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Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 06/Sindbad le marin sixième voyage

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 6p. 166-181).


L’HISTOIRE SIXIÈME
D’ENTRE LES HISTOIRES DE SINDBAD LE MARIN
ET C’EST LE SIXIÈME VOYAGE


Sachez, ô vous tous, mes amis, mes compagnons et mes chers hôtes, qu’à mon retour du cinquième voyage j’étais un jour assis devant ma porte à prendre le frais, et je me sentais vraiment à la limite de l’épanouissement, quand je vis passer dans ma rue des marchands qui avaient l’air de revenir de voyage. À cette vue, je me rappelai avec bonheur les jours de mon arrivée, moi aussi, de voyage, ma joie de retrouver mes parents, mes amis et mes anciens compagnons, et ma joie encore plus grande de revoir mon pays natal ; et ce souvenir invita mon âme au voyage et au commerce. Aussi je résolus de voyager ; j’achetai de riches marchandises de prix, propres à supporter la mer, je fis charger mes ballots, et je partis de la ville de Baghdad pour la ville de Bassra. Là je trouvai un grand navire rempli de marchands et de notables qui avaient avec eux des marchandises somptueuses. Je fis embarquer mes ballots avec les leurs à bord de ce navire, et nous quittâmes en paix la ville de Bassra…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… et nous quittâmes en paix la ville de Bassra.

Nous ne cessâmes de naviguer de place en place et de ville en ville, en vendant, en achetant et en nous réjouissant la vue au spectacle des pays des hommes, favorisés tout le temps par une heureuse navigation que nous mettions à profit pour jouir de la vie. Mais voici qu’un jour d’entre les jours, pendant que nous étions en pleine sécurité, nous entendîmes des cris de désespoir. C’était le capitaine lui-même qui les poussait. En même temps nous le vîmes jeter à terre son turban, se frapper la figure, s’arracher la barbe et se laisser choir au beau milieu du navire, en proie à un chagrin inimaginable.

Alors tous les passagers et les marchands l’entourèrent et lui demandèrent : « Ô capitaine, quelle nouvelle y-a-t-il donc ? » Le capitaine leur répondit : « Sachez, bonnes gens ici assemblés, que nous nous sommes égarés avec notre navire, et nous sommes sortis de la mer où nous étions pour entrer dans une mer dont nous ne connaissons guère la route. Si donc Allah ne nous destine pas quelque chose pour nous sauver de cette mer, nous sommes anéantis, tous tant que nous sommes. Il faut donc supplier Allah Très-Haut de nous tirer de cette affaire-là ! »

Le capitaine, après cela, se ramassa et monta sur le mât et voulut ranger les voiles ; mais le vent soudain souffla avec violence et renversa le navire sur l’arrière si brusquement que le gouvernail se cassa, tandis que nous étions tout près d’une haute montagne. Alors le capitaine descendit du mât et s’écria : « Il n’y a de recours et de force qu’en Allah le Très-Haut le Tout-Puissant ! Nul ne peut arrêter le destin ! Par Allah ! nous sommes tombés dans une perdition effroyable, sans aucune chance de salut ou de délivrance ! »

À ces paroles, les passagers se mirent tous à pleurer sur eux-mêmes, et à se faire mutuellement leurs adieux avant de voir s’achever leur existence et tomber leur espoir. Et soudain le navire se pencha sur la montagne en question et se brisa et se dispersa en planches de tous côtés. Et tous ceux qui étaient dedans furent submergés. Et les marchands tombèrent à la mer. Les uns furent noyés et les autres se cramponnèrent à la montagne en question et purent se sauver. Moi je fus du nombre de ceux qui purent s’accrocher à la montagne.

Cette montagne était située dans une île très grande dont les côtes étaient couvertes de débris de navires naufragés, et de toutes sortes d’épaves. À l’endroit où nous primes pied, nous vîmes autour de nous une quantité prodigieuse de ballots rejetés par la mer, des marchandises et de riches objets de toutes sortes. Et moi je me mis à marcher au milieu de ces choses éparses et, au bout de quelques pas, j’arrivai à une petite rivière d’eau douce qui, contrairement à toutes les autres rivières, qui viennent se jeter à la mer, sortait de la montagne et s’éloignait de la mer pour s’enfoncer plus loin dans une grotte située au bas de cette même montagne, et y disparaître.

Mais ce n’est point tout. Je remarquai que les bords de cette rivière étaient semés de pierres de rubis, de gemmes de toutes les couleurs, de pierreries de toutes les formes et de métaux précieux. Et toutes ces pierres précieuses étaient aussi nombreuses que les cailloux dans le lit d’un fleuve. Aussi tout le terrain environnant brillait-il et étincelait-il de ces reflets et de ces feux, tellement que les yeux n’en pouvaient supporter l’éclat.

Je remarquai également que cette île contenait la meilleure qualité du bois d’aloès chinois et d’aloès comari.

