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Le Livre de Goha le Simple/34

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XXXIV

le crime de goha


À partir de ce jour, les entretiens entre Goha et la négresse devinrent moins fréquents. Il leur arrivait même de n’échanger que les saluts d’usage. La négresse ne voyait plus en Goha qu’un meuble qu’on déplace. Elle avait organisé sa vie, partageant ses heures de répit entre les travaux du ménage et les soins qu’elle donnait à son enfant. Elle aimait surtout s’asseoir à la fenêtre, la fillette sur ses genoux. La bouche entr’ouverte, elle rêvait à un avenir somptueux. Commerçante habile, elle s’était assuré une clientèle régulière.

Un matin, elle demanda à Goha des détails sur Nour-el-Eïn. Rouge d’émotion à la pensée de rendre service à Hawa, il ne put que balbutier : « Son pied était petit… Sa main était petite… Et elle dansait comme ça… »

— C’est bien, Sidi, répliqua la négresse, compatissante… Maintenant laisse-moi… J’ai à réfléchir… Tu n’es capable de rien.

Mais Goha voulait satisfaire sa nourrice, lui donner le fruit de son expérience. Il reprit très vite :

— Son front était dur… Sa robe était jaune…

Hawa avait dressé la tête.

— Jaune ?

— Jaune.

Elle s’acheta une robe jaune. Mais l’attente de Goha ne se réalisa pas. Il n’y eut aucune familiarité entre lui et sa nourrice.

Il avait peur d’elle, craignait de la mécontenter, de s’attirer des remontrances. Il la suivait sans cesse du regard, pour prévenir ses désirs, pour obéir à ses ordres dès qu’ils étaient formulés. La négresse n’avait que rarement recours à lui. Alors, il se mettait sur son chemin ; il lui enlevait un grain de poussière, un cheveu accroché à sa robe. La négresse le laissait faire sans rien dire. Une fois qu’il se livrait à ce manège, il renversa un guéridon et brisa une gargoulette.

Les seules minutes heureuses que vécut Goha durant ces longues semaines étaient celles où, de loin, il suivait des yeux la silhouette d’Amina, allant et venant dans la rue, descendant les escaliers puis les remontant. La Syrienne quittait peu sa chambre. À des heures régulières, elle faisait ses provisions. Goha la voyait revenir portant dans le creux de sa jupe relevée des oignons, du pain, des tomates, des mandarines, des melons. Plus tard elle apparaissait avec deux petites gargoulettes qu’elle remplissait à la fontaine, dans la cour de la maison. C’était une amie, celle là, Goha le savait. Pourtant, depuis l’entrevue lointaine où ils avaient évoqué la cheika, plus jamais ils ne s’étaient parlé.

Avec une obstination morne, Goha se mettait en quête d’une affection, d’un appui, ou seulement d’un bruit de voix pour se distraire de lui-même. Souvent, il s’approchait des prostituées, il s’asseyait à quelques pas d’elles, aussi près que possible, n’osant jamais toutefois se mêler franchement à leur groupe. Si elles affectaient de ne pas le voir, il devenait triste ; si elles le regardaient, il avait honte. Ces filles, qui l’avaient accueilli tout d’abord avec un débordement de joie, le traitaient maintenant avec dégoût. Le connaissant d’après la légende, elles croyaient trouver en lui un sot amusant, presque un bouffon. Sa bonne mine avait confirmé cette croyance. Mais leur illusion fut vite dissipée. La compagnie du nouveau venu leur parut ennuyeuse dès le lendemain de son arrivée et bientôt, quand il perdit sa bonne humeur, sa fraîcheur, sa santé, elles s’aperçurent que loin d’être amusante sa sottise était lugubre.

À deux ou trois reprises, elles se montrèrent cruelles à son égard. Elles le chassèrent de leur présence en lui arrachant son turban et en lui lançant des ordures à la face. Elles avaient pour lui de la répugnance, une haine physique dont le principe était la déception mais qui s’était vue singulièrement fortifiée le jour où l’une des prostituées avait dit, au hasard, qu’une tête comme celle de Goha portait malheur. Le mot avait été approuvé, répété et il devint notoire dans le quartier que Goha portait malheur. La passive complicité de Hawa, qui se taisait quand de tels propos étaient tenus devant elle, donna du poids à cette calomnie. En réalité, la négresse n’y croyait pas. En affectant d’y ajouter foi, elle comptait bien faire admirer sa grandeur d’âme qui lui faisait garder et nourrir et protéger un être de malheur.

Goha se rendit compte qu’il était définitivement perdu. Son regard n’avait plus de franchise, il considérait tout, même les meubles, à la dérobée. Par instants, sans raison apparente, ses mains s’agitaient fiévreusement dans les plis de son caftan. Une sorte de rage le prenait parfois contre lui-même. Il avait faim, il avait soif, mais il ne voulait pas manger les fèves qui fumaient à portée de sa main et il se refusait de boire à la gargoulette qu’il voyait durant des heures, sur le rebord de la fenêtre.

