Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 05/Histoire de Kamaralzaman

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 5p. 7-149).


HISTOIRE DE KAMARALZAMÂN AVEC LA PRINCESSE BOUDOUR, LA PLUS BELLE LUNE D’ENTRE TOUTES LES LUNES


LORSQUE FUT
LA CENT SOIXANTE-DIXIÈME NUIT

La petite Doniazade, qui n’en pouvait plus d’impatience, se leva du tapis où elle était blottie, et dit à Schahrazade :

« Ô ma sœur, je t’en prie, hâte-toi de nous conter l’histoire promise dont le seul titre déjà me secoue toute de plaisir et d’émotion ! »

Et Schahrazade sourit à sa sœur et lui dit : « Justement ! Mais j’attends, pour commencer, le bon plaisir du Roi. »

Alors le roi Schahriar qui, cette nuit-là, s’était dépêché de faire sa chose ordinaire avec Schahrazade, tant il désirait cette histoire avec ardeur, dit :

« Ô Schahrazade, tu peux, certes ! commencer l’histoire féerique dont tu m’as promis de grandes joies ! »

Et Schahrazade aussitôt raconta ainsi cette histoire :

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait, en l’antiquité du temps, dans le pays de Khaledân, un roi nommé Schahramân, maître de puissantes armées et de richesses considérables. Mais ce roi, bien qu’il fût heureux à l’extrême et qu’il eût soixante-dix favorites, sans compter ses quatre femmes légitimes, souffrait en son âme de sa stérilité en fait d’enfants ; car il était déjà parvenu à un âge avancé et ses os et sa moelle commençaient à s’amincir, et Allah ne le dotait point d’un fils qui pût lui succéder sur le trône du royaume.

Or, un jour il se décida à mettre son grand-vizir au courant de ses peines secrètes et, l’ayant fait appeler, lui dit : « Ô mon vizir, je ne sais vraiment plus à quoi attribuer cette stérilité dont je souffre énormément ! » Et le grand-vizir réfléchit pendant une heure de temps ; après quoi il releva la tête et dit au roi : « Ô roi, en vérité, c’est là une question bien délicate et que ne peut dénouer qu’Allah le Tout-Puissant. Aussi je ne trouve, après avoir bien réfléchi, qu’une seule façon de remédier à la chose. » Et le roi lui demanda : « Et quelle est-elle ? » Le vizir répondit : « Voici ! Cette nuit, avant d’entrer dans le harem, prends soin de remplir scrupuleusement les devoirs prescrits par le rite : fais tes ablutions avec ferveur et ta prière d’un cœur soumis à la volonté d’Allah le Bienfaiteur. Et de la sorte ton union avec une épouse de choix sera fertilisée par la bénédiction ! »

À ces paroles de son vizir le roi Schahramân s’écria : « Ô vizir aux paroles de sagesse, tu m’indiques là un remède admirable ! » Et il remercia beaucoup le grand-vizir de ce conseil et lui fit don d’une robe d’honneur. Puis, le soir venu, il entra dans l’appartement des femmes, après avoir toutefois minutieusement rempli les devoirs du rite ; et il choisit la plus jeune de ses femmes, celle qui avait les hanches les plus somptueuses, une vierge de race, et s’introduisit en elle cette nuit-là. Et du coup il la féconda, à l’heure et à l’instant. Et au bout de neuf mois, jour pour jour, elle accoucha d’un enfant mâle, au milieu des réjouissances et au son des clarinettes, des fifres et des cymbales.

Or, l’enfant qui venait de naître fut trouvé si beau, et il était tellement comme la lune, que son père, émerveillé, l’appela Kamaralzamân[1].

Et de fait, cet enfant était bien la plus belle des choses créées ! On le constata surtout quand il devint un adolescent et que la beauté eut secoué sur ses quinze ans toutes les fleurs qui charment l’œil des humains. Avec l’âge, en effet, ses perfections étaient arrivées à leur limite ; ses yeux étaient devenus plus magiciens que ceux des anges Harout et Marout, ses regards plus séducteurs que ceux de Taghout, et ses joues plus plaisantes que les anémones. Quant à sa taille, elle s’était faite plus souple que la tige du bambou et plus fine qu’un fil de soie. Mais pour ce qui est de sa croupe, elle s’était alourdie si considérablement qu’on l’eût prise pour une montagne de sable mouvant, et que les rossignols, en la voyant, se mettaient à chanter.

Aussi il ne faut point s’étonner que sa taille si délicate se soit tant de fois plainte du poids énorme qui la suivait, et qu’elle ait si souvent, lasse de sa charge, fait la moue à ces fesses.

Avec tout cela, il avait continué à être aussi frais que la corolle des roses et aussi délicieux que la brise du soir. Et justement les poètes de son temps ont-ils essayé de rendre, en cadence, la beauté qui les frappait, et l’ont lui-même chanté en des vers nombreux, dont ceux-ci entre mille :

« Quand les humains le voient ils s’écrient : « Ah ! ah ! » Quand ils le voient, ils peuvent lire ces mots que la beauté a tracés sur son front : « J’atteste qu’il est le seul beau ! »

« Ses lèvres sont, si elles sourient, des cornalines ; sa salive est du miel fondu ; ses dents un collier de perles ; ses cheveux viennent en boucles noires s’arrondir sur ses tempes, tels des scorpions qui mordent le cœur des amoureux.

« C’est d’une rognure de ses ongles qu’a été fait le croissant de la lune ! Mais sa croupe fastueuse qui tremble, mais les fossettes de ses fesses, mais la souplesse de sa taille ! elles sont au-dessus de toutes paroles ! »

Aussi le roi Schahramân aimait-il beaucoup son fils, et tellement qu’il ne pouvait s’en séparer un instant. Et comme il craignait de le voir dissiper dans les excès ses qualités et sa beauté, il souhaitait fort le marier de son vivant et se réjouir ainsi de sa postérité. Et un jour que cette idée le préoccupait plus que de coutume, il s’en ouvrit à son grand-vizir qui lui répondit : « L’idée est excellente ! car le mariage adoucit les humeurs. » Alors le roi Schahramân dit au chef eunuque : « Va vite dire à mon fils Kamaralzamân de venir me parler ! » Et sitôt que l’eunuque eut transmis l’ordre, Kamaralzamân se présenta devant son père, et, après lui avoir souhaité respectueusement la paix, s’arrêta entre ses mains, les yeux baissés avec modestie, comme il convient de la part d’un fils soumis à son père…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT SOIXANTE-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

… les yeux baissés avec modestie, comme il convient de la part d’un fils soumis à son père.

Alors le roi Schahramân lui dit : « Ô mon fils Kamaralzamân, j’aimerais beaucoup te marier de mon vivant pour me réjouir de toi et me dilater le cœur de tes noces ! »

À ces paroles de son père, Kamaralzamân changea extrêmement de teint et, d’une voix altérée, répondit : « Sache, ô mon père, que vraiment je n’éprouve aucun penchant pour le mariage ; et mon âme n’incline guère vers les femmes ! Car, outre l’aversion que d’instinct je me sens pour elles, j’ai lu dans les livres des sages tant de traits de leurs méchancetés et de leurs perfidies, que j’en suis maintenant arrivé à préférer la mort à leur approche ! Et d’ailleurs, ô mon père, voici ce que disent à leur sujet nos poètes les plus estimés :

« Malheur à celui que le Destin dote d’une femme ! Il est perdu, même s’il se bâtit, pour s’y enfermer, mille forteresses aux pierres liées par des crocs d’acier ! Les roueries de cette créature les secoueraient comme des roseaux !

« Ah ! malheur à cet homme ! La perfide a de beaux yeux allongés de kohl noir, de belles tresses lourdement nattées ; mais elle lui fera dans le gosier glisser tant de chagrins que sa respiration en sera coupée !

« Un autre a dit :

« Vous m’interrogez sur ces créatures que vous appelez des femmes ! Vous me savez, hélas ! versé dans la connaissance de leurs méfaits, usé de toute l’expérience que j’ai acquise !

« Que vous dirais-je, ô jeunes gens ?… Fuyez-les ! Ma tête a blanchi, vous le voyez ! Et vous pouvez deviner si leur amour m’a réussi !

« Et un autre a dit :

« Même la vierge qui se dit neuve n’est qu’un cadavre dont ne voudraient pas les vautours !

« La nuit tu crois la posséder, parce qu’elle t’a chuchoté câlinement des secrets qui n’en sont pas ! Erreur ! demain à d’autres qu’à toi appartiendront ses cuisses et ses parties les mieux gardées !

» Elle est une auberge, ô mon ami, crois-moi ! Elle est ouverte à tout venant ! Pénètre en elle, si tu veux, mais, le lendemain, sors et va-t’en sans tourner la tête ! À d’autres, la place qu’à leur tour ils devront quitter, si la sagesse leur est connue !

» Donc, ô mon père, bien que cela risque de te chagriner beaucoup, je n’hésiterai pas à me tuer si tu veux me forcer à me marier ! »

Lorsque le roi Schahramân eut entendu ces paroles de son fils, il fut surpris et affligé excessivement, et la lumière se changea en ténèbres devant son visage. Mais comme il affectionnait son fils à l’extrême et qu’il ne voulait pas lui causer de chagrin, il se contenta de lui dire : « Kamaralzamân, je ne veux point insister sur ce sujet qui, je le vois, ne t’est point agréable. Mais, comme tu es encore jeune, Tu as le temps de réfléchir et aussi de penser à la joie que j’aurais de te voir marié et père d’enfants ! »

Et ce jour-là il ne lui dit rien de plus à ce sujet; mais il le cajola et lui fit de beaux présents et agit de la sorte avec lui la longueur d’une année.

Mais au bout de l’année il le fit appeler, comme la première fois, et lui dit : « Te rappelles-tu, Kamaralzamân, ma recommandation, et as-tu réfléchi à ce que je te demandais, et au bonheur que tu me procurerais en te mariant ? » Alors Kamaralzamân se prosterna devant le roi son père et lui dit : « ô mon père, comment pourrais-je oublier tes conseils et sortir de ton obéissance, alors qu’Allah lui-même me commande le respect et la soumission ? Mais pour ce qui est du mariage, j’y ai réfléchi tout ce temps, et plus que jamais je suis résolu à ne jamais m’en approcher, et plus que jamais les livres des anciens et des modernes m’apprennent à éviter la femme, coûte que coûte, car ce sont des rouées, des sottes et des dégoûtantes ! Qu’Allah m’en préserve par la mort même, s’il le faut ! »

À ces paroles, le roi Schahramân comprit qu’il serait nuisible, cette fois encore, d’insister davantage ou de contraindre à l’obéissance ce fils qu’il chérissait. Mais sa peine fut si grande qu’il se leva, désolé, et fit appeler en particulier son grand-vizir, auquel il dit : « Ô mon vizir, qu’ils sont fous, les pères qui souhaitent avoir des enfants ! Ils n’en recueillent que du chagrin et des déceptions ! Voici que Kamaralzamân est résolu, plus encore que l’an dernier, à fuir les femmes et le mariage ! Quel malheur, ô mon vizir, est le mien ! Et comment y remédier ? »

Alors le vizir pencha la tête et réfléchit longuement ; après quoi il releva la tête et dit au roi : « Ô roi du siècle, voici le remède à employer : prends patience encore une année ; et alors, au lieu de lui parler en secret de la chose, tu assembleras tous les émirs, les vizirs et les grands de la cour ainsi que tous les officiers du palais et, devant eux tous, tu lui déclareras ta résolution de le marier sans délai. Et alors il n’osera guère te désobéir devant cette honorable assemblée ; et il te répondra par l’ouïe et la soumission !

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT SOIXANTE-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

« … et il te répondra par l’ouïe et la soumission ! »

À ce discours du grand-vizir, le roi fut tellement satisfait qu’il s’écria : « Par Allah ! voilà une idée réalisable ! » Et il en témoigna sa joie en offrant au vizir une des plus belles robes d’honneur. Après quoi il patienta durant le temps indiqué, et fit alors réunir l’assemblée en question et venir son fils Kamaralzamân. Et l’adolescent entra dans la salle qui en fut illuminée ; et quel grain de beauté sur son menton ! et quel parfum, ya Allah ! sur son passage ! Et lorsqu’il fut devant son père, il embrassa trois fois la terre entre ses mains et se tint debout, attendant que son père lui parlât le premier. Le roi lui dit : « Ô mon enfant, sache que je ne t’ai fait venir au milieu de cette assemblée que pour exprimer ma résolution de te marier avec une princesse digne de ton rang, et me réjouir ainsi de ma postérité avant que de mourir ! »

Lorsque Kamaralzamân eut entendu ces paroles de son père, il fut pris soudain d’une sorte de folie qui lui dicta une réponse si peu respectueuse que tous les assistants baissèrent les yeux de confusion et que le roi fut mortifié à l’extrême limite de la mortification ; et comme il était de son devoir de relever une pareille insolence en public, il cria à son fils d’une voix terrible : « Tu vas voir ce qu’il en coûte aux enfants qui désobéissent et manquent d’égards à leur père ! » Et aussitôt il ordonna aux gardes de lui lier les bras derrière le dos et de l’entraîner hors de sa présence et d’aller l’enfermer dans la vieille tour de la citadelle en ruines qui attenait au palais. Ce qui fut immédiatement exécuté. Et l’un des gardes resta à la porte, pour veiller sur le prince et répondre à son appel en cas de besoin.

Lorsque Kamaralzamân se vit ainsi enfermé il fut bien attristé et se dit : « Peut-être aurait-il mieux valu obéir à mon père et me marier contre mon gré, pour lui plaire. J’aurais ainsi du moins évité de le chagriner et d’être gardé dans cette sorte de cachot, au haut de cette vieille tour ! Ah ! femmes maudites, vous êtes encore la cause première de mon infortune ! » Voilà pour Kamaralzamân.

Mais pour ce qui est du roi Schahramân, il se retira dans ses appartements et, en pensant que son fils qu’il aimait tant était en ce moment seul, triste et enfermé, peut-être désespéré, il se mit à se lamenter et à pleurer. Car son amour pour son fils était bien grand et lui faisait oublier l’insolence dont il s’était publiquement rendu coupable. Et il fut extrêmement furieux contre le vizir, qui avait été l’instigateur de cette idée d’assembler le conseil ; aussi, l’ayant fait appeler, il lui dit : « C’est toi qui es le plus coupable ! Sans ton conseil de malheur, je ne me serais pas vu forcé de sévir contre mon enfant ! Parle maintenant, voyons ! Qu’as-tu à répondre ? Et comment faire, dis-le ! Car je ne puis m’accoutumer à l’idée de la punition dont souffre à l’heure qu’il est mon fils, la flamme de mon cœur ! » Alors le vizir lui dit : « Ô roi, aie seulement la patience de le laisser quinze jours enfermé, et tu verras comme il se hâtera de se soumettre à ton désir ! » Le roi dit : « Es-tu bien sûr ? » Le vizir dit : « Certainement ! » Alors le roi poussa plusieurs soupirs et alla s’étendre sur son lit, où il passa une nuit d’insomnie, tant son cœur travaillait au sujet de ce fils unique qui était sa plus grande joie ; il dormit d’autant moins qu’il s’était habitué à le faire dormir à côté de lui, sur le même lit, et à lui donner son bras comme oreiller, veillant ainsi lui-même sur son sommeil. Aussi cette nuit-là il eut beau se tourner et se retourner en tous sens, il ne put réussir à fermer l’œil. Et voilà pour le roi Schahramân.

Pour revenir au prince Kamaralzamân, voici ! À la tombée de la nuit, l’esclave qui était chargé de garder la porte entra avec un flambeau allumé qu’il déposa au pied du lit ; car il avait pris soin de dresser dans cette chambre un lit bien conditionné pour le fils du roi ; et, cela fait, il se retira. Alors Kamaralzamân se leva, fit ses ablutions, récita quelques chapitres du Koran, et songea à se déshabiller pour passer la nuit. Il se dévêtit donc entièrement, ne gardant sur le corps que la chemise, et il s’entoura le front d’un foulard de soie bleue. Et il devint ainsi, plus que jamais, aussi beau que la lune de la quatorzième nuit. Il s’étendit alors sur le lit où, bien qu’il fût désolé à la pensée d’avoir chagriné son père, il ne tarda pas à s’endormir profondément.

Or, il ne savait pas (il ne pouvait même pas s’en douter) ce qui allait lui arriver durant cette nuit, dans cette vieille tour hantée par les génies de l’air et de la terre.

En effet…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT SOIXANTE-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

En effet, cette tour où était enfermé Kamaralzamân était abandonnée depuis nombre d’années et datait du temps des antiques Romains ; et au bas de cette tour il y avait un puits, également très ancien et de construction romaine ; et c’était justement ce puits qui servait d’habitation à une jeune éfrita, nommée Maïmouna.

L’éfrita Maïmouna, de la postérité d’Éblis, était la fille du puissant éfrit Domriatt, chef principal des génies souterrains. Maïmouna était une éfrita fort agréable, une croyante soumise, illustre entre toutes les filles des génies, par ses propres vertus et celles de son ascendance, fameuse dans les régions de l’inconnu.

Or, cette nuit-là, vers minuit, l’éfrita Maïmouna, sortit du puits, selon sa coutume, pour prendre l’air, et s’envola légère vers les étages du ciel pour de là se porter vers tel endroit où elle se sentirait attirée. Et comme elle passait près du sommet de la tour, elle fut très étonnée de voir une lumière là, où depuis de si longues années elle ne voyait jamais rien. Elle pensa donc en elle-même : « Sûr ! cette lumière n’est pas là sans motif ! Il me faut entrer là-dedans voir ce que c’est. » Alors elle fit un crochet et pénétra dans la tour ; et elle vit l’esclave couché à la porte ; mais, sans s’y arrêter, elle passa par-dessus et entra dans la chambre. Et quelle ne fut point sa surprise charmée à la vue de l’adolescent qui était couché demi-nu sur le lit ! Elle s’arrêta d’abord sur la pointe des pieds et, pour le mieux regarder, s’approcha tout doucement, après avoir abaissé ses ailes qui la gênaient un peu dans cette chambre étroite. Et elle releva tout à fait la couverture qui cachait le visage de l’adolescent et demeura stupéfaite de sa beauté. Et elle cessa de respirer pendant une heure de temps, de crainte de le réveiller avant d’avoir pu admirer à son aise toutes les délicatesses dont il était pétri. Car, en vérité, le charme qui se dégageait de tout lui, la rougeur délicate de ses joues, la tiédeur de ses paupières aux cils pleins d’ombre pâle et allongés, la courbe adorable de ses sourcils, tout cela, y compris l’odeur enivrante de sa peau et les reflets si doux de son corps, devait-il point émouvoir la gentille Maïmouna qui, de sa vie entière d’excursions à travers la terre habitable, n’avait vu pareille beauté ?… Or, vraiment c’était bien à lui que pouvait s’appliquer ce cri du poète :

« Au toucher de mes lèvres je vis noircir ses prunelles qui sont ma folie et rougir ses joues qui sont toute mon âme,

« Et je m’écriai : « Ô mon cœur, dis à ceux qui osent blâmer ta passion : « Ô censeurs, montrez-moi un objet aussi beau que mon bien-aimé ! »

Donc, lorsque l’éfrita Maïmouna, fille de l’éfrit Domriatt, se fut bien rempli les yeux de ce spectacle merveilleux, elle loua Allah en s’écriant : « Béni soit le Créateur qui modèle la perfection ! » Puis elle pensa : « Comment le père et la mère de cet adolescent peuvent-ils ainsi se séparer de lui pour renfermer seul dans cette tour en ruines ? Ne craignent-ils donc pas les maléfices des mauvais génies de ma race qui habitent les décombres et les endroits déserts ? Mais, par Allah ! s’ils ne se soucient pas de leur enfant, je jure, moi, Maïmouna, de le prendre sous ma protection et de le défendre contre tout éfrit qui, attiré par ses charmes, voudrait en abuser ! » Puis elle se pencha sur Kamaralzamân et, bien délicatement, elle le baisa sur les lèvres, sur les paupières et sur chaque joue, ramena sur lui la couverture, sans le réveiller, étendit ses ailes et s’envola par la haute fenêtre vers le ciel.

Or, comme elle était arrivée dans la moyenne région pour y prendre le frais et qu’elle y planait tranquille, en pensant au jeune homme endormi, elle entendit soudain, non loin de là, un bruit d’ailes, par battements précipités, qui la fit se tourner de ce côté. Et elle reconnut que l’auteur de ce bruit était l’éfrit Dahnasch, un génie de la mauvaise espèce, l’un des rebelles qui ne croient point et ne reconnaissent pas la suprématie de Soleimân ben-Daoûd. Et ce Dahnasch était fils de Schamhourasch, lequel était, parmi les éfrits, le plus rapide dans les courses aériennes.

Quand Maïmouna eut aperçu ce mauvais Dahnasch, elle craignit beaucoup que le coquin ne vît la lumière de la tour et n’allât perpétrer qui sait quoi là-bas ! Aussi elle fondit sur lui d’un élan semblable à celui de l’épervier, et allait l’atteindre et l’abîmer quand Dahnasch lui fit signe qu’il se rendait à discrétion et lui dit, en tremblant de peur : « Ô puissante Maïmouna, fille du roi des génies, je t’adjure par le Nom Auguste et par le talisman sacré du sceau de Soleimân de ne point user de ton pouvoir pour me nuire ! Et de mon côté je te promets de ne rien faire de répréhensible ! » Alors Maïmouna dit à Dahnasch, fils de Schamhourasch : « Soit ! Je veux bien t’épargner. Mais hâte-toi de me dire d’où tu viens à cette heure, ce que tu fais là et où tu penses aller ! Et sois surtout véridique dans tes paroles, ô Dahnasch, sans quoi je suis prête à t’arracher, avec mes mains, les plumes des ailes, à t’écorcher la peau et à te casser les os pour ensuite te précipiter comme une masse ! Ne crois donc pas pouvoir t’échapper par le mensonge, ô Dahnasch ! » Alors l’éfrit dit : « Ô ma maîtresse Maïmouna, sache qu’en ce moment tu me rencontres juste à propos pour entendre quelque chose de tout à fait extraordinaire ! Mais promets-moi, au moins, de me laisser aller en paix si je satisfais à ton désir, et de me donner un sauf-conduit qui désormais me mît à l’abri du mauvais vouloir de tous les éfrits, mes ennemis de l’air, de la mer et de la terre, ô toi qui es la fille de notre roi à tous, Domriatt le redoutable ! » Ainsi parla l’éfrit Dahnasch, fils du rapide Schamhourasch.

Alors Maïmouna, fille de Domriatt, dit : « Je te le promets, sur la gemme gravée du sceau de Soleimân ben-Daoûd (sur eux deux la prière et la paix !). Mais parle enfin, car je pressens que ton aventure est très étrange ! » Alors l’éfrit Dahnasch ralentit sa course, tourna sur lui-même et vint se ranger aux côtés de Maïmouna. Puis il lui raconta ainsi son aventure :

« Je te dirai, ô glorieuse Maïmouna, que je viens en ce moment du fin fond de l’intérieur lointain, des extrémités de la Chine, pays où règne le grand Ghaïour, maître d’El-Bouhour et d’El-Koussour, où s’élèvent de nombreuses tours, tout autour et alentour, où se trouve sa cour, ses femmes avec leurs atours et ses gardes dans les détours et tout le pourtour ! Et c’est là que mes yeux ont vu la plus belle chose de tous mes voyages et de mes tours, sa fille unique, El-Sett Boudour !

« Or, comme il est impossible à ma langue, au risque même de devenir poilue, de te dépeindre la beauté de cette princesse, je vais simplement essayer de t’énumérer ses qualités, approximativement. Écoute donc, ô Maïmouna !

« Je le parlerai de sa chevelure ! Puis je te dirai son visage ! puis ses joues, puis ses lèvres, sa salive, sa langue, sa gorge, sa poitrine, ses seins, son ventre, ses hanches, sa croupe, son milieu, ses cuisses et enfin ses pieds, ô Maimouna !

« Bismillah !

« Sa chevelure, ô ma maîtresse ! Elle est si brune qu’elle en est plus noire que la séparation des amis ! Et quand elle est accommodée en trois tresses qui s’éploient jusqu’à ses pieds, il me semble voir trois nuits à la fois !

« Son visage ! Il est aussi blanc que le jour où se retrouvent les amis ! Si je le regarde au moment où brille la pleine lune, je vois deux lunes à la fois.

« Ses joues sont formées d’une anémone divisée en deux corolles ; ses pommettes c’est la pourpre même des vins, et son nez est plus droit et plus fin qu’une lame de choix.

« Ses lèvres c’est de l’agate colorée et du corail ; sa langue — quand elle la remue — secrète l’éloquence ; et sa salive est plus désirable que le jus des raisins : elle désaltère la soif la plus brûlante ! Telle est sa bouche !

« Mais sa poitrine ! béni soit le Créateur ! c’est une séduction vivante ! Elle porte des seins jumeaux de l’ivoire le plus pur, arrondis et pouvant tenir dans les cinq doigts de la main.

« Son ventre a des fossettes pleines d’ombre et disposées avec autant d’harmonie que les caractères arabes sur le cachet d’un scribe cophte d’Égypte ! Et ce ventre donne naissance à une taille élastique, ya Allah ! et fuselée ! Mais voici sa croupe…

« Sa croupe ! heu ! heu ! j’en frémis ! C’est une masse si pesante qu’elle oblige sa propriétaire à se rasseoir quand elle se lève et à se relever quand elle se couche ! Et je ne puis vraiment, ô ma maîtresse, t’en donner une idée qu’en recourant à ces vers du poète :

« Elle a un derrière énorme et fastueux qui demanderait une taille moins frêle que celle où il est suspendu !

« Il est, pour elle et moi, un objet de tortures sans relâche et d’émoi, car

« Il l’oblige, elle, à se rasseoir quand elle se lève et me met le zebb, quand j’y pense, toujours debout !

« Telle est sa croupe ! Et d’elle se détachent, de marbre blanc, deux cuisses de gloire, solides et d’un seul jet, unies, vers le haut, sous leur couronne. Puis viennent les jambes et les pieds gentils et si petits que je suis stupéfait qu’ils puissent porter tant de poids superposés !

« Quant à son milieu et à son fondement, ô Maïmouna, pour dire la vérité, je désespère de pouvoir t’en parler, comme il sied, car l’un est total et l’autre est absolu ! C’est, pour le moment, tout ce que ma langue peut t’en révéler ; et même par gestes il me serait impossible de t’en faire apprécier toutes les somptuosités !

« Et telle est à peu près, ô Maïmouna, l’adolescente princière, fille du roi Ghaïour, El-Sett Boudour ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, remit la suite au lendemain.

