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Le Livre de Goha le Simple/33

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XXXIII

les affaires de hawa


Goha berçait encore son enfant lorsque Hawa, par la fenêtre, lui fit signe de rentrer. Il se leva, mais tout doucement, compliquant son geste de mille précautions superflues, tant il craignait de réveiller la fillette.

— Dépêche-toi donc ! cria la négresse.

Au milieu de l’entrée, il aperçut une dalle brisée. Pour l’éviter, il côtoya le mur. Il souleva enfin la tenture qui masquait la chambre de Hawa et poussa un cri de frayeur. La négresse s’était précipitée sur lui, avait arraché l’enfant de ses bras en s’écriant :

— Ô ma lune ! ma vie ! ma lumière !

Elle découvrit brusquement le visage enfoui sous le bonnet de coton, pinça le nez, baisa goulûment les doigts repliés et se mit à danser pesamment, sans s’inquiéter des vagissements de la fillette.

La ! la ! j’ai deux sequins !
La ! la ! j’ai deux sequins !
La ! la ! j’ai deux sequins !

Elle lança le nouveau-né sur le divan et se jeta sur Goha qui la regardait, ébahi. Elle lui baisa les joues, les lèvres, les yeux, lui tira les oreilles et la touffe de cheveux plantée au sommet du crâne.

— Maintenant, regarde, dit-elle en ouvrant sa main où luisaient deux sequins d’or.

Sa physionomie tout à coup devint sérieuse.

— Regarde, reprit-elle sur un ton sévère. Et d’abord admire ce que je te montre… Deux sequins et c’est de l’or… De l’or comme on en donne aux filles d’un mamelouk !

Brusquement elle écrasa de la main les narines de Goha.

— Sens-moi ça ! ajouta-t-elle et bénis le Tout-Puissant… C’est de l’or, Sidi… Et d’abord à qui est-ce qu’on l’a donné ? À Hawa. Qui l’a mérité ? Hawa… C’est Hawa qui l’a mérité…

Elle se tut un instant.

— Non, il faut être juste, dit-elle. Hawa l’a mérité, mais Sayed est un bon garçon…

Elle fit claquer sa langue :

— Ah ! quel homme !

Goha sentit qu’il devait répéter après sa nourrice comme il l’avait fait jadis : « Ah ! quel homme ! » Mais, il n’y parvint pas. Il voulut surmonter sa répugnance. À mesure qu’il s’y effor-çait, sa répugnance devenait de la haine contre le vendeur d’oranges. D’une voix sourde, les poings crispés, il dit :

— Sayed a voulu que je montre mon derrière…

Hawa fronça les sourcils

— Et d’abord, fit-elle, je ne veux pas qu’on dise du mal de Sayed… Tu entends, Sidi ?

Goha ne répondit pas. Mais cette phrase et la manière surtout dont elle avait été dite lui causèrent une douleur comme il n’en avait jamais éprouvée. Ils gardèrent l’un et l’autre le silence.

Lorsqu’ils se couchèrent, la négresse et Goha étaient réconciliés, mais ce dernier ne dormait pas. Les yeux ouverts, il voulut songer à son enfant, à Hawa, à Sayed, il voulut lier entre ces êtres et lui des rapports. Il n’avait pas encore le sentiment que la fillette était sienne. Ce n’était qu’une petite chose dont il avait la garde. En fouillant son cœur, il s’aperçut qu’il avait peur pour elle, rien que peur. Il pensa à Sayed. Cet homme l’avait persécuté, mais avec une telle franchise brutale que Goha s’était toujours senti en confiance avec lui. Depuis deux jours le vendeur d’oranges s’insinuait dans sa vie. Ce n’était plus, comme jadis, un coup de pied dans le dos et un gros éclat de rire qui les libéraient l’un de l’autre. Maintenant, il sentait Sayed sans cesse autour de lui. Ah ! comme il eût préféré à cette menace constante, à cette présence insidieuse, une scène violente, réelle. Il regretta leurs courtes luttes dans la rue, les coups de poing échangés, cette dépense de forces en plein jour, dont il revenait les membres meurtris. À cette heure, il avait le corps intact et l’âme lourde. Il s’aperçut qu’il avait toujours aimé le vendeur d’oranges malgré ses violences et il s’effara de cette découverte. Désormais il serait l’esclave de cet homme dont il comprenait tout à coup la puissance. Son unique sauvegarde était Hawa. Il songea à Hawa. À chacune des crises qu’il avait traversées, elle l’avait soutenu de son sourire tranquille. La négresse dormait couchée sur le dos. Il s’apprêtait à la réveiller, pour lui adresser la phrase habituelle :

— Hawa, tu ne veux pas causer un peu ?

