Le Livre de ma vie/06

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Hachette (p. 116-134).


CHAPITRE VI


Plaidoyer pour les coupables. — Promenades au crépuscule d’été. — Un homme entre deux gendarmes savoyards. — Alarmes physiques. — Le tramway de la rue Taitbout. — Le nouveau cours de Solfège.



La pitié fut, dès l’aurore de la vie, mon sentiment dominant ; la puissance de douleur allait chez moi jusqu’à l’intolérable. Il suffisait que notre gouvernante dit, à l’heure du goûter, alors qu’un pot de crème à la vanille m’était présenté, — et rien ne me paraissait plus délicieux, — que les enfants pauvres en étaient privés, pour que je reposasse sur mon assiette la petite cuiller qui venait de m’enchanter par le don d’une saveur délectable. J’ai ainsi offert à la vision vague, immense, de l’enfance sans bonheur l’hommage et la privation inutile de mon dessert. Arômes du sacrifice d’Abel montant vers un espace où rien ne pouvait l’accueillir ! Il y eut aussi l’enchantement du bain tiède, de ce restreint, mais enveloppant paradis liquide dont je me faisais un reproche. Le bain heureux, aujourd’hui encore, éveille en ma conscience, obscurément ou avec vigilance, l’indicible regret d’un univers construit sans équité. Je dois au cœur de ma mère, bien que mon père fût généreux et bon, mais il aimait qu’on lui fût soumis, de ne me sentir séparée d’aucune créature, d’être soucieuse du besoin de toutes, de confondre leur vie avec la mienne. La tasse de thé que ma mère offrait à l’accordeur de piano avant de se servir elle-même, alors que, jeunes filles, nous assistions aux préparatifs d’une fête musicale promise pour la soirée, m’a enseigné la fraternelle amitié envers chaque humain. Ce sentiment puissant, porté par la logique, déesse insociable, me rend inapte à ce que l’on appelle la justice dans son sens sévère, c’est-à-dire dans ce triste et peut-être nécessaire oubli du nonchalant destin qui, négligemment, fait naître les mortels sous le signe de la rose ou sous celui de l’ortie. Aussi, quelque exaltation que me fasse ressentir la beauté morale et bien qu’ayant, dans l’enfance, pâli d’amour en épelant l’épitaphe sacrée : « Passant va dire à Lacédémone que nous sommes ici, morts pour obéir à ses lois », la vertu ne m’inspire pas un sentiment de surprise émue ; je vénère et j’aime ceux qui en sont le lieu vivant, mais je les juge par elle récompensés, — tandis que les coupables sont, à mes yeux, poignants par leur malchance irrévocable et désordonnée.

Les coupables, mot qui ne peut s’appliquer au coupable lui-même, mais à sa lente, séculaire, successive formation, à son aboutissement inévitable. Un homme tue, vole, manque à l’honneur, à l’observance des lois, — mais depuis quand ? depuis combien de temps ? Répondons bravement : Depuis toujours. Prévu et incréé, il devenait ce pitoyable lui-même au cours des nombreux engendrements qui devaient aboutir à sa présence redoutable, hideuse, chétive, nuisible. Rien ne me paraît plus pathétique que cette scène d’un roman de Dostoïewsky : dans un monastère de Russie, l’un des moines, doué de clairvoyance et distribuant ses bénédictions, aperçoit soudain, parmi les assistants, l’homme désigné pour la future violence ; alors il se trouble, réfléchit, le contemple, s’approche solennellement de celui qui est encore sans préméditation turbulente, et courbe son vieux corps, indemne de péchés, devant la créature qui naquit pour le malheur.


Étant enfants, ma sœur et moi, nous faisions presque chaque soir, en été, une promenade en voiture découverte, avec nos parents, sur la route d’Amphion à Thonon. Assises toutes deux sur le strapontin de la victoria, nous goûtions silencieusement le plaisir fortuit de nous trouver mêlées sans entraves aux douceurs bucoliques et comme jetées en travers du monde végétal.

