Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 06/Histoire de la belle Zoumourroud

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 6p. 205-270).


HISTOIRE DE LA BELLE ZOUMOURROUD
AVEC ALISCHAR FILS DE GLOIRE.


Il est raconté qu’il y avait en l’antiquité du temps et le passé de l’âge et du moment, dans le pays de Khorassân, un fort riche marchand qui s’appelait Gloire et avait un fils, beau comme la pleine lune, nommé Alischar.

Or, un jour le riche marchand Gloire, déjà fort avancé en âge, se sentit atteint de la maladie de la mort. Il appela son fils auprès de lui et lui dit : « Ô mon fils, voici tout proche le terme de ma destinée, et je désire te recommander une recommandation ! » Alischar, bien peiné, dit : « Et quelle est-elle, ô mon père ? » Le marchand Gloire dit : « Je te recommande de ne jamais te créer de relations et de ne jamais fréquenter le monde, car le monde est comparable au forgeron : s’il ne te brûle pas avec le feu de sa forge ou s’il ne te crève pas un œil ou les deux yeux avec les étincelles de son enclume, il te suffoquera sûrement avec sa fumée ! Et d’ailleurs le poète a dit :

« Illusion ! Ne crois point trouver sur ta route noire, quand la destinée t’a trahi, l’ami au cœur fidèle.

« Ô solitude ! chère solitude bénie, tu enseignes à qui te cultive la force qui ne dévie point et l’art de ne se fier qu’à soi-même ! »

Un autre a dit :

« Néfaste sur ses deux faces, tel est le monde, si ton attention l’examine : l’une de ses faces est l’hypocrisie, et l’autre la trahison. »

Un autre a dit :

« Futilités, sottises et propos saugrenus, c’est là le riche apanage du monde ! Mais si le destin sur ton chemin place un être exceptionnel, fréquente-le quelquefois : simplement pour t’améliorer ! »

Lorsque le jeune Alischar eut entendu ces paroles de son père mourant, il répondit : « Ô mon père, je suis ton écouteur obéissant ! Que me conseilles-tu encore ? » Et Gloire le marchand dit : « Fais le bien, si toutefois tu le peux. Et n’attends point d’en être récompensé en retour par de la gratitude ou un semblable bien. Ô mon fils, on n’a pas, hélas ! l’occasion de faire le bien tous les jours. » Et Alischar répondit : « J’écoute et j’obéis ! Mais sont-ce là toutes tes recommandations ? » Gloire le marchand dit : « N’éparpille point les richesses que je te laisse : tu ne seras considéré qu’en raison de ce que ta main possède sous son pouvoir ! Et le poète a dit :

« Du temps de ma pauvreté, je ne me connaissais point d’amis ; et maintenant ils pullulent à ma porte et me coupent l’appétit.

« Ô ! combien de féroces ennemis a domptés ma richesse, et que d’ennemis je gagnerais si ma richesse diminuait ! »

Puis le vieillard continua : « Ne néglige pas les conseils des gens d’expérience, et ne crois point inutile de demander conseil à qui peut te conseiller ; car le poète a dit :

« Joins ton idée à l’idée du conseiller, pour te mieux assurer du résultat. Quand tu veux regarder ton visage, un seul miroir te suffit ; mais si c’est ton derrière obscur que tu désires inspecter, tu ne peux le tirer au clair que par le jeu de deux miroirs ! »

« De plus, mon fils, j’ai encore un dernier conseil à te donner. Garde-toi du vin ! Il est la cause de tous les maux. Il risque de t’enlever la raison, et de te rendre un objet de risée et de dédain.

« Telles sont mes recommandations sur le seuil dernier. Ô mon enfant, souviens-toi de mes paroles. Sois un excellent fils. Et que ma bénédiction t’accompagne dans la vie ! »,

Et Gloire, le vieux marchand, ayant parlé ainsi, ferma un instant les yeux et se recueillit. Puis il leva son index à la hauteur de ses yeux et prononça son acte de foi. Après quoi il trépassa dans la miséricorde du Très-Haut.

Il fut pleuré par son fils et par toute sa famille ; et on lui fit des funérailles auxquelles assistèrent les plus grands et les plus petits, les plus riches et les plus pauvres. Et, après qu’on l’eut mis en terre, on inscrivit ces vers sur la pierre de son tombeau :

« De la poussière je suis né et à la poussière je suis revenu, poussière moi-même ! C’est comme si je n’avais jamais vécu ! ».

Et voilà pour le marchand Gloire. Mais pour ce qui est d’Alischar fils de Gloire, voici :

Après la mort de son père, Alischar continua le commerce dans la boutique principale du souk, et suivit consciencieusement les recommandations paternelles, notamment en ce qui concernait les relations avec autrui. Mais, au bout d’un an exactement et d’un jour, heure pour heure, il se laissa tenter par les perfides garçons, les fils de putains, les adultérins sans vergogne. Et il les fréquenta avec frénésie, et connut leurs mères et leurs sœurs, des rouées, filles de chiens. Et il se plongea jusqu’au cou dans la débauche, et il nagea dans le vin et la dépense, dans une voie bien opposée au droit chemin. Car, n’étant plus dans un état sain d’esprit, il se faisait ce triste raisonnement : « Du moment que mon père m’a laissé toutes ses richesses, il faut bien que j’en use, pour ne pas en faire hériter d’autres après moi ! Et je veux profiter du moment et du plaisir qui passe, car je ne vivrai pas deux fois ! »

Or, ce raisonnement lui réussit si bien, et Alischar continua si régulièrement à unir le jour et la nuit par leurs extrémités, sans épargner aucun excès, qu’il se vit bientôt réduit à vendre sa boutique, sa maison, ses meubles et tous ses vêtements ; et il ne lui resta que juste les habits qu’il avait sur le corps.

Alors il put, en toute évidence, voir clair dans ses errements, et constater l’excellence des conseils de son père Gloire. Les amis qu’il avait fastueusement traités, et à la porte desquels il alla frapper à tour de rôle, trouvèrent tous un motif quelconque pour l’éconduire. Aussi, réduit maintenant à l’extrême limite de la misère, il fut obligé, n’ayant rien mangé depuis la veille, de sortir du misérable khân où il logeait et de mendier de porte en porte, dans les rues.

Pendant qu’il cheminait de la sorte, il arriva sur la place du marché, où il vit une grande foule rassemblée en cercle. Il fut tenté de s’en approcher, pour juger de ce qui se passait, et il vit, au milieu du cercle formé par les marchands, par les courtiers et les acheteurs…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… il vit, au milieu du cercle formé par les marchands, par les courtiers et les acheteurs, une jeune esclave blanche d’une élégante et délicieuse tournure : une taille de cinq palmes, et des roses comme joues, et des seins bien assis, et quel derrière ! Aussi pouvait-on lui appliquer, sans crainte de se tromper, ces vers du poète :

« Du moule de la Beauté sans défaut elle est sortie ! Ses proportions sont admirables : ni trop grande, ni trop petite, ni trop grasse, ni trop maigre ; et des rondeurs partout.

« Aussi la Beauté elle-même se trouva-t-elle éprise de son image que rehaussait le léger voile tamisant ses traits modestes à la fois et hautains.

« La lune est son visage ; le flexible rameau qui ondule, sa taille ; et le suave parfum du musc, son haleine.

« On la dirait formée de perles liquides ; car ses membres sont si polis qu’ils réfléchissent la lune de son visage, et paraissent eux-mêmes formés de lunes, à leur tour.

« Mais où est la langue qui saurait décrire ce miracle de clarté : son derrière brillant… ? »

Lorsque Alischar eut jeté ses regards sur la belle jeune fille, il fut extrêmement émerveillé, et, soit qu’il fût immobilisé par l’admiration, soit qu’il voulût oublier un instant sa misère au spectacle de la beauté, il se mêla à la foule rassemblée qui déjà s’apprêtait à la vente. Et les marchands et les courtiers qui étaient là, ignorant encore sa ruine, ne doutèrent pas un instant qu’il ne fût venu pour acquérir l’esclave : car ils le savaient très riche de l’héritage de son père, le syndic Gloire.

Mais bientôt à côté de l’esclave vint se placer le chef courtier et, par-dessus les têtes empressées, il clama : « Ô marchands, ô maîtres des richesses, citadins ou habitants libres du désert, l’ouvreur de la porte de l’encan n’a aucun blâme à encourir ! Hardi donc ! Voici devant vous la souveraine de toutes les lunes, la perle des perles, la vierge pleine de pudeur, la noble Zoumourroud, incitatrice de tous les désirs et jardin de toutes les fleurs ! Ouvrez l’encan, ô assistants ! Nul blâme à l’ouvreur de l’encan ! Voici devant vous la souveraine de toutes les lunes, la vierge pleine de pudeur Zoumourroud, jardin de toutes les fleurs ! »

Aussitôt d’entre les marchands quelqu’un cria : « J’ouvre à cinq cents dinars ! » Un autre dit : « Et dix ! » Alors un vieux, difforme et hideux, aux yeux bleus et louches, qui s’appelait Rachideddîn, cria : « Et cent ! » Mais une voix dit : « Et dix ! » À ce moment, le vieillard aux yeux bleus si laids renchérit en bloc en criant : « Mille dinars ! »

Alors tous les autres acheteurs emprisonnèrent leur langue et gardèrent le silence. Et le crieur se tourna vers le maître de la jeune esclave et lui demanda si le prix offert par le vieillard lui convenait et s’il fallait conclure le marché. Et le maître de l’esclave répondit : « Je veux bien. Mais, auparavant, il faut que mon esclave y consente aussi, car je lui ai juré de ne la céder qu’à l’acheteur qui lui plairait. Il te faut donc lui demander son consentement, ô courtier ! » Et le courtier s’approcha de la belle Zoumourroud et lui dit : « Ô souveraine des lunes, voudrais-tu appartenir à ce vénérable vieillard, le cheikh Rachideddîn ? »

La belle Zoumourroud, à ces paroles, jeta un regard sur celui que lui indiquait le courtier, et le trouva tel que nous venons de le dépeindre. Alors elle se détourna, avec un geste de dégoût, et s’écria : « Ne connais-tu donc pas, ô chef courtier, ce que disait un poète vieux, bien que pas aussi repoussant que ce vieillard-ci ? Écoute alors :

« Je la priai pour un baiser. Elle me regarda. Et son regard ne fut point haineux, ni dédaigneux, mais il fut indifférent !

« Elle me savait riche pourtant et considéré. Elle passa. Et ces mots d’un pli de sa bouche tombèrent :

« Les cheveux blancs ne sont point pour me plaire : je n’aime point entre mes lèvres mettre du coton mouillé ! »

En entendant ces vers, le courtier dit à Zoumourroud : « Par Allah ! tu refuses et tu as bien raison ! Ce n’est d’ailleurs pas un prix, mille dinars ! Tu en vaux dix mille, à mon estimation ! » Puis il se tourna vers la foule des acheteurs et demanda si un autre ne désirait pas l’esclave au prix déjà offert. Alors un marchand s’approcha et dit : « Moi ! » Et la belle Zoumourroud le regarda, et vit qu’il n’était point hideux comme le vieux Rachideddîn, et que ses yeux n’étaient ni bleus ni louches ; mais elle remarqua qu’il s’était teint la barbe en rouge, pour avoir l’air plus jeune qu’il n’était. Alors elle s’écria : « Ô honte ! noircir et rougir de la sorte la face de la vieillesse ! » Et, sur le champ, elle improvisa ces vers :

« Ô toi qui es épris de ma taille et de mon visage, tu peux tant qu’il te plaît te déguiser sous des couleurs d’emprunt, tu ne réussiras pas à attirer mon regard.

« Tu teintes d’opprobre tes cheveux blancs, sans réussir à cacher tes tares.

« Tu changes de barbe comme tu changes de visage, et tu deviens un épouvantail tel, qu’à te regarder la femme avorte dans sa fécondité ! »

Lorsque le chef courtier eut entendu ces vers, il dit à Zoumourroud : « Par Allah ! la vérité est de ton côté ! » Mais déjà, comme cette seconde proposition n’était pas agréée, un troisième marchand s’avança et dit au courtier : « J’y mets le prix. Demande-lui si elle m’accepte ! » Et le courtier interrogea la belle adolescente qui regarda alors l’homme en question. Elle vit qu’il était borgne, et éclata de rire en disant : « Mais ne sais-tu, ô courtier, les paroles du poète sur le borgne ? Écoute donc :

« Ami, crois-moi, ne fais jamais d’un borgne ton compagnon, et méfie-toi de ses mensonges et de sa fausseté.

