Le Livre de Goha le Simple/09

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IX

derrière les moucharabiehs


La vieille Mirmah, esclave de Nour-el-Eïn, était assise dans l’antichambre du premier étage. Elle achevait de trier le blé que Cheik-el-Zaki faisait moudre chaque mois pour les besoins de la maison. Déjà la cuisinière avait refusé de préparer des gâteaux de dattes, sous prétexte qu’elle manquait de farine.

— Pas de farine ! grommelait la vieille Mirmah en puisant dans un sac une poignée de grains. C’est bon pour les Roumis ! Mais qu’un pieux musulman comme Cheik-el-Zaki manque de farine !… Non, non, ça ne doit pas être ! »

Elle faisait glisser dans un plateau les grains qu’elle soumettait à un examen attentif et rejetait dans une bassine, les pailles et les cailloux restés dans le fond de sa main.

— Et Nour-el-Eïn, dit-elle d’une voix attendrie, Nour-el-Eïn, ma petite dame qui veut manger des gâteaux de dattes.

Elle s’interrompit pour considérer un grain de blé difforme.

Soudain, elle prêta l’oreille. Des appels et des claquements de mains montaient du rez-de-chaussée.

— Attention ! criait Ibrahim, l’eunuque, attention !

« Allah !… Allah !… balbutia Mirmah. Elle connaissait le signal. Fébrilement, elle mit le sac et la bassine dans le plateau, posa le tout sur sa tête et s’élança dans le harem :

— Des hommes !… cachez-vous !… Des hommes !… clama-t-elle.

Mabrouka qui fumait son chibouk d’ébène et Nour-el-Ein qui nattait ses cheveux parurent à la porte de leur chambre.

— Cachez-vous ! répéta Mirmah.

Des négresses débouchèrent du couloir. Elles écarquillaient de grands yeux étonnés. Était-ce donc vrai que des hommes allaient monter dans la maison ? Après un instant d’hésitation, maîtresses et servantes, au lieu de se réfugier dans leurs chambres, coururent, en se bousculant, à la cloison de moucharabieh qui marquait l’extrême limite de leur domaine.

Nour-el-Eïn se jeta sur les dalles, à genoux, et, la face appliquée contre le treillis de bois, observa la cage de l’escalier. Ses cheveux noirs et touffus bouffaient sur ses épaules. Elle était pâle et ses yeux étaient durs. Mabrouka feignant l’indifférence éteignait avec intention le fourneau de son chibouk. Derrière elles, les esclaves se serraient les unes contre les autres. Un peu à l’écart se tenait la vieille Mirmah dont les paupières et les lèvres sillonnées de rides tremblotaient.

Ce fut Goha qui émergea le premier. Parvenu sur le palier, il s’arrêta et se retournant vers Cheik-el-Zaki et Waddah-Alyçum leur fit un large salut.

En voyant le fin profil d’Alyçum, Nour-el-Eïn fut saisie d’une colère brusque. Une bouffée de sang lui colora les joues et violemment elle pinça la jambe nerveuse d’Amina, son esclave favorite, qui se tenait debout à ses côtés. Au cri de douleur que poussa la jeune Syrienne, il y eut un désarroi parmi les femmes. Le cheik fixa un regard sévère sur la cloison de bois, mais le sentiment de la bienséance eut raison de son irritation. Il se dirigea rapidement vers la bibliothèque, suivi de ses invités, souleva la lourde tenture et disparut.

— Ma petite maîtresse, tu as vu comme le cheik s’est fâché ! balbutia Amina.

La cuisinière, qui, depuis vingt ans, appartenait à Mabrouka, la prit à partie :

— Toi, tu mérites qu’Ibrahim te fouette ! s’écria-t-elle.

— Et toi, qu’il te pende ! répliqua Mirmah intervenant en faveur de la jeune Syrienne.

Elle haïssait cette négresse qui, afin de plaire à Mabrouka, ne cessait de maltraiter les esclaves de Nour-el-Eïn.

— Toi, je te conseille de te taire ! s’exclama la cuisinière.

— Et toi de rester tranquille ! répondit Mirmah en tremblotant. Ce matin même tu as refusé de préparer des gâteaux de dattes pour Nour-el-Eïn.