AUSSI QUAND FUT
LA CENT SOIXANTE-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« Et telle est, à peu près, l’adolescente, fille du roi Ghaïour, la princesse Boudour !

« Mais je dois également te dire, ô Maïmouna, que le roi Ghaïour aimait considérablement sa fille El-Sett Boudour, celle dont je viens de t’énumérer simplement les perfections, et il l’aimait d’un amour si vif que son plaisir était de s’ingénier à lui trouver chaque jour une distraction nouvelle. Mais comme, au bout d’un certain temps, il avait épuisé pour elle toutes les espèces d’amusements, il songea à lui donner des joies différentes encore en lui bâtissant des palais miraculeux. Il commença la série par la construction de sept palais, chacun d’un style différent et d’une matière précieuse différente. En effet, il fit bâtir le premier palais entièrement de cristal, le second d’albâtre diaphane, le troisième de porcelaine, le quatrième tout entier de mosaïques de pierreries, le cinquième d’argent, le sixième d’or et le septième entièrement de perles et de diamants. Et le roi Ghaïour ne manqua pas de faire orner chaque palais de la manière qui convenait le mieux au style dont il était bâti ; et il y réunit tous les agréments qui pouvaient en rendre le séjour encore plus charmant, soignant, par exemple, et surtout, la beauté des pièces d’eau et des jardins.

« Et c’est dans ces palais que, pour distraire sa fille Boudour, il la fit habiter, mais une année seulement dans chaque palais, pour qu’elle n’eût pas le temps de s’en lasser et que le plaisir succédât sans fatigue au plaisir.

« Aussi la beauté de l’adolescente, au milieu de toutes ces belles choses, ne pouvait que s’affiner et parvenir enfin à l’état suprême qui m’a charmé !

« De telle sorte qu’il ne faudrait point t’étonner, ô Maïmouna, si je te disais que tous les rois, voisins des états du roi Ghaïour, désiraient ardemment obtenir en mariage l’adolescente aux fastueuses fesses. Mais je dois me hâter, pourtant, de te rassurer sur sa virginité, car jusqu’à présent elle a refusé avec horreur les propositions que son père lui transmettait ; et chaque fois, pour toute réponse, elle se contentait de lui dire : « Je suis ma propre reine et ma seule maîtresse ! Comment souffrirais-je voir un homme froisser un corps qui tolère à peine le contact des soieries ? »

« Et le roi Ghaïour, qui eût préféré mourir plutôt que de contrarier Boudour, ne trouvait rien à répliquer ; et il était obligé de décliner les demandes des rois, ses voisins, et des princes qui venaient à cette fin dans son royaume du plus profond lointain ! Et même un jour qu’un jeune roi, plus beau et plus puissant que les autres, s’était présenté avec, avant son arrivée, beaucoup de cadeaux préparatoires, le roi Ghaïour en parla à Boudour qui, indignée cette fois, éclata en reproches et s’écria : « Je vois bien qu’il ne me reste plus qu’un seul moyen d’en finir avec ces tortures continuelles. Je vais saisir ce glaive qui est là et m’en enfoncer la pointe dans le cœur et la faire sortir par mon dos ! Par Allah ! c’est mon seul recours ! » Et comme elle se disposait vraiment à user de cette violence sur elle-même, le roi Ghaïour fut tellement épouvanté qu’il tira la langue et secoua la main et roula autour de lui des yeux blancs ; puis il se hâta de confier Boudour à dix vieilles fort sages et pleines d’expérience dont l’une était la propre nourrice de Boudour. Et depuis ce moment les dix vieilles ne la quittent pas un seul instant et veillent même à tour de rôle à la porte de son appartement.

« Et voilà, ô ma maîtresse Maïmouna, où en sont les choses maintenant. Et moi je ne manque certes pas d’aller, toutes les nuits, contempler la beauté de la princesse et me dilater les sens à la vue de ses splendeurs. Aussi crois bien que ce n’est point la tentation qui me fait défaut de la monter et de me délecter de son derrière ; mais je pense vraiment que ce serait dommage de porter atteinte, contre le gré de la propriétaire, à une somptuosité si bien gardée. Seulement, ô Maïmouna, je me contente d’elle discrètement, pendant son sommeil ; je l’embrasse, par exemple, entre les deux yeux, tout doucement, bien qu’une considérable envie me pousse à le faire fortement. Mais je me méfie de moi-même, me sachant sans retenue, une fois la chose en train ; je préfère donc m’abstenir complètement, de peur d’endommager l’adolescente.

« Je t’adjure donc, ô Maïmouna, de venir avec moi voir mon amie Boudour dont la beauté te charmera, à n’en pas douter, et dont les perfections te raviront, je m’en porte garant ! Allons, ô Maïmouna, admirer El-Sett Boudour, au pays du roi Ghaïour ! »

Ainsi parla l’éfrit Dahnasch, fils du rapide Schamhourasch.

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGTIÈME NUIT

Elle dit :

Ainsi parla l’éfrit Dahnasch, fils du rapide Schamhourasch.

Lorsque la jeune éfrita Maïmouna eut entendu cette histoire, au lieu de répondre, elle eut un rire moqueur, allongea un coup d’aile dans le ventre de l’éfrit, lui cracha à la figure et lui dit : « Tu es bien dégoûtant avec ta jeune pisseuse ! Et vraiment je me demande comment tu as osé m’en parler, alors que tu dois bien savoir qu’elle ne saurait supporter un instant la comparaison avec l’adolescent si beau que j’aime ! » Et l’éfrit s’écria, en s’essuyant la figure : « Mais, ô ma maîtresse, j’ignore totalement l’existence de ton jeune ami, et, tout en te demandant pardon, je ne demande pas mieux que de le voir, bien que j’hésite fort à croire qu’il puisse égaler la beauté de ma princesse ! » Alors Maïmouna lui cria : « Veux-tu te taire, maudit ! Je te répète que mon ami est si beau que, si tu le voyais, fût-ce en rêve, tu tomberais en épilepsie et tu baverais comme un chameau ! » Et Dahnasch demanda : « Mais où est-il donc et qui peut-il être ? » Maïmouna dit : « Ô coquin, sache qu’il est dans le même cas que ta princesse, et il est enfermé dans la vieille tour au bas de laquelle j’ai ma demeure souterraine. Mais ne va pas te flatter de l’espoir de le contempler sans moi ; car je connais ta turpitude et je ne te confierais même pas la garde d’un cul de santon ! Pourtant je veux bien consentir à te le montrer moi-même pour avoir ton opinion, tout en te prévenant que si tu avais l’audace de mentir, en parlant contre la réalité de ce que tu vas voir, je t’arracherais les yeux et ferais de toi le plus misérable des éfrits ! De plus j’entends bien que tu me payes une forte gageure si mon ami se trouve être plus beau que ta princesse ; et, pour être juste, je consens aussi à t’en payer une si c’est le contraire ! » Et Dahnasch s’écria : « J’accepte la condition. Viens donc avec moi voir El-Sett Boudour, dans le pays de son père, le roi Ghaïour ! » Mais Maïmouna dit : « C’est plus vite fait d’aller à la tour, qui est là sous nos pieds, pour juger d’abord de la beauté de mon ami ; après nous comparerons ! » Alors Dahnasch répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et aussitôt tous deux descendirent en ligne droite du haut des airs jusqu’au sommet de la tour et pénétrèrent, par la fenêtre, dans la chambre de Kamaralzamân.

Alors Maïmouna dit à l’éfrit Dahnasch : « Ne bouge plus ! et surtout sois convenable ! » Puis elle s’approcha de l’adolescent endormi et souleva le drap qui le couvrait en ce moment. Et elle se tourna du côté de Dahnasch et lui dit : « Regarde, ô maudit ! Et fais attention de ne pas tomber tout de ton long ! » Et Dahnasch avança la tête et recula stupéfait ; puis il allongea de nouveau le cou et inspecta longuement le visage et le corps du bel adolescent ; après quoi il hocha la tête et dit : « Ô ma maîtresse Maïmouna, je vois maintenant que tu es fort excusable de penser que ton ami est incomparable en beauté ; car, en vérité, je n’ai jamais vu autant de perfections dans un corps d’adolescent ; et tu sais que je connais les plus beaux parmi les fils des humains. Mais, ô Maïmouna, le moule qui l’a fabriqué ne s’est cassé qu’après avoir donné un échantillon femelle ; et c’est justement la princesse Boudour ! »

À ces paroles, Maïmouna fondit sur Dahnasch et lui asséna sur la tête un coup d’aile qui lui cassa une corne, et lui cria : « Ô le plus vil d’entre les éfrits, je te somme d’aller sur l’heure à ce pays du roi Ghaïour, au palais de Sett Boudour, et de transporter de là-bas la princesse jusqu’ici ; car je ne veux pas me déranger en t’accompagnant chez cette petite. Une fois que tu l’auras portée ici, nous la ferons coucher à côté de mon jeune ami, et nous comparerons avec nos propres yeux. Et reviens vite, Dahnasch, ou je te mets le corps en lambeaux et te jette en pâture aux hyènes et aux corbeaux ! » Alors l’éfrit Dahnasch ramassa sa corne qui gisait et, lamentable, s’en alla en se grattant le derrière. Puis il traversa l’espace comme un javelot et ne tarda pas à revenir, au bout d’une heure, chargé de son fardeau.

Or, la princesse endormie sur les épaules de Dahnasch n’avait sur elle que la chemise, et son corps palpitait dans sa blancheur. Et sur les larges manches de cette chemise, tramée de fils d’or et de soie multicolore, étaient brodés ces vers qui s’entrelaçaient agréablement :

Trois choses l’empêchent d’accorder aux humains un regard qui dise « oui » : la crainte de l’inconnu, l’horreur du connu et sa beauté !

Alors Maïmouna dit à Dahnasch : « Il me semble que tu as dû t’amuser en route avec cette jeune fille, car tu es en retard, et il ne faut pas une heure de temps aux bons éfrits pour aller du pays de Khaledân au fond de la Chine et revenir par le plus droit chemin ! Soit ! mais hâte-toi d’étendre cette petite aux côtés de mon ami pour que nous fassions notre examen ! » Et l’éfrit Dahnasch, avec des précautions infinies, déposa doucement la princesse sur le lit, et lui enleva sa chemise.

Or, en vérité, l’adolescente était fort belle et telle que l’avait dépeinte l’éfrit Dahnasch. Et Maïmouna put constater que la ressemblance des deux jeunes gens était si parfaite qu’on les eût pris pour deux jumeaux, et qu’ils ne différaient seulement que par leur milieu et leur fondement ; mais c’était le même visage de lune, la même taille délicate et la même croupe arrondie et pleine de richesse ; et elle put également se rendre compte que si la jeune fille manquait en son milieu de ce qui faisait l’ornement de l’adolescent, elle le remplaçait avantageusement par les deux tétines merveilleuses qui attestaient son sexe succulent.

Elle dit donc à Dahnasch : « Je vois qu’il est permis d’hésiter un instant sur la préférence à accorder à l’un ou à l’autre de nos amis ; mais il faut être aveugle ou insensé, comme tu l’es, pour ne pas convenir qu’entre deux jeunes gens également beaux, dont l’un est mâle et l’autre femelle, le mâle l’emporte sur la femelle ! Qu’en dis-tu, ô maudit ? » Mais Dahnasch répondit : « Pour ma part, je sais ce que je sais et je vois ce que je vois, et le temps ne me ferait pas croire le contraire de ce que mon œil a vu ! Mais, ô ma maîtresse, si tout de même tu tenais à ce que je mentisse, je mentirais pour te faire plaisir ! »

Lorsque l’éfrita Maïmouna eut entendu ces paroles de Dahnasch, elle fut prise d’une telle fureur qu’elle éclata de rire. Et pensant qu’elle ne pourrait jamais, par le moyen d’un simple examen, tomber d’accord avec l’entêté Dahnasch, elle lui dit : « Il y a peut-être moyen de savoir qui de nous deux a raison, c’est de recourir à notre inspiration ! Celui qui dira les plus beaux vers à la louange de son préféré, aura certainement la vérité de son côté ! Y consens-tu ? Ou bien n’es-tu pas capable de cette subtilité propre aux délicats seulement ? » Mais l’éfrit Dahnasch s’écria : « C’est justement, ô ma maîtresse, ce que je voulais te proposer ! Car mon père Schamhourasch m’a enseigné les règles des constructions poétiques et l’art des vers légers aux rythmes parfaits. Mais à toi d’abord la priorité, ô charmante Maïmouna ! »

Alors Maïmouna s’approcha de Kamaralzamân endormi, et se pencha sur ses lèvres et les baisa doucement ; puis elle lui caressa le front et, la main dans ses cheveux, elle dit en le regardant :

« Ô corps clair où les rameaux ont mis leur souplesse et les jasmins leur bouquet, quel corps de vierge vaudrait ta senteur ?

« Yeux où le diamant a mis sa lumière et la nuit ses étoiles, quels yeux de femme égaleraient votre feu ?

« Baiser plus doux de sa bouche que le miel aromatique, quel féminin baiser atteindrait ta fraîcheur ?

« Ô ! caresser ta chevelure et tressaillir de toute ma chair sur ta chair, puis voir dans tes yeux se lever les étoiles ! »

Lorsque l’éfrit Dahnasch eut entendu ces vers de Maïmouna, il s’extasia à la limite de l’extase, puis se convulsa à la limite de la convulsion, tant pour rendre hommage au talent de l’éfrita que pour exprimer son émotion de ces rythmes si justes ; mais il ne tarda pas à s’approcher à son tour de son amie Boudour pour se pencher sur ses seins nus et délicatement y déposer une caresse ; et, inspiré de ses charmes, il dit en la regardant :

« Les myrtes de Damas, ô jeune fille, m’exaltent l’âme quand ils sourient ; mais ta beauté…

« Les roses de Baghdad, de clair de lune et de rosée nourries, me grisent l’âme quand elles sourient ; mais tes lèvres nues…

« Tes lèvres nues, ô bien-aimée, et ta beauté fleurie, me rendent fou quand elles sourient ! Et tout le reste a disparu ! »

Lorsque Maïmouna eut entendu cette odelette si délicieuse, elle ne fut pas peu surprise de voir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… cette odelette si délicieuse, elle ne fut pas peu surprise de voir chez ce Dahnasch tant de talent uni à tant de laideur ; et, comme elle était, bien que femme, douée d’une certaine dose de jugement, elle ne manqua d’en faire son compliment à Dahnasch qui se dilata extrêmement. Mais elle lui dit : « En vérité, ô Dahnasch, tu as une âme assez fine dans cette charpente où tu habites ; mais ne crois point que tu l’emportes dans l’art des vers, pas plus que Sett Boudour ne l’emporte en beauté sur Kamaralzamân ! » Et Dahnasch, suffoqué, s’écria : « Crois-tu vraiment ! » Elle dit : « Certainement ! » Il dit : « Je ne crois pas ! » Elle dit : « Attrape ça ! » et d’un coup d’aile lui pocha un œil. Il dit : « Ça ne prouve rien ! » Elle dit : « Tiens ! voilà mon derrière ! « Il dit : « Il est assez maigre ! »

À ces paroles, Maïmouna, doublement irritée, voulut se précipiter sur Dahnasch et lui abîmer quelque partie de son individu ; mais Dahnasch, qui avait prévu le cas, en un clin d’œil se changea en puce et se réfugia sans bruit dans le lit, sous les deux adolescents ; et comme Maïmouna craignait de les réveiller, elle fut obligée, pour avoir une solution, de jurer à Dahnasch qu’elle ne lui ferait plus de mal ; et, Dahnasch, devant son serment, redevint comme il était, mais en se tenant toujours sur ses gardes. Alors Maïmouna lui dit : « Écoute, Dahnasch, je ne vois pas d’autre moyen de terminer l’affaire que de recourir à l’arbitrage d’un tiers ! » Il dit : « Je veux bien ! »

Alors Maïmouna frappa du pied le sol qui s’entr’ouvrit et laissa sortir un épouvantable éfrit immensément hideux. Il avait une tête surmontée de six cornes longues chacune de quatre mille quatre cent quatre-vingt coudées, et trois queues fourchues, longues d’autant ; il était boiteux et bossu, et ses yeux étaient plantés au milieu de sa figure dans le sens de la longueur ; il avait des bras dont l’un était long de cinq mille cinq cent cinquante-cinq coudées et l’autre d’une demi-coudée seulement ; et ses mains, plus larges que des chaudrons, étaient terminées par des griffes de lion ; et ses jambes qui finissaient par des sabots le faisaient marcher comme un pied bot ; et son zebb quarante fois plus gros que celui de l’éléphant plongeait derrière son dos et surgissait triomphant ! Il s’appelait Kaschkasch ben-Fakhrasch ben-Atrasch, de la postérité d’Éblis Abou Hanfasch !

Or, lorsque le sol se fut refermé, l’éfrit Kaschkasch aperçut Maïmouna, et aussitôt il embrassa la terre entre ses mains, se tint devant elle humblement, les bras croisés, et lui demanda : « Ô ma maîtresse Maïmouna, fille de notre roi Domriatt, je suis l’esclave qui attend tes ordres ! » Elle dit : « Je veux, Kaschkasch, que tu sois juge dans la dispute survenue entre moi et ce maudit Dahnasch. Il y a telle et telle chose. À toi donc d’être impartial et, après avoir jeté les yeux sur ce lit, de nous dire qui te parait plus beau de mon ami ou de cette jeune fille ! »

Alors Kaschkasch se tourna du côté du lit où les deux jeunes gens dormaient tranquilles et nus, et à leur vue il fut dans une émotion telle qu’il saisit de la main gauche son outil qui se raidissait au-dessus de sa tête et se mit à danser en tenant sa queue à trois branches de la main droite. Après quoi il dit à Maïmouna et à Dahnasch : « Par Allah ! à les bien considérer, je vois qu’ils sont égaux en beauté, et qu’ils diffèrent par le sexe seulement. Mais tout de même je connais un moyen, le seul qui puisse trancher le différend ! » Ils dirent : « Hâte-toi de nous l’indiquer ! » Il répondit : « Laissez-moi d’abord chanter quelque chose en l’honneur de cette adolescente qui m’émeut à l’extrême ! » Maïmouna dit : « Il n’y a guère le temps ! À moins que tu ne veuilles nous dire quelques vers sur ce bel adolescent ! » Et Kaschkasch dit : « Ce sera peut-être un peu extraordinaire ! » Elle répondit : « Chante tout de même, pourvu que les vers soient justes et courts ! » Alors Kaschkasch chanta ces vers obscurs et compliqués :

« Adolescent, tu me rappelles qu’à se vouer à l’amour unique les soins et les soucis étoufferaient la ferveur ! Sois prudent, ô mon cœur !

« Aime le sucre des baisers sur la lèvre virginale ; mais pour te rendre propice l’avenir, ne laisse point se rouiller la porte de sortie : le goût de sel est délicieux sur les lèvres moins faciles ! »

Alors Maïmouna dit : « Je ne veux point chercher à comprendre. Mais dis-nous vite le moyen de savoir qui a la vérité de son côté ! » Et l’éfrit Kaschkasch dit : « Mon avis est que l’unique moyen à employer, c’est de les réveiller l’un après l’autre, pendant que nous trois nous resterons invisibles ; et vous conviendrez que celui des deux qui témoignera un amour plus ardent à l’autre et manifestera plus de passion dans ses gestes et dans son attitude sera certainement le moins doué de beauté, puisqu’il se sera ainsi lui-même reconnu subjugué par les charmes de son compagnon ! »

À ces paroles de l’éfrit Kaschkasch…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

À ces paroles de l’éfrit Kaschkasch, Maïmouna s’écria : « Ô l’idée admirable ! » Et Dahnasch également s’exclama : « C’est tout à fait très bien ! » Et aussitôt il se changea de nouveau en puce, mais cette fois pour aller piquer au cou le beau Kamaralzamân.

À cette piqûre, qui fut de première force, Kamaralzamân se réveilla en sursaut et porta vivement la main à l’endroit piqué ; mais nécessairement il ne put rien attraper ; car le rapide Dahnasch, qui s’était ainsi un peu vengé sur la peau de l’adolescent de tous les affronts de Maïmouna, qu’il avait essuyés en silence, eut tôt fait de reprendre sa forme d’éfrit invisible, pour être témoin de ce qui allait se passer.

Or, vraiment ce qui se passa est bien remarquable.

En effet, Kamaralzamân, encore somnolent, laissa retomber la main qui n’avait pas atteint la puce, et cette main alla justement toucher la cuisse nue de la jeune fille. À cette sensation, le jeune homme ouvrit les yeux, mais les referma aussitôt d’éblouissement et d’émotion. Et il sentit contre lui ce corps plus tendre que le beurre et cette haleine plus agréable que le parfum du musc. Aussi sa surprise fut extrême, mais non dénuée d’agrément, et il finit par lever la tête et considérer l’incomparable beauté de celle qui dormait, inconnue, à ses côtés.

Il s’appuya donc du coude sur les coussins et, oubliant en un instant l’aversion qu’il avait jusque-là éprouvée pour le sexe, il se mit à détailler avec des yeux charmés les perfections de la jeune fille. Il la compara d’abord en son âme à une belle citadelle surmontée d’une coupole, puis à une perle, puis à la rose : car il ne pouvait du premier coup faire des comparaisons bien justes, vu qu’il s’était toujours refusé à regarder les femmes et qu’il était fort ignorant de leurs formes et de leurs grâces. Mais il ne tarda pas à remarquer que sa dernière comparaison était la plus juste et l’avant-dernière la plus vraie ; quant à la première, il en sourit bien vite.

Donc Kamaralzamân se pencha sur la rose et sentit que le parfum de sa chair était délicieux, et tellement qu’il promena son nez sur toute sa surface. Or, cela lui fut si agréable qu’il se dit : « Si je la touchais, pour voir ! » Et il promena ses doigts sur tous les contours de la perle et constata que cet attouchement lui mettait le feu au corps et provoquait en lui des mouvements et des battements, selon telles ou telles parties de son individu ; si bien qu’il éprouva violemment le besoin de donner libre cours à cet instinct de nature si spontané. Et il s’écria : « Tout arrive avec la volonté d’Allah ! » Et il se disposa à la copulation.

Donc il prit la jeune fille, tout en pensant : « C’est bien étonnant qu’elle soit sans caleçon ! » et la tourna et la retourna et la palpa ; puis, émerveillé, il s’écria :

« Ya Allah ! quel gros derrière ! » Puis il caressa son ventre et dit : « C’est une merveille de tendresse ! » Après quoi les seins le tentèrent et il les prit et éprouva, à s’en remplir les deux mains, un frémissement d’une volupté telle qu’il s’écria : « Par Allah ! il faut absolument que je la réveille pour bien faire les choses ! Mais comment se fait-il qu’elle ne se soit pas encore réveillée depuis le temps que je la touche ? »

Or, ce qui empêchait la jeune fille de se réveiller c’était la volonté de Dahnasch l’éfrit qui l’avait plongée ainsi dans ce sommeil si lourd pour faciliter l’action de Kamaralzamân.

Donc Kamaralzamân mit ses lèvres sur les lèvres de Sett Boudour et leur prit un long baiser ; et, comme elle ne se réveillait pas, il en prit encore un second puis un troisième, sans qu’elle eût marqué le moindre sentiment. Alors il se mit à lui parler, disant : « Ô mon cœur ! ô mon œil ! ô mon foie ! Réveille-toi ! Je suis Kamaralzamân ! » Mais la jeune fille ne fit pas un seul mouvement.

Alors Kamaralzamân, voyant l’inanité de son appel, se dit : « Par Allah ! je ne puis plus attendre ! il faut que je pénètre en elle, tout m’y pousse ! J’essaierai, pour voir si je puis réussir, pendant qu’elle dort ! » Et il s’étendit sur elle.

Tout cela ! Et Maïmouna et Dahnasch et Kaschkasch regardaient. Et Maïmouna commençait à s’inquiéter fort et déjà s’apprêtait, en cas de consommation, à trouver que ça ne comptait pas !

Donc Kamaralzamân s’étendit sur la jeune fille qui dormait sur le dos…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaitre le matin et, discrète comme elle était, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

Donc Kamaralzamân s’étendit sur la jeune fille qui dormait sur le dos, et qui n’avait pour tout vêtement que ses cheveux épars, et il l’enlaça de ses bras et il allait faire un premier essai de ce qu’il allait faire, quand soudain il tressaillit et la désenlaça et hocha la tête et pensa : « C’est sûrement le roi mon père qui a fait placer cette adolescente dans mon lit pour expérimenter l’effet du contact des femmes sur moi ; et il doit être maintenant derrière ce mur, l’œil à un trou, à me regarder pour voir si cela réussit. Et demain il entrera chez moi et me dira : « Kamaralzamân, tu disais avoir le mariage et les femmes en répulsion ! Qu’as-tu fait cette nuit avec cette adolescente ? Ah ! Kamaralzamân, tu veux bien forniquer en secret, mais tu te refuses à te marier, bien que tu saches tout le bonheur que j’aurais de voir ma descendance assurée et mon trône transmis à mes enfants ! » Et moi alors je serai considéré comme un fourbe et un menteur ! Il vaut donc mieux m’abstenir cette nuit de copuler, malgré toute l’envie que j’en ai, et attendre jusqu’à demain ; et alors je demanderai à mon père cette belle adolescente en mariage. Et de la sorte mon père sera heureux et moi je pourrai, tout à mon aise, user de ce corps béni ! »

Et là-dessus, à la grande joie de Maïmouna qui avait commencé à avoir de si terribles inquiétudes et à l’ennui considérable de Dahnasch qui, au contraire, avait pensé que l’adolescent copulerait et s’était d’abord mis à danser de joie, Kamaralzamân se pencha encore une fois sur Sett Boudour et, après l’avoir baisée sur la bouche, il lui enleva du petit doigt une bague surmontée d’un beau diamant, et se la passa lui-même au petit doigt pour bien marquer qu’il considérait désormais la jeune fille comme son épouse ; puis, après avoir mis au doigt de la jeune fille sa bague à lui, il lui tourna le dos, bien qu’avec un regret extrême, et ne tarda pas à se rendormir.

À cette vue Maïmouna exulta tout à fait et Dahnasch fut bien confus ; mais il ne tarda pas à dire à Maïmouna : « Ce n’est que la moitié de l’épreuve. À ton tour maintenant ! »

Alors Maïmouna se changea aussitôt en puce et sauta sur la cuisse de Sett Boudour, et, de là, monta jusqu’à son nombril, puis revint sur ses pas de quatre travers de doigt, et s’arrêta juste sur le sommet du monticule qui domine le vallon des roses, et là, d’une seule piqûre dans laquelle elle mit toute sa jalousie et sa vengeance, elle fit sauter de douleur la jeune fille qui ouvrit les yeux et se leva vivement sur son séant en portant les deux mains sur son devant ! Mais aussitôt elle jeta un cri de terreur et d’étonnement en apercevant près d’elle le jeune homme couché sur le flanc. Mais, dès le premier regard qu’elle lui jeta, elle ne tarda pas à passer de la frayeur à l’admiration et de l’admiration au plaisir et du plaisir à un épanchement de joie qui atteignit bientôt au délire.

