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Le Livre de Goha le Simple/07

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VII

la confession de goha


Un matin du mois de Moharrem 1144 de l’Hégire, Cheik-el-Zaki monté sur son âne se rendait à l’Université. Excité par le froid, le petit âne blanc trottait à vive allure et faisait tinter allègrement les piécettes d’argent suspendues à son cou. La tête recouverte d’une étoffe de laine, Cheik-el-Zaki songeait aux incessantes luttes de Mamelouks qui épuisaient l’Égypte. La veille le bruit s’était répandu dans la ville qu’Aly-Bey, l’ancien Cheik-el-Bafad, exilé depuis près d’un an dans la province de Saïd, était revenu et s’était ressaisi du pouvoir. La rue était calme. On parlait du coup d’État, simplement, au pas des portes. Au milieu, d’un groupe, Sayed le vendeur d’oranges, admirateur des forts, ne parvenait pas à secouer l’indifférence de ses auditeurs :

— Quatre beys tués cette nuit, quatre chassés, le pacha de Stamboul destitué. Aly-Bey n’est pas comme les autres… C’est un vrai chef.

Plus loin deux juifs, aux longs cheveux bouclés sur les oreilles, disaient à un rôtisseur qui tournait sa broche et hochait la tête en signe d’étonnement :

— Il était notre esclave il y a vingt-sept ans. Nous étions douaniers et nous l’avions fait venir du Caucase… Ah ! Dieu est grand ! Dieu est grand !… Voilà ce qu’il est devenu.

Le spectacle de ce peuple impassible attrista Cheik-el-Zaki « De longs siècles de servitude ont brisé tout ressort en eux », songeait-il.

À ce moment, il vit sur sa droite la vénérable mosquée Hassanein. De rares carreaux de faïence demeuraient encore le long des murs, vestiges des splendeurs passées. Le minaret tombait en ruines. Cheik-el-Zaki songeait « Partout la misère irrémédiable… Après avoir asservi le fellah, voici qu’elle monte à l’assaut de ces retraites pieuses… » Un soleil magnifique l’inondait ainsi que son âne. Il songea qu’après sa conférence, il retrouverait dans son palais une femme qui était à lui, entourée de richesses qui étaient à lui et il comprit qu’il s’était exagéré la misère de la vie.

Il fut interrompu dans ses réflexions par un appel répété à plusieurs reprises :

— Mon cheik !… mon cheik !…

Il arrêta sa monture. Goha le suivait à bout de souffle. Il s’était décidé, sur les exhortations de sa nourrice, à s’introduire auprès des hommes éminents de la cité pour rehausser sa qualité sociale.

— Tu ne m’entendais pas ? demanda-t-il à Cheik-el-Zaki.

— Non, mon fils… Que ta journée soit bénie.

— Je suis Goha.

— Je te connais déjà… que ton nom vive parmi les noms.

— Depuis la maison, je cours après ton âne… Mon père a dit que tu es sage et Hawa aussi l’a dit et Zeinab aussi l’a dit et Hellal aussi l’a dit et…

Le cheik l’interrompit d’un geste amical :

— Alors tu dois me conseiller, reprit Goha. Moi je suis devenu proverbe…

— Proverbe de quoi ?

— De la sottise.

— Et ton avis ? Quel est ton avis ?

— Mon avis ! répliqua Goha.

— Oui… Est-ce qu’on a raison de dire que tu es sot ?

Goha demeura stupéfait. Jamais il n’avait songé à contrôler le jugement d’autrui. Les hommes terribles par leur mépris et par leur nombre représentaient pour lui un destin et, puisqu’ils étaient unanimes à parler de sa sottise, il croyait la question définitivement résolue. Il voulut, toutefois, se montrer digne de cette marque d’estime exceptionnelle et chercha une réponse, lumineuse.

— Goha est sot ; ça on le dit…

— On le dit, répéta Cheik-el-Zaki.

— Où est Goha ? reprit Goha, encouragé par le silence approbateur du maitre. Le voici ! le voici ! le voici !

Il éclata de rire bruyamment.

— Où est Goha ? Je suis Goha. Goha est sot, ça on le dit… Goha ! Goha !

Il se donnait des coups sur la nuque et sur les cuisses et se mit à danser s’accompagnant d’exclamations barbares et de gestes effrénés. Autour de lui s’était formée une foule amusée qui, gagnée par sa démence, tapait des mains sur la cadence de sa chanson.