Nour-el-Eïn et Mabrouka sentaient que la dispute de leurs servantes respectives était une réplique de leur propre antagonisme. Et cependant elles affectaient de s’en désintéresser. Nour-el-Eïn gardait son sourire immobile et Mabrouka son air dédaigneux, mais l’une et l’autre écoutaient le dialogue des deux vieilles, se réjouissant intérieurement suivant que la riposte tombait de la bouche édentée de Mirmah ou des lèvres épaisses de la cuisinière.

— Vous êtes dans cette maison depuis six mois et vous vous croyez les patronnes depuis toujours !

— Et certainement ! Est-ce notre faute si le cheik trouve que la peau de Nour-el-Eïn est plus douce que le velours ?

— Non ! la vie n’est plus tenable ! Voici maintenant qu’on se cache pour voir passer des jeunes gens.

— Tu parles pour toi-même, riposta Mirmah qui avait saisi le ridicule de ce reproche.

Mabrouka résolut alors d’intervenir afin de réparer la maladresse de la cuisinière.

— Moi, je suis venue pour le cheik, dit-elle avec hauteur en lançant un regard méprisant sur Nour-el-Eïn.

Nour-el-Eïn ne répondit pas.

— Moi, je suis venue pour le cheik, répéta Mabrouka que le silence de sa rivale exaspérait.

Cependant la jeune femme s’était levée, elle tendit la main à Amina et se retira dans son appartement.

— On se moque de nous ! s’écria rageusement la cuisinière.

— Laisse faire… laisse faire,… répondit Mabrouka.

Humiliée par l’attitude de sa rivale, elle s’efforçait à sauvegarder son prestige auprès de sa servante. D’ailleurs le sentiment de son impuissance la portait à la résignation. Nour-el-Eïn avait trop de pouvoir pour qu’elle pût la contrecarrer. Assagie par l’expérience, elle craignait en la poussant à bout de perdre jusqu’aux témoignages de respect que lui valait sa qualité de première épouse de Cheik-el-Zaki.

— Allons, ma sœur, fit-elle avec un soupir. Notre temps est passé… Pourvu que le cheik soit heureux !

— Qu’est-ce qui est passé ? protesta l’esclave. Tu es, je te jure, plus belle que l’autre. Tu es blanche et rose, ton nez est une amande, et le miel coule de ta bouche.

En entrant dans sa chambre, Nour-el-Eïn s’était étendue sur un divan. À genoux, auprès d’elle, Amina considérait amoureusement sa physionomie féline tout en lissant sa chevelure ébouriffée.

— Ah ! je t’aime ! murmura-t-elle.

Elle se pencha vers sa maîtresse et mit des baisers sur ses yeux gris aux cils recourbés et sur son menton pointu, tatoué de trois étoiles bleues. Nour-el-Eïn recevait, sans les rendre, les caresses de la jeune fille. Pas un muscle de son visage ne tressaillait sous la pression des lèvres humides. Le front contracté, les paupières mi-closes, elle demeurait rigide, comme tendue tout entière dans un effort de réflexion. Fille d’une Circassienne et d’un Arabe, elle avait le teint plus clair que celui des Égyptiennes. Le buste court, la poitrine étroite, les hanches développées et les jambes fines, elle avait une grâce malsaine.

El-Zaki l’avait possédée avec une joie naïve et le contraste entre sa face ravagée, encadrée d’une barbe grisonnante, et les mots puérils qu’il avait dits, avait donné à la jeune femme le sentiment de quelque chose de comique et de méprisable. Lorsqu’elle le voyait penché sur des textes anciens qu’elle était incapable de déchiffrer, elle se sentait envahie d’un respect craintif. Mais aussitôt le souvenir des mots d’amour lui revenait à l’esprit.

Le luxe qu’il avait déployé pour la recevoir l’avait séduite tout d’abord, puis elle s’était accoutumée aux frises des murailles, aux tapis de soie, aux aiguières d’argent. Pour la satisfaire, le cheik la comblait de richesses. Ses terres dans les provinces de Galioubieh et de Menoufieh étaient parmi les plus fertiles de l’Égypte. Il ne dépensait autrefois que le cinquième de ses revenus, mais depuis son mariage les milliers de kantars de fèves, de cannes à sucre et de maïs suffisaient à peine à ses frais. Il dut réduire ses libéralités envers les pauvres.

Nour-el-Eïn aimait les choses éclatantes et ne les appréciait souvent qu’à leur poids, La générosité d’El-Zaki lui permettait une thésaurisation rapide et flattait ses mauvais instincts.

— Nour-el-Eïn, regarde, je t’apporte des boucles, les brillants sont purs.