En effet, dans sa frayeur première, elle pensa en son âme : « Infortunée Boudour, tu es compromise pour toujours ! Voici dans ton lit un jeune étranger que tu n’as jamais vu ! Quelle audace est la sienne ! Ah ! je vais crier aux eunuques d’accourir et de le jeter du haut de mes fenêtres dans le fleuve ! Pourtant, ô Boudour, qui sait si ce n’est point là le mari que ton père t’a choisi ? Regarde-le d’abord, ô Boudour, avant de recourir à la violence ! »

Et c’est alors que Boudour jeta un coup d’œil sur l’adolescent, et de ce rapide examen elle fut éblouie de sa beauté et s’écria : « Ah ! mon cœur ! qu’il est gentil ! » Et, à l’instant même, elle fut si entièrement captivée, qu’elle se pencha sur cette bouche souriante de sommeil et l’exprima d’un baiser entre ses lèvres en s’écriant : « Que c’est bon ! Par Allah ! celui-là, oui, je le veux pour époux ! Pourquoi mon père a-t-il si longtemps tardé à me l’amener ! » Puis elle prit, en tremblant, la main du jeune homme et la mit entre ses deux mains et lui parla fort gentiment pour le réveiller, disant : « Ô gentil ami, ô lumière de mes yeux, ô mon âme, lève-toi ! lève-toi ! Viens m’embrasser, viens ! mon chéri, viens ! par ma vie sur toi ! réveille-toi ! »

Mais comme Kamaralzamân, par l’effet de l’enchantement opéré sur lui par la vindicative Maïmouna, ne faisait pas un mouvement indicateur de réveil, la belle Boudour s’imagina que c’était sa faute à elle et qu’elle ne mettait pas assez de chaleur dans son appel. Aussi, sans plus se soucier de savoir si on la regardait ou non, elle entr’ouvrit la chemise de soie qu’elle s’était d’abord hâtée de jeter sur elle à son premier mouvement, et se glissa tout contre le jeune homme et l’entoura de ses bras et appliqua ses cuisses contre les siennes et, éperdument, lui dit dans l’oreille : « Tiens ! prends-moi toute ! vois comme je suis obéissante et gentille ! Voici les narcisses de mes seins et le parterre de mon ventre qui est très doux, regarde ! Voici mon nombril qui aime la caresse fine, viens t’en réjouir ! Puis tu goûteras à la primeur des fruits qui sont en moi ! La nuit ne sera pas assez longue pour nos ébats ! Et jusqu’au matin nous nous dulcifierons… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … et jusqu’au matin nous nous dulcifierons ! »

Mais comme Kamaralzamân, plus que jamais enfoncé dans le sommeil, continuait à ne point répondre, la belle Boudour s’imagina un instant que ce n’était là qu’une feinte de sa part pour lui donner plus de surprise ; et, moitié rieuse, elle lui dit : « Allons ! allons, gentil ami, ne fais pas le fourbe comme ça ! Serait-ce mon père qui t’aurait donné ces leçons de malice pour vaincre mon orgueil ? C’est peine inutile vraiment ! Car ta beauté, ô jeune daim svelte et charmant, à elle seule a fait de moi la plus soumise des esclaves d’amour ! »

Mais comme Kamaralzamân restait toujours immobile, Sett Boudour, de plus en plus subjuguée, reprit : « Ô maître de la beauté, regarde ! Moi aussi je passe pour belle : autour de moi tout vit dans l’admiration de mes charmes froids et sereins. Toi seul as su allumer le désir dans le regard calme de Boudour ! Que ne te réveilles-tu, ô adorable garçon ! Que ne te réveilles-tu ! dis ! me voici ! Je me sens mourir ! »

Et la jeune fille enfouit sa tête sous le bras de l’adolescent, et câlinement le mordilla au cou et à l’oreille, mais sans résultat. Alors ne pouvant plus résister à la flamme allumée en elle pour la première fois, elle se mit de la main à fureter entre les jambes et les cuisses du jeune homme et les trouva si lisses et si pleines qu’elle ne put empêcher sa main de glisser sur leur surface. Alors, comme par hasard, elle rencontra en route, dans l’intervalle, un objet si nouveau pour elle qu’elle le considéra avec de grands yeux et constata que, sous sa main, il changeait de forme à chaque instant. Elle fut d’abord bien effrayée, mais comprit sans retard son usage particulier : car de même que le désir chez les femmes est de beaucoup plus intense que chez les hommes, de même leur intelligence est infiniment plus prompte à saisir les rapports des organes charmants. Elle le prit donc à pleines mains et, tandis qu’elle embrassait les lèvres du jeune homme avec ardeur, il arriva ce qui arriva !

Apres quoi Sett Boudour couvrit de baisers son ami endormi, sans laisser un seul endroit sur lequel elle n’eût imprimé ses lèvres. Puis, calmée tant soit peu, elle lui prit les mains et les baisa l’une après l’autre sur la paume ; puis elle le souleva lui-même et le prit dans son sein et lui entoura le cou de ses bras ; et, dans cet enlacement, membre contre membre et leurs haleines mêlées, elle s’endormit en souriant.

Tout cela ! Et, invisibles, les trois éfrits ne perdaient pas un geste ! Aussi, la chose ayant été consommée si péremptoirement, Maïmouna fut à la limite de la jubilation et Dahnasch ne fit aucune difficulté pour convenir que Boudour avait été beaucoup plus loin dans les manifestations de son ardeur et lui faisait ainsi perdre la gageure. Mais Maïmouna, assurée maintenant de la victoire, fut magnanime et dit à Dahnasch : « Pour ce qui est de la gageure que tu me dois, je t’en fais grâce, ô maudit ! Et même je vais te donner le sauf-conduit qui désormais t’assurera toute tranquillité dans tes courses aériennes. Mais prends bien garde d’en abuser, et ne manque jamais plus aux convenances ! »

Après quoi la jeune éfrita se tourna vers Kaschkasch et, gentiment, lui dit ; « Kaschkasch, je te remercie beaucoup pour ton conseil ! Je te nomme, en conséquence, chef de mes émissaires ; et je me charge de faire approuver ma décision par mon père Domriatt ! » Puis elle ajouta : « Maintenant avancez tous deux, et prenez cette jeune fille et transportez-la vite au palais de son père Ghaïour, maître d’El-Bouhour et d’El-Koussour ! Après les progrès si rapides qu’elle vient d’accomplir sous mes yeux, je lui donne mon amitié et désormais j’ai toute confiance dans son avenir ! Vous verrez qu’elle accomplira de belles choses ! » Et les deux éfrits répondirent : « Inschallah ! » puis…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

Et les deux éfrits répondirent : « Inschallah ! » puis s’approchèrent du lit, prirent l’adolescente qu’ils chargèrent sur leurs épaules, et s’envolèrent avec elle vers le palais du roi Ghaïour où ils ne tardèrent pas à arriver, et la déposèrent délicatement sur son lit pour s’en aller ensuite chacun de son côté.

Quant à Maïmouna, elle s’en retourna à son puits, après avoir déposé un baiser sur les yeux de son ami.

Et voilà pour eux trois.

Mais pour ce qui est de Kamaralzamân, il finit par se réveiller de son sommeil, avec le matin, le cerveau encore hanté par son aventure de la nuit. Et il se tourna à droite et il se tourna à gauche, mais bien entendu sans trouver la jeune fille. Alors il se dit : « J’avais bien deviné que c’était mon père qui avait préparé tout cela pour m’éprouver, et pour me pousser au mariage. J’ai donc bien fait d’attendre, pour lui demander, en bon fils, son consentement. » Puis il héla l’esclave couché à la porte, en lui criant : « Hé ! maraud, lève-toi ! » Et l’esclave se leva en sursaut et se hâta, encore à moitié endormi, d’apporter à son maître l’aiguière et la cuvette. Et Kamaralzamân prit l’aiguière et la cuvette et alla aux cabinets pour faire ses besoins, puis fit soigneusement ses ablutions, et revint faire sa prière du matin et mangea un morceau et lut un chapitre du Koran. Puis, tranquillement, et d’un air détaché, il demanda à l’esclave : « Saouab, où as-tu emmené la jeune fille de cette nuit ? » L’esclave, interloqué, s’exclama : « Quelle jeune fille, ô mon maître Kamaralzamân ? » Il dit, en haussant la voix : « Je te dis, chenapan, de me répondre sans détours ! Où est la jeune fille qui a passé la nuit avec moi, sur mon lit ? » Il répondit : « Par Allah ! ô mon maître, je n’ai vu ni jeune fille, ni jeune garçon ! Et d’ailleurs nul n’a pu entrer ici, puisque j’étais couché contre la porte ! » Kamaralzamân s’écria : « Eunuque de malheur, toi aussi maintenant tu oses me contrarier et me faire du mauvais sang ! Ah ! maudit, ils t’ont appris les ruses et le mensonge ! Encore une fois je te somme de me dire la vérité ! » Alors l’esclave leva les bras au ciel et s’écria : « Allah est le seul grand ! ô mon maître Kamaralzamân, je ne comprends rien à ce que tu me demandes ! »

Alors Kamaralzamân lui cria : « Approche-toi, maudit ! » Et l’eunuque s’étant approché, il le saisit au collet et le renversa et le piétina si furieusement que l’eunuque péta ! Alors Kamaralzamân continua à le rouer de coups de pied et de coups de poing jusqu’à le laisser à demi-mort. Et comme l’eunuque lançait des cris inarticulés, pour toute explication Kamaralzamân lui dit : « Attends un peu ! » et courut chercher la grosse corde de chanvre qui servait à monter l’eau du puits, la lui passa sous les aisselles, noua solidement, et le traîna jusqu’à l’orifice supérieur du puits où il le fit descendre, et le plongea entièrement dans l’eau.

Or, c’était l’hiver, et l’eau était fort désagréable, et l’air bien froid. Aussi l’eunuque se mit-il à éternuer éperdument en demandant grâce. Mais Kamaralzamân l’immergea à plusieurs reprises en lui criant chaque fois : « Tu ne sortiras qu’en m’avouant la vérité. Ou bien tu es un noyé ! » Alors l’eunuque pensa : « Sûrement il le fera comme il le dit ! » puis il cria : « Ô mon maître Kamaralzamân, tire-moi de là et je te dirai la vérité ! » Alors le prince le hissa et le vit qui tremblait comme un roseau au vent et, tant de froid que d’épouvante, il claquait des dents ; et il était dans un état bien dégoûtant, ruisselant d’eau et le nez saignant !

L’eunuque qui se sentit de ta sorte momentanément hors de danger, ne perdit pas un instant et dit au prince : « Permets-moi d’abord d’aller changer de vêtements et m’essuyer le nez ! » Et Kamaralzamân lui dît : « Va-t’en ! Mais ne perds pas de temps ! Et reviens vite me renseigner ! » Et l’eunuque sortit en courant et alla au palais trouver le père de Kamaralzamân.

Or, le roi Schahramân, en ce moment, conversait avec son grand-vizir, disant : « Ô mon vizir, j’ai passé une bien mauvaise nuit, tant mon cœur est inquiet sur l’état de mon fils Kamaralzamân. Et j’ai bien peur qu’il ne lui soit arrivé malheur dans cette vieille tour si mal aménagée pour un jeune homme aussi délicat que mon fils ! » Mais le vizir lui répondait : « Sois donc tranquille ! Par Allah, il ne lui arrivera rien là-dedans ! Il vaut mieux qu’il en soit ainsi, pour dompter sa morgue et réduire son orgueil ! »

Et là-dessus se présenta l’eunuque dans l’état où il était, et il tomba aux pieds du roi et s’écria : « Ô notre maître le sultan ! le malheur est entré dans ta maison ! Mon maître Kamaralzamân vient de se réveiller complètement fou ! Et, pour te donner une preuve de sa folie, voici : il me fit telle et telle chose et me dit telle et telle chose ! Or, moi, par Allah ! je n’ai vu entrer chez le prince ni jeune fille, ni jeune garçon ! »

À ces paroles, le roi Schahramân ne douta plus de ses pressentiments et cria à son vizir : « Malédiction ! c’est ta faute, ô vizir des chiens ! C’est toi qui m’a suggéré cette idée calamiteuse d’enfermer mon fils, la flamme de mon cœur ! Ah ! fils de chien, lève-toi et cours vite voir ce dont il s’agit, et reviens ici m’en rendre compte à l’instant ! »

Aussitôt le grand-vizir sortit, accompagné de l’eunuque et se dirigea vers la tour tout en demandant des détails que l’esclave lui donna bien inquiétants. Aussi le vizir n’entra-t-il dans la chambre qu’après des précautions infinies, la tête d’abord et le corps ensuite, mais lentement. Et combien ne fut-il point surpris de voir Kamaralzamân tranquillement assis dans son lit et lisant avec attention le Koran !…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le malin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Kamaralzamân tranquillement assis dans son lit et lisant avec attention le Koran ! Il s’approcha et, après le salam le plus respectueux, il s’assit par terre, près de son lit, et lui dit : « Dans quelle inquiétude ne nous a-t-il pas mis, cet eunuque de poix ! Imagine-toi que ce fils de putain est venu, bouleversé et dans un état de chien galeux, nous effrayer en nous racontant des choses qu’il serait indécent de répéter devant toi ! Il a troublé notre quiétude d’une telle façon que tu m’en vois encore ému ! » Kamaralzamân dit : « En vérité, il n’a guère pu vous troubler autant qu’il m’a troublé tout à l’heure moi-même ! Mais, ô vizir de mon père, je serais bien aise de savoir ce qu’il a pu vous rapporter ! » Le vizir répondit : « Qu’Allah préserve ta jeunesse ! Qu’Allah consolide ton entendement ! Qu’il éloigne de toi les actions sans mesure et garde ta langue des paroles sans sel ! Ce fils d’enculé prétend que tu es devenu subitement fou, que tu lui as parlé d’une adolescente qui aurait passé la nuit avec toi et qui t’aurait ensuite été ravie, et autres insanités semblables, et que tu as fini par le rouer de coups et par le jeter dans le puits ! Ô Kamaralzamân, mon maître, quelle impudence, n’est-ce pas, de la part de ce nègre pourri ! »

À ces paroles, Kamaralzamân sourit d’un air entendu, et dit au vizir : « Par Allah ! as-tu fini, vieux sale, cette plaisanterie, ou bien veux-tu également sentir si l’eau du puits peut servir au hammam ? Je te préviens que si tout de suite tu ne me dis pas ce que mon père et toi avez fait de mon amoureuse, la jeune fille aux beaux yeux noirs, aux joues si fraîches et rosées, tu me payeras ta ruse plus cher que l’eunuque ! » Alors le vizir, saisi de nouveau par une inquiétude sans limite, se leva à reculons et dit : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi ! Ya Kamaralzamân, pourquoi parles-tu de la sorte ? Si c’est un rêve que tu as fait, par suite de mauvaise digestion, de grâce ! hâte-toi de le dissiper ! Ya Kamaralzamân, vraiment ce ne sont pas là des propos raisonnables ! »

À ces paroles, le jeune homme s’écria : « Pour te prouver, ô cheikh de malédiction, que ce n’est point avec mon oreille que j’ai vu la jeune fille, mais avec cet œil-ci et cet œil-là, et que ce n’est point avec mes yeux que j’ai palpé et senti les roses de son corps, mais avec ces doigts-ci et ce nez-là, attrape ça ! » Et il lui asséna un coup de tête dans le ventre qui l’allongea sur le sol, puis il lui saisit la barbe (elle était fort longue) et se l’enroula autour du poignet et, certain que de la sorte il ne lui échapperait pas, il tomba dessus à coups redoublés aussi longtemps que ses forces le lui permirent.

Le malheureux grand-vizir, voyant que sa barbe s’en allait poil à poil et que son âme était également sur le point de lui dire adieu, se dit en lui-même : « Il me faut maintenant mentir ! C’est le seul moyen de me tirer des mains de ce jeune fou ! » Il lui dit donc : « Ô mon maître, je te demande bien pardon de t’avoir trompé. Mais la faute en est à ton père qui m’a en effet recommandé, sous peine de pendaison immédiate, de ne point te révéler encore le lieu où l’on a mis la jeune fille en question. Mais si tu veux bien me lâcher je vais courir prier le roi ton père de te retirer de cette tour ; et je lui ferai part de ton désir de te marier avec cette jeune fille : ce qui le réjouira à la limite de la réjouissance ! »

À ces paroles, Kamaralzamân le lâcha et lui dit : « Dans ce cas, cours vite aviser mon père, et reviens m’apporter immédiatement la réponse ! »

Lorsque le vizir se sentit libre, il se précipita hors de la chambre, en prenant soin de refermer la porte à double tour, et courut, hors de lui et les habits déchirés, vers la salle du trône.

Le roi Schahramân vit son vizir dans cet état lamentable et lui dit : « Je te vois bien piteux et sans turban ! Et tu m’as l’air bien mortifié ! Quelque chose de fâcheux a dû t’arriver, ça se voit ! » Le vizir répondit : « Ce qui m’arrive est moins fâcheux que ce dont est atteint ton fils, ô roi ! » Il demanda : « Mais quoi donc alors ? » Il dit : « Il est fou absolument, la chose est claire ! »

À ces paroles, le roi vit la lumière se changer en ténèbres devant son visage et dit : « Qu’Allah m’assiste ! Dis-moi vite les caractères de la folie dont est atteint mon enfant ! » Et le vizir répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il narra au roi tous les détails de la scène, y compris la manière dont il avait pu échapper aux mains de Kamaralzamân.

Alors le roi entra dans une grande colère et s’écria : « Ô le plus calamiteux d’entre les vizirs, cette nouvelle que tu m’annonces vaut ta tête ! Par Allah ! si vraiment tel est l’état de mon enfant, je te ferai crucifier sur le plus haut minaret pour t’apprendre à me donner des conseils aussi détestables que ceux qui ont été la cause première de ce malheur ! » Et il s’élança vers la tour et, suivi du vizir, pénétra dans la chambre de Kamaralzamân.

Lorsque Kamaralzamân vit entrer son père, il se leva vivement en son honneur et sauta à bas du lit et se tint respectueusement debout devant lui, les bras croisés, après lui avoir, en bon fils, baisé la main. Et le roi, heureux de voir son fils si paisible, lui jeta tendrement les bras autour du cou et l’embrassa entre les deux yeux, en pleurant de joie.

Après quoi il le fit s’asseoir à côté de lui sur le lit, puis se tourna, indigné, du côté du vizir et lui dit : « Tu vois bien que tu es le dernier des derniers d’entre les vizirs ! Comment as-tu osé venir me raconter que mon fils Kamaralzamân était comme ça et comme ça, et me jeter l’épouvante au cœur et me réduire en miettes le foie ! » Puis il ajouta : « D’ailleurs tu vas entendre de tes propres oreilles les réponses pleines de bon sens que va me faire mon fils bien-aimé ! » Il regarda alors paternellement le jeune homme et lui demanda :

« Kamaralzamân, sais-tu quel jour nous sommes aujourd’hui ? » Il répondit : « Certainement ! C’est samedi ! » Le roi jeta un regard plein de colère et de triomphe à son vizir atterré et lui dit : « Tu entends bien, n’est-ce pas ? » Puis il continua :

« Et demain, Kamaralzamân, quel jour serons-nous ? Le sais-tu ? » Il répondit : « Certainement !…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Certainement ! ce sera dimanche, et ensuite lundi, puis mardi, mercredi, jeudi et enfin vendredi, le jour saint ! » Et le roi, au comble du bonheur, s’écria : « Ô mon enfant, ô Kamaralzamân, loin de toi tout mauvais augure ! Mais dis-moi encore comment s’appelle en arabe le mois où nous sommes. » Il répondit : « Il s’appelle en arabe le mois de Zoul-Klidat. Après lui vient le mois de Zoul-Hidjat, puis viendra Môharram suivi de Safar, de Rabialaoûal, de Rabialthani, de Gamadialouala, de Gamadialthania, de Ragab, de Schâabân, de Ramadan et enfin de Schaoûal ! »

Alors le roi fut à l’extrême limite de la joie et, tranquillisé de la sorte sur l’état de son fils, se tourna vers le vizir et lui cracha à la figure et lui dit : « Il n’y a d’autre fou que toi, vieux de malheur ! » Et le vizir hocha la tête et voulut répondre ; mais il s’arrêta et se dit : « Attendons un peu la fin ! » Or, le roi dit ensuite à son fils : « Mon enfant, imagine-toi que ce cheikh-là et cet eunuque de poix sont venus me rapporter telles et telles paroles que tu leur aurais dites au sujet d’une prétendue jeune fille qui aurait passé la nuit avec toi ! Dis-leur donc à la figure qu’ils ont menti ! »

À ces paroles, Kamaralzamân eut un sourire amer et dit au roi : « Ô mon père, sache qu’en vérité je n’ai plus ni la patience nécessaire ni l’envie pour endurer plus longtemps cette plaisanterie qui a, ce me semble, assez duré comme ça ! De grâce, épargne-moi cette mortification et n’ajoute pas un mot de plus à ce sujet : car je sens que mes humeurs sont fort desséchées de tout ce que tu m’as déjà fait endurer ! Pourtant, ô mon père, sache aussi que maintenant je suis bien résolu à ne plus te désobéir, et je consens à me marier avec cette belle adolescente que tu as bien voulu m’envoyer cette nuit me tenir compagnie au lit. Je l’ai trouvée parfaitement désirable, et sa seule vue m’a mis tout le sang en mouvement ! »

À ces paroles de son fils, le roi s’écria : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi, ô mon enfant ! Qu’il te préserve des maléfices et de la folie ! Ah ! mon fils, quel cauchemar as-tu donc fait pour tenir un pareil langage ! Et qu’as-tu donc mangé de si lourd hier au soir pour que ta digestion ait eu une si néfaste influence sur ton cerveau ! De grâce, mon enfant, tranquillise-toi ! Jamais plus de ma vie je te contrarierai ! Et maudits soient le mariage et l’heure du mariage et ceux qui parleront encore de mariage ! »

Alors Kamaralzamân dit à son père : « Tes paroles sont sur ma tête, ô mon père ! Mais jure-moi d’abord, par le grand serment, que tu n’as aucune connaissance de mon aventure de cette nuit avec la belle fille qui a, comme je vais te le prouver, laissé sur moi plus d’une trace d’une action partagée ! » Et le roi Schahramân s’écria : « Je te le jure par la vérité du saint nom d’Allah, dieu de Moussa et d’Ibrahim, qui a envoyé Mohammad parmi les créatures comme gage de leur paix et de leur salut. Amin ! » Et Kamaralzamân répéta : « Amin ! » Mais il dit à son père : « Maintenant que dirais-tu si je te donnais les preuves du passage entre mes bras de la jeune fille ? » Le roi dit : « J’écoute ! » Et Kamaralzamân continua :

« Si quelqu’un, ô mon père, te disait : « La nuit dernière je me réveillai en sursaut et vis devant moi quelqu’un prêt à lutter avec moi jusqu’au sang. Alors moi, bien que je ne voulusse pas le perforer, je fis, à mon insu, un mouvement qui poussa mon glaive au milieu de son ventre nu. Et le matin je me réveillai et vis que mon glaive était en effet teinté de sang et d’écume ! » — Que dirais-tu, ô mon père, à celui qui, t’ayant tenu ce langage, te montrerait son glaive ensanglanté ? » Le roi dit : « Je lui dirais que le sang seul, sans le corps du partenaire, ne donne qu’une moitié de preuve ! »

Alors Kamaralzamân dit : « Ô mon père, moi aussi, ce matin, en me réveillant, je me vis tout le bas-ventre couvert de sang : la cuvette qui est encore aux cabinets t’en donnera la preuve. Mais, preuve plus convaincante encore, voici la bague de l’adolescente ! Quant à la mienne, elle a disparu, comme tu le vois ! »

À ces paroles, le roi courut aux cabinets et vit qu’en effet la cuvette en question contenait…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

… Le roi courut aux cabinets et vit qu’en effet la cuvette en question contenait une quantité énorme de sang, et il pensa en lui-même : « C’est là un indice, de la part de la partenaire, d’une santé merveilleuse et d’un écoulement loyal et franc ! » Et il pensa encore : « Je vois là la main du vizir certainement ! » Puis il revint en toute hâte près de Kamaralzamân en s’écriant : « Voyons la bague maintenant ! » Et il la prit, la tourna et la retourna, puis la rendit à Kamaralzamân, en disant : « C’est là une preuve qui me trouble absolument ! » Et il resta sans dire un mot de plus durant une heure de temps. Puis tout d’un coup il s’élança sur le vizir et lui cria : « C’est toi, vieil entremetteur, qui as arrangé toute cette intrigue-là ! » Mais le vizir tomba aux pieds du roi et jura sur le Livre Saint et sur la Foi qu’il n’était pour rien dans cette affaire-là. Et l’eunuque fit le même serment.

Alors le roi, se refusant davantage à comprendre, dit à son fils : « Allah seul débrouillera ce mystère ! » Mais Kamaralzamân, fort ému, répondit : « Ô mon père, je te supplie de faire des recherches et des enquêtes pour me rendre la délicieuse jeune fille dont le souvenir me met l’âme en émoi. Je t’adjure d’avoir compassion de moi et de me la retrouver, ou je mourrai ! » Le roi se mit à pleurer et dit à son fils : « Ya Kamaralzamân, Allah est le seul grand, et lui seul connaît l’inconnu ! Quant à nous, nous n’avons plus qu’à nous affliger ensemble, toi de cet amour sans espérance et moi de ton affliction même et de mon impuissance à y porter remède ! »

Puis le roi, bien désolé, prit son fils par la main et l’emmena de la tour au palais où il s’enferma avec lui. Et il refusa de s’occuper des affaires de son royaume pour rester à pleurer avec Kamaralzamân qui s’était mis au lit, à la limite du désespoir d’aimer ainsi de toute son âme une jeune fille inconnue qui, après des preuves si marquées d’amour, avait si étrangement disparu.

