Texte validé

Le Livre de Goha le Simple/10

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche

X

warda la dallala


Le lendemain, dans la chambre de Nour-el-Eïn, Amina guettait derrière la moucharabieh l’arrivée des visiteurs. Elle se retournait parfois vers sa maîtresse et l’invitait à se rapprocher de la fenêtre.

— Viens, viens… disait-elle. Le temps de te lever et ils seront passés.

Nour-el-Eïn s’efforçait de sourire aux paroles d’Amina, plaisantait son impatience et qualifiait sa curiosité d’absurde et de puérile. En réalité, la franchise de la Syrienne lui donnait de l’anxiété.

— Tu n’es qu’une enfant, ma chérie !

— Avoue que tu l’aimes, avoue-le !

À cette phrase dont elle craignait le retour, son visage se crispa. Elle eut contre Amina de la colère et de la haine ; et lorsqu’elle comprit qu’elle ne pourrait plus ignorer ce qu’elle voulait ignorer, elle s’effondra sur le tapis en sanglotant.

— Ma petite dame, qu’y-a-t-il ? Pourquoi ce chagrin ?

— Amina, Amina, je sens comme si on m’avait mangé le cœur.

C’est avec ces mots qu’elle fit l’aveu d’un amour qu’elle venait de connaître prématurément. Les jeunes femmes en étaient encore à leurs effusions, quand résonna la voix fine d’Ibrahim l’eunuque.

— Attention ! Attention !

D’un bond, elles s’élancèrent à la fenêtre. Nour-el-Eïn, les doigts accrochés nerveusement au treillis de bois, ressentit une émotion si vive que la vision se brouilla devant ses yeux.

— Je ne l’ai pas vu, se plaignit-elle lorsque les hommes atteignirent le perron.

— Comment l’aurais-tu vu ? répondit la Syrienne en riant. Son visage était voilé.

— Chut ! ne parle pas si fort…

— Comme tu as peur !

— Je ne veux pas que Mabrouka nous entende.

— Oh ! celle-là… s’écria l’esclave en esquissant un geste de menace. Ma petite dame, ajouta-t-elle d’une voix insinuante, allons dans l’antichambre.

Elle saisit Nour-el-Eïn par sa tunique bleue.

— Vite, vite, avant qu’ils ne passent.

Nour-el-Eïn fit un mouvement pour la suivre, puis se ravisa :

— Non, je n’irai pas.

— Mais pourquoi ? supplia l’esclave.

— Parce que…

Nour-el-Eïn se tut en rougissant. Elle s’était souvenue d’un spectacle depuis longtemps oublié. Deux ans avant son mariage, elle avait assisté sur une place publique à la lapidation d’une femme adultère. Elle revit la face ensanglantée de la coupable…

— Laisse-moi ! laisse-moi ! reprit-elle en dissimulant sa terreur. Je n’irai pas.

Croyant à un caprice de sa maîtresse, Amina se contenta de répondre :

— Comme tu voudras, ma petite dame.

Les jeunes femmes parlaient maintenant avec moins d’abandon. Elles affectaient l’une et l’autre un ton enjoué, sans être dupes toutefois de leur jeu réciproque.

— Écoute bien… dit Amina. Ils sont dans l’antichambre…

— Je les entends rire. Ils sont gais.

— Goha a dû dire une sottise…

— À moins que ce ne soit l’autre, répliqua Nour-el-Eïn avec effort.

— L’autre… Je voudrais connaître son nom.

— Et quand tu le connaîtrais ?… En serais-tu plus heureuse ? D’abord il porte le voile comme une femme, et, moi, j’aime les hommes forts…

Amina regarda sa maîtresse avec surprise, se demandant si son indifférence n’était pas sincère.

— Alors tu préfères Goha ? reprit-elle.

— Au moins celui-là montre son visage, il n’a rien à cacher.

— Nour-el-Eïn ! s’écria Amina, toute décontenancée, tu me feras perdre la tête.