Elle les prenait d’un geste las, leur jetait un regard furtif et les laissait retomber auprès d’elle, sans rien dire. Mais au départ de son mari elle ramassait les bijoux, les examinait fiévreusement et appelait Amina :

— Ma chérie ! s’écriait-elle d’une voix presque rauque. Regarde, regarde, n’est-ce pas qu’elles sont belles ?…

— Moins que toi… Moins que la plus petite lueur de tes yeux.

— Non ! Non ! Réponds-moi… Combien valent-elles ? Deux cents sequins ?

— Moins que ton plus petit sourire.

— Plus, beaucoup plus que deux cents sequins ?

Après ces enthousiasmes, elle prenait l’air désabusé qui lui était habituel depuis son mariage. Elle avait amené dans sa nouvelle maison, Amina une jeune Syrienne de son âge, la vieille Mirmah et Yasmine, une négresse dont les bras étaient d’une ligne impeccable. Malgré la société de ces femmes qui avaient pour elle un dévouement animal, Nour-el-Eïn s’ennuyait. Mabrouka surtout lui était odieuse. Les conseils qu’elle lui prodiguait à tous moments et les interminables réflexions qu’elle émettait sur les questions les plus simples l’exaspéraient. Un jour, elle avait été insolente et Mabrouka s’était promenée jusqu’au soir dans le harem en clamant son indignation :

— Je le savais… Je l’ai dit. Si c’était une fille de douze ans, je l’aurais élevée comme il faut… Mais naturellement on ne m’écoute pas… Ma parole n’est plus considérée…

Cette scène avait amusé Nour-el-Eïn, qui s’était mise derrière la porte pour mieux entendre.

— Non ! Non ! Non ! poursuivait Mabrouka. Qu’elle ne croie pas, cette petite qui vient d’entrer dans ma maison… dans ma maison — j’étais dans cette maison avant sa naissance — allez lui dire qu’elle ne croie pas que moi, la vieille, la loyale épouse, je subirai les insolences d’une fille qui vient d’entrer dans ma maison, ma maison…

— Ne te tourmente pas, suppliait la cuisinière, je te jure que le cheik te donnera raison…

Mais la bonne Mabrouka s’était montrée inconsolable. Quelle que fût sa répugnance, Cheik-el-Zaki dut intervenir. Au bout d’une semaine de transactions, il était parvenu à rétablir la paix dans son harem. Nour-el-Eïn au prix d’une bague de saphir avait consenti à baiser la main de l’offensée qui au prix d’un mouchoir de soie avait consenti à lui pardonner.

Au souvenir de cette scène qui avait marqué la déchéance de Mabrouka, Nour-el-Eïn tordit ses bras et se frottant les yeux

— Amina, dit-elle, Amina… que je m’ennuie !

Elle eut un long bâillement qui découvrit ses dents irrégulières et blanches et son palais rose.

— Lequel préfères-tu ? demanda Amina en souriant.

— Comment lequel ? Que veux-tu dire ?

Nour-el-Eïn s’était redressée et, le coude appuyé sur le divan, tourna vers la Syrienne un visage fermé.

— Allons… parle, reprit-elle avec un imperceptible tressaillement des narines.

— Tu me comprends bien… minauda la Syrienne sans se démonter.

Elle fit une pause et reprit, malicieuse, en clignant de l’œil :

— Surtout ne t’avise pas d’aimer celui qui a un visage rond et une poitrine bombée. C’est un sot et il s’appelle Goha… Mais l’autre !… Qui sait comment il s’appelle, l’autre ?…

Des mains s’étaient jetées sur les nattes blondes de l’esclave et les tiraient rageusement.

— Je te défends, s’écria Nour-el-Eïn, je te défends… Et puis, va-t’en ! va-t’en ! Je ne veux plus te voir !

Avec des rires, la Syrienne immobilisa les petites mains fardées et, toujours à genoux, baisa le front courroucé de sa maîtresse.

— Que tu es jolie, dit-elle, quand tu cries ! Et, à voix basse elle ajouta : Ah ! s’il pouvait te voir ainsi !…

Les allusions de son esclave mêlées à des caresses, donnaient à Nour-el-Eïn une torpeur sensuelle. Elle voulait d’ailleurs éviter une discussion, craignant, sans se l’avouer, qu’elle n’apportât de la netteté aux sentiments vagues qui flottaient en elle-même. Déjà ses longs cils s’étaient rejoints et de ses lèvres desserrées s’exhalait un souffle égal. La stridulation des grillons dans le jardin se mêlait au bourdonnement des guêpes. Elle assistait, sans mouvement, à la fusion des sons qui précède le sommeil. Alors, lentement, devant ses paupières closes s’éleva une image. Elle reconnut le profil d’Alyçum.