Puis le roi, pour être encore plus à l’abri des gens et des choses du palais, et pour n’avoir plus à s’occuper que des soins à donner à son fils qu’il aimait tant, fit bâtir au milieu de la mer un palais qui n’était relié à la terre que par une jetée large de vingt coudées, et le fit meubler à son usage et à celui de son enfant. Et tous deux l’habitèrent seuls, loin du bruit et des tracas, pour ne songer qu’à leur malheur. Et pour se consoler un tant soit peu, Kamaralzamân ne trouvait rien de mieux que la lecture des beaux livres sur l’amour, et la récitation des vers des poètes inspirés, dont ceux-ci entre mille :

« Ô guerrière habile au combat des roses, le sang délicat des trophées, qui frangent ton front triomphal teinte de pourpre ta profonde chevelure ; et le parterre natal de toutes ses fleurs s’incline pour baiser tes pieds enfantins !

« Si doux, ô princesse, ton corps surnaturel, que l’air charmé s’aromatise à le toucher ; et si la brise curieuse sous ta tunique pénétrait elle s’y éterniserait.

« Si belle, ta taille, ô houri, que le collier sur ta gorge nue se plaint de n’être point ta ceinture ! Mais tes jambes subtiles, où les chevilles sont enserrées par les grelots, font craquer d’envie les bracelets sur tes poignets ! »

Et voilà pour ce qui est de Kamaralzamân et de son père, le roi Schahramân !

Quant à la princesse Boudour, voici ! Lorsque les deux éfrits l’eurent déposée dans son lit, au palais de son père le roi Ghaïour, la nuit était presque écoulée. Aussi, trois heures après, apparut l’aurore et Boudour se réveilla. Elle souriait encore à son bien-aimé et s’étirait de plaisir dans ce moment délicieux du demi-réveil aux côtés de l’amoureux qu’elle croyait près d’elle. Et comme elle tendait les bras vaguement, avant que d’ouvrir les yeux, pour lui en entourer le cou, elle n’attrapa que l’air vide. Alors elle se réveilla tout à fait et ne vit plus le bel adolescent qu’elle avait aimé dans la nuit. Aussi son cœur trembla, et sa raison faillit s’envoler et elle poussa un grand cri, qui fit accourir les dix femmes préposées à sa garde et, parmi elles, sa nourrice. Elles entourèrent le lit, bien anxieuses, et la nourrice lui demanda d’un ton effrayé : « Qu’y a-t-il donc, ô ma maîtresse ? »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… d’un ton effrayé : « Qu’y a-t-il donc, ô ma maîtresse ? » Boudour s’écria : « Tu me le demandes, comme si tu ne le savais pas, ô pleine d’astuce ! Dis-moi vite ce qu’est devenu le jeune homme adorable qui a couché cette nuit dans mes bras, et que j’aime de toutes mes forces ! » La nourrice, scandalisée à l’extrême limite, tendit le cou pour mieux comprendre et dit : « Ô princesse, qu’Allah te préserve de toutes choses inconvenantes ! Ce ne sont pas là des paroles dont tu sois coutumière ! De grâce explique-toi davantage, et si c’est un jeu que tu fais pour plaisanter, hâte-toi de nous le dire ! » Boudour se dressa à moitié sur le lit et, menaçante, lui cria : « Nourrice de malheur, je t’ordonne de me dire tout de suite où est le bel adolescent, à qui librement cette nuit j’ai livré mon corps, mon cœur et ma virginité ! »

À ces paroles, la nourrice vit le monde entier se rétrécir devant ses yeux ; elle se donna de grands coups sur la figure et se jeta à terre ainsi que les dix autres vieilles ; et toutes se mirent notoirement à crier : « Quelle matinée noire ! ô la chose énorme ! ô notre perte ! ô goudron ! »

Mais la nourrice tout de même, en se lamentant, demanda : « Ya Sett Boudour, par Allah ! reviens à la raison, et cesse ce discours si peu digne de ta noblesse ! » Mais Boudour lui cria : « Veux-tu te taire, maudite vieille, et me dire enfin ce que vous toutes avez fait de mon amoureux aux yeux noirs, aux sourcils arqués et relevés vers le coin, celui qui a passé toute la nuit avec moi jusqu’au matin et qui avait sous le nombril une chose que je n’avais pas ? »

Lorsque la nourrice et les dix autres femmes eurent entendu ces paroles, elles levèrent les bras au ciel et s’écrièrent : « Ô confusion ! ô notre maîtresse, préservée sois-tu de la folie et des embûches malignes et du mauvais œil ! Tu dépasses vraiment les limites de la plaisanterie, ce matin ! » Et la nourrice, en se frappant la poitrine, dit : « Ô ma maîtresse Boudour, quel discours ! Par Allah sur toi ! si ces propos plaisants parvenaient aux oreilles du roi, il ferait sortir nos âmes à l’heure même ! Et aucune puissance ne saurait nous sauvegarder de son courroux ! » Mais Sett Boudour, les lèvres frémissantes, s’écria : « Encore une fois, je te demande si, oui ou non, tu veux me dire où se trouve maintenant le beau garçon dont je porte encore les traces sur le corps ? » Et Boudour voulut faire le geste d’entr’ouvrir sa chemise.

À cette vue, toutes les femmes se jetèrent le visage contre terre et s’écrièrent : « Quel dommage pour sa jeunesse qu’elle soit devenue folle ! » Or, ces paroles mirent la princesse Boudour dans une colère telle qu’elle décrocha du mur une épée et se précipita sur les femmes pour les transpercer. Alors, affolées, elles se précipitèrent dehors en se bousculant et en hurlant, et arrivèrent, pêle-mêle et le visage défait, dans l’appartement du roi. Et la nourrice, les larmes aux yeux, mit le roi au courant de ce que venait de dire Sett Boudour, et ajouta : « Elle nous eût toutes tuées ou assommées si nous n’avions pris la fuite ! » Et le roi s’écria : « La chose est assez énorme ! Mais as-tu vu toi-même si vraiment elle a perdu ce qu’elle a perdu ? » La nourrice se cacha le visage entre les doigts et dit en pleurant : « J’ai vu ! Il y avait beaucoup de sang ! » Alors le roi dit : « C’est tout à fait énorme ! » Et, bien qu’en ce moment il fût pieds nus et eût la tête couverte du turban de nuit seulement, il s’élança dans la chambre de Boudour.

Le roi regarda sa fille d’un regard très sévère et lui demanda : « Boudour, est-ce vrai que tu aies, selon le dire de ces vieilles folles, couché cette nuit avec quelqu’un et que tu portes encore sur toi les traces de son passage : ce qui t’aurait fait perdre ce que tu as perdu ? » Elle répondit : « Mais certainement, ô mon père, puisque c’est toi seul qui l’as voulu, et que d’ailleurs le jeune homme était parfaitement choisi et si beau que je brûle de savoir pourquoi tu me l’as ensuite enlevé ! Voici d’ailleurs sa bague qu’il m’a donnée après qu’il m’eut pris la mienne ! » Alors le roi, père de Boudour, qui avait déjà cru sa fille à moitié folle, se dit : « Elle a maintenant atteint la limite de la folie ! » et il lui dit : « Boudour, veux-tu enfin me dire ce que signifie cette conduite étrange et si peu digne de ton rang ? » Alors Boudour ne put plus se contenir et se déchira la chemise de bas en haut et se mit à sangloter en se donnant des coups sur le visage.

À cette vue le roi ordonna aux eunuques et aux vieilles de lui saisir les mains pour l’empêcher de se faire du mal, et, en cas de récidive, de l’enchaîner même et de lui passer au cou un collier de fer et de l’attacher à la fenêtre de sa chambre.

Puis le roi Ghaïour, au désespoir, se retira chez lui en pensant aux moyens à employer pour obtenir la guérison de cette folie dont il pensait sa fille atteinte. Car il continuait, malgré tout, à l’aimer aussi vivement que par le passé, et il ne pouvait se faire à l’idée qu’elle était folle pour toujours.

Il assembla donc dans son palais tous les savants de son royaume, les médecins, les astrologues, les magiciens, les hommes versés dans les livres anciens, et les droguistes, et leur dit à tous : « Ma fille El-Sett Boudour est dans tel et tel état. Celui d’entre vous qui la guérira, l’obtiendra de moi comme épouse et sera l’héritier de mon trône après ma mort ! Mais celui qui sera entré chez ma fille et n’aura pas réussi à la guérir, aura la tête coupée ! »

Puis il fit crier la chose par toute la ville et envoya des courriers dans tous ses États pour la publier également.

Or, beaucoup de médecins, de savants, d’astrologues, de magiciens et de droguistes se présentèrent ; mais on voyait une heure après leur tête coupée apparaître suspendue au-dessus de la porte du palais. Et il y eut ainsi, en peu de temps, quarante têtes de médecins et autres marchands de drogues, symétriquement rangées, le long de la façade du palais. Alors les autres se dirent : « C’est là un mauvais signe ! Et la maladie doit être incurable ! » Et personne n’osa plus se présenter, pour ne point s’exposer à se faire couper le cou. Et voilà pour les médecins et le châtiment à leur appliquer en de semblables cas !

Mais pour ce qui est de Boudour, elle avait un frère de lait, fils de la nourrice, et dont le nom était Marzaouân. Or, Marzaouân, bien que musulman orthodoxe et bon croyant, avait étudié la magie et la sorcellerie, les livres des Hindous et des Égyptiens, les caractères talismaniques et la science des étoiles ; après quoi, n’ayant plus rien à apprendre dans les livres, il s’était mis à voyager et avait ainsi parcouru les contrées les plus reculées et consulté les hommes les plus versés dans les sciences secrètes ; et il avait de la sorte rendu siennes toutes les connaissances humaines. Et alors il s’était mis en route pour rentrer dans son pays, où il était arrivé en bonne santé.

Or, la première chose que vit Marzaouân, en entrant dans la ville, fut les quarante têtes coupées des médecins, suspendues au-dessus de la porte du palais ; et, sur sa demande, les passants lui apprirent toute l’histoire et l’ignorance notoire des médecins justement exécutés…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

… l’ignorance notoire des médecins justement exécutés.

Alors Marzaouân entra chez sa mère et, après les effusions du retour, lui demanda des détails sur la question ; et sa mère lui confirma ce qu’il avait avait appris : ce qui attrista beaucoup Marzaouân, vu qu’il avait été élevé avec Boudour et qu’il l’aimait d’un amour plus fort que n’en ressentent d’ordinaire les frères pour leurs sœurs. Il réfléchit donc pendant une heure de temps ; après quoi il releva la tête et demanda à sa mère : « Pourrais-tu me faire entrer en secret chez elle, pour que j’essaye si je puis connaître l’origine de son mal et voir s’il y a remède ou non ! » Et sa mère lui dit : « C’est difficile, ô Marzaouân. En tout cas, puisque tu le souhaites, hâte-toi de t’habiller en femme et de me suivre. » Et Marzaouân se prépara sur le champ et, déguisé en femme, suivit sa mère au palais.

Quand ils furent arrivés à la porte de l’appartement, l’eunuque préposé à la garde voulut défendre l’entrée à celle des deux qu’il ne connaissait pas ; mais la vieille lui glissa un bon cadeau dans la main et lui dit : « Ô chef du palais, la princesse Boudour qui est si malade m’a exprimé le désir de revoir ma fille que voici et qui est sa sœur de lait ! Laisse-nous donc passer, ô père de la politesse ! » Et l’eunuque, aussi flatté de ces paroles que satisfait du cadeau, répondit : « Entrez vite, mais ne vous attardez pas ! » Et ils entrèrent tous deux.

Lorsque Marzaouân arriva en présence de la princesse, il releva le voile qui lui cachait le visage, s’assit par terre et sortit de dessous son vêtement un astrolabe, des grimoires et une chandelle, et se disposait à tirer d’abord l’horoscope de Boudour avant de l’interroger, quand soudain la jeune fille se jeta à son cou et l’embrassa tendrement, car elle l’avait sans peine reconnu. Puis elle lui dit : « Comment, mon frère Marzaouân, toi aussi, tu crois à ma folie, comme tous ceux-là ! Ah ! désabuse-toi, Marzaouân ! Ne sais-tu donc ce que dit le poète ? Écoute ces paroles et réfléchis ensuite sur leur portée :

« Ils ont dit : « Elle est folle ! Ô sa jeunesse perdue ! »

« Je leur dis : « Heureux les fous ! Ils jouissent autrement de la vie, et diffèrent en cela de la foule chétive qui se rit de leurs actions ! »

« Je leur dis aussi : « Ma folie n’a qu’un remède et c’est l’approche de mon ami ! »

Lorsque Marzaouân eut entendu ces vers il comprit aussitôt que Sett Boudour était amoureuse, simplement, et que c’était là son seul mal. Il lui dit : « L’homme subtil n’a besoin que d’un signe pour comprendre. Hâte-toi de me raconter ton histoire, et, si Allah veut, je serai pour toi une cause de consolation et l’intermédiaire du salut ! » Alors Boudour lui raconta par le menu toute l’aventure, qui ne gagnerait rien à être répétée. Et elle fondit en larmes, en disant : « Voilà mon triste sort, ô Marzaouân ; et je ne vis plus qu’en pleurant la nuit comme le jour, et c’est à peine si les vers d’amour que je me récite arrivent à mettre un peu de fraîcheur sur la brûlure de mon foie ! »

À ces paroles, Marzaouân baissa la tête pour réfléchir et s’enfonça pendant une heure de temps dans ses pensées. Après quoi il releva la tête et dit à la désolée Boudour : « Par Allah ! je vois clairement que ton histoire est en tous points exacte ; mais, en vérité, la chose m’est fort difficile à comprendre. Mais j’ai espoir de guérir ton cœur en te donnant la satisfaction que tu désires. Seulement par Allah ! fais en sorte que la patience soit ton soutien jusqu’à mon retour. Et sois bien sûre que le jour où de nouveau je serai près de toi sera celui où je t’aurai amené ton bien-aimé par la main ! » Et, sur ces paroles, Marzaouân se retira brusquement de chez la princesse, sa sœur de lait, et, le jour même, il quitta la ville du roi Ghaïour.

Une fois hors des murs, Marzaouân se mit à voyager pendant un mois entier de ville en ville et d’île en île, et partout il n’entendait les gens parler, pour tout sujet de conversation, que de l’histoire étrange de Sett Boudour. Mais au bout de ce mois de voyage, Marzaouân arriva dans une grande ville, située sur le bord de la mer et dont le nom était Tarab, et il cessa d’entendre les gens parler de Sett Boudour ; mais, par contre, il n’était question que de l’histoire surprenante d’un prince, fils du roi de ces contrées, et que l’on nommait Kamaralzamân. Et Marzaouân se fit raconter les détails de cette histoire, et les trouva si semblables en tous points à ceux qu’il connaissait au sujet de Sett Boudour, qu’il s’informa aussitôt de l’endroit où se trouvait exactement ce fils du roi. On lui dit que cet endroit était situé fort loin et que deux chemins y conduisaient, l’un par terre et l’autre par mer ; par le chemin de terre on mettait six mois pour arriver à ce pays de Khaledân où se trouvait Kamaralzamân ; et par le chemin de mer on ne mettait qu’un mois seulement, Alors Marzaouân, sans hésiter, prit le chemin de mer sur un navire qui partait justement pour ces îles du royaume de Khaledân.

Le navire sur lequel Marzaouân s’était embarqué eut un vent favorable durant toute la traversée ; mais le jour même où il arrivait en vue de la ville, capitale du royaume, une tempête formidable souleva les lames de la mer et projeta en l’air le navire qui tourna sur lui-même et sombra irrémédiablement sur un rocher à pic. Mais Marzaouân, entre autres qualités, savait parfaitement nager ; aussi, de tous les passagers, fut-il le seul à pouvoir se sauver en s’accrochant au grand mât qui était tombé à la mer. Et la force du courant l’entraîna justement du côté de la langue de terre où était bâti le palais qu’habitait Kamaralzamân avec son père.

Or, le destin voulut qu’à ce moment le grand-vizir, qui était venu rendre compte au roi de l’état du royaume, regardât par la fenêtre qui donnait sur la mer ; et, voyant ce jeune homme aborder ainsi, il ordonna aux esclaves d’aller à son secours et de le lui amener, après lui avoir toutefois donné des habits de rechange et fait boire un verre de sorbet pour lui calmer les esprits.

Aussi, peu d’instants après, Marzaouân entra dans la salle où se trouvait le vizir. Et comme il était bien fait et gentil d’aspect, il plut tout de suite au grand-vizir, qui se mit à l’interroger et fut bientôt édifié de l’étendue de ses connaissances et de sa sagesse. Aussi il se dit en lui-même : « Sûrement il doit être versé dans la médecine ! » et il lui demanda : « Allah t’a conduit ici pour guérir un malade qui est très aimé de son père… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

« … un malade qui est très aimé de son père et qui est pour nous tous un sujet d’affliction continuelle ! » Et Marzaouân lui demanda : « De quel malade parles-tu ? » Il répondit : « Du prince Kamaralzamân, fils de notre roi Schahramân, qui habite ici même. »

À ces paroles, Marzaouân se dit : « Le destin me favorise au delà de mes souhaits ! » Puis il demanda au vizir : « Et quelle est la maladie dont souffre le fils du roi ? » Le vizir dit : « Pour ma part je suis persuadé que c’est tout bonnement la folie. Mais son père prétend que c’est le mauvais œil ou quelque chose d’approchant, et n’est pas loin de croire à l’étrange histoire que lui a racontée son fils ! » Et le vizir raconta à Marzaouân l’aventure entière dès son origine.

Lorsque Marzaouân eut entendu ce récit, il fut à la limite de la joie, car il ne doutait plus que le prince Kamaralzamân ne fût le jeune homme même qui avait passé la fameuse nuit avec Sett Boudour, et qui avait laissé à son amoureuse un souvenir si vivace. Mais il se garda bien de s’en expliquer au grand-vizir, et lui dit seulement : « Je suis sûr qu’en voyant le jeune homme je jugerai mieux du traitement à lui appliquer et grâce auquel je le guérirai, si Allah veut ! » Et le vizir, sans tarder, l’introduisit auprès de Kamaralzamân.

Or, la première chose qui frappa Marzaouân, en regardant le prince, fut sa ressemblance extraordinaire avec Sett Boudour. Et il en fut tellement stupéfait qu’il ne put s’empêcher de s’exclamer : « Ya Allah ! Béni soit Celui qui crée des beautés si semblables, en leur donnant les mêmes attributs et les mêmes perfections ! »

En entendant ces paroles, Kamaralzamân qui était étendu dans son lit, bien languissant et les yeux à demi-fermés, ouvrit complètement les yeux et tendit l’oreille. Mais déjà Marzaouân, mettant à profit cette attention de l’adolescent, improvisait ces vers pour lui faire comprendre, d’une manière enveloppée, ce que le roi Schahramân et le grand-vizir ne devaient pas comprendre :

« Je vais essayer de chanter les mérites d’une beauté, cause de mes souffrances, pour faire revivre le souvenir de ses charmes anciens.

« On me dit : « Ô toi qu’a blessé la flèche de l’amour, lève-toi ! Voici la coupe pleine et la guitare pour te réjouir ! »

« Je leur dis : « Comment pourrais-je me réjouir, puisque j’aime ! Y a-t-il plus grande joie que celle de l’amour et que la souffrance d’amour ?

« Tant j’aime mon amie que je jalouse même la chemise qui touche ses flancs, quand la chemise serre de trop près ses beaux flancs bénis et si doux !

« Tant j’aime mon amie que je jalouse la coupe qui touche ses lèvres gentilles, quand la coupe s’attarde trop sur ses lèvres taillées pour le baiser.

« Ne me blâmez pas de l’aimer si passionnément ; déjà je souffre assez de mon amour lui-même.

« Ah ! si vous saviez ses mérites ! Elle est aussi séduisante que Joseph chez Pharaon, aussi mélodieuse que David devant Saül, aussi modeste que Marie, mère de Christ.

« Et moi je suis aussi triste que Jacob loin de son fils, aussi malheureux que Jonas dans la baleine, aussi éprouvé que Job sur la paille, aussi déchu qu’Adam poursuivi par l’Ange !

« Ah ! rien ne me guérira, que l’approche de l’amie ! »

Lorsque Kamaralzamân eut entendu ces vers, il sentit une grande fraîcheur entrer en lui, et lui apaiser l’âme, et il fit signe à son père de faire asseoir le jeune homme près de lui et de le laisser seul avec lui. Et le roi, ravi de constater que son fils s’intéressait à quelque chose, se hâta d’inviter Marzaouân à prendre place près de Kamaralzamân et sortit de la salle après avoir cligné de l’œil au vizir pour lui dire de le suivre.

Alors Marzaouân se pencha vers l’oreille du prince et lui dit :

« Allah m’a conduit jusqu’ici pour servir d’intermédiaire entre toi et celle que tu aimes. Et pour t’en donner la preuve, voici ! » Et il donna de tels détails à Kamaralzamân sur la nuit passée avec la jeune fille que le doute ne pouvait guère se produire. Et il ajouta : « Et cette jeune fille se nomme Boudour, et c’est la fille du roi Ghaïour, maître d’El-Bouhour et d’El-Koussour. Et c’est ma sœur par l’allaitement ! »

À ces paroles, Kamaralzamân fut tellement soulagé de sa langueur qu’il sentit les forces lui revivifier l’âme ; et il se leva du lit et prit le bras de Marzaouân et lui dit : « Je vais partir tout de suite avec toi pour le pays du roi Ghaïour ! » Mais Marzaouân lui dit : « Il est un peu loin, et il te faut d’abord regagner tes forces complètement ! Puis nous irons ensemble là-bas, et toi seul guériras Sett Boudour ! »…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … et toi seul guériras Sett Boudour ! »

Sur ces entrefaites, le roi, poussé par la curiosité, rentra dans la salle et vit la figure rayonnante de son fils. Alors, de joie, sa respiration s’arrêta dans son gosier ; et cette joie arriva au délire quand il entendit son fils lui dire : « Je vais tout de suite m’habiller pour aller au hammam ! »

Alors le roi se jeta au cou de Marzaouân et l’embrassa, sans même songer à lui demander la recette du remède dont il s’était servi pour obtenir en si peu de temps un si grand résultat. Et aussitôt, après avoir comblé Marzaouân de cadeaux et d’honneurs, il ordonna d’illuminer toute la ville en signe de joie, distribua une prodigieuse quantité de robes d’honneur et de largesses à ses dignitaires et à tous les gens du palais et fit ouvrir les cachots et élargir tous les prisonniers. Et de la sorte toute la ville et tout le royaume furent dans la joie et le bonheur.

Lorsque Marzaouân jugea que la santé du prince était complètement rétablie, il le prit en particulier et lui dit : « C’est le moment de partir, puisque tu ne peux plus attendre. Fais donc tes préparatifs et allons-nous en ! » Il répondit : « Mais mon père ne me laissera pas partir ; car il m’aime tant que jamais il ne se résoudra à se séparer de moi ! Ya Allah ! Quelle sera alors ma désolation ! Sûrement je retomberai plus malade qu’avant ! » Mais Marzaouân répondit : « J’ai déjà prévu la difficulté ; et je ferai en sorte que rien ne nous retarde. Pour cela voici ce que j’ai imaginé : un mensonge bienfaisant. Tu diras au roi que tu as envie de respirer le bon air dans une partie de chasse de quelques jours en ma compagnie, que ta poitrine est bien rétrécie depuis le temps que tu gardes la chambre. Et sûrement le roi ne te refusera pas la permission ! »

À ces paroles, Kamaralzamân se réjouit à l’extrême et alla sur-le-champ demander la permission à son père qui, en effet, pour ne point l’affliger, n’osa pas la lui refuser. Mais il lui dit : « Pour une nuit seulement ! Car ton absence, plus prolongée, me causerait un chagrin dont je mourrais ! » Puis le roi fit préparer pour son fils et Marzaouân deux magnifiques chevaux et six autres de relais, plus un dromadaire chargé des équipements et un chameau chargé des vivres et des outres d’eau.

Après quoi, le roi embrassa son fils Kamaralzamân et Marzaouân, et les recommanda l’un à l’autre, en pleurant ; et, après les adieux les plus touchants, les laissa s’éloigner de la ville avec tout leur campement.

Une fois hors des murs, les deux compagnons, pour donner le change aux palefreniers et aux conducteurs, firent semblant de chasser tout le jour ; et quand vint la nuit, ils firent dresser leurs tentes et mangèrent et burent et dormirent jusqu’à minuit. Alors Marzaouân réveilla doucement Kamaralzamân et lui dit : « Il faut profiter du sommeil de nos gens pour nous en aller ! » Ils montèrent donc chacun sur un des chevaux frais de relais et se mirent en route sans attirer l’attention.

Ils marchèrent de la sorte à une très bonne allure jusqu’à la pointe du jour. À ce moment Marzaouân arrêta son cheval et dit au prince : « Arrête-toi également et descends ! » Et lorsqu’il fut descendu, il lui dit : « Enlève vite ta chemise et ton caleçon ! » Et Kamaralzamân se dévêtit, sans réplique, de sa chemise et de son caleçon. Et Marzaouân lui dit : « Maintenant donne-les-moi et attends-moi un peu ! » Et il prit la chemise et le caleçon et s’éloigna jusqu’à un endroit où le chemin se divisait en quatre. Alors il prit un cheval qu’il avait eu la précaution de traîner derrière lui, et le mena au milieu d’une forêt qui s’étendait jusque-là et l’égorgea et teignit de son sang la chemise et le caleçon. Après quoi il revint à l’endroit où la route se partageait et jeta ces habits dans la poussière du chemin. Puis il revint vers Kamaralzamân qui l’attendait sans bouger et qui lui demanda : « Je voudrais bien savoir tes projets. » Il répondit : « Mangeons d’abord un morceau. » Ils mangèrent et burent, et Marzaouân dit alors au prince : « Voici ! Lorsque le roi verra s’écouler deux jours sans que tu sois de retour, et lorsque les conducteurs lui auront dit que nous sommes partis au milieu de la nuit, il enverra tout de suite à notre recherche des gens qui ne manqueront pas de voir, là où la route se divise en quatre, ta chemise et ton caleçon ensanglantés, et dans lesquels j’ai d’ailleurs pris la précaution de mettre quelques morceaux de viande de cheval et deux os cassés. Et de la sorte nul ne doutera qu’une bête sauvage t’ait dévoré et que moi j’aie pris la fuite de terreur. » Puis il ajouta : « Sans doute cette nouvelle effroyable sera un coup assommant pour ton père, mais aussi combien vive sera sa joie plus tard quand il apprendra que tu es vivant et marié à Sett Boudour ! » À ces paroles, Kamaralzamân ne trouva rien à répliquer et dit : « Ô Marzaouân, ton idée est excellente et ton stratagème ingénieux ! Mais comment ferons-nous pour les dépenses ? » Il répondit : « Qu’à cela ne tienne ! J’ai pris avec moi les plus belles pierreries, dont la moins précieuse vaut plus de deux cent mille dinars. »

Alors ils continuèrent à voyager de la sorte pendant un long espace de temps, jusqu’à ce qu’enfin leur apparût la ville du roi Ghaïour. Ils mirent alors leurs chevaux au grand galop et franchirent les murs et entrèrent par la grande porte des caravanes.