» Il y a si peu à gagner à le fréquenter, qu’Allah s’est hâté de lui enlever un œil pour le signaler à la méfiance ! »

Alors le courtier lui montra un quatrième acquéreur et lui demanda : « Voudrais-tu de celui-ci ? » Elle examina ce dernier et vit que c’était un tout petit homme avec une barbe qui lui traînait jusqu’au nombril ; et aussitôt elle dit : « Quant à ce petit barbu-là, voici comment l’a dépeint le poète :

« Il a une barbe prodigieuse, plante inutile et encombrante. Elle est triste comme une nuit d’hiver longue, froide et obscure. »

Lorsque le crieur vit qu’aucun n’était accepté de ceux-là qui d’eux-mêmes se présentaient pour l’achat, il dit à Zoumourroud : « Ô ma maîtresse, regarde tous ces marchands et ces nobles acheteurs, et indique-moi celui qui a la chance de te plaire pour que j’aille t’offrir à lui pour l’achat ! »

Alors la belle adolescente examina un à un tous les assistants avec la plus grande attention, et son regard finit par tomber sur Alischar fils de Gloire. Et l’aspect du jeune homme l’enflamma subitement du plus violent amour ; car Alischar fils de Gloire était, en vérité, d’une beauté extraordinaire, et nul ne le pouvait voir sans se sentir porté vers lui avec ardeur. Aussi la jeune Zoumourroud se hâta de le montrer au crieur, et dit : « Ô crieur, c’est ce jouvenceau-là que je veux, celui au visage gentil, à la taille onduleuse ; car je le trouve délicieux et d’un sang sympathique et plus léger que la brise du nord ; et c’est de lui que le poète a dit :

« Ô jouvenceau, comment ceux qui t’ont vu dans ta beauté pourront-ils t’oublier ?

« Que ceux qui déplorent les tourments dont tu leur remplis le cœur, cessent de te regarder.

« Ceux-là qui veulent se préserver de tes charmes dangereux, que ne couvrent-ils d’un voile ton visage enchanteur !… »

« Et c’est également de lui qu’un autre poète a dit :

« Ô mon seigneur, comprends ! Comment ne point t’aimer ? Ta taille n’est-elle point svelte et tes reins ne sont-ils pas cambrés ?

« Comprends, ô mon seigneur ! L’amour de ces choses n’est-il pas l’attribut des sages, des gens exquis et des esprits fins ?

« Ô jouvenceau, mon seigneur, je te contemple et mes forces s’évanouissent !

« Si tu t’assieds sur mes genoux, tes fesses sont lourdes ; mais, si tu t’en vas, leur absence me pèse !

« Ô ! ne me tue pas d’un regard : nulle religion ne recommande le meurtre. Ô ! que ton cœur soit tendre et fléchisse comme ta taille ! Que ton œil pour moi soit doux, comme lisse est ta joue ! »

« Un troisième poète a dit :

« Ses joues sorti pleines et glissantes ; sa salive est un lait doux à boire, remède aux maladies ; son regard fait rêver les prosateurs et les poètes ; et ses perfections rendent perplexes les architectes. »

« Un autre a dit :

« La liqueur de ses lèvres est un vin enivrant ; son haleine a le parfum de l’ambre, et ses dents sont des grains de camphre.

« Aussi Radouân, le gardien du Paradis, l’a-t-il prié de s’en aller, de crainte qu’il ne séduisît les houris.

« Les gens grossiers, à l’esprit lourd, déplorent ses gestes et sa conduite, comme si la lune n’est pas belle dans tous ses quartiers, comme si sa marche n’est pas également harmonieuse dans toutes les parties du ciel ! »

« Un poète a dit encore :

« Ce jeune faon, à la chevelure frisée, aux joues pleines de roses, au regard enchanteur, consentit enfin à un rendez-vous. Et me voici exact, avec le cœur ému et l’œil anxieux.

« Il me l’a promis, ce rendez-vous, en fermant les yeux pour me dire oui ! Mais si ses paupières sont fermées comment peuvent-elles tenir leur promesse ? »

« Enfin un autre a dit à son sujet :

« J’ai des amis peu subtils qui m’ont demandé : « Comment peux-tu si passionnément aimer un jeune homme dont les joues sont ombragées par un duvet déjà si fort ? »

« Je leur dis : « Qu’elle est grande votre ignorance ! Les fruits du jardin d’Éden ont été cueillis sur ses belles joues ! Comment auraient-elles, ces joues, fourni de si beaux fruits, si elles n’étaient déjà si touffues ? »

Le courtier fut extrêmement émerveillé de voir tant de talent chez une esclave si jeune, et il exprima son étonnement au propriétaire, qui lui dit : « Je comprends que tu sois émerveillé de tant de beauté et de tant de finesse d’esprit. Mais sache que cette miraculeuse adolescente, qui rend honteux les astres et le soleil, ne se contente pas seulement de connaître les poètes les plus délicats et les plus compliqués, et d’être elle-même une constructrice de strophes, elle sait, en outre, écrire, avec sept plumes, les sept caractères différents, et ses mains sont plus précieuses que tout un trésor. Elle connaît, en effet, l’art de la broderie et du tissage de la soie, et tout tapis ou rideau qui sort de ses mains est coté au souk cinquante dinars. Note, de plus, qu’il lui suffit de huit jours pour parachever le tapis le plus beau ou le rideau le plus somptueux. Aussi l’acquéreur qui l’achètera rentrera-t-il dans son argent au bout de quelques mois, en toute certitude ! »

À ces paroles, le courtier leva ses bras d’admiration et s’écria : « Ô bonheur de celui qui aura cette perle dans sa demeure, et la conservera comme son trésor le plus secret ! » Et il s’approcha d’Alischar fils de Gloire, que lui avait indiqué l’adolescente, s’inclina devant lui jusqu’à terre, lui prit la main et la baisa, puis il lui dit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… s’inclina devant lui jusqu’à terre, lui prit la main et la baisa, puis il lui dit : « En vérité, ô mon maître, ta chance est une grande chance de pouvoir acheter ce trésor pour la centième partie de sa valeur, et le Donateur n’a point lésiné avec toi dans ses dons ! Que cette adolescente t’apporte donc avec elle le bonheur ! »

À ces paroles, Alischar baissa la tête, et ne put s’empêcher de rire en lui-même de l’ironie de la destinée, et il se dit : « Par Allah ! je n’ai pas de quoi m’acheter un morceau de pain, et l’on me croit assez riche pour acheter cette esclave ! En tout cas, je ne dirai ni oui ni non, pour ne pas me couvrir de honte devant tous les marchands ! » Et il baissa les yeux et ne souffla mot.

Comme il ne bougeait pas, Zoumourroud le regarda pour l’encourager dans l’achat ; mais il tenait les yeux baissés et ne la voyait pas ; elle dit alors au courtier : « Prends-moi par la main et conduis-moi auprès de lui ; je veux lui parler moi-même et le décider à m’acheter ; car j’ai bien résolu de n’appartenir qu’à lui, et pas à un autre ! » Et le courtier la prit par la main et la conduisit auprès d’Alischar fils de Gloire.

L’adolescente se tint droite, dans sa vive beauté, devant le jeune homme et lui dit : « Ô mon maître bien-aimé, ô jouvenceau dont brûlent mes entrailles, que ne proposes-tu le prix d’achat ? Et même que ne donnes-tu toi-même l’estimation qui te semble plus juste ! Je veux être ton esclave, à n’importe quel prix ! » Alischar releva la tête, en la secouant avec tristesse, et dit : « La vente et l’achat ne sont jamais une obligation ! » Zoumourroud s’écria : « Je vois, ô mon maître bien-aimé, que tu trouves trop élevé le prix de mille dinars. N’en offre donc que neuf cents, et je t’appartiens ! » Il hocha la tête et ne dit mot. Elle reprit : « Achète-moi alors pour huit cents ! » Il hocha la tête. Elle dit : « Pour sept cents ! » Il hocha encore la tête. Elle se mit encore à diminuer jusqu’à lui dire : « Pour cent dinars seulement ! » Alors il lui dit : « Eh bien ! ces cent dinars je ne les ai pas tout à fait au complet ! » Elle se mit à rire et lui dit : « Combien t’en manque-t-il pour faire cette somme de cent dinars ? Car, si tu n’as pas le tout aujourd’hui, tu paieras le reste un autre jour. » Il répondit : « Ô ma maîtresse, sache enfin que je n’ai ni cent ni même un dinar ! Par Allah ! moi, je ne possède pas plus une pièce blanche qu’une pièce rouge, un dinar d’or qu’un drachme d’argent. Ainsi ne perds pas ton temps avec moi, et cherche un autre acheteur ! »

Lorsque Zoumourroud eut compris que le jeune homme n’avait aucune ressource, elle lui dit : « Conclus tout de même le marché : frappe-moi dans la main, enveloppe-moi de ton manteau et passe un de tes bras autour de ma taille : c’est, comme tu le sais, le signe de l’acceptation ! » Alischar, alors, n’ayant plus de motif de refuser, se hâta de faire ce que lui ordonnait Zoumourroud ; et, au même instant, celle-ci tira de sa poche une bourse qu’elle lui remit, et lui dit : « Il y a là-dedans mille dinars ; il te faut en offrir neuf cents à mon maître, et garder les cent autres pour subvenir à nos besoins les plus pressants ! » Et aussitôt Alischar compta au marchand les neuf cents dinars, et se hâta de prendre l’esclave par la main et de l’emmener chez lui.

Lorsqu’on fut arrivé à la maison, Zoumourroud ne fut pas peu surprise de voir que le logis consistait en une misérable chambre n’ayant pour tous meubles qu’une méchante natte vieille et déchirée en plusieurs endroits. Elle se hâta de lui remettre encore mille dinars dans une seconde bourse et lui dit : « Cours vite au souk nous acheter tout ce qui est nécessaire en meubles et tapis, et tout ce qu’il faut pour manger et boire. Et choisis ce qu’il y a de meilleur au souk ! De plus rapporte-moi une grande pièce de soie de Damas, de la plus belle qualité, rouge grenat, et des bobines de fil d’or et des bobines de fil d’argent et des bobines de fil de soie de sept couleurs différentes. N’oublie pas non plus de m’acheter de grandes aiguilles et un dé en or pour mon doigt du milieu ! » Et Alischar exécuta aussitôt ces ordres, et apporta à Zoumourroud tout cela. Alors elle étendit par terre les tapis, rangea les matelas et les divans, mit tout en ordre, et tendit la nappe, après avoir allumé les flambeaux.

Tous deux s’assirent alors, et mangèrent et burent et furent contents. Après quoi, ils s’étendirent sur leur couche neuve, et se satisfirent mutuellement. Et ils passèrent toute la nuit étroitement enlacés, dans les plus pures délices et les plus gais ébats, jusqu’au matin. Et leur amour se consolida par des preuves indubitables, et se grava dans leur cœur d’une façon inaltérable.

Sans perdre de temps, la diligente Zoumourroud se mit aussitôt à l’ouvrage. Elle prit la pièce de soie rouge grenat de Damas, et, en quelques jours, elle en fit un rideau sur le pourtour duquel elle représenta avec un art infini des figures d’oiseaux et d’animaux ; et elle ne laissa pas un seul animal dans le monde, grand ou petit, qu’elle ne l’eût dessiné sur cette étoffe. Et l’exécution en fut si frappante de ressemblance et si vivante, que les animaux à quatre pieds semblaient se mouvoir, et que l’on croyait entendre chanter les oiseaux. Au milieu du rideau étaient brodés de grands arbres chargés de leurs fruits, et à l’ombrage si beau que l’on sentait une grande fraîcheur à s’y reposer les yeux. Et tout cela fut exécuté en huit jours, ni plus ni moins ! Gloire à Celui qui met tant d’habileté dans les doigts de ses créatures !

Le rideau achevé, Zoumourroud le lustra, le lissa, le plia et le remit à Alischar en lui disant : « Va le porter au souk et vends-le à quelque marchand en boutique, pour pas moins de cinquante dinars. Seulement garde-toi bien de le céder à quelqu’un de passage, qui ne soit pas connu dans le souk ; sinon tu serais la cause entre nous d’une cruelle séparation. Nous avons, en effet, des ennemis qui nous guettent : méfie-toi du passant ! » Et Alischar répondit : « J’écoute et j’obéis ! » et il alla au souk et vendit pour cinquante dinars à un marchand en boutique le merveilleux rideau en question…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT VINGTIÈME NUIT

Elle dit :

… et vendit pour cinquante dinars à un marchand en boutique le merveilleux rideau en question. Puis, de nouveau, il acheta de la soie et des fils d’or et d’argent, en quantité suffisante pour un nouveau rideau ou quelque belle tapisserie, et porta le tout à Zoumourroud, qui se remit à l’ouvrage et, en huit jours, exécuta un tapis encore plus beau que la première fois, lequel rapporta également la somme de cinquante dinars. Et ils vécurent de la sorte, en mangeant, en buvant, et en ne manquant de rien, sans oublier de satisfaire leur mutuel amour, plus ardent de jour en jour, pendant encore l’espace d’une année.

