Aller au contenu

Le Livre de ma vie/03

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 49-75).


CHAPITRE III


Le miracle de Bonaparte. — Dans le parc de la Malmaison. — Sous les charmilles de Voltaire. — L’enchantement de Rousseau. — Barrès aux Charmettes. — Découverte amoureuse de Musset. — Lectures sur le lac. — Le génie de Corneille et de Victor Hugo.



Qu’est-ce qui attache et surprend davantage dans le miracle de Bonaparte ? Est-ce le fait qu’il fut le plus nombreux des humains ou le plus solitaire d’entre eux ? Quelle solitude chez celui qui, le jour du sacre, tenant à sa merci le pape dans Notre-Dame ébranlée de musique, incendiée de lumière, estima sa valeur sans seconde et jugea ne pouvoir disposer que de ses propres mains pour saisir la couronne impériale et l’assujettir sur sa tête ! Quelle foule dans le cœur du vaincu de Fontainebleau, qui, ayant absorbé le poison dont mourut Condorcet, et si décidé à périr qu’on le voyait ravaler ses vomissements, recense cependant avec tranquillité ses chances réelles, et, couché dans la pénombre de la chambre écarlate, dit avec discernement, d’une voix affaiblie mais nette : « Tel régiment, tel corps d’armée est prêt à donner son sang pour moi… »

Quelle solitude encore dans le chemineau auguste et silencieux des routes de Grasse, de Grenoble, de Lyon, qui marche lourdement, se hâte, boite, tombe, se relève, voit peu à peu les paysans et le petit peuple grossir de sa masse importante son mince cortège du début et s’entend héler avec une familière ferveur par cette foule bigarrée, mêlant l’appellation de Sire au tutoiement de la suprême tendresse !

Soir de Grenoble, où une part de tous les mâles du monde, sauf de Russie et d’Angleterre, le fusil sur l’épaule, montés sur des chevaux robustes, eurent devant eux un homme petit et fatigué, qui s’était avancé seul, sans arme et sans escorte, pour interroger tristement ses anciens soldats, écarter le revers de son manteau terni et leur désigner la place de son cœur ! Une seule balle traversant l’espace, comme on voit en été un papillon unique étinceler entre des champs de luzerne et l’azur infini, eût suffi à coucher sur le sol ce corps lassé, éternel, et eût terminé son destin. La muraille humaine, que Napoléon avait interpellée brièvement, préféra se jeter aux genoux du proscrit. Tremblants d’amour et d’une sorte d’incrédule et maternelle ivresse, les hommes s’accrochaient à lui, le palpaient, s’assuraient de sa présence. couvraient de baisers sa personne. On assista au culte rendu jadis à Cybèle, aux fêtes dionysiaques du printemps. Mais quelle solitude encore dans le voyageur harassé, assourdi par les acclamations, qui rentre ensuite aux Tuileries que vient de quitter, à la lueur des torches, le chancelant Louis XVIII ! Là, le gagnant du sort n’est plus qu’une statue aux membres inertes, aux yeux clos, aux lèvres jointes, que des mains passionnées arrachent de sa voiture, tirent dans le vestibule, hissent sur les escaliers, soulèvent de terre, font naviguer sur un océan d’amour. En ce lieu, Napoléon fut pressé d’une si compacte et périlleuse étreinte qu’on entendit rugir de terreur Labédoyère et Caulaincourt, qui l’encerclèrent de leurs bras pour l’isoler, lui rendre le souffle, et s’arc-boutèrent autour de lui jusqu’à laisser craquer leurs os.

Il est juste que la vie de chaque créature ait un poids égal dans la balance collective, inspire les mêmes égards à la communauté. L’équité, la pitié posent sur cette solide mystique. Je n’oublie pas l’extrême émotion que je ressentis la première fois que je lus la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, où cette phrase contente l’âme : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » La raison, la bonté le veulent : « Libres et égaux en droits ! » Puis vient la mort. Après la mort, la juste inégalité s’empare du cadavre, lui restitue sa part augmentée, ce total qui ne lèse plus aucun vivant ; l’inégalité sensée et généreuse vénère en ces morts augustes la somme du mérite physique et spirituel par quoi un seul homme vaut un millier d’hommes. Qu’importe, — et il le savait, — que Napoléon lui-même ait dit : « Le sentiment de l’égalité est naturel dans l’individu, il en ressent la justesse, il s’y complaît, il lui est plus nécessaire que celui de la liberté. Où voit-on que la nature ait fait naître des créatures marquées les unes d’un bât et les autres chaussées de bottes ? » Raison, sagesse, magnanimité des chefs tristes du monde qui se débarrassent de la flatterie par un haussement d’épaules !

