Le Livre d’un père/Les Deux Portraits

La bibliothèque libre.







XII

LES DEUX PORTRAITS





Pour que du vieil honneur ta maison soit le temple,
Suspends-y ces portraits, mes témoins, mon exemple,
Devant qui, le matin et le soir, à genoux,
J’ai fait, durant vingt ans, ma prière avec vous ;
Qui, d’un œil vigilant, nous regardaient en face,
Et, tant que j’ai vécu, n’ont pas quitté leur place.
Mes pilotes sacrés, toujours au gouvernail,
Ils surveillaient d’en haut ma table de travail.
Je les interrogeais dans les temps difficiles ;
Ils tenaient mon esprit, mon cœur, ma main, dociles
Te cherchais dans leurs yeux à lire mon devoir ;
J’y trouvais le conseil et le don de vouloir,
Et les sages pensers dans mon âme soumise
Descendaient et régnaient par leur douce entremise.

Leur sourire écartait tous ces nuages noirs :
L’orgueil, les vains désirs et les vains désespoirs.
Aux esprits généreux ils destinaient mes pages,
Chassaient toutes fadeurs de mes mâles ouvrages,
Et préféraient pour moi, dédaignant les moqueurs,
Aux vulgaires bravos l’estime des grands cœurs.

Ainsi, depuis vingt ans, je travaille et je pense
Sous leurs yeux bien aimés. J’y vois ma récompense.
Ils me parlent sans cesse, et tous mes vers heureux,
Les vers où vous pleurez, me sont dictés par eux.
Jamais un seul matin je n’ai pris mon ouvrage
Sans les bien regarder pour me donner courage ;
Jamais je n’ai souffert, jamais pleuré tout seul
Et sans mettre avec moi la grand’mère et l’aïeul.
Je vis en eux ; ils sont le meilleur de moi-même ;
Je tiens d’eux, et d’eux seuls, tout ce qui fait qu’on m’aime,
D’eux et de leurs esprits, de leurs cœurs grands ouverts.
Je n’en diffère, hélas ! que par bien des travers.
Heureux si je n’ai point, miroir trop infidèle,
Dans le cours de ma vie altéré ce modèle,
Si surtout en mes fils l’aïeul n’est pas déçu,
Si je leur ai transmis le cœur que j’ai recu !

Donc, lorsqu’il est besoin d’échauffer vos courages,
Adressez-vous, amis, à ces chères images ;
Vous m’y retrouverez ! Leur aspect caressant
Vous rendra plus encor que votre père absent ;
Ce sera moi toujours, mais plus doux, mais sans fièvres,
Sans amertume au cœur et sans tristesse aux lèvres.
Priez-les en mon nom, priez-les chaque jour ;
Ils ont plus de pouvoir s’ils n’ont pas plus d’amour.


De leur humble carrière ils sont sortis augustes ;
La lumière aujourd’hui pleut du front de ces justes.
Tandis que nous luttons, cherchant notre avenir,
Ils lèvent, de là-haut, leurs mains pour nous bénir !



I


LE GRAND-PÈRE


Voici l’aïeul, voici mon père au doux visage ;
Le cœur d’un chevalier et la raison d’un sage !
Il a connu, chéri les aînés d’entre vous,
Et vous avez joué quatre sur ses genoux.
Ses traits sont-ils restés dans vos jeunes mémoires ?
Gardez-les bien ! ainsi que mes vieilles histoires,
Et les tendres conseils, les baisers, les secrets
Que vous avez reçus devant ces chers portraits.
Pour chauve et blanc qu’il soit, admirez sur sa face
La fraîcheur, la clarté, signes de bonne race.
Un sang vif et léger, et riche de soleil,
Anime de sa peau le fin tissu vermeil ;
Cette lèvre sans fiel, d’une grâce infinie,
Mince et ferme, au besoin lancerait l’ironie ;
Cet œil plein de douceur, mais qui semble attristé,
Limpide, a ses éclairs d’ardeur et de gaîté.

Vieux Français d’autrefois, en sa forte croyance
Inflexible, il avait, pour autrui, l’indulgence.

Joyeux dans la dispute et de propos charmant,
Ses ennemis l’aimaient, l’admiraient franchement ;
Heureux de le contraindre à rompre le silence,
Tous à l’envi s’offraient à sa courtoise lance.
Tant qu’il vécut, réglant notre heureuse maison,
Il était ma justice, il était ma raison.
Ses notes, sur mes vers, par un goût sûr guidées,
Coupaient court aux écarts du style ou des idées.
Critique et fin lettré, quoique docteur savant,
Il jugeait, il pensait lorsque j’allais rêvant.
À l’Icare étourdi qui part à tire-d’ailes,
Sa main sage attachait le poids des grands modèles,
M’enchaînait prêt à fuir dans le vague horizon,
Et faisait du bon sens mon heureuse prison.
Il croyait, peu sensible aux couleurs entassées,
Qu’un mot juste suffit aux plus grandes pensées,
Que l’âme la plus haute est simple en ses discours ;
De mon âpre hyperbole il modérait le cours,
Prisant dans nos combats, pour la plus juste cause,
La générosité par-dessus toute chose.
Il fut mon maître en tout ; c’est de lui que j’ai pris
Les dogmes que je sers, la langue que j’écris.