Un jour, Alischar sortit de la maison, porteur, selon son habitude, d’un paquet renfermant une tapisserie exécutée par Zoumourroud ; et il prit le chemin du souk pour le proposer aux marchands, par l’entremise du crieur, comme toujours. Arrivé au souk, il la remit au crieur qui se mit à la crier devant les boutiques des marchands, quand vint à passer un chrétien, un de ces individus comme il en pullule à l’entrée des souks et qui obsèdent le client de leurs offres de service.

Ce chrétien s’approcha du crieur et d’Alischar et leur proposa soixante dinars de la tapisserie, au lieu de cinquante qui en était le prix crié. Mais Alischar, qui avait de l’aversion et de la défiance pour ces sortes d’individus et qui, d’ailleurs, se rappelait la recommandation de Zoumourroud, ne voulut pas la lui céder. Alors le chrétien augmenta son offre, et finit par proposer cent dinars ; et le crieur dit à l’oreille d’Alischar : « En vérité, ne laisse pas échapper cette excellente aubaine ! » Car le crieur avait déjà été secrètement soudoyé par le chrétien moyennant dix dinars. Et il manœuvra si bien sur l’esprit d’Alischar, qu’il le décida à livrer la tapisserie au chrétien, contre la somme convenue. Il le fit donc, mais non sans une grande appréhension, toucha les cent dinars, et reprit le chemin de sa maison.

Tandis qu’il marchait, il s’aperçut à un tournant de rue que le chrétien le suivait. Il s’arrêta et lui demanda : « Qu’as-tu à faire dans ce quartier où n’entrent pas les gens de ton espèce, chrétien ? » Celui-ci dit : « Excuse-moi, ô mon maître, mais j’ai une commission à remplir au bout de cette ruelle. Qu’Allah te conserve ! » Alischar continua sa route et arriva à la porte de sa maison ; et là il s’aperçut que le chrétien, après avoir fait un crochet, était revenu par l’autre bout de la rue, et arrivait devant sa porte au même moment que lui. Il lui cria, pris de colère : « Maudit chrétien, qu’as-tu à me suivre de la sorte partout où je vais ? » Il répondit : « Ô mon maître, crois bien que c’est par hasard que je suis là encore ; mais je te prie de me donner une gorgée d’eau, et Allah t’en rémunérera, car la soif me brûle l’intérieur ! » Et Alischar pensa : « Par Allah ! il ne sera pas dit qu’un musulman ait refusé de donner à boire à un chien altéré ! Je vais donc lui porter de l’eau. » Et il entra dans sa maison, prit une cruche d’eau et allait ressortir pour l’aller porter au chrétien, quand Zoumourroud l’entendit ouvrir le loquet et courut à sa rencontre, émue de son absence prolongée. Elle lui dit, en l’embrassant : « Pourquoi as-tu tant tardé à rentrer aujourd’hui ? As-tu fini par vendre la tapisserie, et est-ce à un brave marchand en boutique, ou à un passant ? » Il répondit, troublé fort visiblement : « J’ai tardé un peu car le souk était plein ; j’ai fini tout de même par vendre la tapisserie à un marchand ! » Elle dit, avec un doute dans la voix : « Par Allah ! mon cœur n’est pas tranquille. Mais où portes-tu cette cruche ? » Il dit : « Je vais donner à boire au crieur du souk qui m’a accompagné jusqu’ici ! » Mais cette réponse ne la satisfit point, et, tandis qu’Alischar sortait, elle récita, fort anxieuse, ce vers du poète :

« Ô mon cœur qui t’attaches à l’aimé, pauvre cœur plein d’espoir et qui crois éternel le baiser, ne vois-tu qu’à ton chevet, les bras tendus, veille la séparatrice, et que dans l’ombre te guette, perfide, la destinée ?… »

Comme Alischar se dirigeait vers le dehors, il trouva le chrétien déjà entré dans le vestibule, par la porte laissée ouverte. À cette vue, le monde noircit devant son visage et il s’écria : « Que fais-tu là, chien fils de chien ? Et comment as-tu osé pénétrer dans ma maison sans mon consentement ? » Il répondit : « De grâce, ô mon maître, excuse-moi ! Épuisé d’avoir marché tout le jour, et ne pouvant plus me tenir debout, je me vis forcé de franchir ton seuil, puisqu’on somme il n’y a pas grande différence entre la porte et le vestibule. D’ailleurs, le temps seulement de prendre haleine, et je m’en vais ! Ne me repousse pas et Allah ne te repoussera pas ! » Et il prit la cruche que tenait Alischar fort perplexe, but son besoin, et la lui rendit. Et Alischar resta debout en face de lui, à attendre qu’il s’en allât. Mais une heure se passa de la sorte et le chrétien ne bougeait pas. Alors Alischar lui cria, suffoqué : « Veux-tu tout de suite sortir d’ici et t’en aller en ta voie ? » Mais le chrétien lui répondit : « Ô mon maître, tu n’es certes pas de ceux qui font un bienfait à quelqu’un pour le lui faire sentir toute la vie, ni de ceux dont le poète a dit :

« Évanouie, la race généreuse de ceux qui sans compter remplissaient la main du pauvre avant qu’elle ne fût tendue.

« Maintenant c’est une race vile d’usuriers qui supputent l’intérêt d’un peu d’eau prêtée au pauvre du chemin. »

« Quant à moi, ô mon maître, j’ai déjà étanché ma soif à l’eau de ta maison, mais la faim m’est en ce moment une telle torture que je me contenterais bien des restes de ton repas, ne serait-ce qu’un morceau de pain sec et un oignon, rien de plus ! » Alischar, de plus en plus furieux, lui cria : « Allons ! va-t’en d’ici ! assez de citations comme ça ! Il n’y a plus rien à la maison ! » Il répondit sans bouger de sa place : « Mon seigneur, pardonne-moi ! mais, s’il n’y a plus rien à la maison, tu as sur toi les cent dinars que t’a rapportés la tapisserie. Je te prie donc, par Allah, d’aller au souk le plus proche m’acheter une galette de froment, pour qu’il ne soit pas dit que j’aie quitté ta maison sans qu’il y ait eu entre nous le pain et le sel ! »

Lorsqu’Alischar eut entendu ces paroles, il se dit en lui-même : « Il n’y a pas de doute possible, ce maudit chrétien est un fou et un extravagant. Et je vais le jeter à la porte et exciter après lui les chiens de la rue ! » Et comme il s’apprêtait à le pousser dehors, le chrétien immobile lui dit : « Ô mon maître, ce n’est qu’un seul pain que je désire, et un seul oignon, de quoi seulement chasser la faim. Ne va donc pas faire une grande dépense pour moi, c’est vraiment de trop ! Car le sage se contente de peu ; et, comme dit le poète :

« Un pain sec suffit pour mettre en fuite la faim qui torture le sage, alors que le monde entier ne saurait calmer le faux appétit du gourmand. »

Quand Alischar vit qu’il ne pouvait faire autrement que de s’exécuter, il dit au chrétien : « Je vais au souk te chercher à manger. Reste ici à m’attendre, sans bouger ! » Et il sortit de la maison, après avoir fermé la porte et enlevé la clef de la serrure pour la mettre dans sa poche. Il alla en toute hâte au souk, où il acheta du fromage rôti au miel, des concombres, des bananes, des feuilletés et du pain soufflé tout frais sortant du four, et apporta le tout au chrétien en lui disant : « Mange ! » Mais celui-ci se récusa en disant : « Mon seigneur, quelle générosité est la tienne ! Ce que tu apportes là suffira à nourrir dix personnes ! C’est vraiment trop ! à moins que tu ne veuilles m’honorer en mangeant avec moi ! » Alischar répondit : « Moi, je suis rassasié ; mange donc tout seul ! » Il s’écria : « Mon seigneur, la sagesse des nations nous apprend que celui qui refuse de manger avec son hôte est indubitablement un bâtard adultérin…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT VINGT-UNIÈME NUIT

Elle dit :

»… celui qui refuse de manger avec son hôte est indubitablement un bâtard adultérin ! » À ces paroles sans réplique possible, Alischar n’osa refuser et s’assit à côté du chrétien et se mit à manger avec lui, distraitement. Le chrétien profita de l’inattention de son hôte pour éplucher une banane, la partager et y glisser adroitement du banj pur mêlé à de l’extrait d’opium, à dose suffisante pour terrasser un éléphant et l’endormir pendant un an. Il trempa cette banane dans le miel blanc où nageait l’excellent fromage rôti, et l’offrit à Alischar en lui disant : « Ô mon seigneur, par la vérité de ta foi ! accepte de ma main cette succulente banane que j’ai épluchée à ton intention ! » Alischar, qui tenait à en finir, prit la banane et l’avala.

À peine la banane était-elle arrivée dans son estomac, qu’Alischar tomba à la renverse, la tête avant les pieds, privé de sentiment. Alors le chrétien bondit tel un loup pelé et s’élança au dehors où, dans la ruelle en face, se tenaient aux aguets des hommes avec un mulet, ayant à leur tête le vieux Rachideddîn, le misérable aux yeux bleus auquel n’avait pas voulu appartenir Zoumourroud, et qui avait juré de l’avoir de force, coûte que coûte. Ce Rachideddîn n’était qu’un ignoble chrétien qui professait extérieurement l’islamisme pour en avoir les privilèges auprès des marchands, et il était le propre frère du chrétien qui venait de trahir Alischar, et dont le nom était Barssoum.

Ce Barssoum courut donc aviser son misérable frère du succès de leur ruse, et tous deux, suivis de leurs hommes, pénétrèrent dans la maison d’Alischar, se précipitèrent dans l’appartement d’à côté, qu’avait loué Alischar pour en faire le harem de Zoumourroud, s’élancèrent sur la belle adolescente, qu’ils bâillonnèrent et prirent à bras le corps pour la transporter en un clin d’œil sur le dos du mulet qu’ils mirent au galop pour arriver, en quelques instants, sans avoir été inquiétés en route, à la maison du vieux Rachideddîn.

Le vieux misérable aux yeux bleus et louches fit alors porter Zoumourroud dans la chambre la plus retirée de la maison, et il s’assit seul près d’elle, après lui avoir ôté le bâillon, et lui dit : « Te voici enfin en mon pouvoir, belle Zoumourroud, et ce n’est point ce vaurien d’Alischar qui viendra maintenant te tirer de mes mains. Commence donc, avant que de coucher dans mes bras et d’éprouver ma vaillance au combat, par abjurer ta mécréante foi et consentir à devenir chrétienne comme je suis chrétien. Par le Messie et la Vierge ! si, tout de suite, tu ne te rends à mon double désir, je te ferai subir les pires tortures et te rendrai plus malheureuse qu’une chienne ! »

À ces paroles du misérable chrétien, les yeux de l’adolescente se remplirent de larmes qui roulèrent le long de ses joues, et ses lèvres frémirent, et elle s’écria : « Ô scélérat à barbe blanche, par Allah ! tu peux me faire couper en morceaux, mais tu n’arriveras pas à me faire abjurer ma foi ; tu peux même prendre mon corps par la violence, comme le bouc en rut la chèvre enfantine, mais tu ne soumettras pas mon esprit à l’impureté partagée ! Et Allah saura bien tôt ou tard te demander compte de tes ignominies ! »

Lorsque le vieillard vit qu’il ne pouvait la persuader par la parole, il appela ses esclaves et leur dit : « Renversez-la et tenez-la sur le ventre solidement ! » Et ils la renversèrent et la couchèrent sur le ventre. Alors ce misérable vieux chrétien prit un fouet et se mit à l’en flageller cruellement sur ses belles parties arrondies, de façon que chaque coup laissait une longue raie rouge sur le blanc de son derrière. Et Zoumourroud à chaque coup qu’elle recevait, loin de faiblir dans sa foi, s’écriait : « Il n’y a de Dieu qu’Allah, et Môhammad est l’envoyé d’Allah ! » Et il ne s’arrêta de la frapper que lorsqu’il ne put plus lever le bras. Alors il ordonna à ses esclaves de la jeter à la cuisine, avec les servantes, et de ne lui rien donner à manger ni à boire. Et ils obéirent à l’instant. Et voilà pour eux !

