Le Livre de ma vie/09

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Hachette (p. 173-193).


CHAPITRE IX


Valses viennoises. — Le plat national. — Constantinople. — Le sérail du sultan. — Sous la moustiquaire. — Les cancans d’Arnaout-Keuï. — Les admirations littéraires de l’oncle Paul. — À la porte de Victor Hugo.



Un soir de juillet, nous partîmes pour Constantinople ; une halte devait nous retenir à Vienne, une autre à Bucarest. Ma mère se faisait accompagner de la sœur aînée de mon père, d’un secrétaire ou, en ce temps, intendant, du nom de M. Dejean, sorte de vigoureux notaire limousin, au poil dru et gris, à la voix râpeuse, dont les formes épaisses étaient confortablement modelées par des vêtements usagés ; de notre gouvernante allemande, d’une femme de chambre et d’une quantité prodigieuse de malles. Les mots « excédent de bagages », dont je ne comprenais pas bien le sens et qui amenaient des réprimandes de la part de ma tante et des récriminations du personnel des gares, frappèrent mes oreilles jusqu’à notre arrivée dans l’antique Byzance. Appelés par l’Orient et craignant d’y arriver tard, alors que nous y étions attendus, nous restâmes à Vienne moins d’une semaine.

Ma mère, épanouie dans sa beauté claire aux yeux couleur d’abeille, aux cheveux châtains que les toilettes noires mettaient en valeur comme un sombre feuillage relève le ton des pétales, prit un vif plaisir à parcourir la ville célèbre pour sa grâce. On nous emmena dans les restaurants renommés où le schnitzel fameux, dont on nous démontrait l’apprêt inimitable, me causa la déception de n’être tout de même qu’une escalope de veau. Les magasins, papillotants de multiples et menus objets, enchantaient ma mère, qui nous rapportait de ses courses onéreuses, dont elle ne perdit jamais l’habitude, ces bibelots viennois de jadis, d’un mauvais goût poétique si prisé : par exemple, une rose en porcelaine, soigneusement coloriée, contenait au centre de la fleur un petit flacon empli de son parfum. Installée à l’hôtel Zacher, ma première impression de ce séjour fut la surprise que me causa mon lit, d’où ne cessait de glisser une couverture de soie piquée, sur laquelle était rabattu, par des boutonnières attachées à des boutons de nacre, un drap de toile festonné. Les Viennois, au temps de mon voyage, s’étendaient sur un mince matelas, puis allongeaient sur eux cette étroite courtepointe dont ils se satisfaisaient, si instable pourtant que je passais mes nuits à la ramasser, à la replacer sur moi.

Un lit fait ou défait en France évoque la netteté moelleuse, ou bien la paresse, le désordre, la volupté ; mais à Vienne, lorsque, petite fille, je m’y arrêtai, le lit était une élégante planche à repos, qui ne pouvait suggérer que l’image d’un consciencieux sommeil.

Je m’étais réjouie à la pensée de voir le Prater, longue étendue de bocages, qui est à Vienne ce qu’est à Paris le Bois de Boulogne. Ayant, dès le commencement de ma vie, entendu ma mère jouer les valses de Johann Strauss, le Prater, leur domaine, me semblait un lieu d’enchantement. Je connaissais si bien le moment où ma mère, ayant fait jaillir du clavier les sanglots et les arcs-en-ciel de Beethoven, les spirituelles mathématiques de Mozart, l’architecture de Bach, enfin tout ce que Chopin contient de rêveuse, héroïque et sensuelle hypocondrie, se reposait de la musique magistrale en installant sur le pupitre du piano un cahier des valses de Strauss. J’aimais ces feuillets légers, illustrés d’un gai dessin en grisaille, où l’encre d’imprimerie débordait généreusement des silhouettes enlacées, et qui portait les titres de Wiener Blätter, Wein, Weib und Gesang, Man lebt nur einmal, — cent appellations d’un charme qui envahissait la mémoire ! Par leurs trois temps inégaux, leurs deux élans accélérés, leur moment de suspension langoureuse, les valses viennoises venaient avec élégance provoquer la romanesque passion. Ce rythme de l’attente et de l’abandon précipitait le souffle, l’arrêtait, prêtait au rêve innocent de l’enfance la suffocation du plaisir. Nous allions donc connaître le Prater ! Mais, comme nous étions entassés en trop grand nombre dans un landau découvert, et attristés par la solitude que la saison d’été faisait peser sur la capitale et ses environs sylvestres, je n’eus des parcs et forêts réputés qu’une impression de mélancolie. Le vent chaud de juillet faisait déjà voler et tomber à terre des feuilles grillées, roussies, cependant qu’un grêle orchestre attaché à un cabaret rustique consentait à donner leur vol à quelques phrases musicales, que les tziganes distribuaient avec négligence dans une atmosphère cuisante et déserte.