Je pense que c’est dans ces instants-là que l’éblouissante nature s’empara définitivement de moi, m’envahit pour toujours, se concentra, en donnant à l’âme une extension infinie, dans un si petit être. Le temps n’a rien effacé en ma mémoire de la route en poussière blonde et chaude, des haies épineuses tressées de mûriers et d’églantiers, où les baies bleues du prunellier sauvage s’arrondissaient humblement sous l’aigrette aiguë et fanfaronne de l’épine-vinette en grains de corail. Écoutant distraitement le pas monotone et résolu des chevaux, ma sœur et moi nous contemplions l’horizon que chaque seconde modifiait. Enveloppés des nuances vives et puis défaillantes et vaporeuses du crépuscule, apparaissaient les clochers des églises, pareils à des colombiers élancés, les maisons basses des villages, les peupliers feuillus de leurs racines au faîte, les pampres traités contre la moisissure par une chimie heureuse, qui les teintait du bleu des faïences persanes. Sur le bord de la route se rangeaient, sous la direction benoîte d’un adolescent intrigué par notre passage, une multitude de petits porcs noirs, démons gaiement dessinés. Déjà comestibles à l’œil, on eût voulu les arracher à leur destin inéluctable et succulent, ainsi que leur mère énorme, armoire ambulante qui les suivait et qui eût pu les receler de nouveau. Les cris d’un pourceau ligoté, mis à mort pour des agapes paysannes, et que j’entendis dans mes plus neuves années, m’avaient laissé l’atroce souvenir d’un crime laborieux, maladroit et cachottier. J’eus aussi de vifs chagrins pour le petit veau encore mol et crémeux, qu’un paysan traînait par une corde sur le chemin ou emportait au trot de sa charrette. « On le mène à l’abattoir », avait dit, la première fois, l’une de nos bonnes. Éperdue de douleur, je demandai à l’acheter. À présent encore, l’argent m’apparaît surtout comme un moyen de soustraire les créatures à leur sort redouté ; la fortune est, à mes yeux, l’auxiliaire de la compassion plus encore que du plaisir.

Parmi les plaines qui, aux côtés de la route d’Amphion à Thonon, étalaient des tons verts, cuivrés ou vermeils, selon la culture du sol, j’apercevais soudain, avec allégresse, une prairie que, par places seulement, des coquelicots capricieusement recouvraient : archipels de fleurs écarlates et sirupeuses, vivant là, en tribu, leur éphémère existence, de couleur triomphale.

Absorption de la Nature par tous les sens ; tressaillement en mon cœur de la poésie ; vague et total enveloppement de l’être par l’amour, dont j’avais ressenti le précis vertige dans notre chambre du chalet, lorsque le jeune matelot Alexis, soulevant de terre la petite fille que j’étais, l’embrassa sur la joue, d’une lèvre duvetée dont notre bonne allemande avait bien la connaissance, — toutes ces sensations, bercées au rythme allègre de la victoria, montaient de mon rêve innocent vers les cieux de Savoie, me jetaient en eux et semblaient m’y fixer parmi la liquide palpltation des étoiles du soir.

Pendant ces promenades au crépuscule paisible. nous voyions, parfois, venir de loin un pauvre homme dépenaillé, soutenu et dirigé un peu brutalement par deux gendarmes savoyards aux bons visages lustrés. Le groupe aperçu à distance par moi, qui voyais aussi nettement l’amplitude de l’horizon que les délicates et fermes coutures de l’épi de blé et que le gonflement du col chantant d’un roitelet sur la branche d’un sapin évasée en panache d’écureuil, me causait une souffrance aiguë. Je ne haïssais pas les gendarmes agrestes, dociles envers d’invisibles décrets, mais j’aimais leur prisonnier.

Pauvre homme ivre, sans doute, ou triste indigent ayant dérobé quelque objet à l’étalage d’un bazar. L’avait-il voulu, ce méfait pour lequel il trébuchait entre deux étreintes énergiques, sur la route où périssait, aux yeux des passants, son maigre et modeste honneur ? Et quelle créature a voulu quoi que ce soit que la destinée antérieure et la chaîne des événements ne l’aient inexorablement préparé pour elle ?

Compassion et pardon pour tous, — dangereuse philosophie du cœur, je le sais ; — arrachement des tuteurs inflexibles qui font croître noblement le vignoble humain ; mais mon homme pauvre de la route de Thonon, mon modeste voleur, par sa faiblesse, son humilité d’agneau, par son absence de ruse et d’arrogance, eût, je le jure, su plaire aux anges ! Bouleversée par ce spectacle qui se renouvelait, je priais chaque fois ma sœur de s’associer à moi dans le salut de tête que je ne manquais jamais de faire au passant déchu, lorsque sa misère croisait notre voiture. Enfant parée, protégée, à l’abri des forfaits, je désirais présenter au déshérité qui me faisait ainsi courber le front mes excuses d’être innocente.