Pour achever de la confondre, Nour-el-Eïn poursuivit d’une voix sarcastique :

— Méfie-toi des hommes, ma chérie. Supposons que tu tombes amoureuse de Goha et que tu t’oublies… as-tu songé aux conséquences ?

— Quelles conséquences ?

— Allah ! que tu es sotte, ma chérie… Crois-moi, le cheik ne t’a pas perdue de vue… Il ne s’est pas encore occupé de toi, mais, demain peut-être, il te demandera…

— Oh ! le cheik t’aime, interrompit l’esclave. Et que suis-je auprès de Nour-el-Eïn ?

Sur cette interrogation l’entretien prit fin. Nour-el-Eïn s’enferma dans le mutisme qui lui était coutumier et Amina alla rejoindre la vieille Circassienne. La remarque de sa maîtresse tour à tour l’effrayait et flattait ses instincts de coquetterie. Aussi, lorsque désormais elle rencontrait Cheik-el-Zaki, hésitait-elle entre le désir de fuir ou de plaire. Elle baissait les yeux, tandis que sa main échancrait machinalement la tunique autour de sa gorge. Ce ne fut là, d’ailleurs, qu’un manège passager. Elle comprit que le cheik ne se souciait d’elle en aucune manière. Quand il lui parlait, c’était toujours avec cette politesse hautaine qu’il avait envers les inférieurs.

Durant des semaines, Nour-el-Eïn n’interrogea personne de crainte d’éveiller des soupçons. Sa passion pour l’inconnu au fin profil s’exaspérait dans le silence de sa pensée, et, seule, certaines nuits, elle souffrait de ne pouvoir évoquer par son nom l’image qu’elle aimait. Elle voulut lui en donner un de son choix. N’en trouvant pas qui fussent dignes de son amour, elle demanda innocemment à Mirmah de lui en énumérer au hasard. La vieille servante lui cita les noms du laitier, du meunier, du porteur d’eau et de tous les commerçants du quartier. Nour-el-Eïn la congédia avec colère.

Nour-el-Eïn avait coutume de recevoir Warda, la dallala, dont le métier consistait à faire le tour des harems pour écouler les marchandises que lui confiaient les principaux boutiquiers de la ville. Un jour que la dallala se trouvait auprès d’elle au moment où les jeunes gens traversaient la cour, elle ne put se maîtriser et l’interrogea.

La dallala, qui s’était rapprochée de la fenêtre, eut une réponse évasive.

— Je crois avoir vu un voile sur son visage, dit-elle.

— Il le soulève avant de traverser le vestibule, répliqua Nour-el-Eïn

Les sourcils froncés, la dallala fit mine de réfléchir.

— Ils sont trois dans la ville qui se couvrent la tête. L’un s’appelle Akr-Zeid-Taï, l’autre Waddah-Alyçum, et le dernier Mokawa-Kendi. Ils sont fameux pour leur beauté… C’est tout ce que je puis te dire…

Elle attendait un aveu. S’apercevant que Nour-el-Eïn évitait son regard, elle porta sa lourde main teinte de henné sur les genoux de la jeune femme.

— La prochaine fois, promit-elle, je te dirai son nom.

— C’est inutile, Warda, balbutia Nour-el-Eïn. Cela m’est indifférent.

— Et pourquoi ne connaîtrais-tu pas son nom ? Y a-t-il du mal à connaître un nom ?

Et pour calmer les scrupules de la jeune épouse de Cheik-el-Zaki, elle déploya une étoffe de soie en lui détaillant ses qualités.

Warda était épaisse, borgne et âgée de plus de quarante ans. Le courtage qu’elle prélevait sur ses ventes ne formait qu’une partie de ses ressources. Plus que son goût dans le choix des indiennes, son entente dans toutes les questions de cœur la recommandait à l’estime de ses clientes. Elle savait prédire l’avenir. Accroupie sur le tapis, la robe relevée sur ses jambes courtes et boursouflées de graisse, elle étalait un paquet de cartes devant les impatientes amoureuses.