Le voyage se poursuivant, nous arrivâmes à Bucarest, après avoir vu, par les fenêtres du wagon, de petits enfants bruns, entièrement nus, qui nous faisaient rougir et baisser les yeux, lorsque, souriant, ils tendaient vers le train lentement en marche des branches de cerisiers aux feuilles fanées. aux fruits vifs. Nous craignîmes de nous trouver dans un pays où la pudeur n’est point en usage.

Je connus à peine Bucarest, étant tombée malade et privée cruellement de la visite faite par mon frère et ma sœur au parc de Cismejiu, que son lac rendait célèbre. Un lac ! Pour moi, quel mot, quelle vision ! L’eau, élément rêveur, allègre, palpable, assimilable, miroir du ciel, chemin des indolents voyages, m’enivrait et, par le jardin et le lac d’Amphion, me plongeait dans les songes. « Il y a des jours qui sont des îles… », écrivait dans un volume de sa jeunesse Maurice Barrès ; cette phrase évoque des instants de vie paisible, voluptueuse, à l’abri de toute menace, protégés par la tiédeur, la solitude et le silence. Mais autour de ces îles heureuses, je n’eusse pas voulu la mer, inquiétante en son infinité, et que, malgré sa fertile senteur, respirée, un été, sur les bords de la Manche, je n’aimais pas. Mais les îles ! Les îles, c’étaient pour moi les rives d’un jardin en fleur devant lequel l’eau paisible, limitée par un horizon délicat, étend des promesses de bonheur, cependant que d’invisibles sirènes veillent à la sécurité d’un couple refermé sur lui-même.

En arrivant à Bucarest, j’avais été surprise de l’allure des attelages, pareils, me dit-on, à ceux de la Russie. Des cochers endiablés, chevelus, barbus, soulevaient le galop de leurs chevaux dans des cerceaux de poussière, comme ils le faisaient en hiver dans les tourbillons de la neige.

Un matin, on me conduisit, bien faible encore et vêtue du noir le plus sévère, au service funèbre, plein d’emphase, qui fut célébré à la mémoire de mon père, dans l’église dorée de Domna-Balasha. Le protocole de la douleur, sur ce sol étranger à ma vie, où pourtant allait rester à jamais mon père endormi, devait nous rejeter dans l’abîme. Au milieu des tentures violettes et argentées, des prières et des lamentations des prêtres, nous sentîmes notre blessure se rouvrir et nos larmes intarissables se répandirent, comme issues d’artères et de veines tranchées. Au sortir de l’église, le calme lentement se refaisait. Je regardais une ville à peu près semblable à une autre, plus coloriée, sur laquelle régnaient un climat et un parfum de l’air étrange, que je divisais sans m’en imprégner, et dont le vocabulaire, inscrit sur les bâtiments et les magasins, m’était inconnu.

Pendant notre court séjour à Bucarest, nous habitâmes d’abord l’hôtel qui communiquait avec le somptueux restaurant Capsa et puis la maison champêtre de ma tante Élise à « La Chaussée », aujourd’hui propriété de mon frère. Je vis, parmi des arbres nombreux et légers qui offraient en pâture au soleil leurs feuillages grésillants, un sapin vert, persévérant et solennel, qui rêvait en ce coin du monde comme j’en avais vu rêver dans tous les lieux de la terre où j’avais passé. Le sapin, le cèdre, l’araucaria, par leur aspect méditatif, leur vigueur paisible et noble, ont sans cesse retenu mon attention ; je vénère en eux les mages au cœur conscient du monde végétal.

