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Le Livre de Goha le Simple/32

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XXXII

dans le quartier


La chambre que Hawa avait obtenue se trouvait au rez-de-chaussée d’une maison réservée à des Syriennes et située dans la rue principale du quartier. Il avait fallu toute l’autorité de Sayed pour faire admettre cette dérogation à des règles séculaires. En vain Sidi Ahmed fit-il remarquer que les négresses étaient séparées des Circassiennes et des Syriennes et qu’une confusion donnerait lieu à des désordres. Le vendeur d’oranges menaça le tenancier du lieu d’une guerre sournoise et il obtint gain de cause, car, malgré son humble condition, son prestige était grand. Au moment d’emménager, Hawa dut se défendre contre ses voisines, indignées de cette intrusion. Sidi Ahmed reçut leurs doléances.

— Une négresse parmi nous, mais c’est une honte ! s’écria la matrone qu’elles avaient déléguée. Elle gâtera nos affaires, Sidi. La présence d’une négresse nous dépréciera auprès des clients et nous voulons maintenir nos prix.

Sayed intervint.

— Vous êtes des mules, dit-il. Le prix de Hawa sera le double du vôtre, oui, le double, et je sais ce que je dis.

Quoique la prétention de la négresse leur parût à la fois injurieuse et comique, les filles cessèrent de protester. Elles attendaient de voir leur rivale à l’œuvre. Une Syrienne qui portait en sautoir six rangées de sequins résuma l’impression générale :

— Une semaine et — je le jure sur ma tête — cette chienne de négresse sera mise à la porte avec son paquet, son idiot et son enfant.

— Et ce sera justice, ajoutèrent ses compagnes.

Une seule fille se tenait à l’écart, et semblait se désintéresser de la discussion. Elle avait les paupières, les joues et les lèvres boursouflées. Une robe claire plaquait son corps, dessinant la courbe précise de ses jambes et la chute des épaules. Assise sur un tapis, elle oscillait machinalement le buste. La Syrienne se campa devant elle dans une posture agressive et la prit à partie :

— A-t-on jamais vu une fille pleurer comme toi sur sa virginité ? Tu pleurais en entrant, tu as hurlé avec ton premier client que c’en était un scandale ! Et depuis, tu pleures, tu pleures, tu pleures ! On dirait, ma parole, qu’elle avait quelque chose d’extraordinaire ta virginité ! Une négresse ̃et une morveuse… qu’on nous envoie une lépreuse, et nous serons au complet…

Elle s’arrêta sur cette réflexion ironique, puis en proie à un brusque accès de rage :

— Et moi, je ne sais qu’une chose, s’écria-t-elle, c’est que notre renommée est perdue !

— Tu as raison, balbutia la jeune femme, j’ai un chagrin. Mais bientôt tu verras comme je serai gaie.

— D’abord comment t’appelles-tu ? demanda la Syrienne en s’adoucissant. Nous t’avons surnommée la morveuse.

— Je m’appelle Amina, répondit la prostituée.

Incapables de concentrer longtemps leur attention sur un même sujet, les filles, qui étaient réunies sur le palier de la maison où elles habitaient pour la plupart, se séparèrent. Amina monta dans sa chambre. Quelques-unes s’assirent sur le pas de la porte pour guetter les passants. Le dos appuyé contre le mur, leurs pieds nus dans la boue, elles criaient leur prix à tour de rôle et d’une voix monotone. Lorsqu’un homme s’arrêtait, elles détaillaient précipitamment le tarif de leurs pratiques amoureuses ; s’il hésitait, elles s’efforçaient d’accroître sa convoitise par des gestes et des paroles obscènes. Parfois le passant s’approchait, considérait attentivement la marchandise offerte, la maniait encouragé par des mimiques et des gémissements. Il fixait son choix ou s’en allait. Dans tous les cas, c’était un concert d’injures, de malédictions et il devait se débattre contre des mains rageuses agrippées à son caftan.

La nuit tombait rapidement. La flamme immobile des lampions brillait aux fenêtres sans éclairer la rue. Dans les fumeries, des exclamations et des rires préludaient au silence et aux longues immobilités des hachachins. Des mendiants, aveugles ou estropiés se retiraient à pas précautionneux vers des lieux de repos, croisant au passage des jeunes gens et des vieillards qui conversaient à voix haute. Par moments des groupes bruyants s’engouffraient dans les tabagies ou les salles de danse. Devant leur porte, fraîchement fardées, les filles, enfiévrées, se querellaient entre elles pour la moindre vétille. Une forte odeur de légumes pourris et d’urine se mêlait aux frais arômes de la brise, rendant l’atmosphère énervante. Les filles avec le sourire et l’injure à la bouche respiraient abondamment la puissante haleine de la nuit et, comme pour mieux s’en pénétrer, relevaient leur robe jusqu’à la ceinture.

