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Le Livre de Goha le Simple/01

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I

le cheikh d’el-azhar


Quand Cheik-el-Zaki sortit de l’Université, quelques hommes se précipitèrent à sa rencontre. C’étaient des boutiquiers du voisinage auxquels, après sa conférence quotidienne, le maître éminent enseignait les éléments de la lecture et de la calligraphie. Ce soir-là, il passa devant eux le visage morne et, d’un geste, les écarta. Ils s’étonnèrent de cette brusquerie, car le cheik avait toujours accueilli avec une douceur charitable leur ignorance et leur pauvreté.

La cour d’El-Azhar, quadrilatère immense bordé de trois cent quatre-vingts colonnes, formait avec le ciel, percé de minarets, un monde splendide et isolé. Douze mille étudiants venus du Maghreb, du Soudan, du Yémen, du Turkestan de l’Inde, de la Perse, s’abreuvaient à cette fontaine de sagesse, la plus pure de l’Islam. Ils étaient tous maigres. Dans leurs yeux largement ouverts luisait une étincelle de fanatisme. Issus de races bruyantes et sensuelles, ils concentraient toute leur vitalité dans l’étude du livre où est recueilli le Verbe de Dieu. Leur cou très long était marqué de veines saillantes, leurs épaules étaient étroites et anguleuses, leurs doigts effilés. Ils portaient autour de leur calotte de feutre une large bande d’étoffe repliée qui enserrait leurs oreilles. Leur physionomie était hautaine, fermée, farouche. Naïfs dans leur foi, ils méprisaient ostensiblement les jouissances matérielles. On en voyait des centaines qui, parvenus à la vieillesse, s’instruisaient encore. N’ayant pu obtenir le titre de cheik, ils finissaient leurs jours sur la même natte où ils s’étaient assis enfants.

Les maîtres différaient de leurs disciples. On eût dit que sur les cimes de la science ils jouissaient d’un spectacle réconfortant. À les voir robustes, affables, indulgents, on se demandait comment la pensée qui entretenait l’équilibre de leurs facultés morales et la santé de leur organisme pouvait consumer les corps malingres qui la recevaient d’eux avec enthousiasme.

Comme il était sous le portique, Cheik-el-Zaki fut abordé par un étudiant qui, s’inclinant avec aisance, tenta de lui baiser la main.

— Non… Non… dit le savant.

Il esquissa un geste de protestation et reprit :

— Que ta soirée soit bénie, Waddah-Alyçum.

Il scruta le visage du jeune homme aux lignes pures et serrées. La conscience presque féminine qu’Alyçum avait de sa beauté lui donnait un constant souci de séduire et mettait de la joliesse sur ses traits un peu durs.

— Mon père, voulez-vous m’éclairer ? dit-il… J’ai besoin de vos conseils.

— T’éclairer ? je te croyais mort d’ennui… Ma conférence a duré deux heures !

Sa physionomie s’assombrit tout à coup et il ajouta :

— Je suis un mauvais maître.

Ces mots prononcés avec amertume surprirent le jeune homme. Mais déjà le cheik l’avait pris familièrement par le bras :

— Viens, dit-il, accompagne-moi.

Alyçum ramena sur son visage une gaze blanche fixée à son turban.

— Toujours la même folie ! plaisanta Cheik-el-Zaki.

Alyçum ainsi que Mokawa-Kendi et Akr-Zeid-Taï, ses amis, ne se mêlait jamais à la foule la face découverte. On les voyait le plus souvent ensemble. Leurs silhouettes minces et droites se ressemblaient et, dans toute l’Égypte, la perfection de leur beauté avait illustré leur nom. Il répondit avec emphase que sur une main vulgaire l’émeraude semble fausse et que dans une ambiance médiocre la beauté perd de son éclat.

— Prends bien garde, dit El-Zaki, le vent soulève ton voile… le regard d’un passant pourrait t’enlaidir.

— Vous vous moquez de moi, mon père ; voulez-vous que je me découvre ?

— Par Allah ! n’en fais rien, le mauvais œil te guette…

Les gens s’écartaient avec déférence au passage d’El-Zaki. Parfois ils se prosternaient à son approche ou, d’un geste furtif, baisaient la manche large de son caftan. Dans leurs petites boutiques sans devanture, rehaussées de quelques marches, des libraires, des orfèvres, des armuriers, des merciers accroupis sur des nattes et un chapelet aux doigts, se livraient à des calculs en marmonnant des hadiths.

Cheik-el-Zaki, doté d’une large fortune et qui était parvenu à l’une des plus hautes dignités universitaires, avait le souci de ses gestes, afin que nul ne se permît la moindre privauté à son égard. Dédaigneux et bienveillant, il se mêlait à la foule avec la certitude qu’elle ne lui marchanderait pas les marques de respect.

Il était petit, robuste. Son visage rond était encadré d’une barbe courte, déjà blanche. Ses yeux vifs étaient surplombés de sourcils touffus qu’il teignait en noir. Tout dans sa physionomie exprimait l’autorité ; mais parfois un geste large et souple, un sourire franc révélaient une nature indulgente.