Un jour d’été de l’année 1930, j’ai visité une fois de plus le domaine de la Malmaison. J’errais dans cette demeure que l’absence d’un homme vidait de toute atmosphère, de toute vie. Il faut être moins démesuré, moins exorbitant, moins certain et défini, moins imaginaire, improbable et présent dans tout l’univers que Napoléon, pour que le jardin, l’escalier, les chambres qu’un être vivant parcourait familièrement aient le pouvoir d’enchaîner son fantôme. Le cœur oppressé par ce sentiment tout neuf (car on retrouve César parmi les coquelicots et les roses blanches du Forum, Dante dans le palais purpurin de Vérone orné de volets peints en vert, où il décrivit le Paradis, Gœthe à Weimar, mais on cherche en vain Napoléon à la Malmaison), je restais immobile et déçue, debout sur un palier de la demeure. Je regardais par les hautes fenêtres ce paysage gracile, découvert, où s’était diverti et reposé le général Bonaparte, où s’était dissous l’empereur des Français. Je me souvins d’anciennes lectures de ma jeunesse, narrations écrites par les contemporains du miracle, précises, colorées, et qui s’apparentent au roman plus qu’à l’histoire dont elles ne sont pourtant que l’exact et minutieux reflet.

Dans les soirs tièdes de l’été, de l’automne, le jeune vainqueur aimait à s’exercer au jeu de barres sur ces carrés de sable, avec ses lieutenants insouciants, entouré du rire et de l’audacieux habillage de leurs femmes braves et coquettes. Et je songeais : Est-ce vraiment ici que se sont posés les pieds du prodige ? Pieds qui nous sont révélés par le portrait d’Isabey, et si gracieux, si enfantins qu’ils semblent des mains délicates gantées de peau d’antilope. On les imagine, ces pieds du destin, sur les Alpes terrifiantes qui semblent se soumettre à eux, les guider, les transporter jusque dans les plaines radieuses. On les voit parmi les asphodèles et les violettes des jardins d’Italie ; on suit leur trace au bord du Nil, où le maigre chef empanaché paraît à l’abri des immenses soleils dans l’ombre géante et fraîche de Kléber. Ils sont, ces pieds inouïs, dessinés, effacés, immortels, sur tous les chemins du globe. Ils sont sur cette route gelée de la Bérézina, où les grenadiers, glacés eux-mêmes, pleuraient de les voir passer, traînant le fardeau du corps accablé, qui, pour la première fois, s’appuyait sur un bâton. Dans le parc de la Malmaison, mon rêve attentif ne voyait qu’un sol sans mémoire.

Mêlée aux curieux de ce jour d’été, je visitai donc le château et me trouvai dans la salle où sont exposés les vêtements de cette époque subite, cahotée, fabuleuse, où l’aigle et l’abeille emplirent l’espace, vinrent s’abattre sur les tentures et les tapis, se glissèrent aussi dans les cols, les corsages, les manches, les poignets. Cet étalage pompeux et bien ordonné, qu’était-il ? Une sorte de magasin de satin et de broderies fanées qui essaie en vain de retenir l’ombre du génie par un pan de sa robe de pourpre. « Défroques augustes et sensibles au cœur, me disais-je en regardant les brodequins couleur de réséda de la reine Hortense, un bonnet en linon du roi de Rome, mais défroques quand même ! » Attristée, jetée hors du précis et de tout centre, je me penchai sur des vitrines habilement disposées devant les fenêtres et qui offraient à la brutale clarté du jour leurs reliques de lingerie affinée et ambrée par les ans. Alors, mon regard fut attiré par un large mouchoir de batiste, déplié de manière à laisser voir une tache de couleur orange. Le temps, sur le tissu de lin, avait absorbé l’écarlate, le cramoisi et ne laissait plus que cette faible nuance de rouille ; une étiquette jointe au document expliquait que c’était là le sang de Napoléon, blessé à Ratisbonne. Et, devant cette empreinte qui envahissait mon esprit, le distendait sans mesure, je pensais qu’en effet toute vie est en droit de réclamer ses forces, d’exiger son bien-être, de souhaiter garder son essence ; mais combien sont-ils, parmi les humains, qui ont le pouvoir de retenir indéfiniment notre rêve par ces mots, émanés du silence : « Ceci est mon sang » ?…