Tous vantaient sa raison qui jamais ne dévie,
Son esprit clair, charmant, loyal comme sa vie,
Acéré sans venin, gai sans être moqueur…
Mais que serait-ce, enfants, s’ils avaient vu son cœur,
De ses jeunes travaux connu la longue histoire,
Son obscur dévouement, plus noble que la gloire !
Ecolier, orphelin à seize ans, ses labeurs
Soutenaient sans fléchir une mère et deux sœurs.
Le pain était amer, les soucis étaient rudes…

Et rien ne l’arrachait à ses nobles études ;
Il donnait, intrépide à son double devoir,
Tout le jour au métier et la nuit au savoir.
Dans l’âge où mollement j’assemblais quelques rimes,
Il scrutait la nature et ses secrets intimes,
Voulant suivre en son art, jusqu’au plus haut degré,
Son père, le savant qu’il avait adoré !
Car, s’oubliant, il fit deux parts de sa carrière ;
Ses aïeux, puis ses fils, eurent sa vie entière.
Jeune homme, il travaillait, docile à cette loi,
Pour sa mère, et vieillard, il travaillait pour moi.
Un jour, dans la vigueur de ses vertes années,
Du prix de ses efforts à peine couronnées,
Près de toucher au but, mûr pour les dignités,
Il dut choisir : l’honneur et les serments prêtés,
Obéis sur-le-champ, obéis avec joie,
Des succès, des honneurs lui fermèrent la voie…
Et pour penser demain ce qu’il pensait hier,
À son vieux roi fidèle, il resta pauvre et fier.
Tel fut l’homme de cœur, père de votre père ;
Vous porterez son nom dignement, je l’espère.
Si l’un de vous forfait au sang dont il est né,
Moi qui vous l’ai transmis, je serai condamné.




II


LA GRAND’MÈRE



Notre secours est là, dans l’aïeule en prière,
Dans l’âme qui respire en ce divin portrait,
Dans le profond amour qui luit sous sa paupière,
Dans ses douleurs de sainte où le ciel apparaît !

Quand le peintre — un ami digne de la connaître —
Qui m’avait vu pleurer, qui la voyait souffrir,
Pour l’immortaliser prit son pinceau de maître,
L’Éternité pour elle était prête à s’ouvrir.

L’espoir déjà perçait sous son inquiétude ;
Elle nous voyait tous vivants et rachetés ;
Sa souffrance expirait dans la béatitude,
Car devant Dieu ses pleurs avaient été comptés.

L’art n’a rien oublié dans cette image d’elle.
Tout son amour de mère en ses yeux est écrit ;
Et l’on prend ce portrait, si simple et si fidèle.
Pour la Madone en pleurs aux pieds de Jésus-Christ.

Invoquez-la ! Jamais une mère, une sainte,
N’eut dans un cœur plus humble un amour plus profond ;

En tous vos jours d’épreuve invoquez-la sans crainte,
Sûrs qu’elle vous écoute et que Dieu lui répond.

Douce, elle s’ignorait et s’accusait sans cesse
Et n’ouvrait qu’en tremblant son esprit, un trésor !
Mais son cœur est resté ma suprême richesse,
La source où je m’abreuve et dont je vis encor.

C’est d’elle que je tiens les ardeurs du poète,
Ce souffle intérieur prompt à me ranimer,
La hauteur des désirs, l’espérance inquiète
Et le don de souffrir avec celui d’aimer.

Oui, l’invisible feu, senti de bien peu d’âmes,
Qui circule en mes vers, discret et contenu,
Qui répand la chaleur, mais sans jeter de flammes,
S’alluma dans son cœur et de là m’est venu.

Si parfois vous sentez, en relisant mes pages,
Courir un doux frisson dans vos cœurs attendris,
Si vous en devenez plus aimants et plus sages,
C’est qu’elle avait pensé les choses que j’écris.

Il eût fallu la voir et l’entendre elle-même
Avec son beau regard fait à sécher nos pleurs,
Aux expiations s’offrant pour ceux qu’elle aime,
Et prompte à se charger de toutes nos douleurs !

Quelle main délicate à panser nos blessures !
Quel baume tout puissant de ses yeux a coulé !
Un mal qui me laissa de longues meurtrissures,
La mort qui me tenait, par elle ont reculé.


Elle est deux fois ma mère et l’auteur de ma vie !
Elle m’a mis au monde et tiré du tombeau.
Elle m’a donné tout : la foi que j’ai suivie
Et l’amour qui m’entraîne à voler vers le beau.

Des dons que j’en reçus je suis fier… et je tremble
D’avoir en fruits mauvais dissipé cette fleur !
Mais puisque vous m’aimez, c’est que je lui ressemble,
Et que vous avez tous pris un peu de son cœur.

C’est qu’elle habite en nous, c’est qu’elle n’est pas toute
À ce ciel où ses fils n’atteignent pas encor,
Qu’elle nous veut conduire et soutenir en route,
Que son âme est restée où restait son trésor.

C’est elle qui bénit, invisible patronne,
La maison toujours pleine et les enfants nombreux,
Et des douces vertus qui formaient sa couronne
Y maintient le parfum et le répand sur eux.

Soyons à son exemple, à son culte fidèles,
Aux plus humbles devoirs assidus chaque jour,
Afin d’aller ensemble, emportés sur ses ailes,
Rejoindre les aïeux dans l’éternel amour.


Février 1875.