Quant à Alischar, il resta étendu, privé de sentiment, dans le vestibule de sa maison, jusqu’au lendemain. Il put alors reprendre ses sens et ouvrir les yeux, une fois dissipée l’ivresse du banj et envolées de sa tête les fumées de l’opium. Il se leva alors sur son séant et, de toutes ses forces, il appela : « Ya Zoumourroud ! » Mais personne ne lui répondit. Il se leva anxieux et entra dans l’appartement, qu’il trouva vide et silencieux, et où les voiles de Zoumourroud. et ses écharpes gisaient sur le sol. Alors il se rappela le chrétien ; et, comme lui aussi avait disparu, il ne douta plus de l’enlèvement de sa bien-aimée Zoumourroud. Il se jeta alors par terre, en se frappant la tête et en sanglotant ; puis il déchira ses vêtements, et pleura toutes les larmes de la désolation, et, à la limite du désespoir, il s’élança hors de sa maison, ramassa deux gros cailloux dont il se mit un dans chaque main, et commença à parcourir, hagard, toutes les rues en se frappant la poitrine avec ces cailloux et en criant : « Ya Zoumourroud ! Zoumourroud ! » Et les enfants l’entourèrent en courant avec lui et en criant : « Un fou ! un fou ! » Et les gens de connaissance qui le rencontraient le regardaient avec compassion et pleuraient la perte de sa raison, en disant : « C’est le fils de Gloire ! Pauvre Alischar ! »

Il continua à errer de la sorte, les cailloux lui faisant résonner la poitrine, quand il fut rencontré par une vieille femme d’entre les femmes de bien, qui lui dit : « Mon enfant, puisses-tu jouir de la sécurité et de la raison ! Depuis quand es-tu devenu fou ? » Et Alischar lui répondit par ce vers :

« C’est l’absence d’une qui m’a fait perdre la raison ! Ô vous qui croyez à ma folie, ramenez celle qui l’a causée, et sur mon esprit vous mettrez la fraîcheur d’un dictame ! »

En entendant ce vers et en regardant Alischar plus attentivement, la bonne vieille comprit qu’il devait être un amoureux en souffrance, et lui dit : « Mon enfant, ne crains pas de me raconter tes peines et ton infortune. Peut-être qu’Allah ne m’a placée sur ton chemin que pour te venir en aide ! » Alors Alischar lui raconta son aventure avec Barssoum le chrétien.

La bonne vieille, à ce discours, réfléchit pendant une heure de temps, puis elle releva la tête et dit à Alischar : « Lève-toi, mon enfant, et va vite m’acheter une corbeille de colporteur, dans laquelle tu mettras, après les avoir achetés au souk, des bracelets de verre coloré, des anneaux en cuivre argenté, des pendants d’oreilles, des breloques, et diverses autres choses comme en vendent aux femmes dans les maisons les vieilles pourvoyeuses. Et moi je mettrai cette corbeille sur ma tête, et j’irai faire le tour de toutes les maisons de la ville, en vendant aux femmes ces diverses choses. Et de la sorte je pourrai faire des investigations qui nous mettront sur la bonne voie et nous feront, s’il plaît à Allah, retrouver ton amante Sett Zoumourroud…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

»… retrouver ton amante Sett Zoumourroud. » Et Alischar se mit à pleurer de joie et, après avoir baisé les mains de la bonne vieille, se hâta d’aller acheter et de lui rapporter ce qu’elle lui avait indiqué.

Alors la vieille rentra chez elle pour s’habiller. Elle se voila le visage avec un voile couleur de miel brun, se couvrit la tête d’un foulard de cachemire, et s’enveloppa d’un grand voile de soie noire ; puis elle mit sur sa tête la corbeille en question et, prenant en main un bâton pour soutenir sa respectable vieillesse, elle se mit à faire lentement le tour des harems des notables et des marchands, dans les différents quartiers, et ne tarda pas à arriver à la maison du vieux Rachideddîn, le misérable chrétien qui se faisait passer pour musulman, le maudit qu’Allah confonde et brûle dans les feux de son enfer et torture jusqu’à l’extinction des temps. Amîn !

Or, elle y arriva juste au moment où la malheureuse adolescente, jetée au milieu des esclaves et des servantes de la cuisine, endolorie encore des coups qu’elle avait reçus, gisait à moitié morte sur une méchante natte.

Elle frappa à la porte, et l’une des esclaves vint lui ouvrir et la saluer avec amitié ; et la vieille lui dit : « Ma fille, j’ai là quelques jolis objets à vendre. Y a-t-il chez vous autres des acheteurs ? » La servante dit : « Mais je crois bien ! » Et elle l’introduisit à la cuisine, où la vieille s’assit avec componction et fut aussitôt entourée par les esclaves. Elle fut fort accommodante dans la vente, et se mit à leur céder, pour des prix fort modiques, bracelets, anneaux et pendants d’oreilles, si bien qu’elle gagna leur confiance et qu’elles l’aimèrent pour son langage onctueux et la douceur de ses manières.

Mais, en tournant la tête, voici qu’elle aperçut Zoumourroud étendue ; et elle interrogea à son sujet les esclaves, qui lui apprirent tout ce qu’elles savaient. Et aussitôt elle fut persuadée qu’elle était en présence de celle qu’elle cherchait. Elle s’approcha de l’adolescente et lui dit : « Ma fille, que tout mal s’éloigne de toi ! Allah m’envoie à ton secours ! Tu es Zoumourroud, l’esclave aimée d’Alischar fils de Gloire ! » Et elle lui apprit pourquoi elle était venue, déguisée en pourvoyeuse, et lui dit : « Demain soir tiens-toi prête à être enlevée ; mets-toi à la fenêtre de la cuisine qui donne sur la rue, et quand tu verras quelqu’un dans l’ombre qui se mettra à siffler, ce sera le signal. Réponds-lui en sifflant, et saute sans crainte dans la rue. C’est Alischar lui-même qui sera là et qui te délivrera ! » Et Zoumourroud baisa les mains de la vieille, qui se hâta de sortir et d’aller mettre Alischar au courant de ce qui venait de se passer, ajoutant : « Tu iras donc là-bas, au-dessous de la fenêtre de la cuisine de ce maudit-là, et tu feras comme ça et comme ça. »

Alors Alischar remercia beaucoup la vieille pour ses bons offices et voulut lui faire cadeau de quelque chose ; mais elle refusa et s’en alla, en lui souhaitant le succès et le bonheur, le laissant se réciter des vers sur l’amertume de la séparation.

Le lendemain soir, Alischar prit la route qui conduisait à la maison dépeinte par la bonne vieille, et finit par la trouver. Il vint s’asseoir au bas du mur, où il attendit que fût venue l’heure de siffler ! Mais comme il était là depuis un certain temps, et qu’il avait déjà passé deux nuits sans sommeil, il fut tout d’un coup vaincu par la fatigue et s’endormit. Glorifié soit le Seul qui jamais ne s’endort !

Pendant qu’Alischar était ainsi assoupi au bas de la cuisine, cette nuit-là, le destin poussa de ce côté, en quête de quelque bonne aubaine, un larron d’entre les larrons audacieux, qui, après avoir fait tout le tour de la maison, sans trouver d’issue, arriva à l’endroit où dormait Alischar. Il se pencha sur lui et, tenté par la richesse de ses habits, il lui vola tout doucement son beau turban et son manteau et s’en affubla en un clin d’œil. Et au même moment il vit la fenêtre s’ouvrir et entendit quelqu’un siffler. Il regarda et aperçut une forme de femme, et cette femme lui faisait signe et sifflait. C’était Zoumourroud qui le prenait pour Alischar.

À cette vue, le voleur, sans trop comprendre, se dit : « Si je lui répondais ? » Et il siffla. Aussitôt Zoumourroud sortit de la fenêtre et sauta dans la rue, en s’aidant d’une corde. Et le voleur, qui était un fort solide gaillard, la reçut sur son dos et s’éloigna avec la rapidité de l’éclair.

Quand Zoumourroud vit une telle force cher son porteur, elle fut extrêmement étonnée et lui dit : « Alischar, mon bien-aimé, la vieille m’a dit que tu pouvais à peine te traîner, tant tu avais été affaibli par la douleur et la crainte. Et je vois que tu es plus fort qu’un cheval ! » Mais comme le voleur ne répondait pas et galopait plus rapidement, Zoumourroud lui passa la main sur le visage, et le trouva tout hérissé de poils plus durs que le balai du hammam, et tel qu’on l’eût cru quelque cochon ayant avalé une poule dont les plumes lui seraient sorties de la gueule. À cette constatation elle eut une terreur épouvantable et se mit à lui donner des coups sur la figure en lui criant : « Qui es-tu ? Qu’est-ce que tu es ? » Or, comme à ce moment ils étaient déjà loin des habitations, dans la pleine campagne envahie par la nuit et la solitude, le voleur s’arrêta un instant, déposa à terre l’adolescente et lui cria : « Moi, je suis Djiwân le Kourde, le plus terrible compagnon de la bande d’Ahmad Ed-Danaf. Nous sommes quarante gaillards qui depuis longtemps sommes privés de chair fraîche ! La nuit prochaine sera la plus bénie de tes nuits, car nous monterons tous sur toi, à tour de rôle, et nous pataugerons dans ton ventre, et nous nous vautrerons entre tes cuisses scélératement, et nous ferons rouler ton bouton jusqu’au matin ! »

Lorsque Zoumourroud eut entendu ces paroles de son ravisseur, elle comprit toute l’horreur de sa situation, et se mit à pleurer en se frappant le visage et en déplorant l’erreur qui l’avait livrée à ce bandit perpétrateur de violences, et bientôt à ses compagnons les quarante. Puis voyant que la mauvaise destinée avait pris le dessus dans sa vie, et qu’il n’y avait pas à lutter contre elle, elle se laissa emporter de nouveau par son ravisseur, sans opposer de résistance, et se contenta de soupirer : « Il n’y a de Dieu qu’Allah ! En Lui je me réfugie ! Chacun porte sa destinée attachée à son cou, et, quoi qu’il fasse, il ne peut s’en éloigner…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT VINGT-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

« … Chacun porte sa destinée attachée à son cou, et, quoi qu’il fasse, il ne peut s’en éloigner ! »

Le terrible Kourde Djiwân rechargea donc l’adolescente sur son dos et continua à courir jusqu’à une caverne, cachée dans les rochers, où la bande des quarante et son chef avaient élu domicile. Là une vieille, la mère justement du ravisseur de Zoumourroud, faisait le ménage des larrons et préparait leur nourriture. Ce fut donc elle qui, entendant le signal convenu, sortit à l’entrée de la caverne recevoir son fils et sa capture. Djiwân remit Zoumourroud à sa mère et lui dit : « Prends bien soin de cette gazelle jusqu’à mon retour, car je vais à la recherche de mes compagnons, afin qu’ils viennent la monter avec moi. Mais, comme nous ne serons pas revenus avant demain à midi, à cause de quelques exploits que nous avons à accomplir, je te charge de la bien nourrir pour qu’elle soit capable de supporter nos charges et nos assauts. » Et il s’en alla.

Alors la vieille s’approcha de Zoumourroud et lui porta à boire et lui dit : « Ma fille, quel bonheur pour toi de te sentir bientôt pénétrée dans ton milieu par quarante jeunes gaillards, sans compter leur chef qui est à lui seul plus solide qu’eux tous ! Par Allah ! que tu es heureuse d’être jeune et désirable ! » Zoumourroud ne put répondre et, s’enveloppant la tête de son voile, s’étendit par terre et resta ainsi jusqu’au matin.