Alors que Prangins, près de Genève, baignait dans l’éclat prolongé du prestige impérial, à l’autre extrémité du lac, l’intérêt changeait ; on se montrait une villa enfouie dans le feuillage où s’étaient réfugiées les amours de Gambetta ; en d’autres sites, on parlait de Lamartine, de Michelet, d’Edgar Quinet. À Lausanne, on rêvait à Mme de Warens, jeune veuve modeste et savante, dont la robe noire, échancrée sur un cou de tourterelle, émouvait les professeurs des universités helvétiques, avant que la gracieuse pédante, établie près de Chambéry, sur la colline des Charmettes, fût à jamais fleurie du désir et des pervenches de Rousseau. En tous les paysages des verdoyantes et liquides Savoies, Jean-Jacques Rousseau occupait l’imagination ; ainsi le faisait Voltaire à Ferney. Sa statue au centre de la place villageoise paraissait représenter un patriarche champêtre, bénissant sa descendance bucolique et s’unissant encore à elle par l’image souriante, sur une rive secrète et idyllique.

C’est, en effet, parmi un petit peuple d’enfants jouant autour d’une fontaine que, jeune fille, j’attachai mes yeux pour la première fois sur cet aïeul immobile, dont le génie avait remué la pensée du monde. Plus tard, j’allai souvent en pèlerinage à la demeure de Voltaire ; ce Voltaire au visage dilaté sarcastique et bénin, que les doigts du destin modelèrent dans la finesse, le rire créateur, triomphant et charitable ; ce Voltaire universel qui frappa le siècle de son nom, en fit une monnaie ayant cours à travers les contrées et les âges, enrichissant à jamais tout esprit, permettant qu’aucun ne fût démuni.

Assise dans la claire chambre de Ferney où sont conservés les habits évocateurs, je reconstruisais le corps du philosophe infatigable bien que malingre, égrotant et gémissant ; je le voyais parcourant en chaise de poste de lointains pays qu’il éblouissait par sa science multiple et jubilante. Je me représentais, grâce a l’exhibition des redingotes en taffetas couleur puce, des gilets clairs brodés de fleurs, des chapeaux tricornes et des cannes vénérables, le promeneur qui ensemença de sa raison le monde.

Dans la radieuse demeure lacustre où j’errais sous les Charmilles de Voltaire et près de la vigne muscate de son jardin potager, que de fois ai-je songé avec respect : « Voici le lieu de l’univers où fut proféré le moins de bêtises ! »

La dévotion, fût-elle fanatique, qu’inspire son œuvre, puissante en son élégance, infinie en sa sagesse, toujours me plaît, jamais ne me paraît excessive. Les nombreuses éditions, souvent superbes, de ses écrits, que j’ai tenues entre mes mains, montraient presque toutes, à la première page, une illustration, une interjection passionnée.

La bibliothèque du château de Champlâtreux, en Seine-et-Oise, que ma belle-mère, la duchesse de Noailles, tenait de son grand-père, le comte Molé, ministre et ami du roi Louis-Philippe, me ravissait par sa forme ronde, ses parquets et ses rayons couleur de miel brun et blond alternés. Les reliures précieuses, aux nuances diverses, formaient là une sorte de tenture solide dont émanait l’atmosphère grave et ennoblissante de la pensée. Dans une haute fenêtre aux allures robustes et gracieuses du xviie siècle, s’encastrait l’abondante verdure de Champlâtreux : arbres épanchant leurs lourdes branches, prairies poétiques où se fussent parfaitement unis ou querellés les bien-disants animaux, dotés de tous les travers humains, des fables de La Fontaine. Le jour, une lumière généreuse et, le soir, l’éclairage d’un lustre délié aux vives lueurs illuminaient les étagères incurvées, tendues, semblait-il, de cuir et de maroquin, qui contenaient en leurs feuillets la somme et le pouvoir des siècles.

Dans cette pièce séduisante, la curiosité de mon extrême jeunesse, souvent languissante et paresseuse, trouvait à se satisfaire. Juchée sur une confortable échelle, je faisais le choix de mes lectures ; bien souvent, je pris un des volumes de l’œuvre de Voltaire, recouvert d’un cuir lisse, jaspé comme la peau du léopard, aux tranches d’un bleu de turquoise fanée. Le recueil initial présentait, gravé sur une première page grenue et brunie par le temps, un buste de Voltaire, agrémenté d’une vignette allégorique que soulignait cette phrase inspirée par le sentiment de l’adoration : « Il arracha au monde le bandeau de l’erreur ! » Pourquoi ces hommages nous surprendraient-ils ? Le même encens monte de notre esprit vers ce savant et poétique Voltaire, qui sut évoquer Newton avec le ravissement et l’épouvante qu’inspire la déesse masquée des mathématiques et des astres, et dont la vive habileté ressuscite Saâdi dans un jardin de roses, enivré par le son des guitares persanes.

