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Le Livre de Goha le Simple/25

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XXV

l’homme indigne


Goha voulait éviter le salut de sa mère, la voix solennelle de Mahmoud, les cris perçants de ses neufs sœurs et la face noire et plate de Hawa. Il attendit dans sa chambre que sa famille s’assemblât pour le repas du matin et, sûr de passer inaperçu, se rendit à l’écurie. Il chargea sa bête, sans lui tenir les discours dont il était coutumier et sans lustrer son poil. Il avait hâte d’être loin, au pied du Mokattam ou sous les arbres de Ghézireh.

Il s’apprêtait à sortir, lorsqu’un ricanement le fit sursauter. Appuyée contre la porte, la négresse fixait sur lui des yeux brillant de haine. « Quelle honte ! songeait-elle. Quelle tête il a ! Est-ce qu’il est permis d’avoir une tête pareille ? Est-ce qu’un homme qui se respecte a une tête pareille ? » Goha aussi se taisait et la même haine dilatait ses prunelles. Il prit enfin son âne par le licol et sortit. Silencieuse, impénétrable, la négresse n’avait pas bougé.

Goha s’éloigna à grandes enjambées. Il était dans un état de gaieté folle. Il donnait des tapes violentes sur la croupe de l’âne, lui chatouillait les oreilles, lui baisait le museau humide. Il criait à tue-tête : « Bourrique ! Bourrique ! », chantait le mot en sourdine, le reprenait d’une voix grave et le tout se perdait dans un éclat de rire puéril. Il croyait s’être évadé d’un cachot ou Hawa l’avait enfermé des jours et des jours.

Hawa raconta ce qu’elle avait vu. La famille de Hadj Mahmoud tint conseil jusqu’au soir. Goha et Nour-el-Eïn furent mis hors de cause. L’un avait pris ce qu’on lui avait offert, l’autre était une vicieuse. La honte, le déshonneur étaient pour Cheik-El-Zaki. Les responsabilités établies, les Riazy comprirent qu’ils outrageaient la morale publique en tenant secrète une telle ignominie. Des dallalas mandées en toute hâte furent chargées d’ébruiter le scandale. La négresse se réserva d’en informer le quartier.

— Tu n’iras pas chez notre voisin, ordonna Mahmoud à son fils lorsqu’il revint de sa tournée. Si tu le rencontres, tu ne lui tendras pas la main, tu ne le regarderas pas. En tous lieux, tu le fuiras, parce que le déshonneur est dans sa maison.

En moins de quarante-huit-heures, la nouvelle fit le tour de la ville. Les femmes criaillaient, les esclaves crachaient à terre avec dégoût, les hommes hochaient la tête gravement et se taisaient.

Les étudiants d’El-Azhar attendaient le philosophe, lorsqu’ils apprirent de Sayed, le vendeur d’oranges, dépêché par Hawa, que leur maître abritait sous son toit une épouse adultère. Aussitôt ils désertèrent sa colonne et se groupèrent autour de cheik Abou-Ali dont El-Zaki méprisait l’enseignement.

Le philosophe était en retard. Il franchit vivement le seuil d’El-Azhar et traversa la cour le front bas, improvisant la leçon qu’il avait négligé de préparer. « Je leur parlerai des jurisconsultes absurdes du Maghreb », songea-t-il, et il sourit comme il avait coutume de le faire au moment de rejoindre ses élèves. À quelques pas de sa colonne, il leva les yeux : les dalles étaient désertes et, là-bas, au fond de la cour, ses élèves recueillaient la parole d’Abou-Ali. El-Zaki reçut au cœur un choc si violent qu’il ne comprit pas l’affront. Dans la foule des étudiants et des maîtres qui discutaient ou priaient, il chercha un visage pour le prendre à témoin de sa stupeur : il ne vit que des dos. Un cheik qui passait, s’écarta de lui ostensiblement. El-Zaki qui n’avait cessé de sourire, d’un sourire stupide et fixe, réagit brusquement sous l’injure.

Il traversa la cour d’un air farouche, marchant droit sur les groupes qu’il obligeait à s’écarter. Dans la rue cependant, il éprouva de l’angoisse lorsqu’il s’aperçut que les boutiquiers, qui d’ordinaire baisaient humblement les manches de son caftan, se détournaient sur son passage. Mais, de nouveau, l’orgueil le raidit. Il passa, la tête haute, et son regard allait de l’un à l’autre avec une singulière acuité.

Le jour commençait à tomber, lorsqu’il arriva devant sa demeure. La tension avait été trop forte. Les oreilles bourdonnantes, il se sentir mollir et murmura : « Que se passe-t-il ? Que me veulent-ils ? »

Il vit Goha venant de loin et alla à sa rencontre, la main tendue. Le fils de Mahmoud jeta un cri, s’arrêta et se couvrit la face.

Alors la rage monta au cœur du maître. Il saisit Goha brutalement par le bras.

— Parle ! Parle ! Qu’y a-t-il donc aujourd’hui ? Parle ou je te brise la mâchoire !

— Lâche-moi ! hurla Goha, lâche-moi, mon cheik ! le déshonneur est dans ta maison !

À ces mots, Cheik-el-Zaki tressaillit et sa main retomba d’elle-même.