Le Livre des ballades/Le bon Dieu gard’ ma commère Alizon

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Ballade pour ma commère

Le beau baptême et la belle commère !
Quels jolis yeux ! diſaient les aſſiſtants.
On rôtiſſait les bœufs entiers d’Homère
Et l’on ouvrait la porte à deux battants.
Bonne Alizon ! même après tant de temps,
Quand je la vois, mon âme en eſt tout aiſe
Elle a des yeux d’enfer, couleur de braife,
Et le ſein roſe & des lys a foiſon ;
Elle eſt ſavante avec ſes airs de niaiſe.
Le ban Dieu gard’ ma commère Alicon !

En ce temps-là, mordant l’écorce amère,
Dans mon pays de forêts & d’étangs,
J’étais encore un coureur de chimère.
Elle, on eût dit un matin de printemps !
Mais, à la fin, voici qu’elle a trente ans.
Ses grands cheveux ſont blonds, ne vous déplaiſe !

Et longs & fins, & lourds, par parenthèſe,
À n’y pas croire. Ô la riche toiſon !
À la tenir on ſait ce qu’elle pèſe.
Le bon Dieu gard’ ma commère Alizon !

Oh ! comme fuit cette enfance éphémère !
Mon Alizon, dont les cheveux flottants
Etaient ſi fous, regarde, en bonne mère,
Ses petits gars, forts comme des titans,
Courir pieds nus dans les prés éclatants.
Elle travaille, aſſiſe ſur ſa chaiſe,
Ne croyez pas ſurtout qu’elle ſe taiſe
Plus qu’un oiſeau dans la belle ſaiſon,
Et ſa chanſon n’eſt pas la plus mauvaise.
Le bon Dieu gard’ ma commère Alizon !


ENVOI.


Avec un rien, on la fâche, on l’apaiſe.
Les belles dents à croquer une fraiſe !
J’en étais fou pendant la fenaifon.
Elle eſt mignonne & vit quand on la baiſe,
Le bon Dieu gard’ ma commére Alizon !


Théodore de Banville.