Quelques amis de mes parents s’acharnaient à traiter de « diable néfaste » ce lumineux esprit ; mais déjà, sans que je connusse son poème, Hugo me prêtait mystérieusement son cri reconnaissant, qui joint à sa patrie le philosophe universel :

Ô pays de Voltaire !…

Jean-Jacques Rousseau, lui, avait envahi mon imagination d’enfant ignorante et intriguée par la seule magie de son nom mêlé au bonheur champêtre comme à la mélancolie de l’espace méditatif. J’avais respiré, goûté Rousseau sous les châtaigniers du lac de Genève, au bruit des sources courant sous les ronciers, au tintement des cloches des troupeaux et sur les rivages du soir, lorsque stagne autour des fermes, dans le murmure associé du chant des grillons et du clapotis des vagues, une odeur de fumée et de laitage.

Le génie, quand il est vaste et légendaire, s’empare des paysages, prend possession des cités et des campagnes, s’annexe tous les aspects de la nature, à tel point que l’aurore semble s’élancer de la poitrine d’Homère et les clairs de lune émaner du cœur de Byron ou de la tristesse étudiée de Chateaubriand. Je n’ai lu Virgile qu’au milieu du chemin de ma vie ; les Mémoires d’Outre-Tombe ne m’ont attirée et absorbée qu’aux heures des longs chagrins adultes, et pourtant Virgile et Chateaubriand, par leur âme errante, par quelques-uns de leurs immortels soupirs, toujours propagés, ont occupé le ciel de mon enfance, ses pâturages et ses jardins fruitiers.

Vers ma vingtième année seulement, l’amer enchantement que prodiguent l’œuvre et la vie de Rousseau s’installa dans mon cœur.

Pour être absolument véridique, je ne donnai pas mon adhésion aux aveux complaisants et consciencieux des vices qu’il croit devoir nous apporter comme une corbeille de cerises ou une naïve couvée d’oiseaux. Les choses de l’amour, toutes attachées au corps et que nous revêtons à juste titre des ors spirituels, lorsque le sublime du désir, du bonheur menacé et de la douleur les rend méritoires, ont en chaque être leur modalité, leur embryon de honte, ignoré ou voilé, mais qui commande, agit, choisit, se gave.

Les saintes, les anges, nous feraient, si la divine et nécessaire pudeur ne posait un doigt sur leurs lèvres, des confidences après quoi, la trouble ivresse apaisée, l’existence quotidienne perdrait de son laborieux et digne agrément et de son honneur. Mais il y a, pour séduire la pensée et l’attacher à Rousseau, sa véracité aux dissimulations obscures, ses angoisses inguérissables, les tableaux parfaits, vernissés et comme tangibles, que forment les récits des Confessions, et, enfin, ces Rêveries d’un Promeneur solitaire où la simplicité des aveux a l’arôme de l’herbage, du candide bétail, du logis savoisien, du naissant désir.

« Aujourd’hui, jour de Pâques fleuries… », écrit Jean-Jacques en retraçant le pèlerinage qu’il fit, vieux et courbé, sur la route où, adolescent, il se dirigeait, les oreilles bourdonnantes des palpitations de son cœur, vers Mme de Warens.

Neuvième promenade du recueil, Pastorale amoureuse et reconnaissante, brève sonate du verbe dédiée à la maternelle amante qui, parmi les ruses, les soins, les complaisances bien ordonnées, satisfit l’âme fiévreuse du poète, que plus rien ensuite ne contenta. Je revois la chambre au rugueux papier chinois, la vaisselle en étain du XVIIIe siècle, le vert cartel posé sur le clavecin modeste, l’étroite chapelle, l’horizon divisé d’azur et de plantes potagères : décor où Rousseau posséda sa placide maîtresse, bienveillante aussi envers les exigences du perruquier d’Annecy, comme elle l’avait été jadis à l’égard du docte jardinier.