Elle connaissait des formules infaillibles pour susciter le désir chez les natures les plus rebelles et donnait des amulettes contre le mauvais œil. Bavarde, elle colportait de maison en maison les scandales recueillis avec avidité. Ses propos obscènes, ses flatteries, son adresse à faire pencher les hésitations du côté du vice, en faisaient une entremetteuse remarquable.

Après sa demi-confidence, Nour-el-Eïn attendit tranquillement la visite de la dallala. Elle assistait, couchée sur son divan, comme une chose inerte, au lent écoulement des heures. Des mains expertes s’étaient emparées de son sentiment et le dirigeaient vers quelque terrible péché. Pour s’expliquer à elle-même son muet acquiescement, elle se plaisait à voir en Warda une insurmontable volonté. « Que puis-je contre cette femme ? se disait-elle avec de faux airs de victime. » Jusqu’au retour de la dallala, elle n’eut d’autre but que de bien se pénétrer de son impuissance. Elle parvint à se convaincre que tout le poids de la faute pressentie retomberait sur Warda et elle se frappait la poitrine en répétant : « Que puis-je contre cette femme ? »

Le quatrième jour de son attente, des larmes glissèrent sur ses joues. Elle était devenue le jouet de sa propre mystification… Parfois le supplice de la fellaha lui revenait à l’esprit. Elle s’accoudait à la fenêtre, chantait ou appelait Yasmine aux jolis bras et lui demandait de danser. L’esclave tordait son corps souple, lançait des cris de haine ou d’amour. Nour-el-Eïn croyait voir dans ces contorsions des jambes, de la taille, du cou, les spasmes agonisants de la femme adultère.

— C’est assez, ma fille…

Mais il fallait qu’elle répétât son ordre à plusieurs reprises, pour que Yasmine l’entendît. Elle s’arrêtait avec un rire mauvais et son corps en sueur luisait comme un diamant noir. Un matin Nour-el-Eïn lui avait dit « Apprends-moi ta danse, Yasmine. » Et dans la chambre, elle avait suivi, presque nue, les conseils de la négresse, inventant même des attitudes nouvelles.

— C’est bien, criait la vieille Mirmah.

Elle avait reconnu en Nour-el-Eïn, la grâce de Mélek. Ravie, elle joua un accompagnement sur la peau d’âne d’une tarabouka, tout en chantonnant :

— La ! La ! Je revois ta mère… La ! La ! Danse, ma gazelle… La ! La ! Fille de Mélek… La ! La ! Je revois ta mère…

Lorsque Nour-el-Eïn s’assit haletante, la vieille la caressa d’un geste attendri.

— Tu es légère comme une feuille desséchée, dit-elle.

Voyant un pli entre les sourcils de sa dame, elle la menaça du doigt et s’esquiva après lui avoir glissé à l’oreille :

— Ta mère a bu mon lait… et toi, tu me caches un secret !

« Elle sait donc »… se dit Nour-el-Eïn. Cette découverte lui donna le sentiment qu’elle se trouvait aux prises avec des forces fatales et qu’elle devait en subir docilement la loi.

— Je connais son nom, annonça la dallala lorsqu’elle revint voir Nour-el-Eïn.

— Le nom de qui ?

— Tu as si vite oublié ? s’indigna Warda. Et moi qui ai fait le tour de la ville… J’ai usé une paire de babouches pour apprendre… ce que j’ai appris.

— Je te la paierai, Warda.

— Non… Puisque tu as oublié, je ne te dirai rien et, toi, tu garderas ton argent…

Nour-el-Eïn lui demanda si sa santé était bonne. Inquiète, quoique flairant une ruse, la dallala, reprit :

— Je connais son nom et sa maison… Mais tout cela ne t’intéresse pas.