Deux hommes se dirigeaient vers la maison où logeaient Hawa et Amina. Des Circassiennes qui faisaient le guet se jetèrent sur eux, mais soudain les poings pesants de l’un des visiteurs s’abattirent sur leurs épaules ̃:

— Place ! Place ! Filles de chiens !

Reconnaissant le vendeur d’oranges, elles s’écartèrent en grommelant

— C’est Sayed avec un Effendi.

— Ils vont probablement chez Amina.

— Une fille qui se mouche du matin au soir ! Elle est recherchée parce qu’elle débute, mais on s’en lassera… et avant peu elle en sera réduite à nous lécher les pieds !

Sayed et l’Effendi s’arrêtèrent un moment sur le palier. Ils étaient engagés dans une discussion politique.

— Il faut que le Sultan, le vrai Sultan, celui de Stamboul, rétablisse son pouvoir, disait l’Effendi, tandis que le vendeur d’oranges prenait parti pour les Mamelouks rebelles.

Les filles les avaient suivis dans la maison. Elles se tenaient à distance et les écoutaient, curieuses de savoir si c’était chez Amina que le jeune homme passerait la nuit. Contre leur attente, il disparut derrière une tenture qui se trouvait à gauche de l’entrée. Elles se regardèrent stupéfaites, puis elles s’élancèrent dans la rue devant la fenêtre du rez-de-chaussée, juste à temps pour surprendre Hawa qui, la face éclairée d’un énorme sourire, fermait les rideaux.

— Tu as vu sa tête ? Une vraie poêle à friture !

— Elle fera la fière demain.

— Qu’elle essaie… Par Allah ! je lui casserai les os !

— N’oublions pas que Sayed la protège.

Elles revinrent s’asseoir sur le pas de la porte et s’aperçurent qu’un homme s’y était installé en leur absence. C’était Goha.

— Qu’est-ce que tu viens faire ici ? demanda l’une des Circassiennes.

Ne recevant pas de réponse, elle se pencha sur Goha et le rudoya.

— Hé là ! fit-il, hé là !

— Qu’est-ce que tu caches là, sur tes genoux ? demanda la prostituée.

— Ma fille.

— Alors c’est toi le souteneur de la négresse ?

Il ne répondit pas.

— C’est toi l’idiot ?

— Oui.

— Eh ! bien, ta place n’est pas ici… Va-t’en.

Goha se leva, traversa la rue et s’assit contre le mur qui faisait face à la chambre de Hawa, Par moment, des ombres apparaissaient sur les rideaux rouges. Goha, machinalement, détournait les yeux. Il savait que la négresse se prostituait pour subvenir à leurs besoins : L’avant-veille, d’une voix légèrement inquiète, elle lui avait fait part de ses projets. « Le tout, avait-elle dit, était d’attirer les hommes et de leur plaire. » Si elle y parvenait c’était le succès, la fortune. Lui l’avait approuvée d’un air grave, confiant dans la sagesse de sa nourrice.

Cependant, accroupi contre le mur, Goha, ce soir-là, ne parvenait pas à se réjouir quoique la négresse débutât par la visite d’un Effendi. Le visage morne, il murmura

— Hawa sera contente…

Il lui fallut un effort considérable pour ajouter :

— Moi aussi, je suis content…

Les rideaux qui pendaient à la fenêtre de Hawa sans cesse s’amplifiaient. Ils étaient animés d’une vie monstrueuse. Goha regarda le sol fixement. Le malaise qu’il éprouvait, il lui semblait que seuls ces rideaux en étaient cause et que, s’ils disparaissaient soudain, son malaise disparaîtrait du même coup.

Il y eut dans la rue un bruit de pas, des exclamations et des rires. Deux ombres s’agitaient. Un homme cherchait à fuir, tandis qu’un autre le retenait de son poing crispé.

— Qu’Allah te coupe en morceaux, tu te moques de moi ! disait l’un.

— Je ne veux que ton bonheur, disait l’autre.

Goha reconnut la voix de Sayed. Le vendeur d’oranges, les muscles saillants, bombant le torse, était planté droit sur ses jambes. Au bout de son bras, l’Effendi gesticulait.

— Voyons, Sayed… Tu plaisantes !

— Suis mes conseils, répliqua le vendeur d’oranges sans desserrer son étreinte, et tu me béniras.

À ce moment les rideaux rouges s’écartèrent et Hawa parut à la fenêtre. Elle se pencha au dehors pour suivre la discussion.