La gratitude du jeune homme, dupé, comblé, éclate généreusement dans cette phrase qu’il faut considérer comme l’andante de ces pages passionnées : « Je puis dire à peu près comme ce préfet du prétoire, qui, disgracié sous Vespasien, s’en alla finir paisiblement ses jours à la campagne : « J’ai passé soixante-dix ans sur la terre et j’en ai vécu sept. » Sans ce court, mais précieux espace, je serais peut-être resté incertain sur moi. Aimé d’une femme pleine de douceur, je sus donner à mon âme, encore simple et neuve, la forme qui lui convenait davantage et qu’elle a gardée toujours… »


Quelques années passèrent. Puis vint l’heure fortunée où je visitai les Charmettes en compagnie d’un cœur que Rousseau avait hanté. Maurice Barrès, Mme Barrès, le petit Philippe, leur enfant, nous ayant rejoints à Annecy, firent route avec nous. Déjà, Maurice Barrès et moi, un matin d’été, dans les proches environs d’Annecy, nous avions recherché (lui plus que moi, l’azur absorbant toutes mes facultés) le site vénéré où Lamartine avait soutenu entre ses bras, dans le vent des tempêtes d’un petit lac coléreux, sa pâle compagne, mourante, ardente, Julie, Elvire, — en deux mots : Mme Charles.

Nous avions ri de voir, dans le désordre d’une prairie touffue de sainfoin rose et de trèfles incarnats, un poteau indicateur planté tout de travers, qui portait ces mots lyriques et rapides : Lieu de l’inspiration, 300 mètres.

Mais, bien que Barrès eût pour Lamartine une dévotion qu’il essayait de faire prévaloir sur l’admiration effrayée que lui inspirait Hugo, les Charmettes de Mme de Warens et de Rousseau l’attiraient davantage. Au crépuscule, nous parvînmes, entassés tous familialement dans un automobile, à la demeure des Charmettes. Route parfumée du soir, regard sur le paysage illustre, entrée difficile dans la maison silencieuse qu’un gardien défiant habitait avec indifférence ! Il nous témoigna, par une mine taciturne, le déplaisir que lui causaient ces touristes émus et graves. Nous visitâmes scrupuleusement la maison des amours nombreuses et partagées, dont souffrit le héros novice des Confessions. Je restai longtemps, seule, dans la chambre de Jean-Jacques, près du lit ou ce corps délicat, en proie aux malaises du génie et des nerfs, faisait alterner la demi-mort avec la vie tumultueuse de l’âme. Le verger d’automne, étincelant de lourds dahlias, encombre de groseilliers et de framboisiers diminués de leurs fruits, que les lèvres même de l’été semblaient avoir absorbé, était tapissé de vertes plantes aplaties sur le sol, dont les racines profondes exhalaient un humide soupir. La fraîche saison ne nous livrait aucune pervenche. Je le regrettai. N’importe ! nous évoquâmes la fleur privilégiée et, sans qu’on pût s’en douter, je composai un poème sur Rousseau, tout en causant et en parcourant d’un pas alerte le jardin où je croyais rencontrer l’ombre de Claude Anet, favori, dans les heures nocturnes, de l’hôtesse aux épaules de colombe. En mon esprit se formaient rapidement les images de ces stances que Maurice Barrès s’efforçait, avec une tendre bienveillance, de déchiffrer dans mon regard. Je dédiai ces strophes aux Charmettes ; je les retrace ici :

LES CHARMETTES

La route : un tendre miel de menthe
Flottait sur le petit torrent,
Rousseau, quand vous vîntes, errant,
Vers votre humble, immortelle amante.

L’eau coule, le silence est frais,
L’ombre est verte, humide et dormante.
C’est sur cette pente si lente
Que votre fenêtre s’ouvrait !

Tous vos soupirs, tout votre orage,
Qui, dans la plus grande cité,
Mèneront un peuple irrité,
Soulèvent ici le feuillage…

Religieuse pâmoison !
Mon cœur de douceur va se fendre :
Je pousse votre porte, j’entre,
Voici l’air de votre maison !
 
Je me penche à votre fenêtre,
Le soir descend sur Chambéry ;
C’est là que vous avez souri
À votre maîtresse champêtre.

Vos pieds couraient sur le carreau
Et vous traversiez la chapelle
Quand votre mère sensuelle
S’éveillait entre ses rideaux.

Des cloches tintent, le jour baisse,
Voyez, je rêve, je me tais…
C’est sur ce lit que tu jetais
Ton cœur qui crevait de tristesse !
 
Voyez avec quel front pâli,
Dans cette émouvante soirée,
Je suis, — l’âme grave et serrée, —
Venue auprès de votre lit.