Cette aumône de la pitié, offrande de la raison profonde, il n’est pas un jour de ma vie où je ne fus prête, où je ne sois prête à la faire. Jeune fille, et lisant par désœuvrement, aux heures blanches et nues d’après le repas de midi, la quatrième page des journaux consacrée jadis aux délits, je recommandais à Dieu, le journal à la main, dans ma prière d’avant le sommeil du soir, et en les désignant par leurs noms, ceux qui s’étaient rendus fautifs ; pauvres héros d’une lutte meurtrière, vagabonds répréhensibles, pécheurs de tout ordre, je n’omettais rien. C’était une comptabilité strictement tenue par moi, que je présentais, avec confiance et en sollicitant son indulgence, au Dieu responsable, pensais-je, des errements de sa créature.

Lorsque, plus tard, je lus Nietzsche, dans la félicité qu’octroie ce discourant soleil, je lui fus reconnaissante de cette phrase de charité suprême : « Le véritable orgueilleux est celui qui ne supporte pas qu’on humilie un homme devant lui. »


Probablement est-ce l’agilité de mon cœur vers l’espace, l’attraction des astres dont j’observais, comme en prière, la palpitation et les balbutiements scintillants, mon amour de l’équité, qui me firent écrire dans un cahier, où, jeune fille, je consignai les réflexions de ma solitude : « Rien ne m’émeut davantage que la vue du ciel étoilé et le sentiment de la justice dans le cœur de l’homme… » Un de mes amis les plus chers recueillit plus tard cette page, en m’affirmant que Kant avait employé à peu près les mêmes mots. Quoi ! lui si haut, lui si loin, Kant de Kœnigsberg, le promeneur ponctuel que l’on vit déroger à ses coutumes et faire un inconcevable détour à la nouvelle de la Révolution française, le philosophe au nom toujours présent, dont la sonorité brève et dure frappe l’esprit comme une clé qui a le pouvoir d’ouvrir la porte de toutes les métaphysiques, avait eu, un instant, le même cœur qu’une enfant de quinze ans ? Je ressentis un muet orgueil à constater la rencontre et le rapprochement des regards dans la nue et dans la profondeur de la conscience humaine.

Le sentiment de la compassion, dont je répète qu’il est sans doute le plus fort en moi avec celui de la dignité de l’être, fut cause de plusieurs incidents d’une cocasserie variée.

Vers quatorze ans, je commençai à souffrir violemment d’une appendicite qui troublait ma santé depuis mon enfance. Petite fille, j’avais connu, en tous lieux où j’avais espéré le bonheur, ces malaises affaiblissants auxquels j’opposajs une négation inébranlable de l’esprit : cet inaccept dont la science a pu établir qu’il était la loi même de la vie, la constance obtenue par la lutte des créatures contre un monde qui les a suscitées et ne les agrée plus. Déceptions inévitables, dans le froid de décembre, lorsque s’allumait, sans que j’y pusse assister, chez les sœurs de mon père, mes tantes françaises, l’arbre de Noël, évoqué bien des jours auparavant avec un poétique amour, comme la palme orientale, dans un poème de Henri Heine, songe au sapin du Nord ! Reclusion imposée, en été, tandis que mon frère et ma sœur parcouraient les forêts de Ragatz, aux confins de la Suisse et de l’Autriche, où les torrents et le vent, dans les épaisses forêts, menaient le galop panique des strophes ténébreuses de Gœthe, des musiques chasseresses de Weber. Impossibilité mélancolique de suivre ma famille à Chamonix, nom neigeux et fourré, qui me tentait comme une gigantesque friandise. Désespoir à Constantinople, quand j’étais seule à ne pouvoir me joindre au groupe de mes oncles en redingote, coiffés d’un fez, et de mes tantes ravissantes, vêtues à la parisienne, qui allaient, avec la curiosité moqueuse du Grec pour le Turc (que ma mère jamais ne partagea) assister à une séance sacrée de « derviches tourneurs ».

