Le Livre des masques/Stéphane Mallarmé

La bibliothèque libre.
Mercure de France (p. 56-61).



STÉPHANE MALLARMÉ


Avec Verlaine, M. Stéphane Mallarmé est le poète qui a eu l’influence la plus directe sur les poètes d’aujourd’hui. Tous deux furent parnassiens et d’abord baudelairiens.


Per me si va tra la perduta gente.


Par eux on descend le long de la montagne triste jusqu’en la cité dolente des Fleurs du Mal. Toute la littérature actuelle et surtout celle que l’on appelle symboliste, est baudelairienne, non sans doute par la technique extérieure, mais par la technique interne et spirituelle, par le sens du mystère ; par le souci d’écouter ce que disent les choses, par le désir de correspondre, d’âme à âme, avec l’obscure pensée répandue dans la nuit du monde, selon ces vers si souvent dits et redits :


La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.


Avant de mourir, Baudelaire avait lu les premiers vers de Mallarmé ; il s’en inquiéta ; les poètes n’aiment pas à laisser derrière eux un frère ou un fils ; ils se voudraient seuls et que leur génie pérît avec leur cerveau. Mais M. Mallarmé ne fut baudelairien que par filiation ; son originalité si précieuse s’affirma vite ; ses Proses, son Après-midi d’un Faune, ses Sonnets vinrent dire, à de trop loins intervalles, la merveilleuse subtilité de son génie patient, dédaigneux, impérieusement doux. Ayant tué volontairement en lui la spontanéité de l’être impressionnable, les dons de l’artiste remplacèrent peu à peu en lui les dons du poète ; il aima les mots pour leur sens possible plus que pour leur sens vrai et il les combina en des mosaïques d’une simplicité raffinée. On a bien dit de lui qu’il était un auteur difficile, comme Perse ou Martial. Oui, et pareil à l’homme d’Andersen qui tissait d’invisibles fils, M. Mallarmé assemble des gemmes colorées par son rêve et dont notre soin n’arrive pas toujours à deviner l’éclat. Mais il serait absurde de supposer qu’il est incompréhensible ; le jeu de citer tels vers, obscurs par leur isolement, n’est pas loyal, car, même fragmentée, la poésie de M. Mallarmé, quand elle est belle, le demeure incomparablement, et si en un livre rongé, plus tard, on ne trouvait que ces débris :


La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux…

Un automne jonché de taches de rousseur…
Et tu fis la blancheur sanglotante des lys…
Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée…
Tout son col secouera cette blanche agonie…


il faudrait bien les attribuer à un poète qui fut artiste au degré absolu. Oh ! ce sonnet du cygne (dont le dernier vers cité est le neuvième) où tous les mots sont blancs comme de la neige !

Mais on a écrit tout le possible sur ce poète très aimé et providentiel. Je conclus par cette glose.

Récemment une question fut posée ainsi, à peu près :

« Qui, dans l’admiration des jeunes poètes, remplacera Verlaine, lequel avait remplacé Leconte de Lisle ? »

Peu des questionnés répondirent ; il y eut deux tiers d’abstentions motivées par la tournure saugrenue d’un tel ultimatum. Comment peut-il se faire, en effet, qu’un jeune poète admire « exclusivement et successivement » trois « maîtres » aussi divers que ces deux-là et M. Mallarmé, — incontestable élu ? Donc, par scrupule, beaucoup se turent, — mais je vote ici, disant : Aimant et admirant beaucoup Stéphane Mallarmé, je ne vois pas que la mort de Verlaine me soit une occasion décente d’aimer et d’admirer aujourd’hui plus haut qu’hier.

Pourtant, puisque c’est un devoir strict de toujours sacrifier le mort au vivant et de donner au vivant, par un surcroît de gloire, un surcroît d’énergie, le résultat de ce vote me plaît, — et nous aurions peut-être dû, nous qui nous sommes tus, parler. Si trop d’abstentions avaient faussé la vérité, quel dommage ! Car, informée par un papier circulaire, la Presse a trouvé en cette nouvelle un motif de plus à se rire et à nous plaindre, tant que, ballotté sur les flots d’encre de la mer des ténèbres intellectuelles, mais vainqueur des naufrageurs, le nom de Mallarmé, enfin écrit sur l’ironique élégance d’un côtre de course, vogue et maintenant nargue la vague et l’écume douce-amère de la blague.