Kamaralzamân voulut aller tout de suite au palais ; mais Marzaouân lui dit de patienter encore et le mena au khân où descendaient les riches étrangers, et y resta avec lui trois jours pleins, pour que l’on fût bien reposé des fatigues du chemin. Et Marzaouân profita de ce temps pour faire confectionner à l’usage du prince un attirail complet d’astrologue, le tout en or et en matières précieuses ; il le conduisit ensuite au hammam et le vêtit, après le bain, de l’habit d’astrologue. Alors seulement, après lui avoir donné les instructions nécessaires, il le mena jusque sous le palais du roi et le quitta pour aller aviser la nourrice sa mère de son arrivée, afin qu’elle avertît la princesse Boudour.

Quant à Kamaralzamân, il s’avança jusque sous le portail du palais…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENTIÈME NUIT

Elle dit :

… il s’avança jusque sous le portail du palais et, devant la foule massée sur la place et devant les gardes et les portiers, à haute voix il clama :

« Je suis l’astrologue notoire, le magicien digne de mémoire !

« Je suis la corde qui relève les rideaux les plus noirs et la clef qui ouvre les armoires et les tiroirs !

« Je suis la plume qui trace les caractères sur les amulettes et les grimoires !

« Je suis la main qui étend le sable divinatoire et tire la guérison du fond de l’écritoire !

« Je suis celui qui donne leurs vertus aux talismans, et qui obtient par la parole toutes les victoires !

« Je fais dévier les maladies vers les émonctoires ; je ne me sers ni d’inflammatoires, ni de vomitoires, ni de sternutatoires, ni d’infusoires, ni de vésicatoires !

« Je n’use que d’oraisons jaculatoires, de mots évocatoires, de formules propitiatoires, et j’obtiens ainsi des cures péremptoires et méritoires !

« Je suis le magicien notoire, digne de mémoire : accourez tous me voir ! Je ne demande ni pourboire ni obole rémunératoire ; car je fais tout pour la gloire ! »

Lorsque les habitants de la ville, les gardes et les portiers eurent entendu ce boniment, ils furent stupéfaits ; car depuis l’exécution sommaire des quarante médecins ils croyaient cette race-là éteinte, d’autant qu’ils n’avaient jamais plus revu de médecin ou de magicien.

Aussi ils entourèrent tous le jeune astrologue ; et, à la vue de sa beauté et de son teint si frais et de ses autres perfections, ils furent charmés et en même temps bien désolés ; car ils eurent peur qu’il ne subît le même traitement que ses prédécesseurs. Ceux qui étaient les plus proches du char recouvert de velours sur lequel il se tenait debout, le supplièrent de s’éloigner du palais et lui dirent : « Seigneur magicien, par Allah ! ne sais-tu donc pas le sort qui t’attend si tu t’attardes par ici ? Le roi va te faire appeler pour que tu essayes ta science sur sa fille. Malheur à toi ! tu subiras le sort de tous ceux-là dont la tête coupée est suspendue juste au-dessus de toi ! »

Mais à toutes leurs objurgations Kamaralzamân ne répondait qu’en criant plus haut :

« Je suis le magicien notoire, digne de mémoire ! Je n’emploie ni clysoirs, ni suspensoirs, ni fumigatoires ! vous tous ! venez me voir ! »

Alors tous les assistants, bien que convaincus de son savoir, ne tremblèrent pas moins de le voir échouer devant cette maladie sans espoir.

Ils se mirent donc à se frapper la main sur la paume de l’autre main, on se disant : « Quel dommage pour sa jeunesse ! »

Or, le roi, sur ces entrefaites, entendit le tumulte sur la place et vit la foule qui entourait l’astrologue. Il dit à son vizir : « Va vite me chercher celui-là ! » Et le vizir immédiatement s’exécuta.

Lorsque Kamaralzamân arriva dans la salle du trône, il baisa la terre entre les mains du roi et lui fit d’abord ainsi son compliment :

« En toi sont réunies les huit qualités qui obligent à se courber le front des plus sages :

« La science, la force, la puissance, la générosité, l’éloquence, la subtilité, la fortune et la victoire. »

Lorsque le roi Ghaïour eut entendu cette louange il fut charmé et regarda attentivement l’astrologue. Or, sa beauté était telle qu’il ferma un instant les yeux, puis les ouvrit et lui dit : « Viens t’asseoir à côté de moi ! » Puis il lui dit : « Vois-tu, mon enfant, tu serais bien mieux sans ces habits de médecin ! Et je serais vraiment bien heureux de te donner ma fille comme épouse si tu parvenais à la guérir ! Mais je doute fort de ta réussite ! Et comme j’ai juré que nul ne devait rester vivant après avoir vu le visage de la princesse, à moins qu’il ne l’ait obtenue comme épouse, je me verrais forcé à contrecœur de te faire subir le même sort que les quarante qui t’ont précédé ! Réponds-moi donc. Consens-tu aux conditions posées ? »

À ces paroles, Kamaralzamân dit : « Ô roi fortuné, je viens de si loin vers ce pays prospère pour exercer mon art et non pour me taire ! Je sais ce que je risque, mais je ne reviendrai pas en arrière ! » Alors le roi dit au chef eunuque : « Conduis-le chez la prisonnière, puisqu’il persévère ! »

Alors tous deux s’en allèrent chez la princesse, et l’eunuque voyant le jeune homme hâter le pas, lui dit : « Misère ! crois-tu vraiment que le roi sera ton beau-père ? » Kamaralzamân dit : « Je l’espère ! Et d’ailleurs je suis tellement sûr de mon affaire que je puis guérir la princesse d’ici même, pour montrer à toute la terre mon habileté et mon savoir-faire ! »

À ces paroles, l’eunuque, à la limite de l’étonnement, lui dit : « Comment ! peux-tu vraiment la guérir sans la voir ! Si cela est, quel mérite ne sera pas le tien ! » Kamaralzamân dit : « Bien que le désir de voir la princesse qui doit être mon épouse me pousse à pénétrer au plus vite chez elle, je préfère obtenir sa guérison en restant derrière le rideau de sa chambre. » Et l’eunuque lui dit : « La chose n’en sera que plus étonnante ! »

Alors Kamaralzamân s’assit par terre derrière le rideau de la chambre de Sett Boudour, tira de sa ceinture une feuille de papier et l’écritoire et écrivit la lettre suivante…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… tira de sa ceinture une feuille de papier et l’écritoire, et écrivit la lettre suivante :

« Ces lignes de la main de Kamaralzamân, fils du sultan Schahramân, roi des terres et des océans dans les pays musulmans aux îles de Khaledân,

« À Sett Boudour, fille du roi Ghaïour, maître d’El-Bouhour et d’El-Koussour, pour lui exprimer ses peines d’amour.

« Si je devais te dire, ô princesse, toute la brûlure de ce cœur que tu frappas, il n’y aurait guère sur la terre de roseaux assez durs pour tracer une chose si hardie sur le papier. Mais sache bien, ô ! adorable, que si l’encre venait à tarir, mon sang ne tarirait pas, et t’exprimerait par sa couleur ma flamme du dedans, cette flamme qui me consume depuis la nuit magicienne où dans le sommeil tu m’apparus et pour toujours me captivas !

« Voici sous ce pli la bague qui t’appartenait. Je te la renvoie comme la preuve certaine que c’est bien moi le brûlé de tes yeux, le jaune comme le safran, le bouillonnant comme le volcan, le secoué par les malheurs et l’ouragan, qui crie vers toi Amân, en signant de son nom, Kamaralzamân.

« Je loge en ville dans le Grand-Khân. »

Cette lettre écrite, Kamaralzamân la plia, y glissa adroitement la bague, et la cacheta, puis la remit à l’eunuque qui entra immédiatement la remettre à Sett Boudour, en lui disant : « Il y a là, ô ma maîtresse, derrière le rideau, un jeune astrologue si téméraire qu’il prétend guérir les gens sans les voir. Voici d’ailleurs ce qu’il m’a remis pour toi ! »

Or, à peine la princesse Boudour eut-elle ouvert la lettre qu’elle reconnut sa bague et poussa un grand cri ; puis, affolée, elle bouscula l’eunuque et courut écarter le rideau et, d’un coup d’œil, reconnut dans le jeune astrologue le bel adolescent à qui elle s’était donnée tout entière pendant son sommeil.

Aussi sa joie fut telle qu’elle faillit devenir cette fois réellement folle. Elle se jeta au cou de son amoureux, et tous deux s’embrassèrent comme deux pigeons longtemps séparés.

À cette vue, l’eunuque alla en toute hâte avertir le roi de ce qui venait de se passer, en lui disant : « Ce jeune astrologue est le plus savant de tous les astrologues. Il vient de guérir ta fille sans même la voir, en se tenant derrière le rideau, sans plus ! » Et le roi s’écria : « Est-ce bien vrai ce que tu me dis là ? » L’eunuque dit : « Ô mon maître, tu n’as qu’à venir constater la chose avec ton propre œil ! »

Alors le roi se rendit aussitôt dans l’appartement de sa fille, et vit qu’en effet la chose était réelle. Il en fut si réjoui qu’il baisa sa fille entre les deux yeux, car il l’aimait beaucoup ; et il embrassa également Kamaralzamân, puis lui demanda de quel pays il était. Kamaralzamân répondit : « Des îles de Khaledân, et je suis le fils même du roi Schahramân ! » Et il raconta au roi Ghaïour toute son histoire avec Sett Boudour !

Lorsque le roi eut entendu cette histoire, il s’écria : « Par Allah ! cette histoire est si étonnante et si merveilleuse que, si elle était écrite avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, elle serait un sujet d’ébahissement à ceux qui la liraient avec attention ! » Et il la fit immédiatement écrire dans les annales par les scribes les plus habiles du palais pour qu’elle fût transmise de siècle en siècle à toutes les générations de l’avenir.

Aussitôt après, il fit venir le kâdi et les témoins et écrire sur l’heure le contrat de mariage de Sett Boudour avec Kamaralzamân. Et l’on fit décorer et illuminer la ville pendant sept nuits et sept jours ; et l’on mangea et l’on but et l’on se réjouit ; et Kamaralzamân et Sett Boudour furent au comble de leurs souhaits et s’entr’aimèrent pendant un long espace de temps, au milieu des fêtes, en bénissant Allah le Bienfaiteur !

Or, une nuit, après un festin où avaient été conviés les principaux notables des îles extérieures et des îles intérieures, et que Kamaralzamân avait usé d’une façon encore plus merveilleuse que de coutume des somptuosités de son épouse, il eut après cela, une fois endormi, un songe où il vit son père, le roi Schahramân, lui apparaître le visage baigné de larmes, et lui dire tristement :

« Est-ce ainsi que tu m’abandonnes, ya Kamaralzamân ? Regarde ! je vais mourir de douleur ! »

Alors Kamaralzamân se réveilla en sursaut, et réveilla également son épouse, et se mit à pousser de grands soupirs. Et Sett Boudour, anxieuse, lui demanda : « Qu’as-tu, ô mon œil ? Si tu as mal au ventre, je vais tout de suite te faire une décoction d’anis et de fenouil. Et si tu as mal à la tête, je vais te mettre sur le front des compresses de vinaigre. Et si tu as trop mangé hier au soir, je te mettrai sur l’estomac un pain chaud enveloppé dans une serviette et je te ferai boire un peu d’eau de roses mêlée à de l’eau de fleurs…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SIXIÈME NUIT

Elle dit :

»… et je te ferai boire un peu d’eau de fleurs mêlée à de l’eau de roses ! » Kamaralzamân répondit : « Il nous faut partir dès demain, ô Boudour, pour mon pays où le roi mon père est malade. Il vient de m’apparaître en songe et m’attend là-bas en pleurant ! » Boudour répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et, bien qu’il fît encore nuit noire, elle se leva aussitôt et alla trouver son père, le roi Ghaïour, qui était dans son harem, et lui fit dire par l’eunuque qu’elle avait à lui parler.

Le roi Ghaïour, en voyant apparaître la tête de l’eunuque à cette heure-là, fut stupéfait et dit à l’eunuque : « Qu’as-tu à m’annoncer de désastreux, ô visage de goudron ! » L’eunuque répondit : « C’est la princesse Boudour qui désire te parler ! » Il répondit : « Attends que je mette mon turban. » Après quoi, il sortit et demanda à Boudour : « Ma fille, quelle espèce de poivre as-tu donc avalée pour être à cette heure en mouvement ? » Elle répondit : « Ô mon père, je viens te demander la permission de partir dès l’aube pour le pays de Khaledân, royaume du père de mon époux Kamaralzamân ! » Il dit : « Je ne m’y oppose nullement, pourvu que tu reviennes au bout d’un an. » Elle dit : « Certainement ! » Et elle remercia son père de la permission en lui baisant la main, et appela Kamaralzamân qui le remercia également.

Or, dès le lendemain, à l’aube, les préparatifs étaient faits, et les chevaux harnachés, et les dromadaires et les chameaux chargés. Alors le roi Ghaïour fit ses adieux à sa fille Boudour et la recommanda beaucoup à son époux ; puis il leur fit cadeau de nombreux présents en or et en diamants, et les accompagna pendant un certain temps. Après quoi il revint vers la ville, non sans leur avoir encore fait ses dernières recommandations, en pleurant, et les laissa continuer leur chemin.

Alors Kamaralzamân et Sett Boudour, après les larmes des adieux, ne songèrent plus qu’à la joie de voir le roi Schahramân. Et ils voyagèrent de la sorte le premier jour, puis le second jour et le troisième jour, et ainsi de suite jusqu’au trentième jour. Ils arrivèrent alors à une prairie fort agréable qui les tenta si bien qu’ils y firent dresser le campement pour s’y reposer un jour ou deux. Et lorsque sa tente fut prête, dressée pour elle à l’ombre d’un palmier, Sett Boudour, fatiguée, y entra aussitôt, mangea un morceau, et ne tarda pas à s’endormir.

Lorsque Kamaralzamân eut fini de donner ses ordres et de faire dresser les autres tentes beaucoup plus loin, pour qu’ils pussent jouir à eux deux du silence et de la solitude, il pénétra à son tour dans la tente et vit sa jeune épouse endormie. Et cette vue lui rappela la première nuit miraculeuse passée avec elle dans la tour.

En effet Sett Boudour, à ce moment, était étendue sur le tapis de la tente, la tête posée sur un oreiller de soie écarlate. Elle n’avait sur elle qu’une chemise couleur d’abricot, en gaze fine, ainsi que l’ample caleçon en étoffe de Mossoul. Et la brise entr’ouvrait de temps en temps la chemise légère jusqu’au nombril ; et, de la sorte, tout le beau ventre apparaissait blanc comme neige, avec, dans les endroits délicats, des fossettes assez larges pour contenir chacune une once de noix muscades.

Aussi Kamaralzamân charmé ne put faire autrement que de se rappeler d’abord ces vers délicieux du poète :

« Quand tu dors sur la pourpre, ta face claire est comme l’aurore, et tes yeux tels les cieux marins.

« Quand ton corps vêtu de narcisses et de roses, s’étire debout ou s’allonge délié, ne l’égalerait le palmier qui croit en Arabie.

« Quand tes fins cheveux où brillent les pierreries retombent massifs ou se déploient légers, nulle soie ne vaudrait leur tissu naturel ! »

Puis il se rappela également ce poème admirable qui acheva de le transporter à la limite de l’extase :

« Dormeuse ! L’heure est magnifique où les palmes étalées boivent la clarté. Midi est sans haleine ! Un frelon d’or suce une rose en pâmoison ! Tu rêves. Tu souris ! Ne bouge plus…

« Ne bouge plus ! Ta peau délicate et dorée colore de ses reflets la gaze diaphane ; et les rais du soleil, victorieux des palmes, te pénètrent, ô diamants et t’éclairent au travers. Ah ! ne bouge plus…

« Ne bouge plus ! Mais laisse ainsi tes seins respirer qui s’élèvent et s’abaissent comme les vagues de la mer. Ô ! tes seins neigeux ! Que je les hume telle l’écume marine et le sel blanchissant. Ah ! Laisse tes seins respirer…

« Laisse tes seins respirer ! Le ruisseau rieur réprime son rire ; le frelon sur la fleur arrête son fredon ; et mon regard brûle les deux grains grenats de raisin de tes seins. Ô ! laisse brûler mes yeux…

« Laisse brûler mes yeux ! Mais que mon cœur s’épanouisse, sous les palmes fortunées, de ton corps macéré dans les roses et le santal, de tout le bienfait de la solitude et de la fraîcheur du silence ! »

Après s’être récité ces vers, Kamaralzamân se sentit brûler du désir de son épouse endormie, dont il ne pouvait se lasser, de même que le goût frais de l’eau pure est toujours délicieux au palais de l’altéré. Il se pencha donc sur elle et lui dénoua le cordon de soie qui retenait son caleçon ; et il tendait déjà la main vers l’ombre chaude des cuisses, quand il sentit un petit corps dur rouler sous ses doigts. Il le retira et vit que c’était une cornaline qui était attachée à un fil de soie juste au-dessus du vallon des roses. Et Kamaralzamân fut extrêmement étonné et pensa en lui-même : « Si cette cornaline n’avait pas des vertus extraordinaires, et si ce n’était pas un objet très cher aux yeux de Boudour, Boudour ne l’aurait point conservée si jalousement et cachée juste à l’endroit le plus précieux de son corps ! C’est pour n’être jamais obligée de s’en séparer ! Sûrement c’est son frère Marzaouân, le magicien, qui a dû lui donner cette pierre, pour la préserver du mauvais œil et des avortements ! »

Puis Kamaralzamân, avant de pousser plus loin les caresses commencées, fut tenté tellement de mieux examiner la pierre, qu’il dénoua la soie qui la retenait, la prit et sortit de la tente pour la regarder à la lumière. Et il vit que cette cornaline, taillée sur quatre faces, était gravée de caractères talismaniques et de figures inconnues. Et comme il la tenait à la hauteur de son œil, pour en mieux considérer les détails, un grand oiseau soudain fondit du haut des airs et, dans une volte rapide comme l’éclair, la lui arracha de la main.

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… et, dans une volte rapide comme l’éclair, la lui arracha de la main. Puis il alla se poser, un peu plus loin, sur la cime d’un grand arbre, et le regarda, immobile et narquois, en tenant au bec le talisman.

À cet accident désastreux, la stupeur de Kamaralzamân fut si profonde qu’il ouvrit la bouche et resta quelques instants sans pouvoir bouger ; car devant ses yeux passa toute la douleur dont il voyait déjà Boudour affligée en apprenant la perte d’une chose qui devait sans doute lui être si chère. Aussi Kamaralzamân, revenu de son saisissement, n’hésita pas à prendre sa résolution. Il ramassa donc un caillou et courut vers l’arbre où se tenait perché l’oiseau. Il arriva à la distance nécessaire pour lancer la pierre sur le ravisseur, et il levait le bras pour le viser, quand l’oiseau sauta de l’arbre et alla se percher sur un second arbre un peu plus éloigné. Alors Kamaralzamân se mit à sa poursuite, et l’oiseau déguerpit et alla sur un troisième arbre. Et Kamaralzamân se dit : « Il a dû voir dans ma main la pierre. Je vais la jeter pour lui montrer que je ne veux pas le blesser. » Et il jeta la pierre loin de lui.

Lorsque l’oiseau vit Kamaralzamân jeter ainsi la pierre, il descendit à terre, mais à une certaine distance tout de même. Et Kamaralzamân se dit : « Le voilà qui m’attend ! » Et il s’en approcha vivement ; et comme il allait le toucher de la main, l’oiseau sauta un peu plus loin ; et Kamaralzamân sauta derrière lui. Et l’oiseau sauta et Kamaralzamân sauta, et l’oiseau sauta et Kamaralzamân sauta, et ainsi de suite pendant des heures et des heures, de vallée en vallée, et de colline en colline, jusqu’à la tombée de la nuit. Alors Kamaralzamân s’écria : « Il n’y a de recours qu’en Allah le Tout-Puissant ! » et il s’arrêta, hors d’haleine. Et l’oiseau également s’arrêta, mais un peu plus loin, sur le sommet d’un monticule.

À ce moment, Kamaralzamân se sentit le front moite, encore plus de désespoir que de fatigue, et délibéra s’il ne devait pas plutôt retourner au campement. Mais il se dit : « Ma bien-aimée Boudour serait capable de mourir de chagrin si je lui annonçais la perte sans recours de ce talisman aux vertus pour moi si inconnues, mais qu’elle doit tenir pour essentielles. Et puis si je retournais, maintenant que tes ténèbres sont si épaisses, je risquerais fort de m’égarer ou d’être attaqué par les bêtes de la nuit. » Alors abîmé dans ces pensées désolantes, il ne sut plus quel parti prendre et, dans sa perplexité, il s’étendit à terre à la limite de l’anéantissement.

Il ne cessa pourtant pas d’observer l’oiseau dont les yeux brillaient étrangement dans la nuit ; et chaque fois qu’il faisait un geste ou qu’il se levait dans la pensée de le surprendre, l’oiseau battait des ailes et lançait un cri pour lui dire qu’il le voyait. Aussi Kamaralzamân, succombant à la fatigue et à l’émotion, se laissa jusqu’au matin aller au sommeil.

À peine réveillé, Kamaralzamân, décidé coûte que coûte à attraper l’oiseau ravisseur, se remit à sa poursuite ; et la même course recommença, mais avec aussi peu de succès que la veille. Et Kamaralzamân, le soir venu, se donna de grands coups en s’écriant : « Je le poursuivrai tant qu’il me restera un souffle de vie ! » Et il ramassa quelques plantes et quelques herbes et s’en contenta pour toute nourriture. Et il s’endormit, guetteur de l’oiseau, et guetté lui-même par les yeux qui brillaient dans la nuit.

Or, le lendemain, les mêmes poursuites eurent lieu, et cela jusqu’au dixième jour, depuis le matin jusqu’au soir ; mais, au matin du onzième jour, attiré toujours par le vol de l’oiseau, il arriva aux portes d’une ville située sur la mer.

À ce moment, le grand oiseau s’arrêta ; il déposa la cornaline talismanique devant lui, poussa trois cris qui signifiaient « Kamaralzamân », reprit la cornaline dans son bec, s’éleva dans les airs, et monta toujours en s’éloignant et disparut sur la mer.

À cette vue, Kamaralzamân fut dans une rage telle qu’il se jeta à terre, le visage sur le sol, et pleura longtemps, secoué par les sanglots.

Au bout de plusieurs heures de cet état d’angoisse, il se décida à se lever et alla au ruisseau qui coulait près de là se laver les mains et le visage et faire ses ablutions ; puis il s’achemina vers la ville en songeant à la douleur de sa bien-aimée Boudour et à toutes les suppositions qu’elle devait faire sur sa disparition et celle du talisman ; et il se récitait des poèmes sur la séparation et les peines d’amour, dont celui-ci entre mille :

« Pour ne point écouter les envieux qui me blâmaient, qui me disaient : « Tu subis ton sort, ô toi qui aimes un être trop beau ! Quand on est beau, comme il est, on se préfère à tout amour ! »

« Pour ne point les écouter, j’ai bouché toutes les ouvertures de mes oreilles, et je leur ai dit : « Je l’ai choisi entre mille, c’est vrai ! Quand la destinée nous tient sous sa puissance, nos yeux deviennent aveugles et notre choix se fait dans les ténèbres ! »

Puis Kamaralzamân franchit les portes et entra dans la ville. Il se mit à marcher par les rues sans qu’aucun des nombreux habitants qu’il croisait le regardât avec affabilité, comme le font les musulmans à l’égard des étrangers. Aussi il continua son chemin et arriva de la sorte à la porte opposée de la ville, par où l’on sortait pour aller aux jardins.

Comme il trouva ouverte la porte d’un jardin plus vaste que les autres, il entra et vit venir à lui le jardinier qui, le premier, le salua en se servant de la formule des musulmans. Et Kamaralzamân lui rendit son souhait de paix, et respira d’aise en entendant parler arabe. Et, après l’échange des salams, Kamaralzamân demanda au vieillard : « Mais qu’ont-ils, tous ces habitants, à avoir une figure si farouche et une froideur d’allures si glaçante et si peu hospitalière ? » Le bon vieillard répondit : « Qu’Allah soit béni, mon enfant, pour t’avoir tiré sans dommage de leurs mains ! Les gens qui habitent cette ville sont des envahisseurs venus des pays noirs de l’Occident ; ils sont venus par mer, un jour, ont débarqué ici à l’improviste et ont massacré tous les musulmans qui habitaient notre ville. Ils adorent des choses extraordinaires et incompréhensibles, parlent un langage obscur et barbare, et mangent des choses pourries qui sentent mauvais, par exemple le fromage pourri et le gibier faisandé ; et ils ne se lavent jamais ; car, à leur naissance, des hommes fort laids et vêtus de noir leur arrosent le crâne avec de l’eau, et cette ablution, accompagnée de gestes étranges, les dispense de toutes autres ablutions durant le reste de leurs jours. Aussi ces gens, pour ne jamais être tentés de se laver, ont commencé par détruire les hammams et les fontaines publiques ; et ils ont construit sur leur emplacement des boutiques tenues par des putains qui vendent, en guise de boisson, un liquide jaune avec de l’écume qui doit être de l’urine fermentée, ou pis encore ! Quant à leurs épouses, ô mon fils, c’est la calamité la plus abominable ! Comme leurs hommes, elles ne se lavent guère, mais elles se blanchissent seulement la figure avec de la chaux éteinte et des coquilles d’œufs pulvérisées ; de plus, elles ne portent point de linge, ni de caleçon qui puisse les garantir, par en bas, contre la poussière du chemin. Aussi leur approche, mon fils, est-elle pestilentielle ; et le feu de l’enfer ne suffirait pas pour les nettoyer ! Voilà, ô mon fils, au milieu de quelles gens je termine une existence que j’ai eu grand’peine à sauver du désastre. Car, tel que tu me vois, je suis le seul musulman ici encore en vie ! Mais remercions le Très-Haut qui nous a fait naître dans une croyance aussi pure que le ciel d’où elle nous est venue ! »

Ayant dit ces paroles, le jardinier jugea, à la mine fatiguée du jeune homme, qu’il devait avoir besoin de nourriture, le conduisit à sa modeste maison, au fond du jardin, et, de ses propres mains, lui donna à manger et à boire. Après quoi il l’interrogea discrètement sur l’événement qui motivait son arrivée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… l’événement qui motivait son arrivée.