La tante Élise nous annonça un matin que nous ferions connaissance, au repas de midi, avec le plat national, la mamaliga ; ces seuls mots, « le plat national », avaient sur mon imagination une puissance étrangement évocatrice. Ils me dispensaient avec force le pouvoir d’espérer. Qu’attendais-je de ces vocables ? Sans doute, je me le dis aujourd’hui un résumé de tout le pittoresque d’une contrée et d’une nation ignorées, la révélation du charme même d’un peuple et de son sol, une amitié plus intime encore que celle décrite par Flaubert dans cette phrase fameuse : « Il est des paysages si beaux qu’on voudrait les serrer contre son cœur… » Le plat national frappa toujours ma pensée autant qu’un nom de fleuve attaché à sa ville : Rome et le Tibre, Vérone et l’Adige, Madrid et le Mançanarez, Londres et la Tamise, tous ces poétiques hyménées, je les retrouvais mystérieusement dans la saveur de l’aliment populaire. C’est par les fleuves accédant aux mers, par les denrées lointaines aisément dispensées que l’Angleterre, la Hollande touchent aux Indes, que Brême s’accote à Venise, que le Nord reçoit au cœur une flèche torride, entend les cris brûlants des perroquets bariolés, manie l’ivoire et les brocatelles, perçoit l’arôme d’un palétuvier. Mais, au déjeuner vanté par la tante Élise, je fus déçue et chagrinée : la mamaliga, plat national, n’était qu’une rude farine de maïs sableuse, difficile à ingérer, que ne parvenaient pas à rendre agréable les condiments inusités qu’on s’était ingénié à y joindre. Probablement, l’imagination sérieuse de l’enfant ne se trompe-t-elle guère, et ce mets sans finesse qui contente le paysan en le rassasiant aurait-il dû me révéler les durs travaux d’une multitude d’humains laborieux et résignés qui, de l’aube à la nuit, usent leurs forces contre la terre et, au sortir du silencieux acharnement, lui sont reconnaissants de la nourriture sommaire qu’elle leur accorde, lui rendent grâces en des chants candides, contemplatifs et fiévreux.

Notre arrivée à Constantinople fut, par son respect, ses extases, paradoxalement celle des chrétiens débarquant en Terre Sainte. Ma mère nous avait appelés sur le pont du bateau dès qu’on lui avait signalé, à l’aurore, la vue du port immense de Galata. Par les souvenirs que lui avait laissés son voyage de noces, où le sultan l’avait comblée d’honneurs, ma mère, si fière de son sang crétois qu’elle en appelait aux filles de Minos à la moindre discussion avec son entourage, s’assurant ainsi le triomphe de la raison, restait attachée à la cité fabuleuse que gouvernait Abdul-Hamid. Ce souverain séduisant, ennuyé et cruel, l’avait charmée par l’ascendant gracieux qu’elle exerçait sur lui. Il avait fait fléchir devant elle les rigueurs observées au sérail et l’avait présentée aux sultanes, dépouillées de leur voile légendaire.

Ma mère nous racontait avec émotion cette journée passée dans un décor qu’elle nommait féerique, parmi des femmes asiatiques, aux visages ronds, enfantins, mollement busqués, telles que Kayam et Saâdi les dépeignent quand ils les comparent à la tulipe, à la lune d’été, à un miroir d’argent. Devant ces princesses et ces esclaves ravissantes, vêtues, par courtoisie, à l’européenne, maladroitement enfermées dans des robes de satin broché, venu sans doute de Lyon et de Paris, ma mère donna un concert auquel le sultan se montra sensible. Pour la remercier, il lui offrit un diadème éclatant, parure incommode que, dans mon enfance, je la vis porter avec orgueil, mais en soupirant. Ce jour du Sultan fut marqué aussi par le don de la décoration la plus rare, que mon père obligeait ma mère à produire dans les fêtes parisiennes, soit qu’elle fût nouée à son cou parmi les perles ou fixée en sautoir au corsage ; le large ruban de moire blanche bordé de vermillon, qui retenait le pesant insigne, troublait ma mère, laquelle n’aimait pas exhiber l’exceptionnel et le fantasque. C’est de cette époque que date la possession du châle précieux dont j’ai parlé ; nappe immense de cachemire blanc, qu’envahissaient en bordure les algues multicolores de la broderie la plus minutieuse. Lorsque, tant d’années plus tard, Abdul-Hamid dut abdiquer et qu’il acheva ses jours dans la peur des poignards et des poisons, au fond d’un palais que cernaient l’injure et la menace, ma mère, fidèle, célébrait opiniâtrement la courtoisie et les vertus de l’homme qu’elle avait conquis par la beauté et la musique. Je me souviens de l’avoir entendue, un jour d’hiver, réclamer impérieusement, mais à voix basse, — car, assaillie par les polémiques, elle ne savait plus s’il lui fallait mépriser ce qu’elle vénérait encore, — « le châle du pauvre sultan » !

