Aller au contenu

Le Livre de ma vie/01

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 12-28).


CHAPITRE PREMIER


Paris. — L’hôtel de l’avenue Hoche. — Décor citadin. — Nostalgie de la nature. — Mon père. — Autour de la table d’Amphion. — Ma mère. — De la splendeur orientale au brouillard britannique. — Première leçon d’anglais. — La gouvernante et le prestidigitateur. — Douleur d’enfant.



Je suis née à Paris. Ces quelques mots m’ont, dès l’enfance, conféré un si solide contentement, ils m’ont à tel point construite, j’ai puisé en eux la notion d’une chance si particulière et qui présiderait à toute ma vie, que je pourrais répéter ce vers de Verlaine :

L’amour de la patrie est le premier amour…

Ainsi illustrerais-je une de mes vérités, car on sent bien que le poète a pour privilège d’être multiple, de pouvoir prouver sa sincère abondance, de n’être enfermé en rien. Chez lui, le double choix n’est pas contradiction, mais prolongement du raisonnement et croissance de la sagesse. Les sentiments que je dépeindrai, même tout uniment, ne seront donc jamais absolument simples, quelle que puisse être leur apparente netteté.


Je suis née à Paris, boulevard de Latour-Maubourg. Je n’ai pas gardé le souvenir précis du lieu où s’élevait la demeure vitrée comme une serre chaude que me décrivait souvent ma mère, devant laquelle un jour elle me conduisit, et où j’avais passé les premiers mois de ma vie. Ma mémoire s’éveille dans un opaque hôtel de l’avenue Hoche, spacieux et haut, serpenté par des escaliers recouverts de laine rouge, que surchargeaient et fleurissaient les roses, les verts, les bleus fanés des tapis d’Orient. Le salon le plus important de l’hôtel était habillé de peluche couleur de turquoise, meublé de canapés et de sièges dorés, et deux larges pianos y étalaient, côte à côte, le désert laqué de leurs reflets de palissandre, sous un haut palmier languissant. Les plantes vertes des appartements m’ont, en souvenir du palmier de mon enfance, attristée désormais comme le fauve soumis des cirques, comme la Malabaraise faisant emplette de provisions aux étalages d’un marché de Paris.

D’un autre côté du vestibule, un boudoir oriental, brillant, tintant, pourrais-je dire, comme des bijoux de bazar, précédait une galerie où s’encadraient dans le chêne sculpté des portraits d’aïeux portant sceptres et couronnes. Aïeux paternels, ayant régné sur le Danube et les Carpathes, adoucis par le sang plus délicat de leurs mères et de leurs épouses grecques. Leur légende, que mon père m’expliquait, me les montrait tout-puissants et implacables. Pourtant, l’un d’entre eux tenait entre ses mains une colombe. Je sentais, en les regardant, que, depuis des siècles, je les avais quittés pour devenir la petite fille toute neuve de l’avenue Hoche et d’un jardin de Savoie. Cet austère chemin généalogique, formé par de sombres visages, aboutissait à une véranda en bois vermeil qui me semblait enchanteresse. Des fleurs de soie ornaient le léger treillage croisé en losanges. Un divan arrondi faisait gonfler ses coussins en gaze de Turquie, et de vastes baies contemplaient l’avenue Hoche en son sens le plus large, le plus pur, le plus noble, — comme on dirait d’un fleuve.

Pourtant, ce riche décor citadin me désolait de mélancolie. Tout n’était que pierre écrasante à mon cœur oppressé. Les murs du secret Tattersall, qui abritait mystérieusement un luxueux marché de chevaux, faisaient un lointain vis-à-vis à notre demeure. Le Tattersall, paysage circonspect et pierreux de mon enfance, est aujourd’hui disparu. Je lui savais gré de n’avoir qu’une médiocre hauteur qui ne me privait pas de la vue du ciel. Chaque matin, à l’heure où le branle-bas de la voiture du laitier pénétrait dans notre sommeil enfantin et le dérangeait, la poésie des cloches émanait d’une invisible église enfouie dans la grisaille des constructions et me consolait du lever du jour.