Recueillie et silencieuse,
Les deux mains sur votre oreiller,
Les bras ouverts et repliés
Je fus votre sœur amoureuse.
 
Je presse votre ombre sur moi,
Que m’importent ces cent années !
Vous viviez ici vos journées
À la même heure de ce mois.

Il est six heures et demie,
Claude Anet arrose au jardin ;
Vos deux mains, si chaudes soudain,
Sont sur le cou de votre amie.

C’est ici, près de ce muscat,
Dans la douce monotonie,
Que vous grelottiez de génie,
Ô héros lâche et délicat !

L’odeur claire et fraîche en automne
Des dahlias et du raisin,

Glissait, dans l’aube, sur le sein
De celle qui vous fut si bonne.

Dans la chambre un papier chinois
Sur les murs vieillis se décolle.
Ah ! comme votre hôtesse est folle !
Vous pleurez d’amour tous les trois…

La force des soleils sur Parme,
Les beaux golfes de l’univers
Ne valent pas un jardin vert
Où coulaient de fameuses larmes.

Ô Rousseau qui fûtes laquais
Et fûtes chassé par vos maîtres,
Vous dont le chant divin pénètre
Les bois, les sources, les forêts

Voyez, ce soir le ciel bleu penche
Sur les Charmettes son front pur ;
Je prends dans mes mains tout l’azur,
Je te donne cette pervenche !…


Maussade, mais coutumier, le gardien silencieux nous présenta, vers la fin de notre pèlerinage, le cahier des visiteurs où s’alignaient des noms sans prestige, des réflexions simples ou saugrenues. J’eus le plaisir d’y pouvoir inscrire, tandis que Maurice Barrès, pensif, attendant le moment de prendre à son tour la plume, rêvait à la poésie, cette phrase d’un de ses livres de jeunesse qui m’avait frappee par la véhémente interjection : « Mon cher Rousseau, ô mon Jean-Jacques ! vous l’homme du monde que j’ai le plus aimé !… »

On le voit, le lac Léman m’apportait tout, depuis ce nom d’Amphion, donne par un lointain hasard du terroir à notre rive et à notre demeure. Mon père, au moment de son mariage, avait acquis le chalet élégant, entouré d’orangers en caisse au parfum ineffable, et le jardin bien dessiné, empiétant sur le lac, que possédait le comte Walewski. Trésor négligeable de l’Histoire, le comte Walewski était le fils des amours de Napoléon avec la Polonaise élégiaque et fidèle qui ne craignit pas de venir s’abattre dans l’île d’Elbe, portée par un voilier périlleux, afin de tendre au captif le front obscurément insigne de l’enfant qu’elle avait eu de lui. Napoléon contempla et embrassa la tête riante avec cette ferveur de père qui, plus tard, par le roi de Rome, fut sa blessure charnelle et pathétique.

Le nom d’Amphion émerveillait Maurice Barrès. Toujours enivré de poésie, il prenait plaisir à répéter pour lui-même ce vers frémissant de Hugo :


Homme, Thèbe éternelle en proie aux Amphions !


Que de souvenirs encore, que d’images fusant en tout sens ! Ouchy, Lausanne, Clarens s’honoraient à jamais de la visite de Byron et de Shelley ; Vevey, sinueux et ombragé comme le début des secrètes tendresses, avait offert à Alfred de Musset, pour l’énumération nostalgique des paysages de sa Nuit de Décembre, cette image simple, mais fraîche comme une peinture de maître, exécutée rapidement, les pieds dans la rosée, à l’heure matinale :

À Vevey, sous les verts pommiers…


Chillon et la prison de Bonivard apprenaient à ma pitié toujours à découvert que les cachots existent et que l’ingéniosité des hommes s’exerce et triomphe dans la cruauté

J’ignorais que Musset eût séjourné sur les bords du lac, quand, petite fille et si éprise de lui, je lisais, à bord du charmant bateau à vapeur de mon père, La Romania, ses Poèmes d’Espagne et d’Italie et, peu à peu, son œuvre entière. Les voyages sur le lac Léman, dont j’avais pourtant la passion, me causaient souvent un extrême malaise, surtout quand s’élevaient ces brusques tempêtes dont s’enorgueillissaient les habitants des rives et dont s’amusaient les voyageurs, habitués des puissantes eaux salines.