— Et tes affaires vont bien ? continua Nour-el-Eïn. Est-ce qu’on achète beaucoup dans les harems ?

Un moment la dallala demeura interdite. Elle lisait clairement l’hypocrisie sur le visage souriant de la jeune femme, mais il y avait en elle tant d’assurance qu’elle hésitait à la démasquer.

— Ce n’est pas bien, s’écria-t-elle enfin, tu te moques de moi et je ne suis qu’une pauvre femme. Si tu veux que je m’en aille, je m’en irai…

Nour-el-Eïn lui prit la main en signe d’amitié, puis, sourdement, elle lui dit :

— Eh ! bien… parle !

— Voici… répondit Warda en fixant son œil sur Nour-el-Eïn. Le jeune homme qui vient rendre visite à ton mari, c’est Waddah-Alyçum.

— Ah ?

— Hier, avec ses deux amis, il était au hammam.

— Lequel ?

— Loin d’ici… Il habite l’autre côté d’El-Kaïra… Le palais que lui a laissé son père est à la pointe du Khalig.

— Un joli palais ?

— Un palais de prince, ma chérie… Le Nil passe sous les fenêtres du nord, du sud, de l’ouest… les fenêtres de l’est donnent sur un jardin rempli d’arbres.

Nour-el-Eïn se taisait. Sans doute Waddah-Alyçum vivait solitaire. Pourquoi ne l’emmènerait-il pas dans cette maison qu’elle parerait de sa beauté, qu’elle animerait de ses danses et de ses chansons ?…

— Si tu veux, Nour-el-Eïn, la prochaine fois je t’apporterai un fruit ou une fleur de son jardin… Seulement je suis pauvre… Le commerce va mal… Cinq harems ont perdu leur fortune… Le mamelouk Aly-Bey a tué les maîtres et confisqué l’argent…

Nour-el-Eïn, sans répondre, retira de son bras deux bracelets d’or et les lui tendit… La dallala jura qu’elle n’avait besoin de rien, qu’Allah ne l’avait pas abandonnée et s’empressa d’enfouir les bracelets dans un sac suspendu à son cou et enserré par ses mamelles énormes.

— Raconte-moi encore quelque chose, supplia Nour-el-Eïn…

— Je l’ai entendu parler, reprit Warda en s’essuyant, avec le coin de sa manche, la paupière qui s’écrasait sanguinolente dans son orbite vide… Oh ! ma chérie, il parlait, il parlait… C’était comme une fine broderie dorée…

Alors qu’elle prenait congé de Nour-el-Eïn, celle-ci lui dit :

— Pourquoi nous occuper de Waddah-Alyçum ? Je ne le connaîtrai jamais.

— Peut-on défier son destin ? riposta Warda.

Ces derniers mots s’ancrèrent dans l’esprit de la jeune femme et la confirmèrent dans le sentiment qu’elle avait de la fatalité de sa passion. La crainte que le souvenir de la femme adultère lui avait donnée, elle savait, maintenant que sa décision était prise, l’écarter par de subtiles comparaisons. « Elle était laide et je suis jolie, songeait-elle. Elle était une vulgaire fellaha et je suis une dame. »

Ayant sérieusement résolu de se faire aimer par Waddah-Alyçum, elle eut une idée précise des difficultés à vaincre et des dangers contre lesquels elle devait se prémunir.

La dallala qui flairait une excellente affaire venait la voir journellement, cherchait à lui inspirer confiance. En peu de temps, Nour-el-Eïn fut amenée à de francs épanchements et à une claire notion de son désir. La voie, dès lors, était ouverte à l’intrigue. Elles eurent des entretiens mystérieux auxquels ni Mirmah, ni la Syrienne ne furent admises. Dès le premier jour, elles tombèrent d’accord sur ce point, qu’il fallait acheter à Mabrouka une attitude conciliante.