— Hé ! Hé ! Où est Goha ? Le voici ! Goha est sot… ça on le dit… Hé ! Hé ! Où est Goha ?… Le voici !

Les badauds accouraient et lorsqu’ils saisissaient les paroles de Goha, ils renforçaient le chœur turbulent de leurs voix aiguës ou graves. Ce n’était plus de la joie mais du délire, un délire où il y avait du fanatisme et de la colère.

Seul Cheik-el-Zaki résistait à la gaieté générale ; parmi les extravagances populaires, il avait le souci de sa dignité. Assis calmement sur son âne, il suivait les évolutions de Goha et murmurait par moments « Créature étrange, créature étrange… » Toutefois, son détachement de la scène n’était que simulé. Comme s’il répondait à la suggestion d’un rythme ou à l’appel d’un primitif instinct, il ressentait obscurément le besoin de se mêler à ces hommes et de crier avec eux en agitant la tête, les jambes et les bras.

— Hé ! hé ! Où est Goha ? le voici !

Goha, fatigué, s’épongeait le front. Il interrogeait le maître du regard, cherchant à deviner s’il était satisfait de lui, « Je t’ai répondu le mieux que j’ai pu », semblait-il dire et le Cheik ne put réprimer un sourire.

— Veux-tu monter derrière moi sur mon âne ? lui proposa-t-il.

Il avait parlé à voix haute comme pour s’imposer à l’attention de la foule et l’on s’écarta de lui avec déférence. Goha monta sur l’âne salué par des murmures discrets. Les curieux s’étonnaient de l’honneur que faisait à un idiot ce cheik illustre.

— Nous causerons jusqu’à l’entrée de l’Université, ajouta Cheik-el-Zaki.

Le trajet n’était pas long. Mais, à chaque pas, il fallait s’arrêter pour répondre aux compliments des passants. D’un ton bienveillant, le maître interrogeait son jeune compagnon. Goha l’écoutait à peine, occupé à maintenir son équilibre sur la croupe glissante de l’âne. Il essaya, comme le lui avait recommandé Hawa, d’adresser au cheik des paroles aimables et familières, mais à chacune de ses tentatives il manqua choir dans le ruisseau et il ne put proférer que de petits cris de frayeur. Les doigts agrippés à la peau de l’âne, il songeait aux questions que Hawa lui ferait à son retour et aux reproches dont elle l’accablerait. L’Université d’El-Azhar était en vue. Alors, surmontant sa peur, il posa la main sur l’épaule de Cheik-el-Ziaki :

— Tu es marié ! s’exclama-t-il la mine épanouie.

El-Zaki s’arrêta pour confier sa monture à un libraire qui tenait boutique près de l’Université.

Avant de disparaître parmi ses élèves, il pria Goha de venir le voir et se retournant vers quelques étudiants qui assistaient à cette intimité avec une moue dédaigneuse, il leur dit :

— Vous êtes surpris de me voir avec cet homme… Pourquoi ?

— N’est-ce pas un insensé ? répondit l’un d’entre eux.

— Ce n’est pas un insensé ! répliqua le cheik nerveusement.

Il sentait que le mépris de ses élèves pour Goha était légèrement injurieux pour lui-même. Aussi résolut-il de prendre avec emphase la défense de son jeune compagnon.

— Les insensés, dit-il, sont des êtres dont l’âme est gâtée. L’âme des idiots au contraire est pure. Consultez les Prolégomènes d’Ibn-el-Khaldoun. Vous verrez à la fin du sixième discours préliminaire une suite de distinctions que vous devriez connaître…

Et tout en dissertant, il se dirigea vers sa colonne suivi des étudiants qui l’écoutaient humblement.

Le soir même, Goha se rendit chez son voisin. Quand il eut traversé le porche monumental, il se trouva dans une cour dallée. La haute clôture où grimpaient des chèvrefeuilles et des jasmins, était longée de bananiers. À sa droite, était le pavillon réservé à la réception des hommes ; devant lui se dressait une grande bâtisse rouge. Des moucharabiehs masquaient les fenêtres. Au delà des constructions s’étendait le verger et, tout au fond, à travers le feuillage des figuiers de banian, se dessinait la coupole blanche de la turbé élevée sur les cendres du pieux ancêtre de Cheik-el-Zaki.