Il n’osa pas et, aussitôt après, il fut épouvanté de n’avoir pas osé.

— Hawa, Hawa, balbutia-t-il, mais d’une voix si basse que lui-même ne s’entendit pas.

Il eut peur d’une chose qu’il était sur le point de découvrir et secoua sa tête comme pour brouiller ses idées. Il reprit ses méditations. Sayed, son enfant… Il devait se défendre contre l’un et protéger l’autre. Que la tâche serait facile si Hawa voulait être pour lui ce qu’elle avait été autrefois ! Appuyé sur la large épaule de sa nourrice, il aplanirait tous les obstacles. Rien ne lui résisterait. Et il imagina des combats splendides où il materait d’un tour de main ses ennemis, Il avait entendu un conteur public faire le récit des aventures d’Antar. C’étaient des aventures de sa propre vie. C’était lui qui avait, dans son enfance, brisé la gueule d’un lion en lui écartant les mâchoires, lui qui, un jour de bataille, avait creusé, en frappant le sol du fer de sa lance, un trou sans fond où trois mille cavaliers avaient été engloutis. Et ce qu’il avait fait jadis pourquoi ne le ferait-il pas encore ? Si seulement Hawa voulait… Il attendit l’aube, les yeux grands ouverts, tour à tour exalté, calme et déprimé.

Le matin, Hawa se leva joyeusement sous le regard fiévreux de Goha.

— Lève-toi, mon maître, il faut que je nettoie, dit-elle la pensée absente.

Goha tressaillit à ces mots. Ils lui rappelaient les jours heureux où, traqué par le balai de sa nourrice, il errait de pièce en pièce. Éperdu de joie, il crut à un retour de ce passé.

— Tu te souviens, ma nourrice ?… Un jour, je t’avais dit : Hawa je te jure que tu as balayé cette chambre !… Ce n’était pas vrai.

— Je n’ai pas le temps de plaisanter, Sidi, répondit Hawa avec impatience, je suis pressée… Sayed m’a promis d’amener un client, ce matin.

Le sourire de Goha s’éteignit sur ses lèvres. Son dernier espoir venait de s’écrouler. Il sortit de la chambre, ivre de fatigue et de douleur.

Une femme descendait l’escalier. C’était Amina, l’esclave de Nour-el-Eïn. Goha alla au-devant d’elle. Parvenue à la dernière marche, la jeune Syrienne poussa un cri. Il lui posa la main sur l’épaule et d’une voix caressante lui dit :

— Amina…

— Va-t’en ! Va-t’en ! répondit-elle haineusement. Je savais que tu habitais cette maison, mais je ne voulais pas te voir.

Goha lui dit :

— La cheika, hein ?… La cheika…

La poitrine d’Amina se souleva. Elle s’effondra sur l’escalier en sanglotant. Appuyé sur la rampe, il la contemplait sans rien dire. Le chagrin de la jeune esclave le rendit heureux sans qu’il sût pourquoi et, quoiqu’il continuât à sourire, il crut qu’il pleurait lui aussi.

Il s’approcha d’elle, l’enlaça délicatement. Il était bien ainsi contre elle, pour songer à des choses qui n’étaient pas définies mais qui les concernaient l’un et l’autre.

— Ma sœur, dit-il.

Après une pause, il répéta :

— Ma sœur.

Elle ne répondit pas, mais elle aussi trouvait bonne cette étreinte fraternelle.

— Tu te rappelles ? reprit Goha… Son pied était petit, petit… Sa main était petite… Oh ! qu’elle était petite… et elle marchait comme ça.

Amina l’écoutait en hochant la tête et se serrait mieux contre lui.

— Sa robe était jaune, disait Goha… son âme était grise… Tous les jours je lui portais une cruche d’eau et une pastèque…

Amina lui avait pris la main et la caressait machinalement.