La nuit, il attendait dans la rue que le rideau rouge s’écartât et que Hawa lui fît signe de rentrer. Les clients défilaient, un à un, toujours accompagnés de Sayed. Il luttait contre le sommeil qui pesait sur ses paupières et, pour occuper son esprit, se livrait à des calculs :

— Celui-là est un jeune, songeait-il. Les jeunes restent moins longtemps que les vieux. Je pourrai bientôt me coucher.

Lorsque le client sortait, Goha se levait précipitamment et portait la main à son front :

— Que Dieu te garde, Sidi, que Dieu te garde…

Il s’apprêtait à gagner sa chambre, mais il apercevait Sayed qui, suivi d’un nouveau client, lui faisait signe de patienter. Il reprenait ses calculs :

— Je ne l’ai pas vu… Est-ce un jeune, un vieux ?

Son attente se prolongeait. Il sommeillait, se réveillait en sursaut. L’aube blanchissait les maisons.

Vint enfin le jour du drame.

C’était un matin du mois de Schawal. L’atmosphère poussiéreuse annonçait une chaleur étouffante. Goha qui avait veillé très tard dormait d’un sommeil pesant. Il ne répondit pas à l’appel de la négresse qui avait résolu de nettoyer sa chambre minutieusement. Elle l’appela une seconde fois, puis alla le secouer à pleins bras :

— Hé, réveille-toi, je dois nettoyer à fond aujourd’hui… Tu ne sais que manger et dormir… Voilà tout ce que tu sais faire…

Il se réveilla, prit dans ses bras l’enfant que Hawa lui tendait et alla s’asseoir dans l’entrée, sur la première marche de l’escalier.

La fillette, sur ses genoux, luttait contre ses langes. Elle tordait son corps grêle, agitait ses membres. Elle réussit enfin à dégager un de ses bras et son poing s’accrocha au caftan de Goha.

— C’est mon enfant, se dit-il, mon enfant.

Aucun élan de tendresse ne suivit cette pensée. Il avait simplement le sentiment de la propriété et des instincts malfaisants s’agitèrent en lui. À ce moment Sayed apparut à la porte. En traversant le vestibule, il donna sur l’épaule de Goha une tape amicale, sans rien dire. Goha crut cependant discerner un ricanement. Les mâchoires et les poings crispés, il grommela des injures. Il en avait assez de sa bassesse, de son infamie, des humiliations et des souffrances qu’on lui imposait. Il avait envie de mordre, de mordre des hommes jusqu’au sang. Il regarda son enfant et un espoir de dément germa dans son cerveau. Cette fillette était sienne, de même qu’il appartenait, lui, à Mahmoud. Il avait sur elle tous les droits, elle lui devait obéissance et respect.

Il se pencha sur son enfant et, d’une voix qu’il s’efforça de rendre indifférente, il dit :

— Salue ton père.

La petite agitait son poing en riant.

— Ne te moque pas de ton père, gronda Goha. Je te dis de me saluer.

Il attendit, la face grimaçante, les prunelles dilatées. Soudain il prit la fillette de sur ses genoux, la déposa par terre, sur les dalles.

— Je t’ordonne, bredouilla-t-il.

L’enfant se mit à pleurer. Il la cribla de coups nerveux sur les joues et sur le ventre. Un instant, en arrêt, il la considéra, songeant, à ce qu’il devait faire.

— Alors baise ma main ! cria-t-il.

Il appuya sa main sur la bouche ouverte de sa fille, pesa de plus en plus sur les gencives molles, les meurtrissant sans pitié, tout à son idée :

— Baise ma main !

Et comme l’enfant continuait à vagir et à baver sur cette grande main raidie qui, dans son tremblement se cognait contre sa face, Goha, ivre de colère, saisit entre ses doigts crispés le crâne du nouveau-né et l’écrasa d’un coup violent, contre les dalles.

— Il a tué mon enfant ! hurla Hawa en se précipitant sur Goha qui regardait stupidement ce qu’il avait fait. Monstre ! Monstre ! Arrache-lui les yeux, Sayed ! Tire-lui l’âme des entrailles !

Sans qu’il s’en rendît compte, Goha se trouva dans la rue, où Sayed l’avait déposé.

— Va-t’en, dit le vendeur d’oranges, avec douceur, va-t’en…

— Je crache sur elle, grommela Goha, je crache sur toi, je crache sur tous !

— Va-t’en, répéta Sayed avec un gracieux sourire et en le poussant par l’épaule… Si jamais tu as besoin de quelque chose, viens me le demander. Je t’aime beaucoup, Goha, je t’aime beaucoup.