Le Livre de Goha le Simple/26
XXVI
les voisines de nour el eïn
Goha fut accueilli au sein de sa famille par une volée de coups.
— Tu ne seras jamais qu’un sot, cria Mahmoud, un sot, un entêté ! Je t’ai défendu de parler au cheik, je t’ai même défendu de le saluer. Tu m’as désobéi.
Goha essaya de se justifier :
— C’est lui qui m’a pris par le bras, dit-il, je lui ai dit… Il m’a dit… Alors je lui ai répondu : le déshonneur est dans ta maison.
Les visages se détendirent. Un sourire discret éclaira toutes les physionomies. Enfin Mahmoud éclata de rire. Ce fut le signal d’une hilarité générale. Les fillettes se mirent à gambader. Étendue sur les dalles, étouffée par les rires, Hawa se comprimait le ventre. Goha ne tarda pas à se laisser gagner par tant de gaieté. L’index tendu vers sa nourrice, les jambes écartées, il rit à perdre haleine.
— Chut ! fit Mahmoud soudain soupçonneux… Est-ce vrai ? Tu lui as bien dit « Le déshonneur est dans ta maison ? »
— Sur mon œil ! sur mon œil ! Je lui ai dit… Ha ! Ha ! Je lui ai dit… Ha ! Ha ! Je… Ha ! Ha ! Ha !
— Je crois… Allah ! que je suis fatiguée !… Je crois que dans El Kaïra… Allah ! donne-moi la force de souffler !… Goha était la seule personne capable de dire une telle chose au cheik…
C’était Zeinab qui parlait. L’avant-veille elle était accouchée d’un garçon et ses yeux rayonnaient de joie. Mahmoud s’approcha d’elle et tendrement répéta :
— N’est-ce pas, Zeinab, que ton fils était seul capable de faire ce qu’il a fait ?
— Lequel de mes fils ? demanda Zeinab avec orgueil.
— Tu as raison de me le demander, ma chérie… C’est de ton fils aîné que je parle… L’autre, que Dieu le veuille, ressemblera davantage à son père…
— Que Dieu le veuille ! reprirent les femmes.
Zeinab ramena le nouveau-né sur sa poitrine et voulut lui enfoncer le sein dans la bouche. L’enfant, déjà repu, saisit le sein et s’en détacha aussitôt.
— Peut-être, dit Zeinab avec de la coquetterie dans la voix en s’adressant au nourrisson, peut-être, mon cheik, que le lait de ta mère n’est pas assez bon pour toi…
— Qu’Allah protège tes mamelles ! dit Mahmoud, Et caressant du doigt la nuque fripée du nouveau-né, il ajouta : Mange, fils de Mahmoud, mange, mon cher petit veau…
Hawa, Hellal, Nassime avaient hâte de ramener la conversation sur Cheik-el-Zaki. Zeinab involontairement donna le signal. Elle fut reprise de son rire nerveux. Mahmoud, croyant en saisir la cause, formula à voix haute :
— Maintenant qu’il est averti, nous verrons s’il agira comme un homme.
— Il n’y manquera pas, affirma Hawa… Un cheik vénérable ne peut pas avoir une âme de chien !
— En tout cas, fit Zeinab, il sait à présent la vérité… Demain, il renverra Nour-el-Eïn chez son père, ou bien il la fera lapider…
— Je suis d’avis qu’il la fasse lapider.
Un silence amusé suivit ce mot de l’implacable négresse. On était au crépuscule. Dans l’obscurité, les femmes et les fillettes faisaient des taches claires ; les hommes, à cause de leurs caftans sombres, étaient à peine visibles.
— Il a dû rentrer chez lui, dit Nassime.
— Qui ?
— Le cheik.
L’approche du soir inquiétait Goha. Son regard se portait vers la cuisine qu’il traversait pour monter sur la terrasse, toutes ces dernières nuits, il avait attendu vainement. Les pleureuses gémissaient encore chez Abd’Allah et la cheika ne venait pas.
— La truie va nier ! cria soudain Hawa d’une voix rageuse qui fit sursauter tout le monde.
La cuisinière, qui parlait peu, lui répondit avec un fort accent soudanais :
— Il ne sera pas assez innocent pour la croire…
Mahmoud, agacé, cria :
— Que nous importe, ce qui se passe à côté ? Nous avons agi comme il fallait agir, nous n’avons plus qu’à attendre.
— Ma mère ! protesta Zeinab à qui son état permettait certaines privautés… Il veut nous empêcher de parler… Est-ce que nous avons autre chose à faire ?
Elle ne reçut pas de réponse et, bientôt, les pensées furent toutes absorbées par le mystère de la maison voisine. Par la fenêtre entraient, avec les cris de la rue, des lueurs vertes et rouges.
— J’entends le marchand de melons, dit Mahmoud. Est-ce qu’il en reste ?