Je n’ai pas aimé la demeure élégante de mes parents, je n’ai pas aimé l’avenue Hoche qu’appréciaient et honoraient fort les Parisiens, victimes des perspectives resserrées ou des bruyants boulevards. Cet aspect de mausolée, de cimetière surhaussé qu’avait notre horizon, cet avare oxygène qu’il nous distribuait, ne me paraissaient pas être le lieu raisonnable où se développent le corps et l’esprit des enfants des hommes. Et pourtant, au printemps, la nature, si durement chassée des villes, s’efforçait de nous apporter son regard, sa tiède poignée de main, son encouragement. Les platanes robustes du quartier de l’Étoile égayaient par leurs bourgeons la grise avenue dès le mois d’avril, s’épanouissaient en juin et puis laissaient rouler sur les trottoirs leurs fruits délicats, sorte de molles noisettes épineuses, d’un vert réjouissant. Mais cette faible offrande, pas plus que le voisinage du parc Monceau, où, pourtant, abondait la verdure morcelée, ne me persuadait. Je ressentais avec la tristesse amère des profondes loyautés et de l’espérance trahie la différence du don que font les villes au regard des généreuses campagnes. Je voyais bien que, dans le parc Monceau, orgueil végétal de notre voisinage, une colonnade faussement en ruine entourait un étang de couleur grège, ou quelques cygnes et des canards aux teintes franciscaines rehaussées d’une lueur de lophophore se résignaient à la nostalgie dédaignée des bêtes. J’entendais bien le lointain et triste effort de l’omnibus et j’apercevais, roulant dans les avenues sablées du parc, des fiacres surprenants par le cheval délabré, le cachot vitré de la voiture et les blanches pèlerines étagées du cocher, tandis que, le long des pelouses encombrées de nourrices et d’enfants, des sergents de ville semblaient commander aux moineaux.

J’étais un cœur que l’on ne trompait pas. J’aimais la nature. Enfant, j’en eus faim et soif, je ne voulais rien qu’elle. Loin d’elle, je mourais, et le chalet, les routes, le lac, les collines de Savoie me causaient, quand j’étais parmi eux, un enivrement et, quand j’en étais éloignée, une détresse, dont dépendaient ma santé ma secrète humeur : énigmes qu’une enfant, dans sa mystérieuse bravoure, n’interroge pas. Sur les trottoirs de Paris, mon esprit, façonné avec précision, se représentait la huppe violette de la scabieuse, son arôme effilé, le papillon blanc strié de noir qui s’échappait de la fleur, le merisier aux cerises exiguës, l’agneau des pâturages trempé de rosée, aussi passionnément, aussi désespérément que l’amant voit, en songeant et sous l’influence du désir, la chevelure crépelée de la jeune fille qu’il espère obtenir sans en avoir la formelle certitude.

Je n’aimais donc pas l’avenue Hoche, vaste et claire, ni l’hôtel au portail blond et verni qui s’ouvrait sur la voûte sonore ou nous nous arrêtions pour prendre le chemin des appartements, tandis qu’en avant de nous apparaissaient la cour et les écuries couleur de brique, qu’enveloppait une vague odeur animale. Mais c’est là, pourtant, que je reçus toutes les leçons de ma petite vie, car, dans le jardin du lac Léman, je n’écoutais que les voix de l’univers.


Dans la maison de Paris, comme dans la demeure d’Amphion, près d’Evian, il y avait, immenses à nos yeux par leur liberté et leurs privilèges sans bornes, mon père et ma mère. Mon père, ancien élève de Saint-Cyr, ne tarissait pas de louanges sur la dure discipline à laquelle il s’était plié avec passion dans la sévère école, qu’il vénérait comme un temple. Il se réjouissait d’avoir souffert du froid, du lever avant l’aube, de la nourriture rebutante, des exercices pénibles, des ordres reçus et exécutés, et, comme tout humain qui a triomphé de l’esclavage, il y avait puisé un fier sentiment de virilité. Autoritaire et bon, ami des jardins et des poètes classiques, aimant à s’entendre parler, aimant à commander, aimant à bâtir, sa personne généreuse m’inspirait un grand amour et une peur extrême. D’abord, il m’étonnait. Le premier homme étonne une petite fille. Je sentais bien que tout dépendait de lui. Je n’étais pas sûre que sa justice fût telle qu’elle eût toujours raison. Je l’avais vu s’irriter contre les jardiniers, contre les marins de notre gracieux bateau du lac, contre les serviteurs. Dans ces moments-là, j’avais prié Dieu dans le coin des chambres pour que mon père se tût ou que le monde cessât. Je ne pouvais supporter, quelle que fût ma vénération pour mon père, qu’il s’emportât contre ceux qui ne se sentaient que le droit du silence. Sans que je me permisse de le juger, mais avec un sentiment de regret, je trouvais que mon père citait Corneille ou Racine solennellement, sans opportunité et à la façon salutaire des proverbes. Il se servait d’eux pour étayer sa morale, pour donner des conseils, pour répandre les nobles craintes.

Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchants arrêter les complots…

disait, soudain, la voix de mon père, qui, occupant un fauteuil rustique, buvait paisiblement une tasse de thé sur le balcon du chalet d’Amphion, dans une atmosphère de paradis, car des pétunias vanillés et des hortensias roses, aux floraisons profuses, offraient le spectacle de la jeunesse du monde inclinée sur la transparence de l’eau.

Tout enfant, la poésie me semblait matière si sacrée que j’eusse voulu la rendre secrète, l’arracher au bon usage des exemples instructifs. Mais j’étais liée à mon père comme le surgeon du chêne est lié au chêne, et je réprimandais en moi cette délicatesse, cette vive susceptibilité, qui me portaient à lui trouver des torts et à éprouver par lui un malaise confus.

Mon père s’était marié tard et avait vécu en superbe célibataire les dernières années du second Empire. Il se plaisait à narrer, à l’heure des repas où nous étions présents, si petits que nous fussions, et torturés, le soir, par le vertige du sommeil, la politique des Tuileries. Devant notre imagination effrayée se déroulaient les brillants combats du Mexique, la prise de Puebla, la guerre de 1870, l’arrachement de l’Alsace-Lorraine à la France. J’ai été élevée parmi des académiciens (mystérieux pour moi par les noms similaires de Camille Doucet et de Camille Rousset), des diplomates, des écrivains, — autour d’une table trop abondamment fournie, où, déraisonnablement, rien ne nous était refusé, — dans le récit des provinces perdues, dans les discussions sur les responsabilités militaires et civiles, enfin, dans le sentiment d’un désastre qui remplirait à jamais l’âme de chacun et de tout un peuple. Rêveuse, je me sentais responsable de ne pouvoir réparer la catastrophe. Le nom de Bismarck traversait les conversations à la manière d’un fléau humain qui avait contristé la conscience du monde, nui à la patrie du soldat de fer comme à celle qu’il avait vaincue ; celui du fils de Guillaume Ier, Frédéric, époux de l’impératrice Victoria, dévouée aux coutumes de sa natale Angleterre, s’enveloppait, au contraire, d’anecdotes sympathiques. Les voix changeaient de ton en parlant de lui ; on citait ses mots historiques empreints de générosité et de compassion. J’étais étonnée, mais contente, dans mon souhait de conciliation, dans mon amour de tout, qu’on pût avoir combattu, être fils d’empereur, héritier d’une charge cruelle, et obtenir autour de la table d’Amphion l’hommage de nobles paroles.

Ma mère était parfaitement belle, sans excès de lueur, avec modération, comme l’exige le dessin grec. Son profil célèbre, à qui allaient les louanges méritées par l’exceptionnel, la netteté des modelés, l’encadrement du précis regard sont un témoignage de la durabilité des vertus physiques dans la race. Ma mère ressemblait, sans nul défaut, aux gracieuses Vénus des musées d’Athènes, de Florence, de Naples, de Sicile ; mais l’expression de son visage décelait une naïveté rieuse, un repos innocent dans le charme, qui ne l’apparentaient plus aux élégantes déesses de marbre, obsédantes par la ruse voluptueuse.

La beauté de ma mère, son radieux talent de musicienne étaient le trésor et la foi inébranlable de notre famille. Nous eussions douté de la clarté du jour, mais non de la valeur attachée à la pureté d’un front que prolonge la ligne impeccable d’un nez fin et droit. Nous la contemplions aussi avec ferveur quand elle s’approchait du piano. Ma mère, anxieuse, refusait parfois de s’asseoir sur le tabouret faisant face au clavier. Des amis fanatiques l’y contraignaient. Elle donnait alors, par sa résistance, ses lamentations, ses larmes, le spectacle d’une captive de Delacroix, brutalisée par les vainqueurs. Et puis, apaisée, maîtresse d’elle-même, l’autorité de ses mains énergiques et volantes, semblables à des tourterelles, arrachait à l’ivoire et à l’ébène les plus beaux sons, les plus profonds, les plus allègres que l’on puisse entendre.

« Je suis issue tout entière du bois de ton piano », ai-je pu dire, en toute vérité, à ma mère, au moment où, dans un sommeil que l’obsession de la musique enchantait encore, elle quittait doucement la Vie, ayant sur les lèvres les noms de Beethoven, de Mozart, de Chopin.