Or, la nuit l’avait fait réfléchir ; et elle avait repris courage et s’était dit : « Quelle est donc cette indifférence condamnable vis-à-vis de moi-même dans un tel moment ? Me faudrait-il donc attendre sans bouger la venue de ces quarante bandits perforateurs, qui vont m’abîmer en me pénétrant et qui me rempliront comme l’eau remplit un navire jusqu’à ce qu’il s’enfonce au fond de la mer ! Non, par Allah ! je sauverai mon âme et je ne leur livrerai pas mon corps ! » Et comme déjà c’était le matin, elle se leva et, s’approchant de la vieille, elle lui baisa la main et lui dit : « Cette nuit m’a bien reposée, ma bonne mère, et je me sens ragaillardie et toute disposée à faire honneur à mes hôtes ! Que nous faut-il faire maintenant pour passer le temps jusqu’à leur arrivée ? Veux-tu, par exemple, venir avec moi au soleil et me laisser te chercher les poux de la tête et te lisser les cheveux, ma bonne mère ? » La vieille répondit : « Par Allah ! ton idée est excellente, ma fille, car depuis le temps que je suis dans cette caverne, je n’ai pu me laver la tête, et elle sert maintenant d’habitation à toutes les espèces de poux qui se logent dans les cheveux des hommes et les poils des animaux ; et, la nuit venue, ils sortent de ma tête et circulent en bande sur mon corps : il y en a de blancs et de noirs, de gros et de petits ; il y en a même, ma fille, qui ont une queue fort large et qui se promènent à rebours ; d’autres ont une odeur plus fétide que les vieilles vesses et les pets les plus puants ! Si donc tu arrives à me débarrasser de ces bêtes malfaisantes, ta vie avec moi sera fort heureuse ! » Et elle sortit avec Zoumourroud hors de la caverne et s’accroupit au soleil en enlevant le mouchoir qu’elle avait sur la tête. Zoumourroud alors put voir qu’en effet il y avait là toutes les variétés de poux connues et les autres également. Sans perdre courage, elle se mit donc à les enlever d’abord par poignées, puis à peigner les cheveux à la racine avec plusieurs grosses épines ; et, quand il ne resta plus qu’une quantité normale de ces poux, elle se mit à les chercher avec des doigts agiles et nombreux et à les écraser entre deux ongles, comme à l’ordinaire. Cela fait, elle lui lissa les cheveux lentement, si lentement que la vieille se sentit délicieusement envahie par la tranquillité de sa propre peau nettoyée, et finit par s’assoupir profondément.

Sans perdre de temps, Zoumourroud se leva et courut à la caverne où elle prit des vêtements d’homme dont elle s’affubla ; elle s’entoura la tête d’un beau turban, un de ceux qui venaient des vols commis par les quarante, et ressortit en hâte pour aviser un cheval, également volé, qui paissait par là, les deux pieds attachés ; elle le sella et le brida, sauta dessus à califourchon, et le mit au grand galop, droit devant elle, en invoquant le Maître de la délivrance.

Elle galopa ainsi, sans répit, jusqu’à la tombée de la nuit ; et le lendemain matin, dès l’aube, elle reprit sa course, ne s’arrêtant que de temps à autre pour se reposer, manger quelques racines et laisser paître son cheval. Et elle continua de la sorte pendant dix jours et dix nuits.

Vers le matin du onzième jour, elle sortit enfin du désert qu’elle venait de traverser, et elle déboucha dans une verdoyante prairie où couraient de belles eaux et où s’égayaient les regards au spectacle des grands arbres, des ombrages et des roses et des fleurs qu’un climat printanier faisait là pousser par milliers ; là s’ébattaient aussi des oiseaux de la création et paissaient par troupeaux les gazelles et les plus jolis des animaux.

Zoumourroud se reposa une heure en cet endroit délicieux, puis elle remonta à cheval et suivit une route fort belle qui courait entre les massifs de verdure et conduisait à une grande ville dont au loin, sous le soleil, brillaient les minarets.

Lorsqu’elle fut proche des murs et de la porte de la ville, elle vit une foule immense qui, à sa vue, se mit à pousser des cris délirants de joie et de triomphe ; et, aussitôt, de la porte sortirent et vinrent à sa remontre des émirs à cheval et des notables et des chefs de soldats qui se prosternèrent et embrassèrent la terre avec les marques de la soumission des sujets à leur roi, tandis que, de tous côtés, une clameur immense s’élevait de la multitude délirante : « Qu’Allah donne la victoire à notre sultan ! Que ta bienvenue apporte la bénédiction au peuple des musulmans, ô roi de l’univers ! Qu’Allah consolide ton règne, ô notre roi ! » Et, en même temps, des milliers de guerriers à cheval firent la haie sur deux rangs, pour écarter et maintenir la foule à la limite de l’enthousiasme, et un crieur public, juché sur un chameau richement caparaçonné, annonçait au peuple, de toute sa voix, l’arrivée heureuse de son roi !

Mais Zoumourroud, toujours déguisée en cavalier, ne comprenait guère ce que tout cela pouvait signifier, et elle finit par demander aux grands dignitaires qui avaient pris les rênes du cheval, de chaque côté : « Qu’y a-t-il donc, honorables seigneurs, dans votre ville ? Et que me voulez-vous ? » Alors, d’entre tous ceux-là, s’avança un grand chambellan qui, après s’être incliné jusqu’à terre, dit à Zoumourroud : « Le Donateur, ô notre maître, n’a point compté ses grâces en te les accordant ! Louanges Lui soient rendues ! Il t’amène par la main jusqu’à nous pour te placer comme notre roi sur le trône de ce royaume ! Louanges à Lui qui nous donne un roi si jeune et si beau, de la noble race des enfants des Turcs, au brillant visage ! Gloire à Lui ! car s’il nous avait envoyé quelque mendiant ou toute autre personne de peu d’importance, nous eussions été également forcés de l’accepter comme notre roi et de lui rendre hommage. Sache, en effet…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT VINGT-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … Sache, en effet, que notre usage, à nous habitants de cette ville, lorsque notre roi meurt sans laisser d’enfant mâle, est de nous rendre sur cette route-ci et d’attendre l’arrivée du premier passant que nous envoie le destin, pour l’élire notre nouveau roi et le saluer comme tel ! Et nous avons aujourd’hui le bonheur de te rencontrer, ô toi le plus beau de tous les rois de la terre, et l’unique de ton siècle et de tous les siècles ! »

Or, Zoumourroud, qui était une femme de tête et d’idées excellentes, ne se laissa pas décontenancer par cette nouvelle si extraordinaire, et elle dit au grand-chambellan et aux autres dignitaires : « Ô vous tous, mes sujets désormais fidèles, ne croyez point tout de même que je sois quelque Turc de naissance obscure ou quelque fils de roturier. Au contraire ! Vous avez devant vous un Turc de haute lignée qui a fui son pays et sa maison, après s’être brouillé avec ses parents, et qui a résolu de parcourir le monde en cherchant des aventures. Et comme justement le destin me fait rencontrer une occasion assez belle de voir du nouveau, je consens à être votre roi ! »

Aussitôt elle se mit à la tête du cortège et, au milieu des acclamations et des cris de joie de tout un peuple, elle fit dans la ville son entrée triomphale.

Lorsqu’elle fut arrivée devant la grande porte du palais, les émirs et les chambellans mirent pied à terre et vinrent la soutenir sous les bras et l’aidèrent à descendre de cheval, et la transportèrent sur leurs bras dans la grande salle de réception et la firent s’asseoir, l’ayant revêtue des attributs royaux, sur le trône d’or des anciens rois. Et tous ensemble se prosternèrent et embrassèrent la terre entre ses mains, en prononçant le serment de soumission.

Alors Zoumourroud commença son règne en faisant ouvrir les trésors royaux accumulés depuis les siècles ; et elle en fit tirer des sommes considérables qu’elle distribua aux soldats, aux pauvres et aux indigents. Aussi le peuple l’aima-t-il et fit-il des vœux pour la durée de son règne. Et, d’autre part, Zoumourroud n’oublia pas non plus de faire cadeau d’une grande quantité de robes d’honneur aux dignitaires du palais, et d’accorder des faveurs aux émirs et aux chambellans ainsi qu’à leurs épouses et à toutes les femmes du harem. En outre, elle abolit les perceptions d’impôts, les octrois et les contributions, et fit élargir les prisonniers et redressa tous les torts. Et de la sorte elle gagna l’affection des grands et des petits, qui tous la prenaient pour un homme et s’émerveillaient de sa continence et de sa chasteté en apprenant qu’elle n’entrait jamais dans le harem et ne couchait jamais avec ses femmes. En effet, elle n’avait voulu prendre à son service particulier de nuit que deux gentils petits eunuques qu’elle faisait coucher en travers de sa porte.

Bien loin d’être heureuse, Zoumourroud ne faisait que penser à son bien-aimé Alischar qu’elle ne put retrouver malgré toutes les recherches qu’elle fit faire secrètement. Aussi elle ne cessait de pleurer toute seule et de prier et de jeûner, pour attirer la bénédiction du Très-Haut sur Alischar et obtenir de le retrouver sain et sauf, après l’absence. Et elle resta ainsi une année ; si bien que toutes les femmes du palais levaient les bras de désespoir et s’écriaient : « Quel malheur sur nous que le roi soit si dévot et si continent ! »

Au bout de l’année, Zoumourroud eut une idée, et voulut tout de suite la mettre à exécution. Elle fit appeler les vizirs et les chambellans et leur ordonna de faire aplanir par les architectes et les ingénieurs un vaste meidân long d’un parasange et large d’autant, et de faire construire en son milieu un magnifique pavillon en dôme qui serait richement tapissé et où seraient placés un trône et autant de sièges qu’il y avait de dignitaires dans le palais.

L’ordre de Zoumourroud fut exécuté en fort peu de temps. Et, le meidân tracé et le pavillon élevé et le trône et les sièges disposés dans l’ordre hiérarchique, Zoumourroud y convoqua tous les grands de la ville et du palais, et leur donna un festin qui de mémoire de vieillard n’avait eu son pareil dans le royaume. Et, à la fin du festin, Zoumourroud se tourna vers les invités et leur dit : « Désormais, durant tout mon règne, je vous convoquerai dans ce pavillon au commencement de chaque mois, et vous prendrez place sur vos sièges, et je convoquerai également tout mon peuple, afin qu’il prenne part au festin et qu’il mange et boive et remercie le Créateur pour ses dons ! » Et tous lui répondirent par l’ouïe et l’obéissance. Alors elle ajouta : « Les crieurs publics appelleront mon peuple au festin, et l’aviseront que quiconque refusera de venir sera pendu ! »

Donc, au commencement du mois, les crieurs publics parcoururent les rues de la ville en criant : « Ô vous tous, marchands et acheteurs, riches et pauvres, affamés ou rassasiés, par l’ordre de notre maître le roi, accourez au pavillon du meidân. Vous y mangerez et vous y boirez et vous bénirez le Bienfaiteur. Et pendu sera quiconque ne s’y rendra ! Fermez vos boutiques et cessez la vente et les achats ! Quiconque refusera pendu sera ! »

À cette invitation, la foule accourut et se massa dans le pavillon en flots pressés, au milieu de la salle, alors que le roi était assis sur son trône et que, tout autour de lui, sur leurs sièges respectifs, étaient hiérarchiquement rangés les grands et les dignitaires. Et tous se mirent à manger toutes sortes de choses excellentes, telles que moutons rôtis, riz au beurre, et surtout de cet excellent mets appelé « kisck », préparé au blé pulvérisé et au lait fermenté. Et pendant qu’ils mangeaient, le roi les examinait attentivement, l’un après l’autre, et si longtemps, que chacun disait à son voisin : « Par Allah ! je ne sais pour quel motif le roi me regarde avec obstination ! » Et les grands et les dignitaires, pendant ce temps, ne cessaient d’encourager tous ces gens, leur disant : « Mangez sans honte et rassasiez-vous ! Vous ne pouvez faire plus grand plaisir au roi que de lui montrer votre appétit ! » Et eux se disaient : « Par Allah ! de notre vie nous n’avons vu un roi aimer à ce point son peuple et lui vouloir tant de bien ! »

Or, parmi les gloutons qui mangeaient avec le plus d’ardente voracité, faisant disparaître dans leur gosier des plateaux entiers, se trouvait le misérable chrétien Barssoum qui avait endormi Alischar et volé Zoumourroud, aidé de son frère le vieux Rachideddîn. Lorsque ce Barssoum eut fini de manger la viande et les mets au beurre ou au gras, il avisa un plateau, placé hors de portée de sa main, et qui était rempli d’un admirable riz à la crème, saupoudré de sucre fin et de cannelle ; il bouscula tous ses voisins et atteignit le plateau qu’il attira à lui et plaça sous sa main, et en prit une énorme bouchée qu’il engouffra dans sa bouche. Alors, l’un de ses voisins, scandalisé, lui dit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT VINGT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… Alors l’un de ses voisins, scandalisé, lui dit : « N’as-tu donc pas honte de tendre la main vers ce qui est loin de ta portée, et de t’emparer pour toi seul d’un si grand plateau ? Ignores-tu donc que la politesse nous enseigne de ne manger que ce qui est devant nous ? » Et un autre voisin ajouta : « Puisse ce mets te peser sur le ventre et bouleverser tes tripes ! » Et un amusant bonhomme, grand mangeur de haschich lui dit : « Hé, par Allah ! partageons ! Approche-moi ça, que j’en prenne une bouchée ou deux ou trois ! » Mais Barssoum lui jeta un regard de mépris et lui cria violemment : « Ah ! maudit mangeur de haschich, ce noble mets n’est pas fait pour ta mâchoire ; il est destiné au palais des émirs et des gens délicats ! » Et il s’apprêtait à plonger ses doigts dans la délicieuse pâte, quand Zoumourroud, qui l’observait depuis un certain temps, le reconnut et dépêcha vers lui quatre gardes, en leur disant : « Courez vite vous emparer de cet individu qui mange du riz au lait, et amenez-le-moi ! » Et les quatre gardes se précipitèrent sur Barssoum, lui arrachèrent des doigts la bouchée qu’il s’apprêtait à avaler, le jetèrent la face contre terre, et le traînèrent par les jambes devant le roi, au milieu des spectateurs étonnés qui cessèrent aussitôt de manger en se chuchotant les uns aux autres : « Voilà ce que c’est que de faire le glouton et de s’emparer de la nourriture d’autrui ! » Et le mangeur de haschich dit à ceux qui l’entouraient : « Par Allah ! j’ai bien fait de ne pas manger avec lui de cet excellent riz à la cannelle ! Qui sait la punition qui va lui être infligée ? » Et tous se mirent à regarder attentivement ce qui allait se passer.