À l’heure du tangage et du roulis, je réfugiais mes vertiges dans une cabine tendue d’un drap couleur des flots et gracieusement décorée d’aquarelles marines, ou je demeurais étendue. On avait pitié de mon pâle visage, on ne me délogeait pas. C’est là que, respirant l’humide odeur de la tenture feutrée et du bois verni, regardant par le hublot se soulever près de mon épaule l’épaule bleue des vagues, je connus la séduction de la poésie.

Ô Pépite, charmante fille !…


lisais-je, et mon imagination, pleine d’innocents pressentiments, se promettait à toute l’Espagne.

À Saint-Blaise, à la Zuecca !


lisais-je encore, et plus tard les vins de toutes les trattorie d’Italie, en leurs flacons inclinés, revêtus d’une robe de paille, eurent pour moi un goût d’Alfred de Musset.

Si vous croyez que je vais dire
Qui j’ose aimer…


accueillais-je dans mon cœur avec le trouble des adolescentes pour qui le poète de l’obsession amoureuse sera éternellement le premier et pur amant. Une sorte d’amour à la Musset pénétra ainsi en moi et se mélangea à toutes les formes d’amour que l’hérédité, l’énigme individuelle et les circonstances imposent à chaque créature. D’ailleurs, Alfred de Musset était-il bien le chantre nuageux, victime de la robuste George Sand, dont parlaient rêveusement, devant moi, de vieilles dames aux yeux clairs, Ninons et Ninettes déçues par leurs époux voués à la philosophie, aux sciences, aux études absorbantes, et que nul n’avait satisfaites en leur noble ou frivole langueur ? Dames aux cheveux ternis, coquettement traités, ayant adopté de bonne heure la robe de dentelle noire, les pékins violets, parfois le gris, — qui leur semblait osé, — mais dont l’âme se souvenait d’avoir goûté, au temps des fiançailles, ces vers romanesques :

Jamais vent de minuit, dans l’éternel silence,
N’emporta si gaîment, du pied d’un balcon d’or,
Les soupirs de l’amour à la beauté qui dort…


N’étais-je pas, à quinze ans, plus perspicace qu’elles, lorsque je devinais et aimais les transes du poète charnel, ses apostrophes hardies, habillées de la jupe de gaze des danseuses et voilées d’une musique de concert, qui engourdissaient une partie de ma conscience d’enfant si honnête ? N’est-ce pas dans la ténèbre diabolique du sensuel amour que plongent tels vers qui retenaient longuement mon attention, et où le nom de Suzon pose avec adresse sa note légère ? Le nom de Suzon toujours réussissait à Musset. Qui pourrait n’aimer point ce cri de départ qui se déroule comme le léger tourbillon d’une brise alerte, emportant un parfum :

Adieu, Suzon, ma rose blonde ?


Voici le poème lu par moi, sur La Romania, avec une ingénue et curieuse prédilection, et qui, bien que situé dans le domaine déconcertant de la fantaisie, dirige vers l’instinct sa voluptueuse et cruelle morsure :

Évoque ton courage, et le sang de tes veines,
Ton amour et le dieu des volontés humaines !
Pénétre dans la chambre ou Suzon dormira ;
Ne la réveille pas ; parle-lui, charme-la ;
Donne-lui, si tu veux, de l’opium la veille.
Ta main à ses seins nus, ta bouche à son oreille ;
Autour de tes deux bras, roule ses longs cheveux.
Glisse-toi sur son cœur, et dis-lui que tu veux
(Entends-tu ? que tu veux !) sur ta tête et sous peine
De mort, qu’elle te sente, et qu’elle s’en souvienne ;
Blesse-la quelque part, mêle à son sang ton sang ;
Que la marque lui reste et fais-toi la pareille,
N’importe à quelle place, à la joue, à l’oreille,
Pourvu qu’elle frémisse en le reconnaissant.
Le lendemain, sois dur, le plus profond silence,
L’œil ferme, laisse-la raisonner sans effroi,
Et, dès la nuit venue, arrive et recommence.
Huit jours de cette épreuve, et la proie est à toi…


La passion, telle qu’elle se révèle chez Racine, devait bientôt recouvrir autoritairement le sentiment amoureux que m’inspirait Musset. Racine, qu’on s’obstinait à appeler le doux, le tendre Racine, — et ces adjectifs, dont usaient mes professeurs confinés dans la tradition et le vocabulaire de l’époque, me causaient une silencieuse irritation, — atteignait en moi la justesse d’âme de la fille des Grecs, initiait l’enfant de Sophocle et d’Euripide. Ce qu’il y a de furieux, d’inévitable, de sanglant dans le drame racinien, s’accordait avec ma violence encore assoupie, et la liquidité de lave torride des vers de Racine m’enivrait comme du brûlant Mozart :

Grâces au ciel mes mains ne sont point criminelles.
Plût aux dieux que mon cœur fût innocent comme elles !