Kamaralzamân, ému de reconnaissance pour la générosité du jardinier, ne lui déguisa rien de toute son histoire, et termina son récit en fondant en larmes.

Le vieillard fit de son mieux pour le consoler et lui dit : « Mon enfant, la princesse Boudour a dû certainement te précéder au royaume de ton père, le pays de Khaledân. Ici, dans ma maison, tu trouveras chaleur d’affection, asile et repos, jusqu’à ce qu’un jour Allah envoie un navire qui puisse te transporter à l’île la plus proche d’ici et qu’on nomme l’île d’Ebène. Et alors de l’île d’Ébène jusqu’au pays de Khaledân la distance n’est pas bien grande, et tu trouveras là beaucoup de navires pour t’y transporter. Je vais donc dès aujourd’hui me rendre au port, et tous les jours je recommencerai, jusqu’à ce que je voie un marchand qui consente à faire avec toi le voyage à l’île d’Ébène ; car pour en trouver un qui veuille aller jusqu’au pays de Khaledân, il faudrait des années et des années ! »

Et le jardinier ne manqua pas de faire comme il avait dit ; mais des jours et des mois se passèrent sans qu’il pût trouver un navire en partance pour l’île d’Ébène.

Et voilà pour Kamaralzamân !

Mais pour ce qui est de Sett Boudour, il lui arriva des choses si merveilleuses et si étonnantes, ô Roi fortuné, que je me hâte de revenir à elle. Voici !

En effet, lorsque Sett Boudour se réveilla, son premier mouvement fut d’ouvrir les bras pour serrer contre elle Kamaralzamân. Aussi son étonnement fut-il très vif de ne le point trouver à côté d’elle ; et sa surprise fut extrême de constater que son caleçon à elle était dénoué et que le cordon de soie avait disparu avec la cornaline talismanique. Mais elle pensa que Kamaralzamân, qui ne l’avait pas encore vue, avait dû l’emporter dehors pour la mieux regarder. Et elle attendit patiemment.

Lorsque, au bout d’un certain temps, elle vit que Kamaralzamân ne revenait pas, elle commença à s’inquiéter fort, et fut bientôt dans une affliction inconcevable. Et lorsque le soir fut venu sans amener le retour de Kamaralzamân, elle ne sut plus que penser de cette disparition, mais elle se dit : « Ya Allah ! Quelle chose assez extraordinaire a pu ainsi obliger Kamaralzamân à s’éloigner, lui qui ne peut s’absenter une heure loin de moi ! Mais comment se fait-il qu’il ait également emporté le talisman ? Ah ! maudit talisman, tu es la cause de notre malheur. Et toi, maudit Marzaouân, mon frère, qu’Allah te confonde de m’avoir fait cadeau d’une chose si funeste ! »

Mais quand Sett Boudour vit, au bout de deux jours, que son époux ne revenait pas, au lieu de s’affoler comme toute femme l’eût fait en pareille circonstance, elle trouva dans le malheur une fermeté dont les personnes de son sexe sont d’ordinaire bien dénuées. Elle ne voulut rien dire à personne au sujet de cette disparition, de peur d’être trahie ou mal servie par ses esclaves ; elle enfonça sa douleur dans son âme, et défendit à la jeune suivante qui la servait d’en rien dire. Puis, comme elle savait combien sa ressemblance était parfaite avec Kamaralzamân, elle quitta aussitôt ses habits de femme, et prit dans la caisse les effets de Kamaralzamân, et commença à s’en vêtir.

Elle mit d’abord une belle robe rayée, bien ajustée à la taille et laissant le cou dégagé ; elle s’entoura d’une ceinture en filigrane d’or où elle passa un poignard à poignée de jade incrustée de rubis ; elle s’enveloppa la tête d’un foulard de soie multicolore qu’elle serra autour de son front avec une triple corde en poil soyeux de jeune chameau et, ces préparatifs faits, elle prit un fouet à la main, se cambra les reins et ordonna à sa jeune esclave de s’habiller des vêtements qu’elle venait elle-même de quitter et de marcher derrière elle. De la sorte tout le monde, en voyant la suivante, pouvait se dire : « C’est Sett Boudour ! » Elle sortit alors de la tente et donna le signal du départ.

Sett Boudour, déguisée de la sorte en Kamaralzamân, se mit à voyager, suivie de son escorte, pendant des jours et des jours, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée devant une ville située sur le bord de la mer.

Elle fit alors dresser les tentes aux portes de la ville et demanda : « Quelle est cette ville ? » On lui répondit : « C’est la capitale de l’île d’Ébène. » Elle demanda : « Et quel en est le roi ? » On lui répondit : « Il s’appelle le roi Armanos. » Elle demanda : « A-t-il des enfants ? » On lui répondit : « Il n’a qu’une fille unique, la plus belle vierge du royaume, et son nom est Haïat-Alnefous…[3]

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … la plus belle vierge du royaume, et son nom est Haïat-Alnefous ! »

Alors Sett-Boudour envoya un courrier porteur d’une lettre au roi Armanos, pour lui annoncer son arrivée ; et dans cette lettre elle se faisait toujours passer pour le prince Kamaralzamân, fils du roi Schahramân, maître du pays de Khaledân.

Lorsque le roi Armanos eut appris cette nouvelle, comme il avait toujours eu les meilleurs rapports avec le puissant roi Schahramân, il fut heureux de pouvoir faire les honneurs de sa ville au prince Kamaralzamân. Aussitôt, suivi d’un cortège composé des principaux de sa cour, il alla vers les tentes, au-devant de Sett Boudour et la reçut avec tous les égards et les honneurs qu’il croyait rendre au fils d’un roi ami. Et, malgré les hésitations de Boudour qui essayait de ne pas accepter le logement qu’il lui offrait gracieusement au palais, le roi Armanos la décida à l’accompagner. Et ils firent ensemble leur entrée en ville, solennellement. Et, trois jours durant, des festins magnifiques régalèrent toute la cour, avec une somptuosité extraordinaire.

Alors seulement le roi Armanos se réunit avec Sett Boudour pour lui parler de son voyage et lui demander ce qu’elle comptait faire. Or, ce jour-là, Sett Boudour, toujours sous le déguisement de Kamaralzamân, était allée au hammam du palais, où elle n’avait voulu accepter les services d’aucun masseur. Et elle en était sortie si miraculeusement belle et si brillante, et ses charmes avaient un attrait tellement surnaturel sous cet aspect d’adolescent, que tout le monde, sur son passage, s’arrêtait de respirer et bénissait le Créateur.

Donc le roi Armanos vint s’asseoir à côté de Sett Boudour et causa avec elle pendant un long espace de temps. Et il fut tellement subjugué par ses charmes et son éloquence qu’il lui dit : « Mon fils, en vérité, c’est Allah lui-même qui t’envoie dans mon royaume, pour que tu sois la consolation de mes vieux jours et me tiennes lieu de fils à qui je puisse léguer mon trône ! Veux-tu donc, mon enfant, m’accorder cette consolation, en acceptant de te marier avec ma fille unique Haïat-Alnefous ? Nul au monde n’est aussi digne que toi de ses destinées et de sa beauté ! Elle vient à peine d’être nubile, car le mois dernier elle est entrée dans sa quinzième année. C’est une fleur exquise que j’aimerais te voir respirer ! Accepte-la, mon fils, et tout de suite j’abdique en ta faveur le trône dont mon grand âge ne me permet plus de supporter les fatigantes charges ! »

Cette proposition, et cette offre généreuse si spontanée jetèrent la princesse Boudour dans un embarras fort gênant. Elle ne sut d’abord que faire pour ne point trahir le trouble qui l’agitait ; et elle baissa les yeux et réfléchit un bon moment, tandis qu’une sueur froide lui glaçait le front. Elle pensa en elle-même : « Si je lui répondais que je suis déjà, en tant que Kamaralzamân, marié avec Sett Boudour, il me répondrait que le Livre permet quatre femmes légitimes ; si je lui disais la vérité sur mon sexe, il serait capable de me forcer à me marier avec lui ; ou bien encore la nouvelle serait connue de tout le monde et j’en aurais une grande honte ; si je refusais cette offre paternelle, son affection se changerait en haine farouche contre moi, et il serait capable, une fois que j’aurais quitté son palais, de me tendre des embûches pour me faire périr. Il vaut donc mieux accepter la proposition, en laissant s’accomplir la destinée ! Et qui sait ce que l’insondable me cache ? En tout cas, en devenant roi, j’aurai acquis un royaume fort beau pour le céder à Kamaralzamân, à son retour. Mais pour ce qui est de la consommation de l’acte avec la jeune Haïat-Alnefous, mon épouse, il y aurait peut-être moyen ; je réfléchirai. »

Donc elle releva la tête et, le visage coloré d’une rougeur que le roi attribua à une modestie et à un embarras compréhensibles chez un adolescent si candide, elle répondit : « Je suis le fils soumis qui répond par l’ouïe et l’obéissance au moindre des souhaits de son roi ! »

À ces paroles, le roi Armanos fut à la limite de l’épanouissement et voulut que la cérémonie du mariage eût lieu le jour même. Il commença par abdiquer le trône en faveur de Kamaralzamân, devant tous ses émirs, ses notables, ses officiers et ses chambellans ; il fit annoncer cet événement à toute la ville par les crieurs publics, et dépêcha des courriers par tout son empire pour annoncer la chose aux populations.

Alors une fête sans précédent fut organisée en un clin d’œil dans la ville et dans le palais, et, au milieu des cris de joie et au son des fifres et des cymbales, fut écrit le contrat de mariage du nouveau roi avec Haïat-Alnefous.

Le soir venu, la vieille reine, entourée de ses suivantes qui poussaient des « lu-lu-lu » de joie, amena la jeune épousée Haïat-Alnefous à Sett Boudour, dans son appartement : car elles la prenaient toujours pour Kamaralzamân. Et Sett Boudour, sous son aspect de roi adolescent, s’avança gentiment vers son épouse et lui releva, pour la première fois, la voilette du visage.

Alors toutes les assistantes, à la vue de ce couple si beau, furent si captivées qu’elles en pâlirent de désir et d’émoi.

La cérémonie terminée, la mère de Haïat-Alnefous et toutes les suivantes, après avoir formulé des milliers de vœux de félicité et après avoir allumé tous les flambeaux, se retirèrent discrètement et laissèrent les nouveaux mariés seuls dans la chambre nuptiale…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… les nouveaux mariés seuls dans la chambre nuptiale.

Sett Boudour fut charmée de l’aspect plein de fraîcheur de la jeune Haïat-Alnefous, et, d’un coup d’œil rapide, elle la jugea vraiment désirable avec ses grands yeux noirs effarés, son teint limpide, ses petits seins qui se dessinaient enfantins sous la gaze. Et Haïat-Alnefous sourit timidement d’avoir plu à son époux, bien qu’elle tremblât d’émotion contenue et baissât les yeux, osant à peine bouger sous ses voiles et ses pierreries. Et elle aussi avait pu tout de même remarquer la beauté souveraine de cet adolescent aux joues vierges de poil qui lui paraissait plus parfait que les plus belles filles du palais. Aussi ce ne fut point sans être remuée dans tout son être qu’elle le vit tout doucement s’approcher et s’asseoir à côté d’elle sur le grand matelas étendu sur les tapis.

Sett Boudour prit les petites mains de la fillette dans ses mains et se pencha lentement et la baisa sur la bouche. Et Haïat-Alnefous n’osa pas lui rendre ce baiser si délicieux, mais ferma les yeux complètement et poussa un soupir de félicité profonde. Et Sett Boudour lui prit la tête dans la courbe de ses bras, l’appuya contre sa poitrine, et, à mi-voix, lui chanta doucement des vers d’un rythme si berceur que l’enfant peu à peu s’assoupit avec, sur les lèvres, un sourire heureux.

Alors Sett Boudour lui enleva ses voiles et ses ornements, la coucha, et s’étendit près d’elle en la prenant dans ses bras. Et toutes deux s’endormirent ainsi jusqu’au matin.

À peine réveillée, Sett Boudour, qui s’était couchée avec presque tous ses vêtements et même avec son turban, se hâta de faire promptement de sommaires ablutions, vu qu’elle prenait ailleurs des bains nombreux en secret pour ne pas se trahir, s’orna de ses attributs royaux, et alla à la salle de justice recevoir les hommages de toute la cour, régler les affaires, supprimer les abus, nommer et destituer. Entre autres suppressions qu’elle jugea urgentes, elle abolit les octrois, les douanes et les prisons, et distribua de grandes largesses aux soldats, au peuple et aux mosquées. Aussi l’aimèrent beaucoup tous ses nouveaux sujets et firent des vœux pour sa prospérité et sa longue vie.

Quant au roi Armanos et à son épouse, ils se hâtèrent d’aller prendre des nouvelles de leur fille Haïat-Alnefous, et lui demandèrent si son époux avait été bien gentil, et si elle n’était pas trop fatiguée ; car ils ne voulaient pas d’abord l’interroger sur la question la plus importante. Haïat-Alnefous répondit : « Mon époux a été délicieux ! Il m’a baisée sur la bouche, et je me suis endormie dans ses bras, au rythme des chansons ! Ah ! comme il est gentil ! » Alors Armanos dit ; « C’est là tout ce qui s’est passé, ma fille ? » Elle répondit : « Mais oui ! » Et la mère demanda : « Alors tu ne t’es même pas complètement déshabillée ? » Elle répondit : « Mais non ! » Alors le père et la mère se regardèrent, mais ne dirent plus rien ; puis ils s’en allèrent. Et voilà pour eux !

Quant à Sett Boudour, une fois les affaires terminées, elle rentra dans son appartement retrouver Haïat-Alnefous, et lui demanda : « Que t’ont-ils dit, ma gentille, ton père et ta mère ? » Elle répondit : « Ils m’ont demandé pourquoi je ne m’étais pas déshabillée ! » Boudour répondit : « Qu’à cela ne tienne ! Je vais tout de suite t’y aider ! » Et, pièce par pièce, elle lui enleva tous ses vêtements, y compris la dernière chemise, et la prit toute nue dans ses bras et s’étendit avec elle sur le matelas.

Alors, bien doucement, Boudour déposa un baiser sur les beaux yeux de l’enfant, et lui demanda : « Haïat-Alnefous, mon agneau, dis-moi, aimes-tu beaucoup les hommes ? » Elle répondit : « Je n’en ai jamais vu, excepté, bien entendu, les eunuques du palais. Mais il paraît que ce ne sont que des demi-hommes seulement ! Que leur manque-t-il donc pour être complets ? » Boudour répondit : « Juste ce qui te manque à toi, mon œil ! » Haïat-Alnefous, surprise, répondit : « À moi ? Et que me manque-t-il, par Allah ? » Boudour répondit : « Un doigt ! » À ces paroles, la petite Haïat-Alnefous, épouvantée, lança un cri étouffé et sortit ses deux mains de dessous la couverture et étendit ses dix doigts en les regardant avec des yeux dilatés par la terreur. Mais Boudour la serra contre elle et la baisa dans les cheveux et lui dit : « Par Allah ! ya Haïat-Alnefous, je plaisantais seulement ! » Et elle continua à la couvrir de baisers jusqu’à ce qu’elle l’eût complètement calmée. Alors elle lui dit : « Ma gentille, embrasse-moi ! » Et Haïat-Alnefous approcha ses lèvres fraîches des lèvres de Boudour, et toutes deux, ainsi enlacées, s’endormirent jusqu’au matin…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT ONZIÈME NUIT

Elle dit :

… et toutes deux, ainsi enlacées, s’endormirent jusqu’au matin.

Alors Boudour sortit présider aux affaires du royaume ; et le père et la mère de Haïat-Alnefous entrèrent prendre des nouvelles de leur fille.

Le roi Armanos, le premier, demanda : « Eh bien, mon enfant, qu’Allah soit béni ! Je te vois encore sous la couverture ! N’es-tu pas trop brisée ? »

Elle répondit : « Mais pas du tout ! Je me suis bien reposée dans les bras de mon bel époux, qui cette fois m’a mise toute nue et m’a baisée sur tout le corps par petits baisers délicats. Ya Allah ! que c’était délicieux ! J’avais partout des fourmillements nombreux et des frissons ! Pourtant il m’a bien fait peur un moment en me disant qu’il me manquait un doigt ! Mais il plaisantait seulement. Aussi ses caresses m’ont-elles ensuite donné tant de plaisir, et ses mains étaient si douces sur ma peau nue, et ses lèvres sur mes lèvres je les sentais si chaudes et si pleines que je me suis ainsi oubliée jusqu’au matin, me croyant au paradis ! »

Alors la mère lui demanda : « Mais où sont les serviettes ? As-tu perdu beaucoup de ton sang, ma chérie ? » Et la jeune fille, étonnée, répondit ; « Je n’ai rien perdu du tout ! »

À ces paroles, le père et la mère, à la limite du désespoir, se frappèrent le visage, en s’écriant : « Ô notre honte ! ô notre malheur ! Pourquoi ton époux nous méprise-t-il, et te dédaigne-t-il à ce point ?

Puis le roi peu à peu entra dans une grande colère et se retira en criant à son épouse d’une voix assez forte qui fut entendue de la petite : « Si la nuit prochaine Kamaralzamân ne remplit pas son devoir en prenant la virginité de notre fille et en sauvant ainsi notre honneur à tous, je saurai bien châtier son indignité ! Je le chasserai du palais, après l’avoir fait descendre du trône que je lui ai donné, et je ne sais même si je ne lui infligerai pas un châtiment encore plus terrible ! » Ayant dit ces paroles, le roi Armanos sortit de la chambre de sa fille consternée, suivi de son épouse dont le nez s’allongeait jusqu’à ses pieds.

Aussi lorsque, la nuit venue, Sett Boudour fut entrée dans la chambre de Haïat-Alnefous, elle la trouva toute triste, la tête enfouie dans les coussins et secouée par des sanglots. Elle s’approcha d’elle et la baisa sur le front, lui essuya les larmes et l’interrogea sur le sujet de sa peine ; et Haïat-Alnefous lui dit d’une voix émue : « Ô mon seigneur aimé, mon père veut te reprendre le trône qu’il t’a donné et te renvoyer du palais ; et je ne sais ce qu’il veut encore te faire ! Et tout cela parce que tu ne veux pas prendre ma virginité, et sauver ainsi l’honneur de son nom et de sa race ! Il veut absolument que la chose soit faite cette nuit même ! Et moi, ô mon maître bien-aimé, si je te dis cela, ce n’est point pour te pousser à prendre ce que tu dois prendre, mais pour te garantir du danger dont il te menace. Car toute la journée je n’ai fait que pleurer en pensant à la vengeance que mon père prémédite contre toi ! Ah ! de grâce, hâte-toi de ravir ma virginité, et de faire en sorte, comme le veut ma mère, que les serviettes blanches deviennent toutes rouges ! Et moi je me confie entièrement à ton savoir, et je mets mon corps et toute mon âme entre tes mains ! Mais c’est à toi de décider ce qu’il me faut faire pour cela ! »

À ces paroles, Sett Boudour se dit : « C’est le moment ! Je vois bien qu’il n’y a plus moyen de différer ! Je mets ma foi en Allah ! » Et elle dit à la jeune fille : « Mon œil, m’aimes-tu beaucoup ? » Elle répondit : « Comme le ciel ! » Boudour la baisa sur la bouche et lui demanda : « Combien encore ? » Elle répondit, déjà frissonnante sous le baiser : « Je ne sais pas ! Mais beaucoup ! » Elle lui demanda encore : « Puisque tu m’aimes tant que cela, aurais-tu été heureuse si, au lieu d’être ton époux, j’avais été seulement ton frère ? » L’enfant battit des mains et répondit : « Je serais morte de bonheur ! » Boudour dit : « Et si j’avais été, ma gentille, non pas ton frère, mais ta sœur ; si j’avais été comme toi une jeune fille, au lieu d’être un jeune homme, m’aurais-tu autant aimée ? » Haïat-Alnefous dit : « Encore plus, parce que j’aurais été toujours avec toi, j’aurais toujours joué avec toi, couché dans le même lit que toi, sans que nous nous séparions jamais ! » Alors Boudour attira la jeune fille tout contre elle et lui couvrit les yeux de baisers et lui dit : « Eh bien, Haïat-Alnefous, serais-tu capable de garder pour toi seule un secret, et de me donner ainsi une preuve de ton amour ? » La jeune fille s’écria : « Puisque je t’aime, tout m’est facile ! »

Alors Boudour prit l’enfant dans ses bras et la tint sous ses lèvres à en perdre toutes deux la respiration, puis elle se leva, toute droite, et dit : « Regarde-moi, Haïat-Alnefous, et sois donc ma sœur ! »

Et, en même temps, d’un geste rapide elle entr’ouvrit sa robe, depuis le col jusqu’à la ceinture, et fit saillir deux seins éclatants couronnés de leurs roses ; puis elle dit : « Comme toi, ma chérie, je suis femme, tu le vois ! Et si je me suis déguisée en homme, c’est à la suite d’une aventure étrange extrêmement et que je vais te raconter sans retard ! »

Alors elle s’assit de nouveau, prit la jeune fille sur ses genoux et lui narra toute son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.

Lorsque la petite Haïat-Alnefous eut entendu cette histoire, elle fut à la limite de l’émerveillement et, comme elle était toujours assise dans le sein de Sett Boudour, elle lui prit le menton dans sa petite main et lui dit : « Ô ma sœur, quelle vie délicieuse nous allons vivre ensemble en attendant le retour de ton bien-aimé Kamaralzamân ! Fasse Allah hâter son arrivée, afin que notre bonheur soit complet ! » Et Boudour lui dit : « Qu’Allah entende tes vœux, ma chérie, et moi je te donnerai à lui comme seconde épouse, et tous trois nous serons ainsi dans la plus parfaite félicité ! » Puis elles s’embrassèrent longuement et jouèrent ensemble à mille jeux, et Haïat-Alnefous s’étonnait de tous les détails de beauté qu’elle trouvait en Sett Boudour. Elle lui prenait les seins et disait : « Ô ma sœur, comme tes seins sont beaux ! Begarde ! Ils sont bien plus gros que les miens ! Tu vois comme ils sont petits, les petits miens ! Crois-tu qu’ils grandiront ? » Et elle la détaillait partout et elle l’interrogeait sur les découvertes qu’elle faisait ; et Boudour, entre mille baisers, lui répondait en l’instruisant avec une clarté parfaite, et Haïat-Alnefous s’exclamait : « Ya Allah ! je comprends maintenant ! Imagine-toi que lorsque je demandais aux esclaves : « À quoi sert ceci ? à quoi sert cela ? » ils clignaient de l’œil mais ne répondaient pas ! D’autres, à ma grande fureur, claquaient de la langue, mais ne répondaient pas ! Et moi, de rage, je m’égratignais les joues et je criais de plus en plus fort : « Dites-moi à quoi sert cela ? » Alors, à mes cris, ma mère accourait et s’informait, et toutes les esclaves disaient : « Elle crie parce qu’elle veut nous obliger à lui expliquer à quoi sert cela ! » Alors la reine ma mère, à la limite de l’indignation, malgré mes protestations de repentir, mettait nu mon petit cul et me donnait une fessée furieuse en disant : « Voilà à quoi sert cela ! » Et moi je finis par être tout à fait persuadée que cela ne servait qu’à recevoir la fessée ; et ainsi de suite pour tout le reste. »

Puis elles continuèrent toutes deux à dire et faire mille folies, si bien qu’avec le matin Haïat-Alnefous n’avait plus rien à apprendre et avait pris conscience du rôle charmant que devaient remplir désormais tous ses organes délicats…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… conscience du rôle charmant que devaient remplir désormais tous ses organes délicats.

Alors, comme l’heure approchait où le père et la mère allaient entrer, Haïat-Alnefous dit à Boudour : « Ma sœur, que faut-il dire à ma mère qui va me demander de lui montrer le sang de ma virginité ? » Boudour sourit et dit : « La chose est facile ! » Et elle alla en cachette prendre un poulet et l’égorgea et barbouilla de son sang les cuisses de la jeune fille et les serviettes, et lui dit : « Tu n’auras qu’à leur montrer cela ! Car la coutume s’arrête là et ne permet pas de recherches plus profondes. » Elle lui demanda : « Ma sœur, mais pourquoi ne veux-tu pas me l’enlever toi-même, par exemple avec le doigt ? » Boudour répondit : « Mais, mon œil, parce que je te réserve, comme je te l’ai dit, à Kamaralzamân ! »

Là-dessus, Haïat-Alnefous fut satisfaite tout à fait, et Sett Boudour sortit présider la séance de justice.

Alors entrèrent chez leur fille le roi et la reine, prêts à éclater de fureur, contre elle et contre son époux, si tout n’était pas consommé. Mais à la vue du sang et des cuisses rougies, ils s’épanouirent tous deux et se dilatèrent et ouvrirent toutes grandes les portes de l’appartement. Alors entrèrent toutes les femmes, et éclatèrent les cris de joie et les « lu-lu-lu » de triomphe ; et la mère, à la limite de la fierté, mit sur un coussin de velours les serviettes rougies, et, suivie de tout le cortège, fit ainsi le tour du harem. Et tout le monde apprit de la sorte l’heureux événement ; et le roi donna une grande fête et fit immoler, pour les pauvres, un nombre considérable de moutons et de jeunes chameaux.

Quant à la reine et aux invitées, elles rentrèrent chez la jeune Haïat-Alnefous, et la baisèrent chacune entre les deux yeux, en pleurant, et restèrent avec elle jusqu’au soir, après l’avoir conduite au hammam, enveloppée de foulards pour qu’elle ne prît pas froid.

Quant à Sett Boudour elle continua ainsi tous les jours à siéger sur le trône de l’île d’Ébène et à se faire aimer par ses sujets qui la croyaient toujours un homme et faisaient des vœux pour sa longue vie. Mais, le soir venu, elle allait retrouver avec bonheur sa jeune amie Haïat-Alnefous, la prenait dans ses bras et s’étendait avec elle sur le matelas. Et toutes deux, enlacées jusqu’au matin comme un époux avec son épouse, se consolaient par toutes sortes d’ébats et de jeux délicats, en attendant le retour de leur bien-aimé Kamaralzamân. Et voilà pour tous ceux-là !

Mais pour ce qui est de Kamaralzamân, voici ! Il était resté dans la maison du bon jardinier musulman, située hors des murs de la ville habitée par les envahisseurs si inhospitaliers et si malpropres venus des pays de l’Occident. Et son père le roi Schahramân, dans les îles de Khaledân, ne douta plus, après avoir vu dans la forêt les membres sanglants, de la perte de son bien-aimé Kamaralzamân ; et il prit le deuil, lui et tout son royaume, et fit bâtir un monument funèbre où il s’enferma pour pleurer dans le silence la mort de son enfant.