Zoumourroud, les yeux intérieurement allumés, demanda à l’homme : « Dis-moi, toi, l’homme aux mauvais yeux bleus, quel est ton nom, et quel est le motif de ta venue dans notre pays ? » Le misérable chrétien qui s’était coiffé du turban blanc, privilège des seuls musulmans, dit : « Ô notre maître le roi, je m’appelle Ali, et j’exerce le métier de passementier. Je suis venu dans ce pays pour exercer mon métier, et gagner ma vie du travail de mes mains ! »

Alors Zoumourroud dit à l’un de ses petits eunuques : « Va vite me chercher ma table de sable divinatoire et la plume de cuivre qui me sert à y tracer les lignes géomantiques ! » Et, son ordre aussitôt exécuté, Zoumourroud étendit soigneusement le sable divinatoire sur la surface plane de la table et, avec la plume de cuivre, y traça la figure d’un singe et quelques lignes de caractères inconnus. Après quoi, elle réfléchit pendant quelques instants, puis releva soudain la tête et, d’une voix terrible qui fut entendue de toute la foule, elle cria au misérable : « Ô chien, comment oses-tu mentir aux rois ?

« N’es-tu point chrétien et ton nom n’est-il pas Barssoum ? Et n’es-tu donc pas venu dans ce pays pour te mettre à la recherche d’une esclave volée par toi dans le temps ? Ah ! chien ! Ah ! maudit ! tu vas tout de suite avouer la vérité que vient de me révéler si clairement mon sable divinatoire ! »

À ces paroles, le chrétien terrifié croula sur le sol, les mains jointes, et dit : « Grâce ! ô roi du temps, tu ne te trompes pas ! Je suis, en effet — préservé sois-tu de tout mal ! — un ignoble chrétien, et je suis venu ici dans l’intention de ravir une musulmane que j’avais volée et qui s’était enfuie de notre maison ! »

Alors Zoumourroud, au milieu des murmures d’admiration de tout le peuple qui disait : « Ouallah ! il n’y a pas dans le monde un géomancien liseur de sable comparable à notre roi ! » appela le porte-glaive et ses aides et leur dit : « Emmenez ce misérable chien hors de la ville, écorchez-le vif, empaillez-le avec du foin de mauvaise qualité, et revenez clouer cette peau à la porte du meidân ! Quant à son cadavre, il faut le brûler avec des excréments desséchés, et enfouir ce qui en restera dans la fosse aux ordures ! » Et ils répondirent par l’ouïe et l’obéissance, emmenèrent le chrétien, et l’exécutèrent selon la sentence que le peuple trouva pleine de justice et de sagesse.

Quant aux voisins qui avaient vu le misérable manger du riz au lait, ils ne purent s’empêcher de se communiquer mutuellement leurs impressions. L’un dit : « Ouallah ! jamais plus de ma vie je ne me laisserai tenter par ce plat que pourtant j’aime à l’extrême. Il porte malheur ! » Et le mangeur de haschich, se tenant le ventre tant il avait des coliques de terreur, s’écria : « Hé ! ouallah ! ma bonne destinée m’a préservé de toucher à ce maudit riz à la cannelle ! » Et tous jurèrent de ne jamais plus prononcer le mot de riz à la crème !

En effet, quand vint le mois suivant et que le peuple fut de nouveau convoqué à prendre part au festin en présence du roi, il y eut un grand vide autour du plateau qui contenait le riz à la crème, et personne ne voulut même regarder de ce côté. Puis tout le monde, pour faire plaisir au roi, qui observait chaque convive avec la plus grande attention, se mit à manger et à boire et à se réjouir, mais chacun en ne touchant qu’aux mets placés devant lui.

Sur ces entrefaites, entra un homme à l’aspect effrayant qui s’avança rapidement en bousculant tout le monde sur son passage, et qui, voyant toutes les places prises excepté à l’entour du plateau de riz à la crème, vint s’accroupir devant ce plateau et, au milieu de l’effarement général, se disposa à tendre la main pour en manger.

Or, Zoumourroud aussitôt reconnut en cet homme son ravisseur le terrible Djiwân le Kourde, l’un des quarante de la bande d’Ahmad Ed-Danaf. Le motif qui l’amenait en cette ville n’était autre que la recherche de l’adolescente dont la fuite l’avait mis dans une fureur épouvantable, alors qu’il s’était préparé à la monter avec ses compagnons. Et il s’était mordu la main de désespoir et avait fait le serment de la retrouver, fût-elle derrière le mont Caucase ou cachée comme la pistache dans sa coque. Et il était parti à sa recherche, et avait fini par arriver à la ville en question et entrer, avec les autres, dans le pavillon, pour ne pas être pendu…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT VINGT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… et entrer dans le pavillon pour ne pas être pendu.

Il s’assit donc en face du plateau de riz à la crème en question, et plongea sa main tout entière au beau milieu. Alors de toutes parts on lui cria : « Holà ! que vas-tu faire ! Prends garde ! Tu vas être écorché vif ! Ne touche pas à ce plat qui porte malheur ! » Mais l’homme roula des yeux terribles et leur cria : « Taisez-vous, vous autres ! Je veux manger de ce plat-là et m’en remplir le ventre. Je l’aime, ce riz doux à la crème ! » On lui cria encore : « Tu seras pendu écorché ! » Pour toute réponse il attira à lui encore davantage le plateau dans lequel il avait déjà plongé la main, et se pencha dessus. À cette vue, le mangeur de haschich, son plus proche voisin, s’enfuit épouvanté et dégrisé des vapeurs du haschich, pour aller s’asseoir plus loin, en protestant qu’il n’était pour rien dans ce qui allait se passer.

Donc, Djiwân le Kourde, après avoir plongé dans le plateau sa main noire comme la patte du corbeau, la sortit énorme et pesante comme le pied du chameau. Il arrondit dans sa paume la prodigieuse poignée qu’il avait retirée, en fit une boule aussi grosse qu’un cédrat, et la lança d’un mouvement tournant au fond de son gosier où elle s’engloutit avec un fracas de tonnerre et comme le bruit d’une cascade dans une caverne sonore, tant que le dôme du pavillon résonna d’un écho retentissant qui se répercuta bondissant et rebondissant. Et la trace fut telle dans la masse où la bouchée avait été prise que le fond apparut à nu du grand plateau !

À cette vue, le mangeur de haschich leva les bras et s’écria : « Qu’Allah nous protège ! il a englouti le plateau d’une seule bouchée. Grâces soient rendues à Allah qui ne m’a pas créé riz au lait ou cannelle ou autre chose semblable entre ses mains ! » Et il ajouta : « Laissons-le manger à son aise, car déjà je vois sur son front se dessiner l’image de l’écorché et du pendu qu’il sera ! » Puis il se mit encore plus hors de portée de la main du Kourde, et lui cria : « Puisse ta digestion s’arrêter et t’étouffer, ô effroyable abîme ! » Mais le Kourde, sans prêter attention à ce qui se disait autour de lui, plongea une seconde fois ses doigts, aussi gros que des matraques, dans la masse tendre qui s’entr’ouvrit avec un claquement sourd, et il les retira avec, au bout, une grosse boule telle une courge ; et il la faisait déjà tourner dans sa paume avant que de l’engloutir, quand Zoumourroud dit aux gardes ; « Vite amenez-moi l’homme au riz avant qu’il n’avale la bouchée ! » Et les gardes bondirent sur le Kourde qui ne les voyait pas, courbé qu’il était de toute la moitié du corps sur le plateau. Et ils le renversèrent avec agilité et lui lièrent les bras derrière le dos, et le traînèrent devant le roi, tandis que les assistants se disaient : « Il a voulu lui-même sa propre perte. Nous lui avions bien conseillé de s’abstenir de toucher à ce néfaste riz à la crème ! »

Lorsqu’il fut devant elle, Zoumourroud lui demanda : « Quel est ton nom ? quel est ton métier ? et quel motif t’a poussé à venir dans notre ville ? » Il répondit : « Je m’appelle Othmân, et je suis jardinier de mon métier. Quant au motif de ma venue, c’est la recherche d’un jardin où travailler pour manger ! » Zoumourroud s’écria : « Qu’on m’apporte la table de sable et la plume de cuivre ! » Et lorsqu’elle eut les objets entre les mains, elle traça avec la plume des caractères et des figures sur le sable étalé, réfléchit et calcula une heure de temps, puis releva la tête et dit : « Malheur à toi, misérable menteur ! Mes calculs sur ma table de sable m’apprennent que de ton vrai nom tu t’appelles Djiwân le Kourde, et que de ton métier tu es bandit, voleur et assassin ! Ah ! cochon, fils de chien et de mille putains ! avoue tout de suite la vérité, ou les coups te la feront retrouver ! »

En entendant ces paroles du roi, qu’il était loin de soupçonner être l’adolescente ravie naguère par lui, il devint jaune de teint et ses mâchoires claquèrent et ses lèvres se contractèrent sur des dents qui apparurent tels des crocs de loup ou de quelque bête sauvage. Puis il pensa sauver sa tête en avouant la vérité, et dit : « Tu dis vrai, ô roi ! Mais je me repens sur tes mains dès cet instant, et je serai à l’avenir dans la bonne voie ! » Mais Zoumourroud lui dit : « I] ne m’est pas permis de laisser vivre une bête malfaisante sur le chemin des musulmans ! » Puis elle ordonna : « Qu’on l’emmène et qu’on l’écorche vif et qu’on l’empaille pour le clouer sur la porte du pavillon, et qu’on fasse subir à son cadavre le même sort qu’à celui du chrétien ! »

Lorsque le mangeur de haschich vit les gardes emmener l’homme en question, il se leva et tourna son derrière au plateau de riz et dit : « Ô riz à la crème, ô saupoudré de sucre et de cannelle, je te tourne le dos, car, ô plat de malheur, je ne te juge pas digne de mon regard, et à peine de mon derrière…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

» … car, ô plat de malheur, je ne te juge pas digne de mon regard, et à peine de mon derrière ! Je crache sur toi et t’abomine ! » Et voilà pour lui.

Mais pour ce qui est du troisième festin, voici ! Comme dans les deux circonstances précédentes, les crieurs firent la même annonce, et l’on fit les mêmes préparatifs ; puis le peuple se rassembla sous le pavillon, les grands se placèrent en ordre et le roi s’assit sur son trône. Et tout le monde se mit à manger, à boire et à se réjouir ; et la foule était massée partout, excepté devant le plateau de riz à la crème qui restait intact au milieu de la salle, ayant tous les dos des mangeurs tournés de son côté. Et soudain on vit entrer un homme à barbe blanche qui, voyant vide l’endroit tout autour du plateau, se dirigea de ce côté et s’assit pour manger, afin de n’être pas pendu. Et Zoumourroud le regarda et reconnut le vieux Rachideddîn, le misérable chrétien qui l’avait fait enlever par son frère Barssoum.

En effet, comme Rachideddîn, au bout d’un mois, ne voyait pas revenir son frère qu’il avait envoyé à la recherche de l’adolescente enfuie, il résolut de partir lui-même essayer de la retrouver, et le destin le conduisit dans cette ville jusqu’à ce pavillon, devant le plateau de riz à la crème.