L’éclat du ciel turc et du blanc village d’Arnaout-Keuï, où s’élevait le palais de mon grand-père, ne me fut révélé qu’à travers une grave maladie qui me retint couchée sous la moustiquaire du lit placé dans l’immense salon dénudé, qu’occupaient aussi mon frère, ma sœur et notre gouvernante allemande.

Une copie agréable de La Vierge à la Chaise, de Raphaël, dans un cadre doré suspendu sur la muraille peinte d’un lait de chaux bistré, répandait sa grâce parfaite et câline sur la vaste pièce qu’ornait seulement le luxe d’un grand sopha en soie orientale, jaune et grenat. Les fenêtres, disposées au sud et à l’ouest, offraient, les unes la vue du Bosphore et des villages estompés de la rive d’Asie, les autres, pareilles à un regard plus sombre et plus modeste, se coloraient du vert foncé des sycomores, des figuiers, des cyprès décorant un petit jardin qui s’élançait d’un trait sinueux sur des coteaux abrupts.

Dans cette chambre spacieuse, je souffris beaucoup. Le séjour en Turquie avait gravement attaqué ma santé ; la nourriture y était désirable et nocive. Dans l’extrême ennui d’une vie oisive et bavarde, la satisfaction qu’inspiraient des aliments séduisants rencontrait chez chacun une appétence déréglée. Il n’était question que de cuisine, de digestion, d’indigestion, de dysenterie, de fièvre typhoïde. Les plus chanceux, les plus vigoureux d’entre les convives, guérissaient grâce à quelques journées de jeûne ; d’autres se voyaient terrassés par la qualité et l’abondance des pilafs aux pois chiches, des moules géantes, des dolmas : boulettes de riz farcies de chair de mouton et présentées dans des feuilles de vigne ; des aubergines gorgées d’huile, des pastèques glaciales.

Parmi les victimes, je fus de beaucoup la plus atteinte. Il y eut une grande agitation autour de la petite fille qu’un danger mortel menaçait. Mon grand-père et mes oncles, en robe de chambre à cordelière ou en redingote correcte de coupe étrange, il est vrai, appelée à Péra stambouline, et invariablement coiffés d’un fez, faisaient irruption dans la chambre. Leurs voix mêlées s’emportaient contre le mauvais sort qui m’avait vaincue et dépensaient les forces oratoires qu’on connaît aux héros d’Homère. À travers ma faiblesse je les entendais lire et commenter le dictionnaire médical, dont les insensibles décrets, se rapportant aux symptômes que présentait mon état, me condamnaient au trépas.

Cette turbulence cordiale de ma famille, naturelle à des caractères impulsifs et communicatifs, chagrinait ma pudeur éveillée, frappait mon esprit observateur et désintéressé de moi.

J’aspirais simplement à moins de souffrance et j’absorbais docilement, mais avec incrédulité, des compotes de cornouilles, fruits écarlates aigres et astringents, considérés à Arnaout-Keuï comme le remède triomphal contre toute fièvre indéterminée.

Rien n’était plus difficile que d’obtenir la visite du célèbre docteur Zambako, ancien élève des hôpitaux de Paris, que se disputaient, à toutes les stations du Bosphore, les Turcs, les Grecs, les hôtels, les ambassades. Celle plus aisée du docteur Apostalidès, qui habitait le proche village de Bébek, n’inspirait pas confiance et se compliquait des étrangetés de cet esprit puéril. Fier d’un uniforme militaire, éclatant et fantaisiste, il s’aperçut, une nuit où, appelé en hâte à mon chevet, il s’y rendit, qu’il avait oublié de suspendre à son côté l’épée qui complétait son habillement. Non seulement il s’en excusa longuement auprès de ma mère, mais renonça avec brusquerie à me donner le moindre soin et retourna dans les ténèbres à Bébek, offrant de revenir en tenue martiale irréprochable, proposition qui fut déclinée.