Warda parlait sans cesse de son tact, vantait sa finesse, exaltait son esprit de sacrifice aussi bien que son instinct du danger : « J’ai de l’expérience, disait-elle, suis mes conseils… Tu es servie comme une sultane. » Elle ajoutait en serrant la jambe de Nour-el-Eïn d’un geste maternel : « Ma chérie, tu es une enfant… Qu’aurais-tu fait sans moi ? »

Nour-el-Eïn réprima son désir d’assister au passage d’Alyçum dans l’antichambre, elle se contenta de le voir par la fenêtre et cette réserve coïncida avec un surcroît de politesses dans ses rapports avec Mabrouka. Au cours des repas qu’elles prenaient ensemble, elle la suppliait de bien se servir et lui tendait les meilleurs morceaux de viande qu’elle retirait de la marmite avec les doigts. Lorsque Mabrouka recevait la visite de ses vieilles amies, Nour-el-Eïn ne s’attardait plus à sa toilette. Elle s’empressait autour des femmes, leur prodiguait des compliments et baisait avec effusion leurs joues molles.

— Qu’Allah préserve ta tête ! s’écriait la dallala qui contrôlait soigneusement les résultats… Tu es rusée comme un singe, ma chérie…

Il y eut, un jour, entre Nour-el-Eïn et la dallala une discussion plus longue et plus agitée que d’habitude. Warda faisait sonner avec une force exceptionnelle ses titres à la reconnaissance universelle des femmes amoureuses et Nour-el-Eïn protestait. Le nom de Mabrouka revenait fréquemment dans leurs discours : « Nous devons la gagner d’une manière définitive », disait Warda. « Plus nous donnerons, plus elle résistera », répliquait l’autre. Mais, en somme, ce fut Nour-el-Eïn qui céda. Elle reconnut que la tactique de sa directrice était supérieure et le soir même elle s’y conforma.

Comme El-Zaki se trouvait dans sa chambre, assis auprès d’elle, elle affecta d’être soucieuse.

— Laisse-moi, je suis triste, fit-elle en saisissant la main qui caressait sa chevelure dénouée.

— Pourquoi es-tu triste, mon enfant ? demanda le cheik avec inquiétude.

Nour-el-Eïn baissa les yeux.

— Tu vas dire que je suis folle, murmura-t-elle… Oh ! je n’ai pas à me plaindre… Tu es bon pour moi, tu viens me voir souvent, tu me donnes des bijoux merveilleux, dans ta maison on me respecte…

— Alors, mon enfant ? Parle sans avoir peur, je te comprendrai…

— Eh bien, voilà ! Je songe à Mabrouka… Tu ne donnes jamais rien à Mabrouka, et tu ne vas jamais la voir… Elle est ta femme depuis vingt-cinq ans et elle n’a pas le quart de mes bagues et de mes colliers…

Pelotonnée contre la poitrine de son mari qu’elle grisait de l’odeur de rose dont elle s’était parfumée, elle lui parlait d’une voix puérile et chantante :

— Mabrouka est si bonne… Elle est très jolie..… Sa peau est plus blanche que la mienne… Il ne faut pas qu’elle se ressente de mon arrivée dans ton harem… Si elle n’en souffre pas, elle m’aimera ; si elle en souffre, elle ne m’aimera plus…

Elle se tut rougissante, se serra mieux contre son mari et levant vers lui de grands yeux innocents :

— Promets-moi, poursuivit-elle, que tu iras de temps en temps la visiter dans son lit… Tu ne l’as pas fait depuis notre mariage.

Tant de bonté avait attendri Cheik-el-Zaki. Il desserra son étreinte, craignant de faire du mal à cet objet délicieux dont l’âme était si délicate.

— Ma perle, dit-il, ma petite perle… Ton cœur a la beauté de ton visage… Je te promets tout ce que tu voudras.