Zoumourroud, en reconnaissant le maudit chrétien, pensa en elle-même : « Par Allah ! ce riz à la crème est un mets béni, puisqu’il me fait retrouver tous les êtres malfaisants. Il me faut un jour le faire crier par toute la ville comme mets obligatoire pour tous les habitants. Et je ferai pendre ceux qui ne l’aimeront pas ! En attendant, je vais m’occuper de ce vieux scélérat ! » Elle cria donc à ses gardes : « Amenez-moi l’homme au riz ! » Et les gardes, habitués maintenant, reconnurent l’homme aussitôt, et se précipitèrent sur lui et le traînèrent par la barbe devant le roi qui lui demanda : « Quel est ton nom ? quelle est ta profession ? et quel est le motif de ton arrivée parmi nous ? » II répondit : « Ô roi fortuné, je m’appelle Rustem, mais je n’ai point de profession si ce n’est d’être un pauvre, un derviche ! » Elle s’écria : « À moi, le sable et la plume ! » Et on les lui apporta. Et elle, après avoir étendu le sable et y avoir tracé des figures et des caractères, réfléchit une heure de temps, puis releva la tête et dit : « Tu mens devant le roi, chien maudit ! Ton nom est Rachideddîn ; ton métier est de faire enlever traîtreusement les femmes des musulmans et de les enfermer dans ta maison ; tu professes extérieurement la foi de l’Islam en restant au fond du cœur un misérable chrétien pourri de vices. Avoue la vérité ou ta tête va sur l’heure sauter à tes pieds ! » Et le misérable, terrifié, crut sauver sa tête et avoua ses crimes et ses hontes. Alors Zoumourroud dit aux gardes : « Renversez-le et appliquez-lui mille coups de bâton sur chaque plante des pieds ! » Et cela fut exécuté immédiatement. Elle dit alors : « Maintenant emmenez-le, arrachez-lui la peau, empaillez-la avec du foin pourri et clouez-la, avec les deux autres, à l’entrée du pavillon. Et faites subir à son cadavre le même sort qu’à celui des deux autres chiens ! » Et cela fut exécuté sur-le-champ.

Cela fait, tout le monde se remit à manger en s’émerveillant de la sagesse et de la science divinatoire du roi, et en vantant sa justice et son équité.

Lorsque le festin eut pris fin, le peuple s’écoula et la reine Zoumourroud rentra dans son palais. Mais elle n’était point heureuse intérieurement, et elle se disait : « Grâces soient rendues à Allah qui m’a apaisé le cœur en m’aidant à tirer vengeance de ceux qui m’avaient fait du mal ! Mais tout cela ne me rend pas mon bien-aimé Alischar ! Pourtant le Très-Haut est en même temps le Tout-Puissant, et il peut ce qui lui plait, à l’égard de ceux qui l’adorent et le reconnaissent pour leur seul Dieu ! » Et, émue au souvenir de son amoureux, elle versa d’abondantes larmes toute la nuit ; puis elle, s’enferma seule, avec sa douleur, jusqu’au commencement du mois suivant.

Alors le peuple fut encore rassemblé pour le festin accoutumé, et le roi et les dignitaires prirent place, comme à l’ordinaire, sous le dôme. Et déjà le festin était en train, et Zoumourroud désespérait de jamais retrouver son bien-aimé, et elle faisait en son âme cette prière : « Ô toi qui as rendu Youssouf à son vieux père Yâcoub, qui as guéri de ses plaies inguérissables le saint Ayoub, accorde-moi dans ta bonté de retrouver moi aussi mon bien-aimé Alischar. Tu es l’Omnipotent, ô Maître de l’univers ! Toi qui mets dans la bonne voie ceux qui sont dans l’égarement, toi qui écoutes toutes les voix, qui exauces tous les vœux, et qui fais succéder le jour à la nuit, rends-moi ton esclave Alischar ! »

À peine Zoumourroud avait-elle formulé intérieurement cette invocation, qu’un jeune homme entra par la porte du meidân, et sa taille flexible ployait comme sous la brise se balance le rameau du saule.

Il était beau comme est belle la lumière, mais il paraissait délicat et un peu pâle et fatigué. Il chercha partout une place où s’asseoir, et ne trouva libre que l’endroit autour du plateau de riz à la crème en question. Il vint y prendre place, et de tous côtés le suivaient les regards épouvantés de ceux qui le croyaient déjà perdu, et le voyaient écorché et pendu.

Or, Zoumourroud dès le premier regard reconnut Alischar. Et son cœur se mit à battre précipitamment, et elle faillit lancer un cri de joie. Mais elle réussit à vaincre ce mouvement irréfléchi, pour ne point s’exposer à se trahir devant son peuple. Pourtant elle était prise d’une grande émotion, et ses entrailles s’agitèrent, et son cœur battit de plus en plus fort. Et elle attendit de s’être calmée tout à fait avant que de faire venir Alischar.

Quant à Alischar, voici ! Lorsqu’il s’était réveillé…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Lorsqu’il s’était réveillé, le jour était levé, et les marchands commençaient déjà à ouvrir le souk. Alischar, étonné de se voir étendu dans cette rue, porta la main à son front, et constata que son turban avait disparu, et son manteau également. Il commença alors & comprendre la réalité, et courut, fort ému, raconter sa mésaventure à la bonne vieille qu’il pria d’aller aux nouvelles. Elle y consentit de bon cœur, et partit pour revenir au bout d’une heure, le visage et les cheveux défaits, lui apprendre la disparition de Zoumourroud, et lui dire : « Je crois bien, mon enfant, que désormais tu dois renoncer à jamais retrouver ton amoureuse. Il n’y a de recours et de force dans les calamités qu’en Allah le Tout-Puissant ! Tout ce qui t’arrive est bien de ta faute ! »

À ces paroles, Alischar vit la lumière se changer en ténèbres devant son visage, et il désespéra de la vie, et souhaita mourir, et se mit à pleurer et à sangloter dans les bras de la bonne vieille, tellement qu’il s’évanouit. Puis, à force de bons soins, il reprit ses sens, mais ce fut pour s’aliter, atteint d’une grave maladie qui lui fit perdre le goût du sommeil et qui l’aurait certainement conduit droit à la tombe s’il n’avait eu la bonne vieille pour le soigner, l’aimer et l’encourager. Il resta ainsi fort malade durant la longueur d’une année, sans que la vieille le quittât un instant ; elle lui donnait à boire les sirops, et lui faisait bouillir les poulets, et lui faisait respirer les parfums vivifiants. Et lui, dans un état d’extrême faiblesse et de langueur, se laissait faire, et se récitait des vers fort tristes sur la séparation, dont ceux-ci entre mille :

« Les soucis s’accumulent, l’amour se désagrège, les larmes coulent et le cœur est brûlé.

« Le faix de la douleur pèse sur un dos qui ne peut le tolérer, sur un cœur épuisé par le désir d’aimer, par la passion sans chemin, et par les veilles continues.

« Seigneur Dieu, est-il encore moyen de me venir en aide ? Hâte-toi de me secourir avant que le souffle dernier de vie ne s’exhale d’un corps exténué ! »

Alischar resta donc en cet état sans espoir de guérir comme sans espoir de revoir Zoumourroud. Et la bonne vieille ne savait plus comment faire pour le tirer de sa torpeur, quand un jour elle lui dit : « Mon enfant, ce n’est point en continuant à te lamenter sans sortir de ta maison que tu pourras retrouver ton amie. Si tu veux me croire, lève-toi et raffermis tes forces et sors la chercher dans les villes et les contrées. On ne sait jamais le chemin d’où peut venir le salut ! » Et elle ne cessa de l’encourager de la sorte et de lui donner de l’espoir qu’elle ne l’eût obligé à se lever et à entrer au hammam, où elle lui donna elle-même le bain, et lui fit boire des sorbets, et lui fit manger un poulet. Et elle continua pendant un mois à le traiter de la sorte, si bien qu’il finit par être en état de voyager. Alors il fit ses adieux à la vieille, après avoir terminé ses préparatifs de départ, et se mit en route à la recherche de Zoumourroud. Et c’est ainsi qu’il finit par arriver dans la ville où Zoumourroud était roi, et par entrer dans le pavillon du festin et s’asseoir devant le plateau de riz à la crème saupoudré de sucre et de cannelle.

Comme il avait une grande faim, il releva ses manches jusqu’aux coudes, dit la formule « Bismillah » et se disposa à manger. Alors ses voisins, apitoyés de voir à quel danger il s’exposait, le prévinrent qu’il lui arriverait certainement malheur s’il avait la mauvaise chance de toucher à ce mets. Et, comme il s’obstinait, le mangeur de haschich lui dit : « Tu seras écorché et pendu, prends garde ! » Il répondit : « Bénie soit la mort qui me délivrera d’une vie pleine d’infortunes ! Mais auparavant je veux manger de ce riz à la crème ! » Et il tendit la main et se mit à manger de grand appétit.

Tout cela ! Et Zoumourroud qui, tout en émoi, l’observait, se dit : « Je veux d’abord le laisser assouvir sa faim, avant que de le faire venir ! » Et lorsqu’elle vit qu’il avait cessé de manger, et qu’il avait prononcé la formule : « Le merci à Allah ! » elle dit aux gardes : « Allez trouver tout doucement ce jeune homme qui est assis devant le plateau de riz à la crème, et priez-le, avec beaucoup de bonnes manières, de venir me parler, en lui disant : « Le roi vous demande pour une question et sa réponse, sans plus ! » Et les gardes vinrent s’incliner devant Alischar et lui dirent : « Seigneur, notre maître le roi te demande pour une question et une réponse, sans plus ! » Alischar répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il se leva et les accompagna devant le roi.

Pendant ce temps, les gens du peuple faisaient entre eux mille conjectures. Les uns disaient : « Quel malheur pour sa jeunesse ! Qui sait ce qui va lui arriver ! » Mais d’autres répondaient : « S’il devait lui arriver malheur, le roi ne l’aurait pas laissé manger à satiété ! Il l’aurait fait arrêter dès la seconde bouchée ! » Et d’autres disaient : « Les gardes ne l’ont pas traîné par les pieds ou par les habits ! Ils l’ont accompagné, en le suivant respectueusement à distance ! »

Tout cela, pendant qu’Alischar se présentait devant le roi. Là il s’inclina et embrassa la terre entre les mains du roi, qui lui demanda, d’une voix tremblante et fort douce : « Quel est ton nom, ô tendre jouvenceau ? quel est ton métier ? et quel motif t’a obligé à quitter ton pays pour ces contrées lointaines ? » Il répondit : « Ô roi fortuné, je m’appelle Alischar fils de Gloire, et je suis un d’entre les enfants des marchands, dans le pays de Khorassân. Ma profession était celle de mon père, mais il y a longtemps que les calamités m’y firent renoncer. Quant au motif de ma venue dans ce pays…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … Quant au motif de ma venue dans ce pays, c’est la recherche d’une personne aimée que j’ai perdue, et qui m’était plus chère que ma vue et mon ouïe et mon âme ! Et depuis qu’elle m’a été prise, je vis comme un somnambule ! Et telle est ma lamentable histoire ! » Et Alischar, en achevant ces paroles, fondit en larmes, et fut pris d’un tel hoquet qu’il tomba évanoui.

Alors Zoumourroud, à la limite de l’attendrissement, ordonna à ses deux petits eunuques de lui asperger le visage avec de l’eau de roses. Et les deux petits esclaves aussitôt exécutèrent l’ordre, et Alischar revint à lui en sentant l’eau de roses. Alors Zoumourroud dit : « Maintenant qu’on m’apporte la table de sable et la plume de cuivre ! » Et elle prit la table et elle prit la plume, et, après avoir tracé des lignes et des caractères et réfléchi pendant une heure de temps, elle dit doucement, mais de façon à être entendue de tout le peuple : « Ô Alischar fils de Gloire, le sable divinatoire confirme tes paroles. Tu dis la vérité. Aussi je puis te prédire que bientôt Allah te fera retrouver ta bien-aimée ! Que ton âme s’apaise et que ton cœur se rafraîchisse ! » Puis elle leva la séance, et ordonna aux deux petits esclaves de le conduire au hammam, et de le revêtir après le bain d’une robe de l’armoire royale, de le faire monter sur un cheval des écuries royales, et de le lui ramener à l’entrée de la nuit ! Et les deux petits eunuques répondirent par l’ouïe et l’obéissance, et se hâtèrent d’exécuter l’ordre de leur roi.