Cependant que mon grand-père, érudit silencieux, travaillait sans répit, dans la fraîche bibliothèque de son palais de marbre, à l’achèvement d’une remarquable traduction de La Divine Comédie dans le grec difficile et pur de saint Grégoire de Naziance, son second fils, mon oncle Paul Musurus, poète et peintre, inoccupé, dépaysé, chargé d’électricité intellectuelle et cruellement arraché à ses clubs de Londres, à ses cercles artistiques de Paris, venait me rapporter ce que l’on appelait les « cancans d’Arnaout-Keuï ».

Je pressentais sa venue en l’entendant de loin rendre la justice avec un pittoresque du meilleur aloi parmi une nombreuse domesticité grecque et turque, qui se chamaillait dans les cuisines en un français barbare et limité, et jetait des cris de chats blessés. Par-dessus la terrasse dorée de soleil, bleuie de glycines, qui dominait le Bosphore, je percevais ces scènes et discussions auxquelles le goût amusé de mon oncle conférait un aspect de petit théâtre populaire. Et puis il errait inquiet, toujours bien-disant, de chambre en chambre, à la poursuite des scorpions qu’il craignait comme il affirmait tout craindre, y compris la disparition capricieuse et définitive du soleil. Il avait, disait-il, le courage de sa lâcheté. Enfin, il venait s’asseoir auprès de mon lit, où, ne dédaignant pas mon petit âge, il prenait plaisir à m’exposer les drames qui éclataient dans la demeure voisine de la nôtre, vaste bâtisse de bois moisi, meublée de divans, abri d’une dizaine de jeunes femmes ravissantes ; Ériphyle, Cassandre, Smaragda, Aspasie, Euphrosine, Catina, Thémis, Espérance, Marika, d’autres encore. Ces merveilles, hélas sans dot ! ces irisations vivantes, ces roses, se fanaient, ravagées par la solitude familiale, dans un royaume presque exclusivement féminin.

La plupart d’entre elles, non mariées, n’avaient pour but que de plaire à un homme qu’elles enchaîneraient, dont elles feraient leur époux. Les circonstances leur refusaient avec persistance cette juste convoitise. Pareilles toutes à Mme Bovary, modèle sans omission, elles rêvaient, s’irritaient, languissaient dans un nuage de désirs où se colorait la vision de villes insoupçonnées, de voyages romanesques, de plaisirs paresseux ou trépidants — mélange de variation perpétuelle et d’éternité.

Qu’un seul homme s’arrêtât quelques instants à Amaout-Keuï, fût-il secrètement (et elles le savaient) le compagnon obèse, soumis et inattaquable de quelque sultane ; ou le conservateur vieilli d’un musée de Péra, que son intelligence faisait valoir ; ou encore un de ces jeunes cousins, voyageur tout occupé d’une actrice occidentale, on voyait, dès le départ de ces porteurs d’illusions, les beaux visages féminins rougis, gonflés de larmes, accablés par le désenchantement. Elles dépérissaient, s’alitaient, cessaient de manger, et, soucieuses pourtant, par amour-propre, de ne pas confier leur déception, faisaient savoir par une vieille servante dévouée fanatiquement à chacune d’elles, que seul un malaise digestif les obligeait à un repos prolongé.

L’oncle Paul me tenait au courant des projets d’union cent fois espérés, différés, abolis, et sa conversation chatoyante, ses remarques divertissantes et taquines, dépeignaient narquoisement les tragédies de la vie juvénile se déchirant aux barreaux d’une inique prison. Par lui, j’apprenais aussi que M. Dejean, le solide bourgeois grisonnant qui jetait sur les rivages du Bosphore un regard sans surprise, tant il restait fidèle au Limousin et n’admettait aucune rivalité avec Uzerche, Tulle, Brive-la-Gaillarde, avait fait son choix platonique dans le parterre de fleurs que représentaient les jolies filles de notre famille. Content du jeu de mots que lui fournissait sa prédilection, il ne cessait de répéter avec une grandiloquence satisfaite : « Je me suis livré pieds et poings liés à Thémis… » La charmante Thémis, brune accorte aux yeux d’antilope, fière d’une gorge et de jambes parfaites, unanimement vantées par sa famille, vierge robuste qu’on eût choisie pour être l’héroïne d’une églogue radieuse, riait de ce triomphe négligeable, sans toutefois le dédaigner absolument.