Et, en effet, j’étais si redevable du don de poésie à son ravissant génie qu’à l’heure accablante et naturelle où, penchée sur ma mère, je voyais en elle, à l’état de clarté, ce que nous avions de tout à fait commun, je me suis entendue prononcer cette phrase qui nous mêlait l’une à l’autre par-delà le tombeau : « Je suis bien heureuse que ma mère ait écrit quelques poèmes qui, peut-être, ne périront pas. »

Née à Constantinople, d’une antique famille d’humanistes de l’île de Crète, ma mère fut transportée peu après sa naissance dans une ambassade de Londres, où elle demeura jusqu’à son mariage. Son père, entouré de considération, y représentait la Sublime-Porte : mots dorés, appellation fabuleuse qui me faisaient confondre la nation aux trésors byzantins avec une arche sans limite et m’emplissaient de respect envers un tissu bariolé, justement dénommé « le châle du Sultan ».

Heureuse à Paris, ne pouvant vivre ailleurs, ma mère, fidèle et poétique, se reportait pourtant avec nostalgie aux sensationnels brouillards de l’Angleterre. Elle nous dépeignait fréquemment, avec une sorte de béatitude qui accorde une tendre part au chagrin, l’hiver britannique, la tristesse de l’orgue de Barbarie, étouffée dans la brume opaque et jaune, les bougies allumées dès l’aurore, l’ennui du dimanche, les loisirs évangéliques rendus obligatoires. Ces plaintes heureuses me font songer à la sirène légendaire dont parle Michelet et qui, capturée dans un port de Hollande, se fit religieuse ; elle émerveillait par sa grâce le couvent qu’elle avait choisi ; elle y était aimée, choyée, à l’abri de toutes les brutalités du climat ; mais, parfois, le soir, quand un pâle soleil descendait sur les eaux, elle regrettait les gouffres mouvementés, l’âpreté saline et versait des pleurs en regardant la mer…

Nos parents, nos amis ne parlaient devant nous et entre eux que le français ; aussi, avec la conclusion rapide que les enfants sont obligés d’apporter aux courts événements de leur vie successivement brève, j’en avais inféré que la France seule était une nation et comptait dans le monde. Les gouvernantes allemandes, anglaises, un vieux maître d’hôtel bavarois me semblaient des personnages solitaires, égarés, que l’on avait recueillis et qui, attachés à notre bonne fortune comme ils l’eussent été à notre adversité, faisaient partie d’une portion solide de la planète, que nous représentions, et qui leur était échue en échange de cette espèce de rien qui nous les avait livrés. Aussi, ma première leçon d’anglais devait-elle me surprendre. Elle nous fut donnée par une pittoresque vieille Irlandaise, hantée par des points de tricot et la réussite de pâtisseries au gingembre, L’aimable sorcière, rhumatisante, au front enveloppé de lainages, nous fit balbutier un abrégé du règne des Édouard, des Jacques, des Henri. La guerre des Deux-Roses, perdant tout sens pour moi, se mit à fleurir devant mes yeux et je la situai dans un jardin.

« Comment s’est organisée votre première leçon d’anglais ? » s’enquit, le soir, mon père ; et je répondis du fond du cœur, avec une sérénité où nul étonnement ne figurait plus : « Nous avons appris quelques pages de l’Histoire de France en anglais. »

La pensée que l’Angleterre avait une histoire comme la France, c’est-à-dire un long passé qui réunit entre eux des hommes, leur communique par le climat, la constitution physique, les usages, les préceptes, les victoires de tout ordre, un sentiment d’unité, d’orgueil et de supériorité inébranlables, n’aurait pu s’installer dans mon esprit. Exclusivité de l’amour chez l’enfant, fruit de la tendre, prudente et constructive ignorance !


Ce n’est cependant pas à mes leçons d’anglais, ni aux descriptions que ma mère me faisait des pelouses luxueuses de Hyde Park recouvertes de brebis avec leurs agneaux, que je dois une part de mon enchantement pastoral. Une gouvernante allemande traînait ma petite personne et mes petits pieds dans les allées ravissantes du jardin d’Amphion, et elle m’apprenait dans sa langue le nom des saisons, des mois, des fleurs, des oiseaux. Elle était rude et sans bonté, elle rendit notre enfance très malheureuse, mais la piété envers la nature habitait en elle : par son inconsciente action, elle me lia d’amitié éblouie et familière avec ce qu’il y a de sublime et de modeste également dans l’univers. Je lui dois mes rêveries oppressantes jusqu’à la souffrance devant les ciels du soir et la lune songeuse, à qui nous adressions des prières chantées, comme aussi à la neige et au muguet. Je lui dois, à elle, souvent brutale et qui nous inculquait les vertus par boutades qui ébranlaient notre cœur, mon amitié et mon respect pour le pauvre et le mendiant, mon affection pour la petite ville avec son clocher, son auberge, son humble bijoutier et son épicerie ; mes relations passionnées et attentives avec les plantes, l’abeille, le colimaçon, les ablettes arrêtées dans la transparence de l’eau bleue du lac Léman.