Goha s’était arrêté, indécis ; un négrillon vint lui demander ce qu’il voulait. À quelques pas, sous une tonnelle envahie de chèvrefeuilles, cinq hommes étaient accroupis. Au milieu du groupe était placée une bassine en terre remplie d’huile où nageaient des tranches de tomates et de citrons, du persil, de l’ail et des poivrons verts. Sur un plat étaient rangées des boulettes de fèves pilées, très pimentées. Elles venaient d’être frites et grésillaient encore. Khalil, chez qui se donnait le repas, présidait. Ses convives étaient les deux jardiniers, l’eunuque Ibrahim à la voix fine et un voyageur qui avait demandé l’hospitalité. Khalil prit dans une couffe la moitié d’une galette de pain. Il la farcit d’une boulette de fève, la trempa longuement dans la salade, roula le tout dans la paume de sa main et offrit la bouchée au voyageur inconnu qu’il voulait distinguer d’une attention particulière.

— Que veux-tu ?… que veux-tu ?… criait le négrillon en retenant Goha par le caftan.

— Espèce de que veux-tu toi-même ! répliqua Goha empourpré de colère.

Khalil n’avait pas jugé utile d’interrompre son repas pour Goha et lui avait député son fils. Cependant, la discussion entre l’enfant et le visiteur s’étant prolongée outre mesure, il se vit obligé de tourner la tête et d’interpeller l’importun.

— Qu’y-a-t-il ? Hé… Assez crier !…

— Hé toi-même ! hurla Goha.

Le portier le regarda un instant de ses grands yeux mélancoliques, étranges dans sa face noire, pais il se tourna vers Ibrahim, l’eunuque, et l’engagea poliment à tremper son pain dans la terrine.

— Hé toi-même !… répéta Goha sur un ton de défi.

Mais Khalil ne s’impatienta pas.

— Va-t’en, dit-il après une longue pause et il esquissa le geste de chasser une mouche. Va-t’en… Il n’y a personne pour toi dans cette maison…

Attiré par le bruit, El-Zaki était sorti dans la cour. Il prit Goha dans ses bras et le conduisit au Salamlek où se trouvait déjà Waddah-Alyçum.

— Le fils de Hadj-Mahmoud-Riazy veut bien nous honorer de sa présence, dit-il en entrant.

Goha qui avait reconnu en Waddah-Alyçum son compagnon d’une nuit oublia les avertissements de son père. Il se précipita vers le jeune homme et lui baisa les épaules. Alyçum lui rendit ses témoignages d’amitié avec, cependant, une certaine retenue, parce qu’il avait hâte de reprendre la conversation interrompue.

— Vous me parliez, mon maître, de Satih qui prédit la mission du Prophète et vous me disiez que son corps se pliait comme un drap.

— C’est exact. Et j’ajoute que les magiciens ont souvent obtenu des résultats similaires sur des hommes comme Goha, toi et moi.

— Je ne puis concevoir que mon corps se ramollisse au point de se plier comme un drap, dit Alyçum.

— En tout cas, mon chéri, ce serait dommage, riposta le cheik finement.

Il prit un grand volume relié de maroquin noir.

— Voici, dit-il, l’ouvrage de Masléma sur les sortilèges et la magie. Je te l’ai descendu de ma bibliothèque afin de t’en lire certains passages. S’il t’intéresse de connaître en détail l’expérience dont je te parle, nous ne manquerons pas de trouver ici l’explication.

Alyçum vint se placer auprès de Cheik-el-Zaki et ils feuilletèrent le livre ensemble. En face d’eux, Goha était assis sur un divan. Pénétré des recommandations de Zeinab et de sa nourrice, il crut que la politesse l’obligeait à rompre le silence.

— Comment vas-tu, demanda-t-il à son hôte, j’espère que tu te portes bien ?

— El-Zaki lui adressa une parole courtoise. Puis il revint à Waddah-Alyçum :

— Voici la page. Elle est courte et instructive. « On plonge un homme dans une jarre pleine jusqu’au bord d’huile de sésame et on l’y tient quarante jours. Durant toute cette période on le nourrit exclusivement de figues et de noix, et quand les quarante jours sont passés toute sa chair a disparu et il ne subsiste de son corps que les veines et les sutures du crâne. On le retire alors de l’huile et, tandis qu’il se dessèche par l’action de l’air, il se trouve dans un état convenable pour répondre aux questions qu’on lui pose. Il dévoile l’issue réservée à certaines entreprises, prévoit l’échec ou le succès. »

Trois esclaves vinrent apporter des narghilés, des gâteaux, de la confiture et disposèrent le tout sur des guéridons.