Et, de son côté, Kamaralzamân, malgré la compagnie du vieux jardinier qui faisait de son mieux pour le distraire et lui faire espérer l’arrivée d’un navire qui pût le transporta à l’île d’Ébène, vivait tristement et se rappelait avec douleur les beaux jours passés.

Or, un jour que le jardinier était allé, selon son habitude, faire son tour du côté du port dans le but de trouver le navire qui consentît à prendre son hôte, Kamaralzamân était assis bien triste dans le jardin et se récitait des vers, en regardant s’ébattre les oiseaux, quand soudain son attention fut attirée par les cris rauques de deux grands oiseaux. Il leva la tête vers l’arbre d’où venait ce bruit, et vit une dispute acharnée à coups cruels de bec, de griffes et d’ailes. Mais bientôt, juste devant lui, l’un des deux oiseaux dégringola sans vie, alors que le vainqueur prenait son vol vers le loin.

Mais, au même moment, deux oiseaux bien plus grands, perchés sur un arbre du voisinage, et qui avaient vu le combat, vinrent se poser aux côtés du mort ; l’un se plaça à la tête du défunt et l’autre à ses pieds ; puis tous deux inclinèrent tristement la tête et se mirent notoirement à pleurer.

À cette vue, Kamaralzamân fut ému à l’extrême et pensa à son épouse Sett Boudour, puis se mit, par sympathie pour les larmes des oiseaux, à pleurer également.

Au bout d’un certain temps, Kamaralzamân vit les deux oiseaux creuser une fosse avec leurs griffes et leurs becs et y enterrer le mort. Puis ils s’envolèrent et, au bout de quelques moments, ils revinrent à l’endroit même de la fosse, mais en tenant, l’un par l’aile et l’autre par les pieds, l’oiseau meurtrier qui faisait de grands efforts pour s’échapper et lançait des cris effroyables. Ils le déposèrent, sans le lâcher sur la tombe du défunt, et de quelques rapides coups de bec, ils l’éventrèrent, pour venger ainsi le crime, lui arrachèrent les entrailles et s’envolèrent en le laissant palpiter, dans l’agonie, sur le sol…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

… et s’envolèrent en le laissant palpiter, dans l’agonie, sur le sol.

Tout cela ! Et Kamaralzamân était resté immobile de surprise à regarder un spectacle si extraordinaire. Puis, les oiseaux envolés, il fut poussé par la curiosité et s’approcha de l’endroit où gisait l’oiseau criminel sacrifié, et en regardant son cadavre, il vit, au milieu de l’estomac éventré, briller quelque chose de rouge, qui fixa son attention. Il se baissa et, l’ayant ramassé, il tomba évanoui d’émotion : il venait de retrouver la cornaline talismanique de Sett Boudour !

Lorsqu’il fut revenu de son évanouissement, il serra contre son cœur le précieux talisman, cause de tant de soucis, de soupirs, de regrets et de douleurs, et s’écria : « Fasse Allah que ce soit là un présage de bonheur et le signe que je retrouverai également ma bien-aimée Boudour ! » Puis il baisa le talisman et le porta à son front, ensuite il l’enveloppa soigneusement dans un morceau de toile et l’attacha autour de son bras, pour éviter tout risque de le perdre désormais. Et il se mit à sauter de joie.

Lorsqu’il se fut calmé, il se rappela que le bon jardinier l’avait prié de déraciner un vieux caroubier qui ne donnait plus ni feuilles ni fruits. Il se ceignit donc la taille d’une ceinture de chanvre, releva ses manches, prit une cognée et une couffe et se mit immédiatement à l’œuvre, en donnant de grands coups sur les racines à fleur de terre du vieil arbre. Mais soudain il sentit le fer de l’instrument résonner sur un corps métallique et résistant, et il entendit comme un bruit sourd qui se prolongeait sous terre. Il écarta alors vivement la terre et les cailloux et mit ainsi à découvert une grande plaque de bronze qu’il se hâta d’enlever. Alors il trouva un escalier, taillé dans le roc, de dix marches assez hautes ; et après avoir prononcé les paroles propitiatoires « la ilah ill’Allah » il se hâta de descendre et vit un large caveau carré, de construction fort ancienne, des temps reculés de Thammoud et d’Aâd ; et dans ce grand caveau voûté il trouva vingt énormes vases, rangés en bon ordre de chaque côté. Il souleva le couvercle du premier et vit qu’il était entièrement rempli de lingots d’or rouge ; il souleva alors le second couvercle, et trouva que le second vase était entièrement rempli de poudre d’or. Il ouvrit alors les dix-huit autres et les trouva remplis de lingots et de poudre d’or, alternativement.

Kamaralzamân, remis de sa surprise, sortit alors du caveau, replaça la plaque, acheva son travail, arrosa les arbres selon l’habitude qu’il avait prise d’aider le jardinier, et ne cessa qu’avec le soir, lorsque son vieil ami fut revenu.

Les premières paroles que le jardinier dit à Kamaralzamân furent pour lui annoncer une bonne nouvelle. Il lui dit en effet : « Ô mon enfant, j’ai la joie de t’annoncer ton prochain retour vers le pays des musulmans. J’ai trouvé, en effet, un navire affrété par de riches marchands et qui va mettre à la voile dans trois jours ; et j’ai parlé au capitaine qui a accepté de te donner passage jusqu’à l’île d’Ébène. » À ces paroles, Kamaralzamân se réjouit fort, et baisa la main au jardinier et lui dit : « Ô mon père, de même que tu viens de m’annoncer la bonne nouvelle, j’ai également à t’annoncer, à mon tour, une autre nouvelle qui te réjouira…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … une autre nouvelle qui te réjouira, je crois, bien que tu ignores l’avidité des hommes du siècle, et que ton cœur soit pur de toute ambition ! Prends seulement la peine de venir avec moi dans le jardin, et je te ferai voir, ô mon père, la bonne fortune que t’envoie le sort miséricordieux ! »

Il mena alors le jardinier à l’endroit où s’élevait le caroubier déraciné, souleva la grande plaque et, malgré sa surprise et sa frayeur, il le fit descendre dans le caveau et découvrit devant lui les vingt vases remplis de lingots et de poudre d’or. Et le bon jardinier, ébahi, levait les bras et ouvrait de grands yeux en disant, devant chaque vase : « Ya Allah ! » Puis Kamaralzamân lui dit : « Voici maintenant ton hospitalité récompensée par le Donateur ! La main même que l’étranger tendait vers toi, pour être secouru dans l’adversité, du même geste fait couler l’or dans ta demeure ! Ainsi le veulent les destinées propices aux si rares actions colorées par la beauté pure et par la bonté des cœurs spontanés ! »

À ces paroles, le vieux jardinier, sans pouvoir prononcer une parole, se mit à pleurer, et les larmes glissaient silencieusement dans sa longue barbe et jusque sur sa poitrine. Puis il put parler et dit : « Mon enfant, que veux-tu qu’un vieillard comme moi fasse de cet or et de ces richesses ? Je suis pauvre, en vérité, mais mon bonheur est suffisant et il sera complet si tu veux bien me donner seulement un drachme ou deux pour acheter un linceul qu’en mourant dans ma solitude je déposerai à mes côtés, afin que le passant charitable y mette ma dépouille, en vue du jugement ! »

Et cette fois ce fut au tour de Kamaralzamân de pleurer. Puis il dit au vieillard : « Ô père de la sagesse, ô cheikh aux mains parfumées, la sainte solitude où s’écoulent tes années pacifiques efface devant tes yeux les lois, faites pour le bétail adamique, du juste et de l’injuste, du faux et du vrai ! Mais je retourne, moi, au milieu des humains féroces, et ces lois, je ne saurais les oublier sous peine d’être dévoré ! Cet or, ô mon père, t’appartient donc en toute certitude puisque la terre est à toi après Allah ! Mais, si tu veux, partageons ! Je prendrai la moitié, et toi l’autre moitié. Sinon, je n’en toucherai absolument rien ! »

Alors le vieux jardinier répondit : « Mon fils, ma mère m’enfanta ici même il y a quatre-vingt-dix ans, puis elle est morte ; et mon père est mort également. Et l’œil d’Allah a suivi mes pas et je grandis à l’ombre de ce jardin et au bruit du ruisseau natal. J’aime ce ruisseau et ce jardin, ô mon enfant, et ces murmurantes feuilles et ce soleil et cette terre maternelle où mon ombre en liberté s’allonge et se reconnaît, et la nuit sur ces arbres la lune qui me sourit jusqu’au matin. Tout cela me parle, ô mon enfant ! Je te le dis pour que tu saches la raison qui me retient ici, qui m’empêche de partir avec toi vers les pays musulmans. Je suis le dernier musulman de ce pays où vécurent les aïeux. Que mes os y blanchissent donc, et que le dernier musulman meure la face tournée vers le soleil qui éclaire une terre maintenant immonde, souillée qu’elle est par les fils barbares de l’obscur Occident ! »

Ainsi parla le vieillard aux tremblantes mains. Puis il ajouta :

« Pour ce qui est de ces vases précieux qui te préoccupent, prends, puisqu’ainsi tu le désires, les dix premiers et laisse les dix autres dans ce caveau. Ils seront la récompense de celui qui mettra en terre le linceul où je dormirai.

« Mais ce n’est pas tout ! Le difficile n’est pas là ; le difficile est d’embarquer ces vases sur le navire sans attirer l’attention et exciter la cupidité des hommes à l’âme noire qui habitent la ville. Or, dans mon jardin, ces oliviers sont chargés de leurs fruits, et là-bas où tu vas, à l’île d’Ébène, les olives sont chose rare et fort estimée ! Je vais donc courir acheter vingt grands pots que nous remplirons à moitié de lingots et de sable d’or et le reste, jusqu’en haut, des olives de mon jardin. Et alors seulement nous pourrons les faire porter sans crainte au navire en partance. »

Ce conseil fut immédiatement suivi par Kamaralzamân qui passa la journée à préparer les pots achetés. Et, comme il ne lui restait plus que le dernier pot à remplir, il se dit : « Ce miraculeux talisman n’est pas assez en sûreté autour de mon bras ; on peut me le voler pendant mon sommeil ; il peut se perdre autrement. Il vaut donc mieux, à coup sûr, que je le mette au fond de ce vase ; puis je le couvrirai avec les lingots et la poudre d’or, et par-dessus le tout je placerai les olives ! » Et aussitôt il mit son projet à exécution ; et la chose finie, il recouvrit le dernier pot de son couvercle de bois blanc ; et, pour reconnaître au besoin ce pot au milieu des vingt, il y fit une encoche vers la base, puis, entraîné par ce travail, il grava complètement son nom au couteau, « Kamaralzamân », en beaux caractères entrelacés.

Cette besogne finie, il pria son vieil ami d’aviser les hommes du navire qu’ils eussent à venir le lendemain prendre les pots. Et le vieillard s’acquitta aussitôt de la commission, puis revint à sa maison, un peu fatigué, et se coucha avec une fièvre légère et quelques frissons.

Le lendemain matin le vieux jardinier, qui de sa vie entière n’avait été souffrant, sentit augmenter son mal de la veille, mais n’en voulut rien dire à Kamaralzamân pour ne pas attrister son départ. Il resta sur son matelas, en proie à une grande faiblesse, et comprit que ses derniers moments n’allaient plus tarder.

Dans la journée les hommes de la mer vinrent au jardin pour prendre les pots, et demandèrent à Kamaralzamân, qui était allé leur ouvrir la porte, de leur indiquer ce qu’ils avaient à prendre. Il les mena près de la haie et leur montra, rangés, les vingt pots, en disant : « Ils sont remplis d’olives de premier choix. Je vous prie donc de prendre garde de ne pas trop les abîmer ! » Puis le capitaine qui avait accompagné ses hommes dit à Kamaralzamân : « Et surtout, seigneur, ne manque pas d’être exact ; car demain matin le vent souffle de terre, et nous mettons à la voile aussitôt ! » Et ils prirent les pots et s’en allèrent…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ils prirent les pots et s’en allèrent.

Alors Kamaralzamân entra chez le jardinier et lui trouva le visage fort pâle, bien qu’empreint d’une grande sérénité. Il lui demanda de ses nouvelles et apprit ainsi le mal dont souffrait son ami ; et, malgré les paroles que le malade lui disait pour le rassurer, il ne laissa pas d’être fort inquiet. Il lui fit prendre diverses décoctions d’herbes vertes, mais sans grand résultat. Puis il lui tint compagnie toute la journée, elle veilla durant la nuit, et put voir de la sorte le mal s’aggraver. Aussi, avec le matin, le bon jardinier qui avait à peine eu la force de l’appeler à son chevet, lui prit la main et lui dit : « Kamaralzamân, mon fils, écoute ! Il n’y a d’autre Dieu, qu’Allah ! Et notre seigneur Mohammad est l’envoyé d’Allah ! » Puis il expira.

Alors Kamaralzamân fondit en larmes et resta longtemps assis à pleurer, à côté. Il se leva ensuite, lui ferma les yeux, lui rendit les derniers devoirs, lui confectionna un linceul blanc, creusa la fosse et mit en terre le dernier fils musulman de ce pays devenu mécréant. Et alors seulement il songea à aller s’embarquer.

Il acheta quelques provisions, ferma la porte du jardin, prit la clef avec lui, et courut en hâte au port, alors que le soleil était déjà bien haut ; mais ce fut pour voir le navire, toutes voiles dehors, emporté par le vent favorable vers la haute mer.

La douleur de Kamaralzamân, à cette vue, fut extrême ; mais il n’en fit rien paraître pour ne pas faire rire à ses dépens la canaille du port ; et tristement il reprit le chemin du jardin dont il était devenu, par la mort du vieillard, le seul héritier et le seul propriétaire. Aussi, une fois arrivé dans la petite maison, il s’effondra sur le matelas et pleura sur lui-même, sur sa bien-aimée Boudour et sur le talisman qu’il venait de perdre pour la seconde fois.

L’affliction de Kamaralzamân fut donc sans limites quand il se vit forcé, par le destin farouche, de rester encore dans ce pays inhospitalier jusqu’à une date inconnue ; et la pensée d’avoir pour toujours perdu le talisman de Sett Boudour le désolait encore bien plus, et il se disait : « Mes malheurs ont commencé avec la perte du talisman ; et la chance m’est revenue quand je l’ai retrouvé ; et maintenant que je l’ai reperdu, qui sait les calamités qui vont s’abattre sur ma tête ! » Il finit pourtant par s’écrier : « Il n’y a de recours qu’en Allah le Très-Haut ! » Puis il se leva et, pour ne pas risquer de perdre les dix autres vases qui formaient le trésor souterrain, il alla acheter vingt nouveaux pots, y mit la poudre et les lingots d’or et acheva de les remplir d’olives jusqu’au haut, en se disant : « Ils seront ainsi prêts, le jour qu’Allah écrira pour mon embarquement ! » Et il recommença à arroser les légumes et les arbres à fruits, en se récitant des vers bien tristes sur son amour pour Boudour. Et voilà pour lui !

Quant au vaisseau, il eut un vent favorable, et ne tarda pas à arriver à l’île d’Ébène, et alla mouiller juste au-dessous de la jetée où s’élevait le palais qu’habitait la princesse Boudour sous le nom de Kamaralzamân.

À la vue de ce navire qui entrait, toutes ses voiles déployées et toutes ses bannières au vent, Sett Boudour eut une envie extrême de l’aller visiter, d’autant plus qu’elle avait toujours l’espoir de retrouver un jour ou l’autre son époux Kamaralzamân embarqué à bord de l’un des navires qui arrivaient du loin. Elle ordonna à quelques-uns de ses chambellans de l’accompagner, et se rendit à bord du navire qu’on lui disait, d’ailleurs, chargé de fort riches marchandises.

Lorsqu’elle fut arrivée à bord, elle fit appeler le capitaine et lui dit qu’elle voulait visiter son navire. Puis, lorsqu’elle se fut assurée que Kamaralzamân n’était point au nombre des passagers, elle demanda, par curiosité, au capitaine : « Qu’as-tu avec toi comme cargaison, ô capitaine ? » Il répondit : « Ô mon maître, outre les marchands qui sont passagers, nous avons dans nos cales de fort belles étoffes et des soieries de tous les pays, des broderies sur velours et des brocarts, des toiles peintes anciennes et modernes du plus bel effet, et d’autres marchandises de prix ; nous avons des médicaments chinois et indiens, des drogues en poudres et en feuilles, des dictames, des pommades, des collyres, des onguents et des baumes précieux ; nous avons des pierreries, des perles, de l’ambre jaune et du corail ; nous avons aussi des aromates de toutes sortes et des épices de choix, du musc, de l’ambre gris et de l’encens, du mastic en larmes transparentes, du benjoin gouri et de l’essence de toutes les fleurs ; nous avons également du camphre, du coriandre, du cardamome, des clous de girofle, de la cannelle de Serendib, du tamar indien et du gingembre ; enfin nous avons embarqué, au dernier port, des olives de qualité, de celles dites « des oiseaux », celles qui ont une peau très fine et une chair douce, juteuse et de la couleur de l’huile blonde…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT VINGT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … celles qui ont une peau très fine et une chair douce, juteuse et de la couleur de l’huile blonde. »

Lorsque la princesse Boudour eut entendu ce mot d’olives, comme elle raffolait des olives, elle arrêta le capitaine et lui demanda, avec des yeux brillants de désir : « Ah ! et combien en avez-vous de ces olives des oiseaux ? » Il répondit : « Nous en avons vingt gros pots. » Elle dit : « Sont-ils très gros, dis-le moi ? Et contiennent-ils aussi des olives de la qualité farcie, tu sais, celle dont on enlève les noyaux pour les remplacer par des câpres acides, et que mon âme préfère de beaucoup aux autres avec noyaux ? » Le capitaine ouvrit les yeux et dit : « Je crois qu’il doit aussi y en avoir dans ces pots. »

À ces paroles, la princesse Boudour sentit la salive lui remplir le palais de désir insatisfait, et elle demanda : « Je désirerais fort acheter un de ces pots. » Le capitaine répondit : « Bien que le propriétaire ait manqué le vaisseau, au moment du départ, et que je ne puisse en disposer librement, notre maître le roi a le droit de prendre ce qui lui plaît ! » Et il cria : « Hé ! vous autres, apportez de la cale l’un des vingt pots d’olives ! » Et aussitôt les marins apportèrent, l’ayant sorti de la cale, l’un des vingt.

Sett Boudour fit lever le couvercle et fut si émerveillée de l’aspect admirable de ces olives des oiseaux qu’elle s’écria : « Je désire acheter les vingt ! Combien peuvent-ils coûter au cours du souk ? » Le capitaine répondit : « Au cours du souk de l’île d’Ébène, les olives valent bien maintenant, je pense, cent drachmes le pot. » Sett Boudour dit à ses chambellans : « Payez au capitaine mille drachmes pour chaque pot. » Et elle ajouta : « Lorsque tu retourneras au pays du marchand, tu lui payeras ainsi le prix de ses olives. » Et elle s’en alla, suivie des porteurs chargés des pots d’olives.

Le premier soin de Sett Boudour, en arrivant au palais, fut d’entrer chez son amie Haïat-Alnefous pour la prévenir de l’arrivée des olives. Et quand les pots eurent été, suivant les ordres donnés, apportés à l’intérieur du harem, Boudour et Haïat-Alnefous, à la limite de l’impatience, firent apporter un grand plateau, le plus grand de tous les plateaux à confitures, et ordonnèrent aux femmes esclaves de soulever délicatement le premier pot et d’en verser tout le contenu dans le plateau, de façon à faire un tas bien arrangé, où l’on pût distinguer les olives à noyaux de celles qui pouvaient être farcies.

Aussi quel ne fut point l’étonnement émerveillé de Boudour et de son amie en voyant des olives mêlées à des lingots et à de la poudre d’or ! Et cette surprise n’était pourtant pas exempte de désappointement, à la pensée que les olives pouvaient être gâtées par ce mélange. Aussi Boudour fit-elle apporter d’autres plateaux et vider tous les autres pots, l’un après l’autre, jusqu’au vingtième. Mais lorsque les esclaves eurent renversé ce vingtième et que le nom de Kamaralzamân eut paru sur la base, et que le talisman eut brillé au milieu des olives renversées, Boudour poussa un cri, devint toute pâle et tomba évanouie dans les bras de Haïat-Alnefous ! Elle venait de reconnaître la cornaline qu’elle portait dans le temps attachée au nœud de soie de son caleçon !

Lorsque, grâce aux soins de Haïat-Alnefous, Sett Boudour fut revenue de son évanouissement, elle prit la cornaline talismanique et la porta à ses lèvres en poussant des soupirs de bonheur ; puis pour ne point faire reconnaître son déguisement par les esclaves, elle les congédia toutes, et dit à son amie : « Voici, ô ma bien-aimée chérie, le talisman cause de ma séparation d’avec mon époux adoré. Mais, de même que je l’ai retrouvé, je pense retrouver également celui dont la venue nous remplira toutes deux de félicité ! »

Aussitôt elle envoya mander le capitaine du navire qui se présenta entre ses mains et embrassa la terre et attendit d’être questionné. Alors Boudour lui dit : « Peux-tu me dire, ô capitaine, ce que fait dans son pays le propriétaire des pots d’olives ? » Il répondit : « Il est aide-jardinier, et devait s’embarquer avec ses olives pour venir les vendre ici, quand il manqua le navire. » Boudour dit : « Eh bien, sache, ô capitaine, qu’en goûtant aux olives, dont les plus belles sont en effet farcies, j’ai découvert que celui qui les avait préparées ne pouvait être que mon ancien cuisinier ; car lui seul savait donner à la farce aux câpres ce piquant et ce moelleux à la fois, que je goûte infiniment. Et ce maudit cuisinier un jour prit la fuite, de crainte d’être puni pour avoir déchiré son garçon de cuisine en essayant sur lui des étreintes trop dures et peu proportionnées. Il te faut donc remettre à la voile et me ramener le plus vite possible cet aide-jardinier que je soupçonne fort d’être mon ancien cuisinier, l’auteur de la déchirure de son délicat assistant. Et je te récompenserai largement si tu apportes une grande diligence à l’exécution de mes ordres ; sinon jamais plus je ne te permettrai de venir dans mon royaume ; et même, si tu y reviens je te ferai mettre à mort, avec tous les hommes de l’équipage…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … mettre à mort, avec tous les hommes de l’équipage ! »

À ces paroles, le capitaine ne put répondre que par l’ouïe et l’obéissance et, malgré le préjudice que ce départ forcé portait à ses marchandises, il pensa en être tout de même dédommagé à son retour par le roi, et mit aussitôt à la voile. Et Allah lui écrivit une si heureuse navigation qu’il arriva en quelques jours à la ville mécréante, et débarqua de nuit avec les marins les plus solides de son équipage.

Aussitôt il se rendit avec son escorte au jardin habité par Kamaralzamân et frappa à la porte.

À ce moment, Kamaralzamân, ayant fini son travail de la journée, était assis fort triste et, les larmes aux yeux, se récitait des vers sur la séparation. Mais en entendant frapper à la porte il se leva et alla demander : « Qui est là ? » Le capitaine prit une voix cassée et dit : « Un pauvre d’Allah ! » À cette supplique, dite en arabe, Kamaralzamân sentit battre son cœur de commisération ; il ouvrit. Mais aussitôt il fut appréhendé et garrotté ; et son jardin fut envahi par les marins qui, voyant les vingt pots rangés comme la première fois, se hâtèrent de les emporter. Puis ils s’en retournèrent tous au navire et mirent immédiatement à la voile.

Alors le capitaine, entouré de ses hommes, s’approcha de Kamaralzamân et lui dit : « Ah ! c’est toi l’amateur de garçons qui a déchiré l’enfant, dans la cuisine du roi ! À l’arrivée du navire, tu trouveras le pal tout prêt à te rendre la pareille, à moins que dès maintenant tu ne préfères être embroché par ces gaillards continents ! » Et il lui montra les marins qui clignaient de l’œil en le regardant, car ils le trouvaient excellent comme aubaine à se mettre sous la dent.

À ces paroles, Kamaralzamân qui, bien que libéré de ses liens depuis l’arrivée à bord, n’avait prononcé mot et s’était laissé aller à sa destinée, ne put supporter pareille imputation et s’écria : « Je me réfugie en Allah ! N’as-tu pas honte de parler de la sorte, ô capitaine ? Prie pour le Prophète ! » Le capitaine répondit : « Que la bénédiction d’Allah et la prière soient sur Lui [le Prophète] et sur tous les siens ! Mais c’est bien toi qui as enculé le garçon ! »

À ces paroles, Kamaralzamân s’écria de nouveau : « Je me réfugie en Allah ! » Le capitaine répliqua : « Qu’Allah nous fasse miséricorde ! Nous nous mettons sous sa garde ! » Et Kamaralzamân reprit : « Ô vous tous, je jure sur la vie du Prophète (sur Lui la prière et la paix !) que je ne comprends rien à pareille accusation et que je n’ai jamais mis les pieds dans cette île d’Ébène, où vous me menez, et dans le palais de son roi ! Priez pour le Prophète, ô bonnes gens ! » Alors tous répliquèrent, suivant l’usage : « Que sur Lui soit la bénédiction ! »

Mais le capitaine reprit : « Alors tu n’as jamais été cuisinier et tu n’as jamais déchiré d’enfant dans ta vie ? » Kamaralzamân, à la limite de l’indignation, cracha à terre et s’écria : « Je me réfugie en Allah ! Faites de moi ce que vous voudrez, car, par Allah ! ma langue ne tournera plus pour de pareilles réponses ! » Et il ne voulut plus dire un mot. Alors le capitaine reprit : « Quant à moi, ma mission sera accomplie quand je t’aurai livré au roi. Si tu es innocent, tu te débrouilleras comme tu pourras ! »

Sur ces entrefaites, le navire arriva à l’île d’Ébène heureusement ; et aussitôt le capitaine débarqua et mena Kamaralzamân au palais, et demanda à entrer chez le roi. Et immédiatement, comme il était attendu, il fut introduit dans la salle du trône.

Or, Sett Boudour, pour ne point se trahir, et dans son intérêt à elle et à Kamaralzamân, avait combiné un plan fort sage, surtout pour une femme.