— Amina !… Amina !… s’écria-t-elle en touchant l’épaule de la Syrienne, assoupie sur le tapis de Smyrne. Amina, réveille-toi !

À ce moment apparut à l’embrasure de la porte, la vieille Mirmah, entièrement nue malgré l’hiver.

La journée est douce, dit-elle de sa voix chevrotante. Tu n’as pas faim ? Je t’apporte de la confiture de rose.

— Ah ! c’est toi, ma mère… Viens près de moi, viens que je t’embrasse.

— Rafraîchis d’abord ta jolie bouche, Nour-el-Eïn, reprit la vieille tcherkess en tendant de ses mains tremblantes un compotier d’argent.

Amina se réveilla et vit sa maîtresse qui suçait une petite cuiller de filigrane. S’étant essuyé les lèvres de ses doigts, Nour-el-Eïn saisit la vieille Mirmah par la peau du ventre.

— Viens, je m’ennuie… Raconte-moi une histoire…

— Laquelle ? demanda Mirmah.

— N’importe laquelle.

— Je te raconterai l’histoire de ce prince qui, à l’aide d’un miroir magique, pouvait s’assurer de la virginité des filles…

— Non ! Non ! Je veux l’histoire de Mélek.

La vieille femme soupira et s’asseyant auprès d’Amina demeura quelque temps sans rien dire. Elle faisait toujours précéder ses récits d’un long recueillement, mais lorsqu’elle devait parler de Mélek une certaine tristesse se mêlait à son silence. Mélek dont elle avait été la nourrice était la mère de Nour-el-Eïn. Elle était morte trois ans après son mariage d’une piqûre de scorpion et Mirmah, reportant toute sa tendresse sur Nour-el-Eïn, avait eu le sentiment que son œuvre était à refaire et qu’en cette enfant c’était Mélek qui revivait une seconde fois.

— Eh bien, ma chérie ? dit Nour-el-Eïn, impatiente d’entendre l’histoire de sa mère que Mirmah lui avait tant de fois contée. Je t’écoute et Amina aussi t’écoute…

— Une nuit, dans un village du Caucase, les habitants furent réveillés par les cris d’une femme. On la transporta aussitôt loin des maisons, car les femmes qui accouchent sont impures. Seule, sous un toit de feuillage, elle mit au monde son enfant. Les jours et les jours passèrent. Puis, un matin, la mère de l’accouchée se rendit auprès d’elle. « Lève-toi, mon pigeon, lui dit-elle. Je te ramène au village. » La femme ne bougeait pas ; elle venait de mourir. Le corps était encore chaud, mais le cœur ne battait plus. Sur la terre une petite fille gazouillait et agitait les bras comme les oiseaux agitent les ailes. On l’appela Mélek et on enterra la mère.

La vieille femme parlait posément, sans la moindre intonation, pour bien marquer le caractère négligeable de ce préambule. S’étant assurée d’un regard que Nour-el-Eïn était attentive, elle lança un filet de salive sur les dalles et poursuivit :

— J’habitais de l’autre côté de la montagne, loin, très loin… Un jour que je coupais la vigne, un homme à cheval me jeta sur sa selle et m’emporta… C’était le père de Mélek. En entrant dans sa maison, il me dit « Tu as les mamelles d’une mère. » Je lui répondis que c’était vrai, que j’étais mariée et que j’allaitais un garçon. « C’est bien, me dit-il. Maintenant tu nourriras ma fille et tu coucheras avec moi. » Ah ! il avait raison. J’étais belle. Ma bouche était une pistache, mes yeux étaient des lustres et mon corps était une tubéreuse… »

La tête ridée et tremblotante de Mirmah s’éclaira d’un sourire et son nez allongé rejoignit son menton.

— J’aimais Mélek comme mon enfant…

— Était-elle jolie ? interrompit Nour-el-Eïn.

— Comment peux-tu me demander si elle était jolie, quand elle buvait le lait de mon sein ? Oui, ma chérie, mon lait l’embellissait. À trois ans c’était une fleur.