J’eusse été bien malheureuse dans le palais d’Arnaout-Keuï, si mon oncle Paul ne s’était appliqué à me faire apprendre par cœur les poèmes dont il était hanté. Disciple de l’école dite parnassienne, ébloui par ce qu’il appelait « la facture », correspondant de revues que patronnait Leconte de Lisle, il me récitait et commentait lentement, jusqu’à ce que je les eusse apprises par cœur, les strophes d’un sonnet célèbre de Théophile Gautier qui résumait pour lui l’inspiration et les prouesses qu’il exigeait d’une œuvre poétique. Description exacte, haute en couleur, adoucie par d’habiles transitions, s’élevant soudain à la pensée philosophique traduite par l’image. L’élancement final, d’une « facture » irréprochable, voilà ce qui jetait l’oncle Paul dans l’émerveillement.

Triste et malade, éloignée de toute distraction, immobile dans mon lit drapé d’une moustiquaire, ne recevant que le jour triste filtré par les sombres sycomores que dispensaient les fenêtres de l’ouest non voilées contre le soleil, je m’appliquais à retenir les vers qui m’étaient proposés en exemple irréfutable. Le piano de ma mère emplissait à nos côtés, du tumulte de l’harmonie, l’étendue d’un salon vaste comme une route que des lustres énormes et nombreux divisaient au plafond ainsi que des bornes étincelantes. L’oncle Paul, sérieux, patient, recueilli, détaillait le sonnet vénéré et, dévotement, en prière autant que lui-même, je répétais après lui, surveillée par son regard attentif :

Sur le Guadalquivir, en sortant de Séville,
Quand l’œil à l’horizon se tourne avec regret,
Les dômes, les clochers, font comme une forêt ;
À chaque tour de roue, il surgit une aiguille.


D’abord la Giralda, dont l’ange d’or scintille,
Rose dans le ciel bleu, darde son minaret ;
La cathédrale énorme à son tour apparaît
Par-dessus les maisons, qui vont à sa cheville.

De près, l’on n’aperçoit que des fragments d’arceaux :
Un pignon biscornu, l’angle d’un mur maussade
Cache la flèche ouvrés et la riche façade.

Grands hommes, obstrués et masqués par les sots,
Comme les hautes tours sur les toits de la ville,
De loin vos fronts grandis montent dans l’air tranquille !


Comment décrirai-je l’émotion respectueuse ressentie au dernier tercet, quand l’oncle Paul me faisait remarquer que l’esprit s’arrachait à l’orfèvrerie du verbe pour atteindre un juste infini ! Ainsi, j’habitais un palais sur le Bosphore ; autour de moi croissaient les arbres et les fleurs que l’imagination situe au paradis ; j’entendais nommer par des sonorités ravissantes les plus beaux paysages qu’offrait l’horizon ; on me désignait au loin, sur la rive d’Asie, les Vergers de Beylerbey, où avait joué, adolescente, la mère d’André Chénier, et, pourtant, au cours de leçons poétiques qui me transportaient, je détournais ma pensée du présent, je me penchais vers l’Espagne, je me réfugiais sur les bords du Guadalquivir, je rêvais à la Giralda, tant il est exact que la joie, ainsi que l’écrit d’Annunzio, est toujours sur l’autre rive !

J’ai aimé dans mon enfance le sonnet cher à l’oncle Paul avec cette réjouissance d’une âme insatiable qui se disait : « Voici donc, tout ensemble, la musique, la peinture, les paysages reflétés par l’esprit ; l’épanchement du cœur ; et, pour terminer, les mouvements aisés de l’intelligence énonçant une vérité ingénieuse et pathétique ! La poésie est, sans aucun doute, l’art spacieux et dominateur dans lequel tous les autres se confondent ! »

Depuis cette initiation, et dès mes premiers essais, j’ai parlé un langage où ne restaient plus entières la certitude et la foi puisées dans les enseignements de l’oncle Paul. Sans modèle, sans guide, seule avec la Nature, je l’ai contemplée, j’ai écouté son appel et ses confidences ; je me suis abandonnée à elle et je l’ai attirée sur mon cœur. Cette union passionnée m’inspira une harmonie hardie et neuve, soutenue par la tradition et les réminiscences, mais qui ne recueillait les conseils d’aucune école et ne voulut reproduire que ce qui est vif et frémissant.