Quant aux gens du peuple qui avaient assisté à toute cette scène et entendu les ordres donnés, ils se demandèrent les uns aux autres : « Quel motif secret a donc poussé le roi à traiter ce joli jouvenceau avec tant d’égards et de douceur ? » D’autres répondirent : « Par Allah ! le motif est tout indiqué : le garçon est fort beau ! » Et d’autres dirent : « Nous avons prévu ce qui allait se passer, rien qu’en voyant le roi le laisser assouvir sa faim à ce plateau de riz à la crème douce ! Ouallah ! nous n’avions jamais entendu dire que le riz à la crème pût produire de pareils prodiges ! » Et ils s’en allèrent, chacun donnant son avis ou lâchant un bon mot.

Quant à Zoumourroud, elle attendit avec une impatience inimaginable l’entrée de la nuit, pour pouvoir enfin s’isoler avec le bien-aimé de son cœur. Aussi à peine le soleil eut-il disparu et les muezzins eurent-ils appelé les croyants à la prière, Zoumourroud se déshabilla et s’étendit sur sa couche, ne gardant pour tout vêtement que sa chemise de soie. Et elle abaissa les rideaux, pour être dans l’ombre, et ordonna aux deux eunuques de faire entrer Alischar qui attendait dans le vestibule.

Quant aux chambellans et aux dignitaires du palais, ils ne doutèrent plus des intentions du roi en le voyant traiter de cette façon inaccoutumée le bel Alischar. Et ils se dirent : « Il est maintenant bien certain que le roi est épris de ce jouvenceau. Et sûrement demain, après sa nuit avec lui, il le nommera chambellan ou général d’armée ! » Et voilà pour eux.

Quant à Alischar, voici ! Lorsqu’il fut en présence du roi, il embrassa la terre entre ses mains, en lui adressant ses hommages et lui offrant ses vœux, et il attendit d’être interrogé. Alors Zoumourroud pensa en son âme : « Je ne puis lui révéler tout de suite qui je suis ; car, s’il me reconnaissait subitement, il mourrait d’émotion. Elle se tourna donc vers lui, et lui dit : « Ô gentil jouvenceau, viens plus près de moi ! Dis ! as-tu été au hammam ? » Il répondit : « Oui, ô mon seigneur ! » Elle reprit : « T’es-tu lavé partout et parfumé et rafraîchi ? » Il répondit : « Oui, ô mon seigneur ! » Elle demanda : « Sûrement le bain a dû exciter ton appétit, ô Alischar ! Voici, à portée de ta main, sur ce tabouret, un plateau rempli de poulets et de pâtisseries. Commence d’abord par apaiser ta faim ! » Alors Alischar répondit par l’ouïe et l’obéissance, et mangea son plein, et fut content. Et Zoumourroud lui dit : « Tu dois avoir soif maintenant ! Voici, sur le second tabouret, le plateau des boissons. Bois ta soif, et puis viens tout près de moi ! » Et Alischar but une tasse de chaque pot de boisson, et, fort timidement, s’approcha de la couche du roi.

Alors le roi lui prit la main et lui dit : « Tu me plais beaucoup, ô jouvenceau ! Tu as une jolie figure, et j’aime les jolies figures ! Baisse-toi et commence par me masser les pieds ! » Et Alischar se baissa, et, relevant ses manches, se mit à masser les pieds du roi.

Au bout d’un certain temps, le roi lui dit : « Masse-moi maintenant les jambes et les cuisses ! » Et Alischar fils de Gloire se mit à masser les jambes et les cuisses du roi. Et il fut étonné à la fois et émerveillé de leur trouver une tendreté et une souplesse et une blancheur sans pareilles. Et il se disait : « Ouallahi ! les cuisses des rois sont bien blanches ! Et puis elles n’ont pas de poils ! »

À ce moment, Zoumourroud lui dit : « Ô joli jouvenceau, aux mains si expertes dans l’art du massage, allonge tes mouvements jusqu’à mon nombril, en passant par le milieu ! » Mais Alischar s’arrêta soudain dans son massage, et, fort intimidé, dit : « Excuse-moi, mon seigneur, mais je ne sais point faire le massage du corps plus haut que les cuisses. Tout ce que je sais, je te l’ai fait…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT TRENTIÈME NUIT

Elle dit :

« … plus haut que les cuisses. Tout ce que je sais, je te l’ai fait ! »

À ces paroles, Zoumourroud prit un ton de voix fort courroucé, et s’écria : « Comment ! Tu oses me désobéir ? Par Allah ! si tu hésites encore, ta nuit sera bien néfaste sur ta tête ! Hâte-toi donc de t’incliner et de satisfaire à mon désir ! Et moi, en retour, je ferai de toi mon amant en titre, et je te nommerai émir entre les émirs et chef d’armée entre les chefs de mes armées ! » Alischar demanda : « Je ne comprends pas exactement ce que tu veux, ô roi ! Que faut-il que je fasse pour t’obéir ? » Elle répondit : « Défais ton caleçon et étends-toi sur la figure ! » Alischar s’écria : « C’est là une chose que de ma vie je n’ai faite ! Si donc tu veux me forcer à la commettre, je t’en demanderai compte au jour de la Résurrection. Laisse-moi donc sortir d’ici et m’en aller dans mon pays ! » Mais Zoumourroud reprit, d’un ton encore plus furieux : « Je t’ordonne de mettre bas ton caleçon et de te coucher sur le visage, sinon je te fais sur l’heure trancher la tête ! Viens donc, ô jouvenceau, et dors avec moi ! Tu ne t’en repentiras pas ! »

Alors Alischar, désespéré, ne put faire autrement que d’obéir. Il mis bas son caleçon et se coucha sur le visage. Aussitôt Zoumourroud le prit dans ses bras et, montant sur lui, elle s’étendit tout de son long sur le dos d’Alischar.

Lorsque Alischar vit le roi peser avec cette impétuosité sur son dos, il se dit : « Il va m’abîmer sans recours ! » Mais bientôt il sentit sur lui, légèrement, quelque chose de doux qui le caressait, comme de la soie ou du velours, quelque chose de tendre à la fois et d’arrondi, au toucher beurré à la fois et ferme, et il se dit : « Ouallah ! ce roi a une peau préférable à celle de toutes les femmes ! » Et il attendit le moment redoutable. Mais, au bout d’une heure qu’il était dans cette posture sans rien sentir d’effroyable et de perforant, il vit le roi se détacher soudain de son dos, et s’étendre lui-même sur le dos, à ses côtés. Et il pensa : « Béni et glorifié soit Allah qui n’a pas permis à son zebb de s’ériger ! Que serais-je devenu si cela avait réussi ! » Et il commençait à respirer plus à son aise, quand le roi lui dit : « Sache, ô Alischar, que mon zebb est habitué à s’ériger seulement quand on le manipule avec les doigts ! Il te faut donc me le manipuler ou tu es un homme mort ! Allons ! donne ta main ! » Et, toujours étendue sur le dos, Zoumourroud prit la main d’Alischar fils de Gloire, et la posa doucement sur la rotondité de son histoire ! Et Alischar, à ce toucher, sentit une rondeur haute comme un trône, et grasse comme un poulet, et plus chaude que la gorge du pigeon, et plus brûlante qu’un cœur brûlé par la passion ; et cette rondeur était lisse et blanche et fondante et énorme ! Et soudain il la sentit, sous ses doigts, se cabrer comme un mulet piqué aux naseaux, ou comme un âne aiguillonné au milieu du dos !

À cette constatation, Alischar, à la limite de l’étonnement, pensa en son âme : « Ce roi a une fente, c’est certain ! C’est là la chose la plus prodigieuse d’entre tous les prodiges ! » Et Alischar, enhardi par cette trouvaille qui lui enlevait ses dernières hésitations, se mit soudain à s’ériger quant à son zebb, et cela à l’extrême limite de l’érection !

Or, Zoumourroud n’attendait que ce moment-là ! Et tout à coup elle éclata de rire quant à son gosier, et tellement qu’elle serait tombée à la renverse si elle n’eût été à la renverse déjà. Puis elle dit à Alischar : « Comment se fait-il que tu ne reconnaisses pas ta servante, ô mon maître bien-aimé ? » Mais Alischar ne comprenait pas encore, et demanda : « Quelle servante et quel maître, ô roi du temps ? » Elle répondit : « Ô Alischar, je suis Zoumourroud, ton esclave ! Ne me reconnais-tu pas à tous ces signes-là ! »

À ces paroles, Alischar regarda plus attentivement le roi, et reconnut en lui sa bien-aimée Zoumourroud. Et il la prit dans ses bras et l’embrassa avec les plus grands transports de joie. Et Zoumourroud lui demanda : « Maintenant opposeras-tu encore de la résistance ? » Et Alischar, pour toute réponse, fondit sur elle comme le lion sur la brebis, et, reconnaissant la route, il enfonça le bâton du berger dans le sac à provisions, et alla de l’avant sans se soucier de l’étroitesse du sentier. Et, arrivé au terme de la route, il resta longtemps droit et rigide, portier de cette porte et imam de ce mihrab. Et elle, de son côté, ne le quittait pas d’un doigt, et s’élevait avec lui, et s’agenouillait, et roulait, et se relevait, et haletait, en suivant le mouvement. Et à la câlinerie répondait la câlinerie, et au remous un second remous, et diverses agaceries, minauderies et coquetteries ! Et ils se répondaient par de tels soupirs et de tels cris, que les deux petits eunuques, attirés par le bruit, soulevèrent le rideau pour voir si le roi n’avait pas besoin de leurs services. Et devant leurs yeux effarés apparut le spectacle de leur roi étendu sur le dos avec, le couvrant intimement, le jouvenceau, en diverses poses mouvementées, donnant la réplique aux ronflements par des ronflements, aux assauts par des coups de lance, aux incrustations par des coups de ciseau, et aux remuements par des agitations.

À cette vue, les deux eunuques…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT TRENTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… À cette vue, les deux eunuques se hâtèrent de s’éloigner silencieusement, en se disant : « Il est certain que ces façons de faire du roi ne sont point des façons d’un homme, mais d’une femme en délire ! » Mais ils se gardèrent bien de divulguer aux autres ce secret.

Lorsque vint le matin, Zoumourroud se revêtit de ses habits royaux et fit assembler dans la grande cour du palais ses vizirs, ses chambellans, ses conseillers, ses émirs, ses chefs d’armée, et les notables d’entre les habitants, et leur dit ; « Je vous permets, ô vous tous, mes sujets fidèles, d’aller dès aujourd’hui sur la route où vous m’avez rencontré, et de chercher quelqu’un d’autre pour l’élire comme votre roi à ma place. Moi, j’ai résolu d’abdiquer la royauté et de m’en aller vivre dans le pays de cet adolescent, que j’ai choisi comme ami pour la vie ; car je veux lui donner tous mes instants comme je lui ai donné mon affection. Ouassalam ! »

À ces paroles, les assistants lui répondirent par l’ouïe et l’obéissance ; et les esclaves aussitôt s’empressèrent, en rivalisant de zèle, de faire les préparatifs du départ, et remplirent, des caisses et des caisses de provisions de route, de richesses, de bijoux, de robes, de choses somptueuses, et d’or et d’argent, et les chargèrent sur le dos des mulets et des chameaux. Et, sitôt tout cela prêt, Zoumourroud et Alischar montèrent sur un palanquin de velours et de brocart porté par un dromadaire, et, suivis des deux petits eunuques seulement, ils retournèrent dans le Khorassân, dans la ville où se trouvaient leur maison et leurs parents. Et ils y arrivèrent en toute sécurité ; et Alischar fils de Gloire ne manqua pas de faire de grandes largesses aux pauvres, aux veuves et aux orphelins, et de distribuer des cadeaux extraordinaires à ses amis, à ses connaissances et à ses voisins. Et tous deux vécurent de nombreuses années, au milieu de beaucoup d’enfants que leur octroya le Donateur. Et ils furent à la limite des joies et des félicités, jusqu’à ce que vînt les visiter la destructrice des plaisirs et la séparatrice des amants ! Gloire à Celui qui demeure dans son éternité ! Et béni soit Allah, dans tous les cas !


— Mais, continua Schahrazade en s’adressant au roi Schahriar, ne crois point un instant que cette histoire soit plus délicieuse que l’Histoire des Six Adolescentes aux couleurs différentes ! Et si les vers n’y sont pas de beaucoup plus admirables que tous ceux que tu as déjà entendus, tu me feras couper la tête sans différer davantage !

Et Schahrazade dit :