Reniflant bruyamment dans la paume de sa main, elle ajouta :

— Une fleur qu’on aurait pu respirer comme ça !

— Savait-elle danser ? demanda Amina.

— Hé ! tu es bien pressée, ma chérie, répondit la vieille femme. Naturellement elle savait danser… Mais tu ne me laisses pas le temps de parler.

— Ne te fâche pas, ma mère, supplia la Syrienne.

— Tu me feras mourir, si tu ne poursuis pas, dit Nour-el-Eïn.

Satisfaite, Mirmah lança un nouveau jet de salive.

Maintenant, reprit-elle, Mélek était une grande fille. Comme les vierges de mon pays, elle dansait toute nue. Lorsque les voyageurs frappaient à notre porte, elle se déshabillait sur l’ordre de son père pour illuminer la maison de la blancheur de son corps. Et les voyageurs étaient éblouis comme s’ils avaient regardé le soleil… À l’heure du repos, Mélek accompagnait l’hôte dans la chambre qu’on lui offrait.

— Qu’est-ce qu’elle faisait là ? demanda Nour-el-Eïn avec un léger frémissement… Parle ! tu me tues !

— Hé ! tu le sais bien, répondit Mirmah en souriant. Que de fois, je te l’ai dit…

— Elle restait vierge quand même ?

— Oui, Nour-el-Eïn, elle restait vierge. Sans cela l’homme devait l’épouser ou bien…

Et la vieille fit le signe de s’enfoncer un poignard dans la poitrine.

— Un soir, je m’en souviens, il pleuvait à torrents, un étranger entra chez nous. C’était un marchand de tapis qui venait d’Ispahan et qui s’appellait Abd-el-Rahman… Je lui donne du kaïmak, du miel et du pain. Mélek dort. Je me penche sur elle, je la secoue : « Mon cœur, ma prunelle, il faut accomplir ton devoir. » Elle se lève et, quand le voyageur la trouve dans sa chambre, il se montre mécontent… Ta mère enlève sa robe… Il la regarde… Pauvre fille, c’est la première fois qu’on l’accueille avec tant de froideur… Alors… Alors…

Mirmah décrocha du mur un tambourin et l’agita au-dessus de sa tête.

— Mélek danse, danse et Abd-el-Rahman demeure impassible.

— L’aimait-elle donc pour vouloir le gagner ?

— Et comment ne l’eût-elle pas aimé, ma petite dame, quand il avait tant de mépris pour elle ? Mélek danse et chante. Son corps se courbe comme un roseau. L’homme la regarde, et ne dit rien… Mélek détache les bracelets qui ornent ses chevilles et ses poignets, elle délie ses cheveux. Elle est debout, très pâle, les cuisses serrées… Tout à coup, elle rejette le tambourin avec colère, elle pousse un grand cri et, sautant sur Abd-el-Rahman, elle joue comme un lionceau sur ses genoux… À cette minute, elle connut son premier désir.

Tour à tour, hautaine, fougueuse, câline, Mirmah avait reproduit tous les gestes, tous les cris de Mélek, sans souci du contraste entre ses poses voluptueuses et ses chairs flétries.

Affalée maintenant sur les dalles, elle respirait avec peine.

— Et la fin, Mirmah, la fin ? demanda Nour-el-Eïn.

— Le lendemain le voyageur remit une bourse pleine d’or au père de Mélek et il emporta la fillette avec sa nourrice.

L’histoire de sa mère bouleversait Nour-el-Eïn, surtout depuis son mariage avec Cheik-el-Zaki. Les montagnes, les nuits fiévreuses, les séductions sur des passants inconnus, l’existence de Mélek enfin, elle, sa fille, ne l’avait même pas entrevue. Son enfance avait été morne aux côtés d’un père qui, âgé de soixante-dix ans, était presque un aïeul. Lorsqu’elle songeait à ses lamentables amours avec Cheik-el-Zaki, la tête enfoncée dans ses coussins, elle prenait des attitudes compassées. Elle éprouvait le besoin d’exagérer sa détresse pour elle et pour son entourage. Cependant, par une étrange contradiction de sa nature, elle méprisait les consolations que lui attiraient ses pantomimes. Parfois même elle les recevait avec des rires qui étaient presque des ricanements.

C’est ainsi qu’elle répondit à la Syrienne qui lui demandait tendrement si le récit de Mirmah l’avait attristée

— Que tu es sotte, Amina ! Je ne suis pas triste. Je m’amuse.