J’ai insisté sur la malchance qui troubla mon été du Bosphore et me le rendit cruel. Si, plus tard, j’ai pu chanter avec amour les rives orientales de l’Europe et la rive d’Asie que je ne connus qu’enfant, malade et mélancolique, c’est que j’oubliai toutes les souffrances que j’avais endurées pour ne me souvenir que de quelques plaisirs et de quelques étonnements. Parmi eux, mon voyage en caïque, flèche légère soulevée par les flots, qui nous porta aux jardins luxueux des Eaux-Douces, où je pénétrais dans un pavillon de faïence et d’or, inhabité et prêt, semblait-il, à recevoir la visite du bonheur ; les brèves promenades du soir, pendant ma convalescence, au village de Bébek, que le soleil couchant opprimait de ses puissantes lueurs abaissées, cependant que, par groupes, rôdaient les habitants de notre demeure, occupés aux secrets et aux délations amoureuses. Je gardais fidèlement l’image de l’amitié dont m’entourait ma cousine Irène, jeune fille romanesque déjà en âge d’être coquette et de poursuivre le songe obsédant du mariage, et qui, néanmoins, choisissait de s’asseoir auprès de mon lit et de tenir ma main d’enfant malheureuse ; enfin, une visite au grand bazar de Constantinople m’avait arrachée au sentiment de toute contrée. Dans les dédales de cette cité des soies, des nacres, des bijoux, des tabacs et des armes, le sévère Théodore Baltazzi, Grec romantique et chevaleresque, qui me traitait en dame, très petite mais digne des mêmes égards, m’offrit une quantité d’écharpes en gaze de Brousse. On révérait cet imposant Don Quichotte de l’honneur hellénique, homme silencieux, absorbé rêveusement par les révolutions et les guerres de l’Indépendance, par la figure héroïque de Kanaris, que Hugo ressuscite en ces vers de magnifique couleur :

Mais il te reste, ô Grec ! ton ciel bleu, ta mer bleue,
Tes grands aigles qui font d’un coup d’aile une lieue,
Ton soleil toujours pur dans toutes les saisons,
La sereine beauté des tièdes horizons,
Ta langue harmonieuse, ineffable, amollie,
Que le temps a mêlée aux langues d’Italie
Comme aux flots de Baïa la vague de Samos ;
Langue d’Homère où Dante a jeté quelques mots !
Il te reste, trésor du grand homme candide,
Ton long fusil sculpté, ton yatagan splendide,
Tes larges caleçons de toile, tes caftans
De velours rouge et d’or, aux coudes éclatants !…

Mais, surtout, j’avais été intéressée par mon oncle Paul, qui m’avait instruite et divertie au cours des longues journées torpides. Je ne m’étais pas lassée de l’entendre me narrer l’aventure à laquelle il devait de n’avoir pas contemplé en face son dieu, son flambeau, son allégresse perpétuelle : Victor Hugo. Ayant, à l’occasion des quatre-vingts ans de Hugo, adressé au vieillard sublime un sonnet, qui, parmi des milliers d’envois poétiques, avait paru le meilleur à Auguste Vacquerie et à Paul Meurice, qui présidaient au dépouillement du scrutin lyrique, mon oncle était venu à Paris dans la seule intention de déposer sa gratitude aux pieds de son idole. Au moment de sonner à la porte du plus grand des poètes, mon oncle, scrupuleux, nerveux, hésitant, épouvanté, se demanda soudain s’il dirait correctement à la servante : « Monsieur Victor Hugo est-il chez lui ? » ou bien, avec la vénération familière réservée à l’exceptionnel : « Victor Hugo est-il chez lui ? » Ne pouvant résoudre la question, se décider pour la formule de la civilité coutumière ou pour celle de l’adoration, mon oncle s’enfuit, terrorisé d’amour, dès qu’il entendit des pas dans l’escalier de l’hôtel exigu de l’avenue d’Eylau et qu’il put craindre de voir s’ouvrir la porte du temple modeste, où logeaient, par la puissance du génie, les sommets et les gouffres.