Le temps n’avait fait que rendre mon mal plus certain et plus vif. Si épuisantes étaient à présent les douleurs qui m’étreignaient, que je parcourais tristement le jardin et les vergers d’Amphion, avec l’imprécis mais profond désespoir d’un très jeune être en qui les alarmes corporelles semblent vouloir dominer la vaillance, abolir la pensive et grave résistance. Je maigrissais, je changeais de visage. J’ai l’habitude de dire qu’à partir de ce moment-là je n’eus plus le type pour lequel j’étais née, car, de robuste petite fille que j’étais, aux membres délicats mais arrondis et aux joues colorées, j’acquis ce caractère physique plus frêle, plus nuageux, qui fit de moi une adolescente pathétique, en dépit de la source du rire qui peut jaillir de mon désert, de ma famine, de mes brèves et mystérieuses morts, aussi étrangement que du rocher de Moïse. Je ne vanterai pas mon courage, comme j’en aurais le droit. Je l’assimile à mes forces, à mes chances. Je peux le décrire comme on dit : « J’ai les yeux verts, les cheveux noirs, la main petite et puissante, la substance de l’âme invincible. »

Une mélancolie bravement dissimulée qui m’envahissait au cours de ces promenades, recommandées par des médecins peu avisés, comme si l’énergie qu’ils observaient en moi eût pu, à elle seule, combattre les sournois méfaits de la maladie, avait frappé et peiné les modestes habitants de la côte d’Amphion et, tout d’abord, le fermier et la fermière. Ce ménage de rudes paysans habitait une demeure située sur le bord de la route, et toujours fumante d’une odeur de permanent repas, dont la buée cherchait des issues vers l’espace. Je n’étais séparée de ces gens excellents que par la palissade du jardin. Ils s’inquiétaient de me voir dépérir, traversaient le chemin et venaient causer avec moi. Plus exactement, ils me présentaient, parmi quelques interjections, embarrassées par le respect, une série de physionomies contristées, silencieusement interrogatives et empreintes de commisération.

Je rendais à leur sympathie une sympathie plus vive encore, ce qui encouragea la fermière, sorte de sorcière rustique, vermillonne et tannée, aux cheveux en poils de chèvre, mère pourtant de nombreux enfants dont elle allaitait le dernier (alacrité de l’instinct chez le fermier !) à me confier que sa fille Protésie, du même âge que moi, ressentait des troubles analogues aux miens. Elle ne digérait pas, perdait l’éclat de son épais et fourbe visage. Intéressée à la misère de cette adolescente autant qu’à la mienne, et déjà habituée à distribuer avec une sorte d’autorité judicieuse les médicaments que je jugeais expédients, je traitais la pitoyable Protésie comme je me traitais moi-même ; je lui portais des cachets et des pilules, je lui indiquais la manière d’appliquer des compresses afin d’assoupir la douleur. Ainsi j’attirais sur moi les bénédictions de la nombreuse famille et du voisinage ému. Un jour, j’appris que Protésie, dont tout Amphion disait : « Elle a la même maladie que Mlle Anna », venait de mettre au monde un petit enfant malingre, conçu dans le vertige et l’ébriété du hameau en fête d’Amphion-la-Rive. Cette leçon ne me découragea pas. Le j’ai la même chose que vous, dit charitablement à la penaude campagnarde qui sentait la brebis, le fromage, la fumée de la soupe éternelle qui bouillait comme un encens vers des dieux végétaux, sur le fourneau de ses parents, devait être répété souvent encore par moi.

Une de mes jeunes amies du lac, que l’on me permit d’aller voir dans un sanatorium, était fort éprouvée par une anémie cérébrale. Couchée dans une position inclinée, les pieds plus haut que la tête, elle me semblait manquer, ainsi que ses compagnons d’infirmité, au noble respect humain par une exhibition loyale et triste.

Je tins à lui affirmer, faisant allusion à des moments de cruelle fatigue que l’insomnie m’infligeait : « J’ai la même chose que toi. » Le bruit s’en répandit ; ma mère et moi nous dûmes — et ce fut aisé — fournir à quelques malveillants le témoignage de ma volubilité dans la conversation et de ma mémoire.

Les spontanés mensonges que je proférais pour dissimuler à des créatures dans la peine l’isolement et la particularité que cause le malheur physique, je suis tentée de les commettre toujours.