Entre créatures d’une même mentalité on se comprend à demi-mot. La première fois que le cheik honora le lit si longtemps délaissé de Mabrouka, celle-ci ne se fit aucune illusion. Elle pressentit que cet avantage lui venait de sa rivale et lorsqu’elle reçut une broche de rubis elle comprit que ce précieux cadeau était soit la compensation d’un sacrifice qu’elle devrait consentir bientôt, soit le prix d’une passive complicité. Vieille et sans pouvoir, elle songea que le mieux pour elle était de profiter des occasions que lui offrait Nour-el-Eïn et d’accepter sans vaine résistance le sort que celle-ci lui faisait. Rien n’annonçait la fin de ce régime de générosité et d’attentions conjugales qui lui donnaient l’illusion d’une seconde jeunesse. La tyrannie de la nouvelle venue s’imposait sous des dehors affables. Nour-el-Eïn parvint même à séduire Mabrouka. Un jour, après le repas, elle tira de son doigt la bague de saphir qu’elle avait reçue au moment de sa dispute avec elle.

— Je ne garderai pas ce bijou, dit-elle. Je t’avais offensée. Le saphir est pour celle qui a pardonné.

Cependant, Nour-el-Eïn était impatiente de mettre fin à ces présents dispendieux et s’en plaignit à Wanda.

— C’est fini, ma chérie, répondit la dallala, l’affaire a marché comme je l’ai voulu… Il ne me reste qu’à parler à la vieille et je vais le faire à l’instant.

Courte, épaisse, essoufflée, elle s’éloigna de son pas lourd qui ébranlait la chambre et se rendit auprès de Mabrouka.

— Que ta journée soit bénie ! s’écria-t-elle en entrant.

Mabrouka eut une exclamation de surprise joyeuse. Quoiqu’elle jugeât Warda une créature inférieure, elle était flattée de la recevoir. Mais, comme elle était mortifiée de sa présence assidue auprès de Nour-el-Eïn, elle tint à lui en faire le reproche :

— Va-t’en, dit-elle en riant, va chez la jeune, chez la belle… Pourquoi perdre ton temps avec une vieille comme moi ?

— Tu es éclatante comme le soleil, répondit Warda en s’asseyant. Qu’Allah le veuille, tu te portes bien ?

— Mal… très mal, gémit Mabrouka de crainte du mauvais œil. Et que viens-tu me raconter ?

La conversation languissait. Mabrouka fit servir du café et de la confiture. Puis, avec orgueil, elle montra les cadeaux du cheik : la broche de rubis, une paire de turquoises montées en boucles d’oreilles et un lourd collier d’or.

— Naturellement, criait la dallala, y a-t-il une autre que toi digne de porter de tels bijoux ?

Bien que Mabrouka sût à quoi elle devait attribuer les attentions de son mari, elle ne put résister au plaisir de faire croire à Warda que le cheik revenait à elle et qu’il l’aimait comme au lendemain de son mariage. Elle parla de leurs rapports avec émotion et loua le Seigneur de sa bienveillance. Warda la stimulait à exagérer et, quand Mabrouka se tut enfin, elle s’exclama :

— C’est justement pour cela que je venais te parler, ce que tu me dis je l’avais deviné… Il n’y a pas au monde un cœur meilleur que le tien… Tu protestes ? Que la tombe de mon père soit maudite si je mens ! Eh bien ! C’est à ton cœur que je m’adresse… Nour-el-Eïn, la pauvre enfant, est triste, Nour-el-Eïn pleure… Ella est jalouse de toi… Tu es trop belle et Cheik-el-Zaki la néglige pour s’enivrer de ta vertu et de ta beauté… Une maison somptueuse, un palais, est à vendre, tout près d’ici… Tu y vivras tranquille avec tes esclaves… Le cheik te l’achètera et il ira te voir souvent. Ainsi, ô ma lune, Nour-el-Eïn sera satisfaite — elle t’adore, cette petite, mais elle est si jalouse ! — Nour-el-Eïn sera satisfaite et, toi, tu seras propriétaire… Voilà ce que je demande à ton cœur grand, pur, pitoyable, généreux…