— La première fois, disait Goha, elle voulait me jeter dans la rue, Son front était dur, dur…

Il lui parlait bas et ses lèvres lui effleuraient l’oreille.

— Une autre fois, des anges tuaient les djinns avec des blocs de feu… Elle avait peur… Elle disait regarde ! regarde ! Et moi j’étais content…

Leurs visages mouillés de larmes s’étaient rapprochés. Mais Amina rougit, baissa les yeux et s’écarta. Goha ne fit rien pour la retenir. La voix de Hawa le tira de sa rêverie.

— Goha, cria-t-elle, ne t’en va pas… Je te prépare des fèves.

— Bien, ma nourrice.

Il prit son chapelet et se mit à l’égrener. Par moments, la voix de sa nourrice venait jusqu’à lui :

— Je ne sais pas ce qu’a mon feu, disait-elle, il s’éteint tout le temps.

Elle chantait, se taisait, allait et venait de son pas pesant. Soudain, elle poussa un cri :

— Là ! j’en étais sûre… J’ai renversé les fèves… Naturellement, je dois tout faire, tout faire… Chacun me donne le mauvais œil pour ma gallabieh, pour mes clients… Dans ces conditions les choses doivent aller de travers…

Ces préparatifs avaient excité l’appétit de Goha.

— Hawa, demanda-t-il, est-ce qu’on mangera bientôt ?

— Manger ? répondit-elle avec humeur… oui ! je dois penser à tout… Non ! tu ne mangeras rien.

Dix minutes après, elle appela Goha.

— Prépare-toi ! je t’en réchauffe d’autres.

Il se levait pour la rejoindre quand Sayed, accompagné d’un vieillard, apparut à la porte d’entrée. Intimidé, ne sachant où fuir, Goha demeura sur place et il s’aperçut que ses mains le gênaient.

— Il est là, le gros canard ? demanda Sayed d’un ton doucereux.

— Oui, Sayed… oui, le gros canard, balbutia Goha.

— Et toi, que Dieu le veuille, tu te portes bien ? reprit le vendeur d’oranges.

Toutes ces politesses augmentaient la confusion de Goha.

— Un pétale de rose ! dit Sayed en lui touchant affectueusement la joue.

Goha frémit à ce contact et il eut la certitude que son gosier s’était fermé, que désormais il ne pourrait rien avaler. Tremblant, il voulut répondre « Que Dieu te bénisse Sayed !… » Mais les mots ne venaient pas, de grosses gouttes de sueur perlaient à son front.

— Goha ! cria la négresse de sa chambre, tu mangeras tes fèves plus tard.

— Bien, ma nourrice, quand tu voudras, répliqua Goha précipitamment.

Des prostituées étalées en rond sur le seuil de la maison prenaient leur premier repas. Elles occupaient en partie la chaussée. Parfois un ânier les interpellait rudement, elles lui répondaient par des injures ou des agaceries.

— Ah ! te voilà ! s’exclama la Syrienne aux cinq rangées de sequins en voyant Goha s’avancer timidement vers le groupe. Et ta fille ?

— Elle dort, dit Goha.

Il regardait avec envie le bol de fèves qu’elle tenait dans son giron et où elle venait d’écraser deux œufs bouillis. La Syrienne surprit sa convoitise. Elle cligna de l’œil à ses compagnes et dit négligemment :

— La négresse ne t’a rien donné à manger ?

— Non, répondit Goha en s’asseyant, elle ne m’a rien donné.

— Eh bien ! je suis une bonne fille, reprit la Syrienne. On prétend que tu es amusant… Fais-nous rire et je te donnerai des fèves.

Sans plus s’occuper de Goha, elle poursuivit son repas. Goha, que les filles regardaient à la dérobée, s’ingéniait stupidement à enfoncer ses doigts dans ses babouches.

— Qu’est-ce que tu attends, demanda la Syrienne ?

Goha eut un sourire contrit. Les yeux ouverts sur la jeune femme il songeait : « Il y a longtemps que je veux te dire une chose… une chose… Oh ! pas pour que tu me donnes des fèves. Ce qu’il me faut c’est que tu sois gentille, et que les autres aussi soient gentilles comme au premier jour, quand je suis arrivé… »

— Amusant, toi ? s’exclama la Syrienne. Un fameux idiot… Oui ! Et la négresse a bien tort de s’encombrer de toi…

— Tu as raison, appuya une de ses compagnes… Une tête pareille porte malheur.