Pendant la guerre, je fus en proie aux justes visions de la plus grande des catastrophes, répandue sur le globe. Bien que ne concevant pas la vie sans le salut d’une nation innocente, un désespoir universel m’avait envahie. Nuit et jour, je regardais l’espace où luit à tous les yeux l’unique soleil, ou croît et décroît la lune de toutes les contrées. L’infini des cieux m’attirait, par sa pure négligence, hors des luttes hideuses de la fourmilière humaine. J’en étais venue à ne plus pouvoir poser mon regard sur une main, tant m’oppressait le sentiment que le réseau des veines était fragile, précaire, menacé, ouvert sur l’étendue terrestre. La mort diffuse, la mort perpétuelle, m’avait déshabituée de ma propre vie.

Dans ces moments de constante hantise, une charmante créature, au visage menu et gai d’oiseau dansant, les yeux pimpants, avivés par une chevelure précocement grisonnante, venait me rendre visite chaque matin. Amenée près de moi par la poésie qu’elle aimait, retenue par ma visible douleur, elle obtint ma confiance. Je répugnais pourtant à lui décrire mon intolérable malaise, tant il me semblait indigne de songer à moi lorsque souffraient tous les corps. Silencieuse, souriant par gratitude, je lui laissais le choix des divertissements qu’elle souhaitait m’apporter : chants espagnols, lancés avec audace et imitative pétulance ; esquisses de fandangos et bruits de castagnettes ; dictons cités dans l’idiome de toutes les provinces de France ; confection, au centre de la chambre languissante où je semblais un blessé au repos, de mets pittoresques, qui mélangeaient la tomate avec l’olive, le piment, le maïs, sur un ingénieux appareil électrique. C’était un des charmes de ma neuve et sensible amie, nomade que tour à tour chaque pays avait conquise, de croire que la polenta reconstituait Naples et la pauvreté chantante du Pausilippe ; la tomate ou le piment, un cabaret à Burgos ; l’olive, les auberges d’Agrigente.

Je subissais avec reconnaissance sa bonté inventive qui s’ingéniait à me procurer toutes sortes de distractions sans parvenir à m’apporter le moindre secours. Mais, un jour, j’entendis la bénévole visiteuse, à qui je m’étais comparée en souvenir d’une mélancolie de jadis, dont elle m’avait fait la confidence, s’irriter contre moi, tant sa nature pétillante était loin de pouvoir s’apparenter à ma détresse. Et elle prononça ces paroles stupéfiantes : « Mais qui de nous n’a souffert les tortures qu’en ce moment vous endurez ? Dès ma jeunesse, j’ai connu, par intermittence, cette anxiété. Oui, qui de nous ne s’est pas cru chien, qui de nous ne s’est pas cru panier ? » Je regardai craintivement ce visage gracieux qui soudain me parut redoutable. Ainsi, le charmant pivert dont les yeux en rosée riante et les pittoresques pèlerines battaient gaiement des ailes dans ma chambre, était une inconnue, un être parfois grièvement déraisonnable, dont la pensée, loin de toute discipline, avait habité la région décriée des absurdes phantasmes !

Depuis, c’est avec plus de circonspection que j’ai affirmé à toute créature que sa souffrance était en tout point semblable à la mienne.


Cette vivace et universelle sympathie qui m’anime, n’en suis-je pas redevable, pour une part, à l’énergie de l’orgueil, à l’inspiration qui m’inonde de sécurité et de forces insoupçonnées ? « L’instinct de protection est un instinct de puissance », écrit Pascal. On ne saurait en douter. Une spirituelle et fraternelle amie prit le parti, au cours de ma vie difficile, de moins me plaindre, comme pourtant il seyait, que d’exalter les facultés qu’elle me connaissait. Un jour, où, repoussant la mortelle fatigue, je puisais en moi une vigueur que je dépensais aussitôt sans réserve, elle me regarda parler, bondir, aiguillonner l’espace, et, satisfaite, elle s’écria en riant :« Quel athlète ! Quel chanteur ! Quel général !… »

Au début d’une année scolaire, j’avais six ans, ma mère me dit tendrement :

« Je viens de recevoir une lettre de Mme Leroy (la directrice du cours de solfège) ; elle a été contente de vous (par une habitude anglaise, ma mère ne nous tutoyait pas, mais nous tutoyions mon père et elle). Vous passerez dans un cours nouveau, plus avancé, alors que vos petits camarades répéteront les mêmes études. Vous, ce sera autre chose. »