Alyçum s’était choisi ce maître pour l’étrangeté de ses vues et la vigueur de sa parole. Ses amis, Mokawa-Kendi et Akr-Zeid-Taï, avaient élu chacun une colonne différente, si bien que dans leurs existences, pareilles en tous points, la seule séparation venait de leurs idées.

À l’extrémité d’une ruelle plus mouvementée que les autres, ils atteignirent la demeure du cheik qui s’élevait massive et nue. Orientée du côté de la Mecque, elle s’avançait en promontoire sur le désert.

— Tu es le bienvenu chez moi, dit le maître.

Il s’arrêta sur le seuil de la porte et montrant à Alyçum une maison presque adossée à la sienne :

— C’est l’habitation de Goha, dit-il.

— La vie se plaît à ces contrastes ! s’exclama Waddah-Alyçum. Le plus grand cheik de l’Islam et l’homme le plus fou du monde devaient vivre côte à côte.

Les deux hommes rirent aux éclats, non sans une certaine affectation.

Ils pénétrèrent dans un jardin que baignaient les vapeurs chaudes des orangers et que voûtaient de grands sycomores aux écorces noueuses ; au loin, une petite construction blanche, en forme de cube et surmontée d’une coupole, recelait à l’ombre des figuiers de banians centenaires, les restes d’un aïeul. Les récits de sa vertu édifiaient encore les vivants et l’on voyait parfois un homme se glisser sous la porte basse du mausolée pour prier sur les cendres sacrées.

Le jardinier salua humblement au passage les deux hommes et Ibrahim, l’eunuque, un vieillard à la voix fine et à la peau noire, se hâta de les devancer, pour avertir les femmes, en battant des mains, de l’arrivée du maître avec un étranger.

— Je vous dérange ? demanda Alyçum en entrant dans la bibliothèque.

— Reste, reste, mon enfant, répondit El-Zaki. Ta présence me réjouit…

Ils s’assirent sur un divan tendu de soie verte et Cheik-el-Zaki demeura quelque temps la tête baissée, les yeux clos. Il égrenait un chapelet d’ambre, s’attardant parfois sur les boules polies et translucides pour marquer le défilé de ses pensées. Alyçum le considérait attentivement. La même crispation qu’il avait surprise à la sortie d’El-Azhar avait reparu sur les traits de son maître.

— Je t’aime, mon chéri, et c’est ce qui me chagrine, dit El-Zaki.

— Je ne comprends pas… balbutia Waddah-Alyçum.

— Le pouvoir que j’ai sur toi m’effraye, expliqua le maître, songe à ce qui t’attend si tu devais m’imiter. J’ai cinquante ans et je suis vieux.

Il prit un Coran aux enluminures éclatantes.

— Voici la vérité, dit-il.

— Que Dieu soit loué, fit le jeune homme.

— Dieu est grand, reprit El-Zaki… À quoi ai-je occupé mon existence ? Ce livre, je le récitais par cœur lorsque j’étais encore un enfant.

Dans cette tâche ardue, il avait été stimulé par l’ancêtre qui dormait au fond du jardin et dont sa mère lui retraçait la vie. Assis auprès du tombeau paisible, sous les arbres touffus, il écoutait l’histoire d’un saint et se proposait d’en suivre l’exemple. Il attribuait à la route suivie par le sage une sérénité pareille à celle qui émanait du mausolée riant.

Admis très jeune à l’Université d’El-Azhar, il avait vingt ans quand il fut gradué maître aux voix unanimes de ses professeurs et de ses condisciples. Dans l’immense mosquée, il eut sa colonne. Bientôt, elle fut la plus entourée. On lui reconnaissait des dons exceptionnels pour l’exégèse. Parfois, rompant la calme ordonnance de ses cours, il se soulevait à demi et le bras véhément développait une interprétation fiévreuse. Son renom de croyant ne tarda pas à s’étendre. Cependant de plus en plus et sans que nul ne s’en doutât, il devenait la proie du mysticisme. Il passait des nuits entières à prier. Son visage s’émaciait. Souvent il demandait à des fakirs, pensionnaires d’El-Azhar :

— Qu’éprouvez-vous dans vos béatitudes ?

Les fakirs répondaient :

— Nous voyons Dieu.

Voulant voir Dieu, lui aussi, il étudia le soufisme en de longues et clandestines veillées. Il se sentit immédiatement en communion avec Omar-Ibn-el-Fared, Charamy, El-Héroui, Bestami, tous les Soufis, tous les mystiques éperdus condamnés par les chefs de la foi musulmane et il frissonna de peur quand il se surprit à admirer les mots pour lesquels Halladj fut brûlé vif : « Je suis la vérité ; quand tu me vois tu vois Dieu et quand tu le vois tu nous vois. »

Assoiffé de vie spirituelle, il imposait à son corps des flagellations. Il aimait ainsi que Gazzali à monter la nuit au haut des minarets ; isolé du monde, debout, au sommet de la mosquée, il fixait les étoiles.