En ces mêmes promenades sur le lac, je lisais Corneille dans une édition exiguë, dont les caractères devenaient indéchiffrables au jour tombant, mais sur quoi je gardais rivés mes yeux fatigués, auxquels l’opiniâtreté prêtait une énergique acuité. Le poète, le héros, me conquérait par la fierté inflexible, le tragique puissant, le duel somptueux du dialogue ample ou rapide. Qui est né au pays de Corneille et a écouté sa voix vit et meurt selon ses commandements. Dans les conflits du cœur, ses leçons stoïques se dressent en nous, comme l’ange sévère, à l’épée flamboyante, debout devant les portes de l’Éden, et obtiennent notre soumission. Que j’ai aimé à répéter pour moi-même tel cri musical de Chimène :

L’assassin de Rodrigue ou celui de mon père !


Il y a, dans la poésie de Corneille, une toge de pourpre que nulle autre œuvre que la sienne ne saurait revêtir, et je me souviens d’un « que vous expliquassiez », situé à la rime, qui suscitait la jalousie et la critique des amoureux de Racine. Il est vrai que plus tard, et dans ces moments où la gaieté ne craint pas de s’attaquer au sublime, je m’étonnai des complets carnages familiaux fréquents dans les drames cornéliens où jamais ne frémit le chant doré des harpes de Racine : Reste-t-il un seul vivant au dernier acte d’Horace ? Vu du palier de nos appartements modernes, que de fureur, de sang, de tumulte, d’anéantissements ! « Je préfère Racine à Corneille », ai-je dit un jour, à quinze ans, enivrée par les délicates plaintes de Bérénice, à mon institutrice extravagante, et je fus offensée, en mon courage comme en mes sentiments de décence, par cette prodigieuse réponse, proférée avec hostilité et d’un ton de chaste mépris et de dignité militaire : « Cela ne m’étonne pas de vous ! »

Les nations ne sont pas constituées uniquement par leur territoire ; le génie de Corneille vaut des provinces. Je crois n’avoir pas menti dans le moment où j’ai pu murmurer tristement à un ami, chez qui parfois les résolutions étaient plus hésitantes et plus faibles que les miennes : « Vous vantez sans cesse Corneille ; moi, je vis selon lui. » Peu de temps après mon initiation cornélienne, Victor Hugo surmonta, en mon esprit d’enfant, l’amour que je portais à tous les poètes. Son souffle de géant, l’univers parcouru au moyen de la poésie, la puissance aisée du métier, les milliers de vers, chacun aussi vivant dans l’isolement que dans le bloc de marbre qui les retient groupés, m’inspirèrent une dévotion que le temps n’a pas modifiée. Chez Hugo l’honneur est inclus dans la sonorité même des syllabes ; il hausse la vie et le courage de qui le lit ; il ne prophétise que le plausible et le véritable : ce que Voltaire savait, Hugo l’a magnifié. Par l’agilité et le nombre étourdissant du verbe, cet homme oiseau bondit du sous-humain au céleste, s’élance du volcan jusque dans les astres. Si, chez la créature, tout sentiment était porté sur un vers de Victor Hugo, la noblesse de l’âme en serait élevée. Habitant des sommets, son génie s’abaisse aussi vers la grâce, comme on voit, sur une miniature persane, le col de l’antilope s’enfoncer dans une touffe de digitales. Certains de ses vers ont un prolongement infini d’évocation ; d’autres suffisent, tant leur début est direct et plaisant, à réveiller une époque, une cité, un homme engloutis dans les ténèbres du temps :

Autrefois, j’ai connu Ferdousi dans Mysore…

Cette facilité sereine du premier vers, ce placement parfait, comme le doit être la pose d’une pierre robuste dans la profondeur des fondations, je l’ai souvent rapprochée de la construction poétique de La Fontaine : fermeté habile, équilibre bref et propagateur :

Le chêne un jour dit au roseau…

On peut ignorer, oublier, renier ce que l’on doit à Victor Hugo, c’est là l’ingratitude naturelle à ceux qui, dans les jours indigents, se sont nourris du pain des dieux. Pour ma part, dès que je le lus, il me subjugua entièrement et je fus son enfant.