— Je n’ai pas assisté à une telle expérience, dit le cheik, mais je crois Masléma digne de foi.

— Et comment vous expliquez-vous, mon père, que l’aptitude à la divination se communique à n’importe quel individu, croyant ou impie, noir ou blanc ?

— De la manière la plus simple, répondit El-Zaki. Les hommes ont un corps et une âme et le corps aveugle l’âme. Quand nous mourons l’âme rejoint des régions d’où le passé et dans une certaine mesure l’avenir lui sont accessibles. Dans notre cas, l’huile de sésame absorbe les tissus et, sans occasionner de mort immédiate, dégage l’esprit. En somme on ne conserve à la chair que la vitalité nécessaire pour communiquer avec les vivants. Tu comprends ?

Alyçum s’inclina profondément :

— Comment ne comprendrais-je pas ce que Cheik-el-Zaki, le savant, le sage, daigne m’expliquer ?

Quelques points n’étaient pas tout à fait clairs. Le texte ne renseignait pas sur la résistance du sujet mis à l’épreuve, sur sa force de réaction, sur son aptitude à comprendre les événements ordinaires de la vie et, surtout, il ne disait pas si après les quarante jours, au moment où l’on interroge l’homme qui se dessèche au vent, il faut continuer à le nourrir et si cette nourriture doit être de figues et de noix. La discussion se prolongea donc très tard. Il faisait nuit quand Goha se retira.

Hawa l’attendait à la porte. Elle l’assaillit de questions innombrables auxquelles il ne répondit pas. Bientôt les trois femmes et les fillettes l’entourèrent d’un cercle bruyant, s’accrochèrent à lui, le supplièrent de parler. Elles étaient curieuses de savoir pourquoi la séance avait tant duré. Zeinab prétendait que le cheik avait dû retenir son fils, Hellal et Nassim pensaient que Goha, par manque de savoir-vivre, avait prolongé sa visite au delà de toute mesure.

— Est-ce lui qui t’a gardé ? criait Zeinab.

— Est ce que tu as fait mine une seule fois de te lever ? criait Nassim.

— Parle, mon maître ! implorait Hawa.

Mahmoud haussa la voix et mit un terme à ce désordre. Puis ayant offert à Goha sa main à baiser, il lui permit de s’asseoir sur le divan et l’interrogea. Il apprit ainsi la présence de Waddah-Alyçum.

— De quoi ont-ils parlé ? demanda-t-il.

— Ils veulent mettre un homme dans l’huile, répondit Goha.

Les femmes se regardèrent, impressionnées. Quant à Mahmoud, il ne savait trop que penser.

Goha ne put pas expliquer la raison pour laquelle Cheik-el-Zaki se proposait d’accomplir cette opération. Il conclut qu’il avait été reçu chaleureusement, qu’il avait mangé, bu, fumé et qu’El-Zaki l’avait invité à l’aller voir tous les jours.

Zeinab se jeta sur son fils et l’étreignit :

— Tous les jours ? s’exclama-t-elle. Il t’a donc trouvé très intelligent !

Elle ne manquait pas de porter à Goha une intime admiration que les circonstances l’avaient jusqu’ici contrainte à dissimuler. Chaque instant, témoin de ses errements, elle espérait un miracle d’où son fils jaillirait comblé de tous les bienfaits de l’esprit. La soudaine amitié de Cheik-el-Zaki lui parut être la preuve éclatante que l’événement s’était réalisé.

Goha vit son crédit augmenter dans sa famille et dans la ville. Sa fréquentation étonnait les uns, indignait les autres. Hawa était seule à la trouver parfaitement naturelle. La nuit, sur sa natte, elle couvrait Goha de baisers et lui rappelait le rêve qu’elle avait fait quatre mois auparavant :

— Souviens-toi… J’ai vu une échelle… grande… grande… Toi, tu montais l’échelle… Si Dieu le permet, tu deviendras le plus grand cheik du monde.