Aussi lorsqu’elle eut regardé celui que le capitaine amenait, d’un seul coup d’œil elle reconnut son bien-aimé Kamaralzamân ; elle devint d’une pâleur extrême et jaune comme le safran. Et tous attribuèrent son changement de teint à sa colère au sujet de la déchirure de l’enfant. Elle le regarda longtemps, sans pouvoir parler, alors que lui-même, sous son vieil habit de jardinier, était à la limite de la confusion et du tremblement. Et il était loin de se douter qu’il était en présence de celle pour laquelle il avait versé tant de pleurs et éprouvé tant de peines, de chagrins et de mauvais traitements.

Sett Boudour put enfin se maîtriser et se tourna vers le capitaine et lui dit : « Tu garderas pour toi, pour prix de ta fidélité, l’argent que je t’avais donné pour les olives ! » Le capitaine embrassa la terre et dit : « Et les autres vingt pots qui sont encore dans ma cale, de cette dernière fois ? » Boudour dit : « Si tu as encore vingt pots, hâte-toi de me les envoyer. Et tu recevras mille dinars d’or ! » et elle le congédia. Puis elle se tourna vers Kamaralzamân, qui tenait les yeux baissés, et dit aux chambellans : « Prenez ce jeune homme et conduisez-le au hammam…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT TRENTIÈME NUIT

Elle dit :

« Prenez ce jeune homme et conduisez-le au hammam ! Puis vous l’habillerez somptueusement et vous le ramènerez en ma présence demain matin, à la première heure du diwan ! » Et cela fut exécuté à l’instant.

Quant à Sett Boudour, elle alla retrouver son amie Haïat-Alnefous et lui dit : « Mon agneau, notre bien-aimé est de retour ! Par Allah ! j’ai combiné un plan admirable pour que notre reconnaissance ne soit pas un coup funeste à quelqu’un qui de jardinier se verrait roi, sans transition. Et ce plan est tel que s’il était écrit avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, il servirait de leçon à ceux qui aiment à s’instruire. » Et Haïat-Alnefous fut si heureuse qu’elle se jeta dans les bras de Sett Boudour ; et toutes deux, cette nuit-là, commencèrent à être fort sages pour se préparer à recevoir en toute fraîcheur le bien-aimé de leur cœur.

Or, le matin, dans le diwan, on amena Kamaralzamân habillé somptueusement. Et le hammam avait rendu à son visage tout son éclat, et les vêtements légers, bien ajustés, mettaient en valeur sa taille si fine et sa croupe montagneuse. Aussi tous les émirs, les notables et les chambellans ne furent point surpris en entendant le roi dire au grand-vizir : « Tu donneras à ce jeune homme cent esclaves pour le servir et tu lui fourniras des émoluments sur le trésor qui soient dignes du rang auquel je l’élève à l’instant ! » Et elle le nomma vizir d’entre les vizirs, et lui donna un train de maison, et des chevaux et des mulets et des chameaux, sans compter les coffres pleins et les armoires. Puis elle se retira.

Le lendemain Sett Boudour, toujours sous le nom de roi de l’île d’Ébène, fit venir en sa présence le nouveau vizir, et destitua de son emploi le grand-vizir ; puis elle nomma Kamaralzamân grand-vizir à sa place. Et Kamaralzamân entra aussitôt au conseil et l’assemblée fut dirigée sous son autorité.

Pourtant, lorsque le diwan fut levé, Kamaralzamân se mit à réfléchir profondément et pensa en lui-même : « Les honneurs que m’accorde ce jeune roi et l’amitié dont il m’honore ainsi devant tout le monde doivent certainement avoir une cause ! Mais quelle est cette cause ? Les marins m’ont enlevé et conduit ici sous l’inculpation d’une déchirure à un garçon, alors qu’ils me supposaient l’ancien cuisinier de ce roi. Et le roi, au lieu de me punir, m’envoie au hammam et me nomme aux emplois et tout le reste. Ô Kamaralzamân, quelle peut bien être la cause d’un événement si étrange ? »

Il réfléchit encore pendant quelques instants, puis s’écria : « Par Allah ! j’ai trouvé la cause, mais qu’Éblis soit confondu ! Sûrement, ce roi, qui est fort jeune et fort beau, doit me croire amateur de garçons ; et il ne me montre autant d’amabilité qu’à cause de cela seulement. Mais, par Allah ! je ne puis accepter de remplir de pareilles fonctions. Et même je vais aller éclaircir ses projets ; et si vraiment il voulait cela de moi ou de lui, je lui rendrais sur l’heure toutes les choses qu’il m’a données et j’abdiquerais mon emploi de grand-vizir et je retournerais à mon jardin ! »

Et Kamaralzamân alla aussitôt trouver le roi et lui dit : « Ô roi fortuné, en vérité tu as comblé ton esclave d’honneurs et d’égards qu’on ne rend d’ordinaire qu’aux vénérables vieillards blanchis dans la sagesse ; et moi je ne suis qu’un jeune garçon d’entre les plus jeunes garçons. Or, si tout cela n’avait une cause inconnue, ce serait le prodige le plus immense d’entre les prodiges ! »

À ces paroles, Sett Boudour sourit et regarda Kamaralzamân avec des yeux langoureux et lui dit : « Certes, ô mon beau vizir, tout cela a une cause, et c’est l’amitié que ta beauté a soudain allumée dans mon foie. Car en vérité je suis captivé à l’extrême par ton teint si délicat et si tranquille ! » Mais Kamaralzamân dit : « Qu’Allah allonge les jours du roi ! Mais ton esclave a une épouse qu’il aime et pour laquelle il pleure toutes les nuits depuis une aventure étrange qui l’a éloigné d’elle. Aussi, ô roi, ton esclave te demande la permission de s’en aller en voyage, après avoir remis entre tes mains les charges dont tu as bien voulu l’honorer ! »

Mais Sett Boudour prit la main du jeune homme et lui dit : « Ô mon beau vizir, assieds-toi ! Qu’as-tu donc à parler encore de voyage et de départ. Reste ici près de celui qui brûle pour tes yeux et qui est tout disposé, si tu veux partager sa passion, à te faire régner avec lui sur ce trône. Car sache bien que moi-même je n’ai été nommé roi qu’à cause de l’affection que le vieux roi m’a témoignée et de la gentillesse que j’ai eue à mon tour pour lui. Mets-toi donc au courant de nos mœurs, ô jeune garçon si gentil, en ce siècle où la priorité revient de droit aux êtres beaux ; et n’oublie pas les paroles si justes de l’un de nos poètes les plus exquis…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT TRENTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … et n’oublie pas les paroles si justes de l’un de nos poètes les plus exquis :

« Notre siècle rappelle ces temps délicats où vivait le vénérable Loth, parent d’Abraham l’ami d’Allah,

« Le vieux Loth avait une barbe comme le sel encadrant un jeune visage où respiraient les roses,

« Dans sa ville ardente visitée par les anges, il hospitalisait les anges et donnait à la foule ses filles en échange.

« Le ciel lui-même le débarrassa de sa femme fâ- cheuse, en l’immobilisant figée dans un sel froid et sans vie !

« En vérité, je vous le dis, ce siècle charmant appartient aux petits ! »

Lorsque Kamaralzamân eut entendu ces vers et saisi leur signification, il fut excessivement confus et ses joues rougirent à l’égal d’un tison enflammé ; puis il dit : « Ô roi, ton esclave t’avoue son manque de goût pour ces choses dont il n’a pu prendre l’habitude. Et de plus je suis trop petit pour pouvoir supporter des poids et des mesures que ne pourrait tolérer le dos d’un vieux portefaix ! »

À ces paroles, Sett Boudour se mit à rire extrêmement, puis dit à Kamaralzamân : « Vraiment, ô délicieux garçon, je ne comprends rien à ton effarouchement ! Écoute donc ce que j’ai à te dire à ce sujet : ou bien tu es petit ou bien tu es majeur. Si tu es encore petit et que tu n’aies pas atteint l’âge de la responsabilité, on n’a rien à te reprocher ; car il n’y a point à blâmer les actes sans conséquence des petits ou à les considérer d’un œil dur et violent ; — si tu es dans un âge responsable, et je le crois plutôt, à t’entendre discuter avec tant de raison, — alors qu’as-tu à hésiter ou à t’effaroucher puisque tu es libre de ton corps et que tu peux le consacrer à l’usage que tu préfères, et que rien n’arrive que ce qui est écrit ? Songe surtout que c’est moi plutôt qui devrais m’effaroucher, puisque je suis plus petit que toi ; mais moi, je mets en application ces vers si parfaits du poète :

« Comme l’enfant me regardait, mon zebb se mouvementa ; alors il s’écria : « Il est énorme ! » Et je lui dis : « Il est connu comme tel ! »

« Il répliqua : « Hâte-toi de me montrer son héroïsme et sa résistance ! » Mais je lui dis : « Cela n’est point licite ! » Il répliqua : « Chez moi c’est bien licite ! Hâte-toi de le manier ! » Alors moi je le lui fis, par obéissance et politesse seulement ! »

Lorsque Kamaralzamân eut entendu ces paroles et ces vers, il vit la lumière se changer en ténèbres devant son visage, et il baissa la tête et dit à Sett Boudour : « Ô roi plein de gloire, tu as dans ton palais bien des jeunes femmes et des jeunes esclaves et des vierges fort belles, et telles que nul roi de ce temps n’en possède de semblables. Pourquoi délaisser tout cela pour ne vouloir que de moi seulement ? Ne sais-tu qu’il t’est loisible d’user avec les femmes de tout ce qui peut solliciter tes souhaits ou encourager ta curiosité et provoquer tes essais ? »

Mais Sett Boudour sourit en fermant les yeux à demi et en les tournant de côté, puis répondit : « Rien n’est plus vrai que ce que tu avances, ô mon judicieux vizir si beau ! Mais que faire, quand notre goût change de désir, quand nos autres sens s’affinent ou se transforment, et quand nos humeurs tournent leur nature ? Oui, que nous reste-t-il à faire ? Mais laissons là une discussion qui ne peut mener à rien, et écoutons ce que disent à ce sujet nos poètes les plus estimés. Voici quelques-uns seulement de leurs vers.

« L’un a dit :

« Voici les étalages appétissants dans le souk des fruitiers. Tu trouves d’un côté, sur le plateau de palmes, les grosses figues au cul brun et sympathique, Ô ! mais regarde le grand plateau, à la place de choix ! Voici les fruits du sycomore, les petits fruits au cul rose du sycomore !

« Un second a dit :

« Demande à la jeune fille pourquoi, quand ses seins durcissent et que son fruit mûrit, elle préfère le goût âcre des citrons aux pastèques douces et aux grenades !

« Un autre a dit :

« Ô mon unique beauté, ô jeune garçon, ton amour est ma foi ! Il est pour moi la religion préférée entre toutes les croyances !

« Pour toi j’ai délaissé les femmes, si bien que mes amis ont vu cette abstinence et prétendu — ce sont des ignorants — que je m’étais fait moine et religieux !

« Un autre a dit :

« Ô Zeinab aux seins bruns, et toi Hind aux tresses teintes avec art, vous ne savez pas pourquoi il y a si longtemps que j’ai disparu !

« J’ai trouvé les roses — celles qui d’ordinaire se voient sur les joues des jeunes filles — j’ai trouvé ces roses non point sur des joues de jeune fille, ô Zeinab, mais sur le cul fondamental et duveté de mon ami.

« Voici pourquoi, ô Hind, jamais plus ne saurait m’attirer ta chevelure teinte, et toi, Zeinab, ton jardin rasé, où manque le duvet, ou même ton derrière trop lisse qui manque de granulé !

« Un autre a dit :

« Prends garde de médire de ce jeune daim en le comparant, parce qu’il est imberbe, à une femme simplement ! Il faut être scélérat pour dire ou croire une chose pareille. Il y a de la différence !

« Quand, en effet, tu t’approches d’une femme, c’est par devant ; aussi t’embrasse-t-elle au visage. Mais le jeune daim, quand tu l’approches, est obligé de se courber et de la sorte, songe ! il embrasse la terre ! Il y a de la différence.

« Un autre a dit :

« Enfant mignon y tu étais mon esclave et, de propos délibéré, je t’ai libéré pour te faire servir à des assauts inféconds. Car toi du moins tu ne peux couver des œufs dans tes flancs.

« Quelle chose effrayante en effet pour moi, ce serait d’approcher une femme vertueuse aux larges flancs : sitôt assaillie, elle me donnerait tant d’enfants que le pays tout entier ne saurait les contenir !

« Un autre a dit :

« Mon épouse me lança tant d’œillades épicées et se mit à mouvoir ses hanches avec tant d’élasticité, que je me laissai entraîner sur notre lit si longtemps évité. Mais elle ne put réussir à réveiller le cher enfant qu’elle sollicitait !

« Alors furieuse, elle me cria : « Si tout de suite tu ne l’obliges à durcir pour ses devoirs et à pénétrer, ne t’étonne pas si demain, à ton réveil, tu te trouves cornufié ! »

» Un autre a dit :

« D’ordinaire c’est en levant les bras qu’on demande à Allah ses grâces et ses bienfaits ! Les femmes tout autrement ! Pour solliciter les faveurs de leur amant, elles lèvent les jambes et les cuisses ! Le geste est plus méritoire assurément, puisqu’il va vers leurs profondeurs !

« Un autre enfin a dit :

« Que les femmes parfois sont naïves ! Elles s’imaginent, parce qu’elles ont un derrière, pouvoir nous l’offrir au besoin, par analogie ! J’ai prouvé à l’une d’elles combien elle se trompait !

« Cette jeune femme était venue me trouver avec, en vérité, une douce vulve excellente au possible. Mais je lui dis : « Je ne fais pas ça de cette façon ! »

« Elle me répondit : « Oui ! je le sais, ce siècle abandonne la mode ancienne ! Mais qu’à cela ne tienne ! Je suis au courant ! » Et elle se tourna et offrit à ma vue un orifice aussi vaste que l’abîme de la mer !

Mais je lui dis : « Vraiment je te remercie, ô ma maîtresse, je te remercie beaucoup ! Ton hospitalité, je le vois, est fort large ! Et je crains de me perdre dans une route où la brèche est plus énorme que dans une ville prise d’assaut ! »

Lorsque Kamaralzamân eut entendu tous ces vers, il comprit fort bien qu’il n’y avait plus moyen de se tromper sur les intentions de Sett Boudour qu’il prenait toujours pour le roi, et il vit qu’il ne lui servirait à rien de résister davantage ; et puis il fut assez tenté de savoir à quoi s’en tenir sur cette mode nouvelle dont parlait le poète…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT TRENTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… à quoi s’en tenir sur cette mode nouvelle dont parlait le poète. Donc il répondit : « Ô roi du siècle, du moment que tu y tiens tant que ça, promets-moi que nous ne ferons cette chose-là ensemble qu’une seule fois seulement. Et si j’y consens c’est, sache-le bien, pour essayer de te démontrer ensuite qu’il est préférable de retourner à la mode ancienne ! En tout cas, pour ma part, j’aime te voir me promettre formellement que jamais plus tu ne me demanderas la répétition de cet acte dont, d’avance, je réclame le pardon à Allah le Clément sans bornes ! » Et Sett Boudour s’écria : « Je te le promets formellement ! Et moi aussi je veux en demander la rémission à Allah miséricordieux, dont la bonté est sans limites, pour qu’il nous fasse sortir des ténèbres de l’erreur vers la lumière de la vraie sagesse ! » Puis elle ajouta : « Mais vraiment il faut absolument le faire, ne fût-ce qu’une fois, pour donner raison au poète qui a dit :

« Les gens, ô mon ami, nous accusent de choses qui nous sont inconnues, et disent de nous tout le mal qu’ils pensent.

« Viens, ami ! Soyons assez généreux pour donner raison à nos ennemis, et, puisqu’ils nous soupçonnent de cela, faisons-le au moins une fois ! Puis nous nous repentirons, si tu le veux ! Viens, ami docile, travailler avec moi à libérer la conscience de nos accusateurs ! »

Et elle se leva vivement et l’entraîna vers les larges matelas étendus sur les tapis, alors qu’il essayait un peu de s’en défendre et hochait la tête d’un air résigné en soupirant : « Il n’y a de recours qu’en Allah ! Tout n’arrive qu’avec son ordre ! » Et, comme Sett Boudour impatiente le harcelait pour qu’il se dépêchât, il se dévêtit de ses amples culottes bouffantes, puis de son caleçon de lin, et se trouva soudain renversé sur les matelas par le roi qui s’étendit contre lui et le prit dans ses bras. Et le roi lui dit : « Tu verras que même les anges ne sauront te donner une nuit pareille à celle-ci ! » Et le roi ajouta : « Ah ! serre-toi ! » et lui jeta les deux jambes autour des cuisses et lui dit : « Ô ! donne ta main ! Tends-la entre mes cuisses pour réveiller cet enfant et l’obliger à se lever depuis le temps qu’il est endormi ! » Et Kamaralzamân, un peu gauche tout de même, dit : « Je n’ose pas ! » Le roi dit : « Je vais t’y aider ! » Et il lui prit la main et la promena sur ses cuisses.

Alors Kamaralzamân sentit que cet attouchement des cuisses du roi était fort délicieux et plus moelleux que le toucher du beurre et bien plus doux que de la soie. Et cela lui plut beaucoup et l’entraîna à explorer tout seul le haut et le bas, et cela jusqu’à ce que sa main fût arrivée à une coupole qu’il trouva excessivement mouvementée et, en vérité, pleine de bénédictions. Mais il eut beau chercher de tous les côtés, autour et alentour, il ne put trouver le minaret ! Alors il pensa en lui-même : « Ya Allah ! tes œuvres sont cachées ! Comment peut-il y avoir une coupole sans minaret ? » Puis il se dit : « Il est probable que ce roi charmant n’est ni homme ni femme, mais un eunuque blanc. C’est bien moins intéressant ! » Et il dit au roi : « Ô roi, je ne sais pas, mais je ne trouve pas l’enfant ! »

À ces paroles, Sett Boudour fut prise d’un tel rire qu’elle faillit s’évanouir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme toujours, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT TRENTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… Sett Boudour fut prise d’un tel rire qu’elle faillit s’évanouir. Puis soudain elle devint sérieuse et reprit son ancienne voix si douce et si chantante et dit à Kamaralzamân : « Ô mon époux bien-aimé, comme tu as vite oublié nos belles nuits passées ! » Et elle se leva vivement et, jetant loin d’elle les habits masculins dont elle était vêtue et le turban, elle apparut toute nue avec sa chevelure éparse sur son dos. »

À cette vue, Kamaralzamân reconnut son épouse Boudour, fille du roi Ghaïour, maître d’El-Bouhour et d’El-Koussour. Et il l’embrassa et elle l’embrassa, et il la serra et elle le serra, puis tous deux, pleurant de joie, se confondirent en baisers sur les matelas. Et elle lui récita ces vers entre mille :

« Voici mon bien-aimé ! C’est le danseur au corps d’harmonie ! Regardez-le quand il s’avance d’un pied souple et si léger !

« Le voici ! Ne croyez pas que ses jambes se plaignent du poids énorme qui les précède et qui ferait, en vérité, une grosse charge de chameau !

« Voici mon bien-aimé ! Sur sa route pour tapis j’étendis les fleurs de mes joues, ô mon bonheur ! Et la poussière de sa semelle fut un baume bienfaisant pour mes yeux.

« J’ai vu danser l’aurore, ô filles d’Arabie, sur le visage de mon aimé ! Comment pourrais-je oublier ses charmes et sa douceur ?… »

Après quoi, la reine Boudour raconta à Kamaralzamân tout ce qui lui était arrivé depuis le commencement jusqu’à la fin ; et lui aussi agit de même ; puis il lui fit des reproches et lui dit : « Vraiment c’est énorme, ce que tu m’as fait cette nuit ! » Elle répondit : « Par Allah ! c’était pour plaisanter seulement ! » Ensuite ils continuèrent leurs ébats, au milieu des cuisses et des bras, jusqu’au lever du jour.

Alors la reine Boudour se réunit avec le roi Armanos, père de Haïat-Alnefous, lui raconta la vérité sur son histoire, et lui révéla que la jeune Haïat-Alnefous, sa fille, était encore tout à fait vierge, exactement comme avant.

Lorsque le roi Armanos, maître de l’île d’Ébène, eut entendu ces paroles de Sett Boudour, fille du roi Ghaïour, il s’émerveilla à la limite de l’émerveillement et ordonna que cette histoire prodigieuse fût écrite en lettres d’or sur des parchemins de choix. Puis il se tourna vers Kamaralzamân et lui demanda : « Ô fils du roi Schahramân, veux-tu entrer dans ma parenté en acceptant comme seconde épouse ma fille Haïat-Alnefous, qui est encore intacte de toute secousse ? » Kamaralzamân répondit : « Il me faut d’abord consulter mon épouse Sett Boudour, à qui je dois le respect et l’amour ! » Et il se tourna vers la reine Boudour et lui demanda : « Puis-je avoir ton agrément au sujet de Haïat-Alnefous comme seconde épouse ? » Boudour répondit : « Mais certainement ! Car c’est moi-même qui te l’ai réservée pour fêter ton retour ! Et je serai heureuse de tenir même le second rang, car je dois beaucoup de gratitude à Haïat-Alnefous pour toutes ses gentillesses et son hospitalité ! »

Alors Kamarakamân se tourna vers le roi Armanos et lui dit : « Mon épouse Sett Boudour m’a répondu par l’agrément, sans détours, en me disant qu’elle s’estimerait heureuse d’être au besoin l’esclave de Haïat-Alnefous. »

À ces paroles, le roi Armanos se réjouit à la limite de la joie, et alla aussitôt s’asseoir, pour la circonstance, sur le trône de sa justice et fit assembler tous les vizirs, les émirs, les chambellans et les notables du royaume et leur raconta l’histoire de Kamaralzamàn et de son épouse Sett Boudour, depuis le commencement jusqu’à la fin. Puis il leur fit part de son projet de donner Haïat-Alnefous comme seconde épouse à Kamaralzamân et de le nommer, par la même occasion, roi de l’île d’Ébène à la place de son épouse la reine Boudour. Et tous embrassèrent la terre entre ses mains et répondirent : « Du moment que le prince Kamaralzamân est l’époux de Sett Boudour, qui avait régné d’abord sur ce trône, nous l’acceptons avec joie pour notre roi, et nous serons heureux d’être ses esclaves fidèles ! »

À ces paroles, le roi Armanos se convulsa de plaisir à la limite de la convulsion, et fit aussitôt mander les kâdis, les témoins et les chefs principaux et écrire le contrat de mariage de Kamaralzamân avec Haïat-Alnefous. Et cela fut l’occasion de grandes réjouissances et de festins merveilleux et de milliers de bêtes égorgées pour les pauvres et les malheureux, et de largesses à tout le peuple et à toute l’armée. Aussi il ne resta personne dans le royaume, qui ne fît des vœux de longue vie et de bonheur pour le roi Kamaralzamân et ses deux épouses Boudour et Haïat-Alnefous.

Et Kamaralzamân, à son tour, montra autant de justice à gouverner son royaume qu’à contenter ses deux épouses ; car il passait une nuit avec chacune d’elles, alternativement.

Quant à Sett Boudour et à Haïat-Alnefous, elles vécurent toujours ensemble en parfaite harmonie, en donnant leurs nuits à leur époux, mais en s’accordant à elles deux les heures du jour.

Après quoi, Kamaralzamân dépêcha des courriers à son père le roi Schahramân pour lui apprendre tous ces heureux événements, et lui dire qu’il comptait aller le voir, sitôt qu’il aurait conquis sur les mécréants une ville au bord de la mer dont ils avaient massacré les habitants musulmans.

Sur ces entrefaites, la reine Boudour et la reine Haïat-Alnefous, brillamment fécondées par Kamaralzamân, donnèrent à leur époux chacune un fils mâle, beau comme la lune. Et tous vécurent dans le bonheur parfait jusqu’à la fin de leurs jours ! Et telle est l’histoire merveilleuse de Kamaralzamân et de Sett Boudour.

Et Schahrazade, en souriant, se tut.

Or, la petite Doniazade, aux joues si blanches d’ordinaire, avait, surtout à la fin de cette histoire, rougi à l’extrême, et ses yeux s’étaient agrandis de plaisir, de curiosité et aussi de confusion, et elle avait fini par se couvrir le visage de ses deux mains, mais en regardant au travers.

Aussi, pendant que Schahrazade, pour se refaire la voix, mouillait ses lèvres à une coupe glacée de décoction de raisins secs, Doniazade battit des mains et s’écria : « Ô ma sœur, quel dommage que cette histoire merveilleuse soit si vite finie ! C’est la première de son espèce que j’entends de ta bouche. Et je ne sais pas pourquoi je rougis comme ça ! »

Et Schahrazade, après avoir bu une gorgée, sourit à sa sœur du coin des yeux et lui dit : « Mais que sera-ce alors lorsque tu auras entendu l’Histoire de Grain-de-Beauté ?… Mais je ne le la raconterai qu’après seulement la gentille Histoire de Bel-Heureux et de Belle-Heureuse ! »

À ces paroles, Doniazade sauta de joie et d’émotion et s’écria : « Ô ma sœur, de grâce ! dis-moi d’abord, avant de commencer l’histoire de Bel-Heureux et de Belle-Heureuse, dont déjà j’aime les noms infiniment, ce que c’est que Grain-de-Beauté ! »

Et Schahrazade répondit : « Mais, ma chérie, Grain-de-Beauté est un adolescent ! »

Alors le roi Schahriar, dont la tristesse avait disparu dès les premiers mots de l’histoire de Sett Boudour, qu’il avait tout entière écoutée avec une grande attention, dit : « Ô Schahrazade, cette histoire de Boudour, je suis obligé de te l’avouer, m’a charmé et m’a réjoui et, de plus, m’a incité à mieux me rendre compte de cette mode nouvelle dont parlait Sett Boudour en prose et en vers. Si donc, dans les histoires que tu nous promets, cette mode se trouve expliquée avec d’autres détails que je ne connaisse pas, tu peux tout de suite les commencer ! »

Mais à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, se tut.

Et le roi Schahriar pensa en son âme : « Par Allah ! je ne la tuerai que lorsque j’aurai entendu d’autres détails sur la mode nouvelle qui me paraît, jusqu’à présent, affligée d’obscurité et de complications ! »

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT TRENTE-SEPTIÈME NUIT

Doniazade s’écria : « Ô Schahrazade, ma sœur, je t’en prie, commence ! »

Et Schahrazade sourit à sa sœur, puis se tourna vers le roi Schahriar et dit :

  1. Kamaralzamân : la Lune du Siècle.
  2. Comme les nuits qui précèdent ne sont que de quelques lignes dans le texte arabe, j’en ai supprimé le quantième, simplement pour ne pas interrompre le récit trop souvent et de trop près. Désormais il en sera ainsi toutes les fois que le même cas se présentera. (N. du T.).
  3. Haïat-Alnefous : Vie des Âmes.