De ces nuits exaltées, il revenait la chair meurtrie, avec le sentiment qu’il portait en lui l’immensité. Mais l’éblouissement de sa foi ne l’avait jamais poussé jusqu’à Dieu, point suprême. Alors, il désespéra de l’atteindre par la voie irrégulière du mysticisme. Il fit retour aux simples pratiques religieuses et décida de suivre le prochain pèlerinage.

Aux premiers jours du mois de dzoul-kada, la caravane formée de six mille pèlerins s’ébranla dans la direction de la Mecque. Elle emportait le tapis sacré, brodé d’or et de pierreries, des brebis ornées d’un collier de fleurs, des provisions innombrables. El-Zaki s’était surtout muni de piété, ainsi que le recommande le Prophète. Chaque matin, il cherchait à l’horizon la silhouette des collines saintes. Il jeûnait un jour sur trois. Il fit ainsi jusqu’au soir où les conducteurs déclarèrent : « Nous arriverons demain. »

Cette nuit-là il s’éloigna du camp et quand il fut hors de vue, il accomplit un zikr. Durant trois heures, il prononça le nom d’Allah en projetant sa tête et tout le poids de son corps successivement à droite et à gauche. Les deux syllabes sortaient de sa poitrine comme un râle, son front pâlit, ses yeux se creusèrent. Enfin, exténué, il s’affaissa sur le sable.

Le lendemain, à midi, la caravane campa devant la Mecque, éblouissante de soleil au fond de la vallée. Les pèlerins levèrent les bras au ciel. Chacun d’eux criait : « Me voici !… me voici !… » El-Zaki criait au milieu des autres : « Me voici !… me voici !… »

Pendant les semaines qui suivirent, il observa pieusement tous les rites du pèlerinage. Il suivit la procession autour du temple et la course entre les collines de Safa et de Méroua, égorgea une brebis sur le mont Arafat, baisa la Pierre Noire, lança des cailloux en nombre impair dans la direction assignée, visita le puits de Zemzem. Alors s’ouvrirent les foires. Les pèlerins célébrèrent les trois derniers jours de fête dans des réjouissances plantureuses. Le jeune maître d’El-Azhar qui avait cherché, vainement, la révélation divine au seuil de la Caaba, se sentit au-dessus de cette masse d’hommes égarés et lut au fond de sa poitrine la mission des réformateurs.

Alyçum écoutait Cheik-el-Zaki avec enchantement. La bonté, la prestigieuse intelligence de son maître, son élégance morale lui étaient connues, mais jusqu’alors il n’avait pas eu le privilège de l’entendre parler lui-même des luttes angoissantes de sa vie.

En quittant la Mecque, El-Zaki entreprit une tournée de propagande dans les centres du monde musulman. Il prêcha à Jérusalem, à Damas, à Ispahan, à Tabriz, à Constantinople. Chassé d’une ville, acclamé dans l’autre, sur sa route il laissait l’impression d’un prophète ou d’un illuminé. Par cette randonnée prodigieuse, haï des uns, vénéré des autres, il secoua durant plus d’une année les masses assoupies de l’Islam.

— Je te jure, mon chéri, que je leur avais bien parlé. J’avais expliqué avec clarté la manière véritable de lire le Coran. J’avais indiqué la voix qu’il faut prendre, les lettres qu’il faut prolonger comme un fruit qui fond sous le palais et les syllabes qui doivent claquer comme un cinglement de fouet. Alors que d’ordinaire on prolonge le « oua » et l’« élif », moi j’en faisais des cris brefs. Ma manière de lire le Coran créait la piété parce qu’elle rapprochait l’homme de l’ange et rebutait les démons. Celui qui m’aurait suivi eût vécu dans la volupté parfaite avec des désirs toujours nobles. Ils n’ont pas voulu, Waddah ! Les uns disaient : « Il y a déjà sept voix pour lire le Coran. Entre ces sept voix on n’a jamais su reconnaître la meilleure. Tu nous en révèles une huitième. C’est une huitième source de discorde que tu veux ouvrir. » Les autres demandaient « Lequel des compagnons du Prophète lisait-il le Coran comme tu le lis ? » Cheik Abou-Amr-el-Masri, dont tu connais l’illustre nom, me posa cette question « Si tu raccourcis l’ « oua », que feras-tu du « hamza » ? À ces mots, je compris que le monde se ferme sur la parole humaine comme l’océan sur le sillage de la barque et je répondis : « Lisez le livre selon votre science, je le lirai suivant la mienne… et Dieu va juger entre nous ! »

— Ah ! combien il est doux ! Qu’il est suave ! s’écria Alyçum.

Il se leva et d’un mouvement spontané baisa les genoux de Cheik-el-Zaki. Ce dernier sourit à cet enthousiasme juvénile. Il se pencha vers son élève et lui posant la main sur l’épaule, lui dit :

— Que tu vives, mon chéri ! que tu vives !…