Autre chose, du nouveau, l’inconnu, plus le même ! J’eus une vision vertigineuse de la transfiguration du monde. Où allais-je donc me trouver ? Depuis un an, on me conduisait avec mon frère et ma sœur chez Mme Leroy, au second étage d’un immeuble obscur de la rue Caumartin, où la replète et trottinante maîtresse d’harmonie, assistée de Mlle Cécile, alerte et bienveillante, de Mlle Juliette, sévère bien que coquette, nous terrorisait et nous émerveillait par une science musicale hermétique, par une familiarité solidement établie avec la clé de fa et les clés d’ut. Le trajet de l’avenue Hoche à la rue Caumartin bouleversait chaque fois notre gouvernante, inquiète d’un itinéraire compliqué où figurait, hasardeux, difficile à joindre et souvent « complet », le tramway de la rue Taitbout. Souvenir d’instants brusqués et sans charme, qu’avaient soudain illuminés les paroles de ma mère ! Je ne l’interrogeai pas davantage sur l’annonce qu’elle m’avait faite, je savourais un plaisir au long écho ; je remarquai seulement que la leçon à laquelle j’assisterais était indiquée pour cinq heures et non plus pour trois heures, comme l’année précédente. J’allais donc entrer dans un cours nouveau, pénétrer dans quelque chose d’inouï, — ascension due à mes mérites, au sort favorable, et j’avais six ans ! Dans le tramway qui parcourait le boulevard Haussmann pour s’arrêter à la rue Taitbout, je rêvais, enivrée. J’aimais le tramway, son rythme grinçant et heurté, sa voûte de cabine de navire, coloriée d’affiches, et je savais que se poseraient sur moi des regards souriants, tandis que me parviendrait un murmure où je discernais toujours ces mots : « Quels grands yeux ! »

Je songeais aussi qu’à l’issue du cours de solfège j’irais dans une pâtisserie du passage du Havre, acheter un croissant, à l’heure où les lycéens de Condorcet y passent en groupes turbulents parmi les courants d’air des portes glissantes, vigoureusement poussées et rejetées. Je savais que, parfois, ils laisseraient tomber sur moi une observation galante, qui faisait naître en mon cœur un bouillonnant plaisir.

J’attendais donc avec impatience mon entrée au nouveau cours de solfège. Quelles ne furent pas ma stupeur, mon incrédulité, ma détresse, suffocante en sa résignation, lorsque je vis que l’on me conduisait exactement dans la même pièce du local habituel et à la place même que j’occupais quelques mois auparavant ! Comment ! le nouveau n’était pas du nouveau ? On pouvait entendre de grandes personnes loyales comme ma mère dire : « Ce ne sera pas comme l’année dernière » et se retrouver au même endroit, frustrée de la magie du changement ? En dépit de toute promesse, j’étais bien sur le banc de cuir étroit et long qu’il fallait soulever et rabattre pour s’y glisser, devant la table commune garnie de reps grenat, qui m’avait ennuyée, désolée, pendant toutes les classes de l’année précédente ? Où donc étaient la merveille, l’aventure espérée ? Hélas ! nulle modification ! L’étendue et l’espace étaient-ils donc si indigents qu’ils ne pussent pas m’offrir autre chose que cette morne continuité ? L’étonnement et la déception que je ressentis éveillèrent en moi, d’une manière subite, réfléchie, le sentiment de l’atmosphère et de l’étourdissant Cosmos. Jusqu’à ce jour, j’avais appartenu par le printemps de l’avenue Hoche, par les étés jubilants d’Amphion, à la nature terrestre, à sa prodigalité, à son ciel amical : prairies d’en haut, coupole tutélaire que je croyais arrondie avec tendresse sur la famille humaine ; voûte énigmatique dont la solennité m’avait parfois, la nuit, inquiétée, mais qui d’habitude ne m’intriguait pas plus qu’une pelouse indigo, fleurie de jasmins diamantés. Désormais, j’appartenais aussi à l’étendue, à l’éther, à l’illimité, dont on m’avait promis une portion infime, que l’on ne m’avait pas donnée. L’infini, que je méditai soudain anxieusement dans l’étroit appartement fumeux de la rue Caumartin, vint chercher la petite fille lésée, l’entraîna dans son domaine aérien, où l’esprit, orné d’ailes, gorgé de liberté, n’accorderait plus au séjour terrestre la valeur que les humains dupés lui confèrent, si l’amour et le malheur ne rendaient au limon primitif ses pouvoirs de plaisir créateur et de pensif déchirement.