Le Livre d’un père/Dans le doute

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XXXII

DANS LE DOUTE



À MON PERE





Toi que j’ai dans mon cœur pour guide et pour exemple,
Toi dont l’auguste image est là, devant mes yeux,
Donnant à ce réduit la majesté d’un temple,
Où j’offre pour encens mon travail aux aïeux,

Ô mon père ! je viens, dans une heure suprême,
T’emprunter ta raison, ta sereine vertu ;
Prier ton vieil honneur de décider lui-même.
Entre ces deux devoirs, parle, que ferais-tu ?

Réponds sans condescendre à mon faible courage ;
J’ai tes moindres conseils pour inflexible loi,

Et je puis être fort achevant ton ouvrage :
Suppose à cette place un fils digne de toi.

Parle-moi franchement, ainsi qu’un chef de race ;
Tandis qu’à tes côtés, oubliant ses douleurs,
En cet autre portrait, sainte et pleine de grâce,
Ma mère encor répand la prière et les pleurs.

Vous savez tous les deux le secret de mon doute,
Oracles paternels, chaque jour consultés !
Vous savez vers quel but je veux pousser ma route,
Si je vis pour moi-même et pour mes vanités.

J’ai toujours fait deux parts du seul bien que j’envie,
Du trésor qu’après vous j’augmente et je défends,
Deux parts de mon honneur et deux parts de ma vie,
L’une pour les aïeux, l’autre pour les enfants.

C’est à vous, devant eux, en mes jours de faiblesse,
Que je dois rendre compte et demander conseil,
Afin que je puisse être, aux fils de ma tendresse,
D’un exemple aussi pur et d’un secours pareil.

Conseille-moi, prononce à ma place, ô mon père !
Si j’en souffre moi seul, tout sera pour le mieux.
Ordonne-moi l’effort qui devra satisfaire
Aux droits de nos enfants, aux droits de nos aïeux.

Et, si j’ai bien agi selon ta conscience,
Au prix de mon repos, au prix de mon orgueil,
Ô mon père ! tu sais de quelle récompense
Je veux me rendre digne au delà du cercueil.


Au pied de ce portrait que mon regard consulte,
Qu’un jour, non sans fierté, plaçant aussi le mien,
Quelqu’un des fils à qui j’aurai transmis ton culte
Vienne me demander un pareil entretien ;

Et qu’ayant accompli son acte de courage,
Plus calme après la lutte et plus fort dans sa foi,
Fixant ses yeux en pleurs sur mon heureuse image,
Il me dise : « Ô mon père ! es-tu content de moi ?


Juin 1870.