L’Effendi continuait à parlementer.

— Au nom de ta mère, Sayed, allons-nous-en…

Le marchand ne répondait toujours pas, mais son mutisme avait quelque chose de résolu, de menaçant qui impressionna l’Effendi. Il essaya de rire

— Ha ! Ha ! quelle bonne farce !

— Suis mon conseil, dit Sayed à voix basse.

Cette fois, l’Effendi fut réellement pris de panique. Il mit précipitamment un sequin d’or dans la main de Sayed.

— Garde ça ! répliqua Sayed avec colère. La femme que je te propose est un morceau de sucre. Tu coucheras avec elle… Ou bien…

Sans achever sa phrase, il traîna son compagnon jusqu’à la porte, le poussa dans le vestibule et, soulevant la lourde tenture, il ajouta :

— Amuse-toi bien !

De nouveau les rideaux rouges se refermèrent.

Goha avait assisté à la dispute sans bouger. Ordinairement, il ne s’intéressait à ce genre de spectacle que lorsqu’une parole ou un geste excitait sa gaieté. Il ressentait alors la griserie du tumulte, le besoin de se dépenser dans des mouvements désordonnés et fous.

Quoique la scène entre Sayed et l’Effendi lui offrît maints éléments de gaieté, la pensée même que l’on eût pu rire en cette circonstance l’eût stupéfait. Le regard fixé sur les deux hommes, il éprouvait une émotion intense. Son cœur battait à se rompre. Là où il ne saisissait d’habitude que le désordre, il voyait le drame et il s’en sentait nettement le point central comme si du résultat de cette querelle dépendait son propre sort. Sans qu’il s’en rendît compte, il était en sympathie avec l’Effendi, il espérait que celui-ci réduirait à merci le vendeur d’oranges. Déjà dans sa jambe s’esquissait le coup de babouche qu’il appliquerait à Sayed au moment où il roulerait dans la boue, terrassé par son adversaire. Lorsqu’il vit que l’Effendi avait cédé, un cri s’étouffa dans sa gorge et lorsqu’il se retrouva seul dans la rue silencieuse avec, en face de lui, le mystère rouge des rideaux, son trouble devint de la terreur.

Il voulut fuir, mais un fardeau pesait sur ses genoux. Il s’apprêtait à le rejeter sur la chaussée… Ses bras hésitèrent… La petite fille endormie avait manifesté son existence par un soupir à peine perceptible. D’un geste hébété, Goha la replaça sur ses genoux.

Dès lors, il ne songea plus à s’échapper et sa terreur tomba d’elle-même. Étroitement enserrée dans ses langes, sa petite tête vieillotte coiffée d’un bonnet trop large d’où émergeaient des lèvres charnues et des narines écrasées, l’enfant dormait. Goha la considérait de ses yeux mornes. Sa fille était plus qu’un fardeau mais ce qu’elle était, il ne le savait pas. Il avança sa main vers le corps menu, chercha à deviner, sous l’étoffe raide, des formes… et instinctivement son geste curieux devint une caresse. Maintenant il distinguait le souffle égal et tiède qui s’exhalait des lèvres de l’enfant et les battements légers de son cœur. Il se pencha vers ce mystère de vie tandis qu’une sensation agréable, douloureuse cependant, s’attardait le long de ses nerfs.

Il ressentait, mais à un degré plus intense, ce besoin de protection qu’un jour il avait éprouvé auprès de son âne. Il voulut témoigner son affection à cette petite chose faible, mais il craignit de lui faire du mal en la serrant dans ses bras. Il défit lentement la bande de toile roulée autour de son turban et en recouvrit le corps de sa fille pour qu’elle n’eût pas froid. Cela ne le contenta pas ; il sentait qu’il devait faire plus pour elle. Alors il lui parla, comme il avait parlé à son âne :

— Toi, tu es une petite Goha…

Il s’émut à ces mots et une larme glissa sur sa joue. Il répéta :

— Toi, tu es une petite Goha…

Mais cela aussi était trop peu. Les yeux fixés sur son enfant, il souffrait de ne pouvoir donner une expression son sentiment. Recueilli dans un effort créateur, cherchant un cri, il se retrempa dans un réservoir de tendresses passées. Et, sans savoir que le souvenir d’émotions éprouvées se portait en avant et animait sa voix, il chanta, tout frissonnant :

— Je vends des fèves… qui veut des fèves ?… voilà des fèves…

Et par ce chant, qui était l’émanation du meilleur de lui-même, il crut envelopper de tout son être, l’enfant qui dormait sur ses genoux.