Impressionnées, les prostituées s’écartèrent.

— Mon chéri, j’ai à te parler, dit la négresse à Goha qui était venu la rejoindre. C’est très sérieux, et la prochaine fois je me fâcherai. Moi, je gagne ma vie et toi, tu t’en moques. Quand mes clients passent près de toi, tu n’embrasses pas leurs épaules, tu ne leur demandes même pas si — que Dieu le veuille ! — leur santé est bonne. Je te prie de devenir poli, de t’intéresser à mes affaires… Et maintenant prends tes fèves.

Le soir même, à l’apparition de Sayed avec un nouveau client, il se leva brusquement et, d’un geste automatique, il porta plusieurs fois la main à son front. Il s’efforça de varier ses saluts, de se prodiguer.

— Soyez les bienvenus… Que Dieu… Que le bonheur… Daignez nous honorer… Vous éclairez la maison… Vous… Vous…

Mais les hommes étaient déjà passés. Immobile contre le mur, Goha continuait à porter la main à son front. Son geste augmentait en violence. C’était maintenant des claques qu’il s’appliquait sur les yeux, sur le nez et il ne s’arrêta que lorsqu’il sentit son visage en feu.

Il regarda autour de lui, prêt à sangloter, mais sa face grimaça. Il eut un rire imprévu, un rire imbécile. Il s’assit sur la chaussée, les coudes aux genoux, la tête sur les mains.

— Goha, dit la négresse dont le langage gagnait en assurance depuis ses succès auprès des hommes. Elle venait de compter ses sequins et n’était pas d’humeur à juger avec indulgence les faiblesses d’autrui. — Goha, tu abuses de ma patience. Pour faire semblant de m’obéir tu as salué mon client après qu’il est passé et tu t’es informé de sa santé avec des yeux si méchants que tu avais l’air de souhaiter sa ruine.

Elle attendit une réponse, le buste penché, exprimant ainsi sa bienveillance hautaine. Goha hésitait. Sa physionomie était étrangement tourmentée. Depuis son arrivée dans le quartier, il avait perdu la fraîcheur de son teint, sa jeunesse. Il était presque laid maintenant.

— Ma nourrice, dit-il d’une voix ardente, je ne peux pas !

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Je ne peux pas, répéta-t-il en s’appliquant la main sur la poitrine. Ce que tu me demandes est impossible… Impossible… Je ne peux pas.

La négresse ne reconnut pas ce qu’il y avait de passionné, de profondément humain dans cet aveu. Elle sourit avec dédain et répondit d’un ton solennel :

— Je vois, Sidi, que tu ne changes pas. Ah ! Hadj Mahmoud avait raison… Enfin la volonté d’Allah est impénétrable… Je n’ai qu’une parole à te dire : obéis-moi et tu t’en trouveras bien… ne m’obéis pas et alors… alors…

Elle fut incapable de conserver cette attitude méprisante qu’elle jugeait seule digne de sa nouvelle condition. Laissant libre cours à sa nature, elle s’écria :

— Et puis, en voilà assez !… J’ai pitié de toi, mais tout a des limites… Tu salueras mes clients convenablement, ou je t’écraserai comme une mouche. Entends-tu, imbécile ? comme une mouche, et Sayed se chargera de la besogne !

Elle ricana :

— Ha Ha ! Sayed te balancera comme une feuille. C’est qu’il est fort, lui !… Toi, tu n’es rien… Tu n’es même plus beau…

— Ma nourrice, gronda Goha dans une colère folle, les yeux injectés de sang… Je crache sur Sayed !

— Goha, cria la négresse en agitant la main… Goha, je vais me fâcher !…

— Je crache sur Sayed ! hurla Goha, et une gaieté féroce inondait son visage… Oui, et je le tue !

Mais la négresse s’était subitement calmée, Elle haussa les épaules, chantonna, assura le mandil sur ses cheveux. Goha demeura décontenancé. Tout à coup, il courut vers Hawa, se blottit contre elle et balbutia :

— Je ne peux pas, ma nourrice, je ne peux pas… Tout ce que tu voudras, mais ça je ne peux pas…

Et tandis qu’il sanglotait, Hawa songeait, presque malgré elle, à la mâle fierté du vendeur d’oranges.