— Nous en avons encore quarante-huit, Sidi, répondit la cuisinière.
Hellal eut un long bâillement. Nassime la poussa du coude et la regarda du coin de l’œil, en souriant. À ce signe d’intelligence, Hellal se pencha de côté et, tout bas, glissa un mot dans l’oreille de Nassime. Zeinab et Hawa les fixèrent d’un regard interrogateur. Enfin Hawa se leva et vint se mêler à la conversation qui se poursuivit en murmures et en rires étouffés. Zeinab, qui ne pouvait se lever, appela Hawa du geste et fut aussitôt parmi les causeuses. Elle confiait ce qu’elle avait à dire à son esclave qui le transmettait aux autres et lui rapportait la réponse. En se prolongeant, ce mystérieux entretien devint d’une monotonie exaspérante. Soudain la voix aiguë de Hellal s’éleva :
— Goha, dit-elle, approche-toi.
Goha s’apprêtait à obéir, lorsque Mahmoud lui ordonna sévèrement de se rasseoir.
— Pourquoi te fâches-tu, Sidi ? fit Zeinab d’une voix traînante. Nous nous parlons à l’oreille pour que tu n’entendes pas nos sottises… Ne contrarie pas une femme qui allaite, Sidi, si tu ne veux pas que l’enfant boive du vinaigre…
Mahmoud allait lui répondre pour la tranquilliser, quand des coups précipités retentirent à la porte du jardin.
— Qui cela peut-il être ? murmura Zeinab.
— Que le malheur s’en aille ! dit la cuisinière.
— Que Dieu le veuille ! s’écrièrent les femmes.
— Voici le portier… Moi, je n’oserais pas ouvrir, dit Hellal.
— Pourquoi ouvrirais-tu, ma chère, puisqu’il y a le portier ? dit Nassime.
— Je dis cela, ma chère, reprit Hellal, pour le cas où il n’y aurait pas eu de portier…
— Et comment se pourrait-il, ma chère, qu’un seigneur comme Hag Mahmoud n’eût pas de portier ! s’exclama Nassime,
Un cri s’éleva :
— Une femme ! Une femme !
Toute la famille s’était groupée contre la fenêtre. Zeinab, haletante, étendue sur le divan, posait des questions.
— Qu’est-ce qu’elle veut ?
— Je ne sais pas… Elle fait beaucoup de gestes.
— Elle n’a pas de mellaïa… Par Allah ! le portier voit ses cheveux !
— Alors, c’est une folle !
— Le portier la pousse dehors, il lève sa lanterne…
— Amina ! C’est Amina ! Amina, l’esclave de Nour-el-Eïn.
— Ne parlez pas !… Chut !… Écoutez !…
— Goha ! Elle demande Goha !
Goha s’était levé avec une agitation étrange.
— Reste où tu es, ordonna Hawa sur le ton farouche d’un chef de tribu nègre… Je vais aller lui parler, moi, à cette putain !
Elle ouvrit la porte d’un geste sûr, traversa la cour et, bombant le torse, se planta devant Amina, les poings sur les hanches.
— Que Dieu te bénisse ! dit Amina, est-ce que Goha, ton jeune maître, est ici ?
— Et d’abord, oui… Et d’abord, qui es-tu ? demanda Hawa.
— Tu me connais bien, Hawa, je suis Amina…
— Et d’abord, qu’est-ce que tu veux que ça me fasse que tu sois Amina ?
— Hawa, je t’en supplie… J’ai un mot à dire à Goha…
— Et d’abord, je ne sais pas si Goha est ici, répondit la négresse… Dis-moi le mot… Je ferai la commission…
— C’est impossible… Mon Dieu ! Mon Dieu ! balbutia Amina dont les lèvres tremblaient…
La négresse se fit douce, insinuante.
— Qu’y a-t-il donc ce soir ? Je te vois agitée… Quelqu’un est-il malade chez vous ?
— Dieu te récompensera, Hawa… Appelle Goha, ton jeune et gentil maître, appelle-le…
Brusquement, la négresse démasqua sa haine. De ses poings noirs, elle menaça la fine Syrienne et, les jambes écartées, les yeux écarquillés, le cou énorme :
— Retourne chez toi, vipère ! clama-t-elle. Il ne vous suffit pas d’avoir souillé la maison d’un cheik vénérable, vous voulez encore débaucher un honnête garçon ! Va-t’en chouette ! Que les cheytans vous étouffent, toi et ta maîtresse, que la lèpre vous ronge la peau et que le feu dévore vos entrailles…
Elle écumait de rage. Incapable de trouver une imprécation digne de sa colère, elle saisit le balai du jardinier et l’abattit violemment sur le dos d’Amina. L’esclave de Nour-el-Eïn, sans protester, baissa la tête et s’éloigna.
Masquant la porte de son épaisse carrure, Hawa la poursuivit de ses malédictions et de ses cris.