À ce langage ferme, qui était plus un ordre qu’une prière, Mabrouka comprit qu’il était de sa dignité d’accepter et qu’un refus, en reculant de quelques jours son irrémédiable retraite, ne ferait que lui imposer d’atroces humiliations. Gravement, elle répondit :

— Tu as raison, Warda… Parce que j’aime le cheik, je ferai ce que tu me conseilles…

Warda, qui ne s’attendait pas à une telle docilité et qui s’était armée d’arguments menaçants, se sentit d’autant plus émue que la vieille femme faisait des efforts visibles pour maîtriser sa peine. Mais le temps pressait… Nour-el-Eïn s’impatientait dans sa chambre. Et d’ailleurs Mabrouka aurait pu profiter d’une minute d’attendrissement pour se reprendre et espérer. La dallala serra dans ses bras la vieille épouse et se hâta de rejoindre Nour-el-Eïn qui l’assaillit de questions.

— Tais-toi ! interrompit Warda gaiement. Tu ne mérites pas que je m’occupe de toi !

— Je t’écoute, ma mère… Ne me fais pas languir !

— Le jour baisse déjà… Je serai brève. J’ai décidé Mabrouka à se séparer de toi… Elle habitera une petite maison délabrée à l’autre bout de la ville. Il faut à ton tour que tu décides ce soir même le cheik à l’envoyer là-bas… Tu lui diras que tu es jalouse… Enfin, arrange-toi. — N’oublie pas, ma chérie, ajouta-t-elle en se retirant, que je me ferais tuer pour un sourire de tes lèvres.

Restée seule, Nour-el-Eïn fut en proie à une agitation folle. Elle chantait, dansait, riait… Par moments, elle s’arrêtait devant une glace, s’y mirait longuement et, gamine, tirait la langue. Le départ de Mabrouka était pour elle l’aplanissement de tous les obstacles : l’étreinte d’Alyçum était proche. Il lui semblait que les arbres, les bêtes et les gens étaient dans l’attente de cet événement, indispensable au bonheur universel.

Il faisait nuit lorsque Cheik-el-Zaki entra. Il trouva sa jeune épouse sur le lit, le visage enfoui dans l’oreiller.

— Qu’y a-t-il, mon enfant ? Tu pleures ?

— Non, ne me touche pas… laisse-moi, aime ta Mabrouka et laisse-moi…

— Est-ce vraiment possible ? balbutia Cheik-el-Zaki au comble de l’étonnement.

— Oh ! j’ai bien compris que tu aimes cette femme plus que moi… Pourquoi ? Pourquoi ? ajouta-t-elle avec un tremblement de ses petits poings crispés.

— Mais c’est toi, toi-même qui m’as prié… Je ne savais pas… Non ! je ne savais pas… Allah ! fais-moi mourir !

En vain le cheik essaya-t-il de la convaincre que ses craintes étaient chimériques, absurdes… À toutes ses protestations, elle remuait la tête et répétait d’une voix douloureuse et têtue :

— Non ! Non !

— Voyons, que faut-il pour que tu comprennes ? Veux-tu que je me sépare de Mabrouka ? Veux-tu que je l’installe dans une autre maison ?

Nour-el-Eïn se souleva doucement et, souriant à travers ses larmes :

— C’est vrai, c’est vrai ? dit-elle.

Elle lia ses bras blancs autour du cou bruni par le soleil et couvert de rides :

— C’est vrai que tu feras cela pour moi ?

Le cheik d’une main légère lui essuya les yeux.

— Cependant, reprit-elle avec l’intonation de regretter un peu sa victoire, tu iras la voir… Tu iras un jour par semaine…

— Nour-el-Eïn, mon ange, répondit El-Zaki, combien de bonté contient ton petit cœur !