Je dois à cette gouvernante sans tendresse, mais poétique, le bercement des contes de fées lus par elle à mon chevet, pendant les convalescences des maladies enfantines ; je lui dois enfin, en raison des chagrins qu’elle m’a fait éprouver, ce premier désordre violent dans la douleur qui augmente l’individu et le situe sur un sommet sensible, où, désormais, obéissant à l’habitude et surtout à l’instinct, il rejoint son lieu de crucifixion. Un soir où nos parents avaient fait venir d’Évian à la villa d’Amphion un prestidigitateur, je connus l’extase dispensée par ce qui jaillit et s’affirme sans déceler son origine, par les merveilles de la fantaisie aux libertés apparentes : colombes s’envolant d’un chapeau, métrage infini d’un ruban dévidé au bord de la manchette de l’artiste, mouchoir mis en pièces, escamoté et soudain rendu réparé à son possesseur penaud mais content. La séance de miracles terminée, j’allais aborder dans mon lit un sommeil enchanté, lorsque la cruelle gouvernante me dit ces simples mots : « Moi, j’étais mal placée dans le salon de vos parents, je n’ai rien vu. Mon désespoir d’avoir entendu cette phrase fut tel et telle était ma certitude que notre gouvernante avait enduré une inguérissable déception en étant privée de la vision du prestidigitateur, que je puis attacher à ce soir déchirant la naissance du sentiment qui a toujours troublé ma vie et que j’ai si souvent exprimé par ces mots : « J’ai désiré de mourir pour cesser d’avoir pitié. »

Un chagrin aussi véhément, mais celui-là profitable, car il est bon que la compassion entre en nous non seulement par des chemins aisés et délicats, mais aussi par des entailles et blessures, me fut encore procuré par elle au cours d’une promenade aux abords du village d’Amphion. Le chemin large et bombé s’allongeait entre le lac de cristal et les vergers des collines. Il était jonché, ce jour-là, de courtes branches jetées à terre par le vent et de vertes noix dont l’odeur de brou, alerte et astringente, marquait pour moi le charme du rugueux octobre. La sévère créature qui nous accompagnait affirma, sans raison et sans preuve, que j’avais ri en voyant passer deux pauvres naines savoyardes, fort âgées en leur taille difforme et, de plus, goitreuses, sourdes et muettes. Aujourd’hui encore, je souffre en pensant que je fus accusée d’une moquerie qui m’eût semblé criminelle. Les mots « sourd » et « muet », par réminiscence, transportent toujours mon esprit dans une région mystérieuse où l’injustice faite aux enfants sans défense, le spectacle de l’indigence et le sentiment de la charité composent un tableau dans lequel l’inique et le repoussant se mêlent à quelque chose d’angélique.

Le jour où la dure surveillante nous quitta pour rejoindre sa patrie me donna l’avant-goût de la mort. Je l’aimais. Elle avait, sans le comprendre et d’une main distraite et rude, touché et frappé le cœur le plus sensible et le plus complet. Si l’abeille de nos jardins et les verts bourgeons n’ont pas, pour mon rêve, de traduction immédiate en anglais, les mots : die Biene summt, der Frühling et das junge Grün ajoutent à mon univers visuel et musical. Lors de ce départ bouleversant, on nous confia, par nécessité et dans l’intention d’adoucir notre peine, à une plantureuse, débonnaire et spirituelle Belge, chargée chez nous du soin de la lingerie. Elle tenta de dissiper l’affreuse tristesse que je partageais avec ma sœur, en nous promenant à travers Paris, en nous faisant entrer chez le pâtissier, en nous apprenant une petite chanson rustique au cours de laquelle — je m’en souviens bien, tant le sentimental dégoût de ce jour est fixé en moi — « l’oiseau fait son nid ! ». Enfin, elle nous conduisit chez un papetier et nous acheta deux petits calepins reliés en cuir de Russie, dont elle nous fit respirer le parfum d’encens, de gomme arabique. Une nausée de l’âme qui, depuis le matin, m’envahissait, atteignit là son point le plus élevé. Il faut que les enfants ne puissent pas mourir pour que cet après-midi m’ait laissée vivante. Depuis ces instants inexprimables, je ne crus pas à la consolation par le divertissement, par l’innocente débauche de l’âme à quoi des créatures charitables nous engagent. J’ai su depuis, et je ressens chaque jour, que l’enfant que j’étais, rivée au souvenir, immobile dans la douleur, ne s’était pas trompée.