la ruche où je vous attends.

Voici, pour moi, l’heure inféconde
Où l’homme, atteint d’un sombre ennui,
Ferme ses yeux aux fleurs du monde,
Et ne regarde plus qu’en lui.

Cette immense nature en fête,
Ces bois et ces prés embaumés,
Ces monts dont j’atteignis le faîte,
Ces déserts que j’ai tant aimés,

Ces splendeurs saintes que j’admire,
Bientôt, se voilant d’un brouillard,
Pour moi n’auront plus un sourire,
Pour moi n’auront plus un regard ;

Mais aux voluptés dont me sèvre
Mon hiver pâle et soucieux,
Je goûte encor par votre lèvre,
Je vois ces beautés par vos yeux.

C’est à vos doux rêves intimes,
Le long de ces bois toujours verts,
C’est à votre essor vers les cimes,
Que je veux demander mes vers.

Volez donc ! le ciel est en flammes
Sur ces hauteurs que nous voyons ;
Remplissez vos vaillantes âmes
De parfums, d’accords, de rayons.


Après ces travaux pleins de charmes,
Revenez vite, ô cher essaim,
Verser tout, la joie ou les larmes,
Vos trésors entiers, dans mon sein !

Et du gain de quelques journées
Vous comblerez, à mon appel,
Le vide fait par les années
Au creux de l’arbre paternel.

Revenez ! la nuit est prochaine,
Jeunes abeilles, mes amours !…
Et par les fentes du vieux chêne
Un miel pur coulera toujours.


Mai 1869.