Il y avait aussi, dans cette île, une source d’ambre brut liquide, de la couleur du bitume, qui coulait comme de la cire fondue sur le rivage sous l’action du soleil ; et les gros poissons sortaient de la mer et venaient l’avaler ; ils le chauffaient dans leur ventre, et le vomissaient au bout d’un certain temps à la surface de l’eau ; alors il devenait dur et changeait de nature et de couleur ; et les vagues le rapportaient sur le rivage qui en était embaumé. Quant à l’ambre que les poissons n’avalaient pas, il fondait sous l’action des rayons du soleil et répandait par toute l’île une odeur semblable au parfum du musc.

Je dois également vous dire que toutes ces richesses ne pouvaient servir à personne, puisque nul n’avait pu aborder à cette île et en sortir vivant ou mort. En effet, tout navire qui s’en approchait était brisé contre la montagne ; et nul ne pouvait faire l’ascension de cette montagne, tant elle était impraticable.

Aussi les passagers qui avaient pu se sauver du naufrage de notre navire, et moi-même, nous fûmes bien perplexes, et nous demeurâmes sur le rivage hébétés de tout ce que nous avions sous les yeux en richesses, et du sort misérable qui nous attendait au milieu de ces somptuosités.

Nous demeurâmes donc pendant un certain temps sur le rivage, sans savoir quel parti prendre ; puis, comme nous avions trouvé quelques provisions, nous les partageâmes entre nous en toute équité. Or, mes compagnons, qui n’étaient point habitués aux aventures, mangèrent leur part en une seule fois ou en deux fois ; aussi ils ne tardèrent pas, au bout d’un certain temps, variable suivant l’endurance de chacun, à succomber l’un après l’autre, faute de nourriture. Mais moi je sus ménager avec prudence mes provisions, et je n’en mangeai qu’une fois par jour ; d’ailleurs j’avais trouvé, à moi seul, d’autres provisions dont je me gardai bien de parler à mes compagnons.

Ceux d’entre nous qui moururent les premiers furent enterrés par les autres, après qu’on les eut lavés et mis dans un linceul confectionné avec les étoffes ramassées sur le rivage. Aux privations vint d’ailleurs s’ajouter une épidémie de mal de ventre, occasionnée par le climat humide de la mer. Aussi mes compagnons ne tardèrent pas à mourir jusqu’au dernier ; et c’est moi-même qui creusai de ma main la fosse du dernier de mes compagnons.

À ce moment, il ne me restait plus que très peu de provisions, malgré mon économie et ma prudence ; et, comme je voyais approcher le moment de ma mort, je me mis à pleurer sur moi-même en pensant : « Pourquoi n’ai-je pas succombé avant mes compagnons qui m’eussent rendu les derniers devoirs en me lavant et m’ensevelissant ! Il n’y a de recours et de force qu’en Allah le Tout-Puissant ! » Et là-dessus je me mis à me mordre les mains de désespoir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… je me mis à me mordre les mains de désespoir.

Je me décidai alors à me lever, et me mis à creuser une fosse profonde, en me disant : « Lorsque je sentirai arriver mon dernier moment, je me traînerai jusque-là et me mettrai dans cette fosse où je mourrai. Le vent se chargera d’accumuler peu à peu le sable sur ma tête et de combler la fosse ! » Et moi, tout en faisant ce travail, je me reprochais mon manque d’intelligence et mon départ de mon pays, malgré tout ce que j’avais enduré dans mes précédents voyages et ce que j’avais éprouvé premièrement, secondement, troisièmement, quatrièmement et cinquièmement, et chaque épreuve pire que la précédente. Et je me disais : « Que de fois tu t’es repenti pour recommencer ! Qu’avais-tu besoin de voyager encore ? N’avais-tu pas à Baghdad des richesses suffisantes et de quoi dépenser sans compter et sans crainte de jamais épuiser ton fonds qui suffirait à deux existences comme la tienne ? »

À ces pensées, succéda bientôt une autre réflexion suscitée par la vue de la rivière. Je me dis en effet : « Par Allah ! cette rivière doit certainement avoir un commencement et une fin. J’en vois bien d’ici le commencement, mais la fin en est invisible ! Pourtant cette rivière qui s’enfonce ainsi sous la montagne doit, à n’en pas douter, sortir de l’autre côté par quelque endroit. Aussi je pense que la seule idée vraiment pratique pour m’échapper d’ici, c’est de me construire une embarcation quelconque, de me mettre dedans, et de me laisser aller au courant de l’eau qui me fera entrer dans la grotte. Si c’est ma destinée, je trouverai bien par là le moyen de me sauver ; sinon je mourrai là-dedans, et ce sera moins affreux que de mourir de faim sur cette plage ! »

Je me levai donc, un peu ragaillardi par cette idée, et me mis aussitôt à exécuter mon projet. Je rassemblai de grands fagots de bois d’aloès comari et chinois, et les liai entre eux solidement avec des cordes ; je posai dessus de grandes planches de bois ramassées sur le rivage et provenant des navires naufragés, et réunis le tout ainsi sous forme d’un radeau aussi large que la rivière, ou plutôt un petit peu moins large, mais pas de beaucoup. Quand ce travail fut achevé, je chargeai le radeau de quelques gros sacs remplis de rubis, de perles et de toutes sortes de pierreries, en choisissant les plus grosses, celles qui étaient comme des cailloux ; et je pris aussi quelques ballots d’ambre gris, que je choisis tout à fait bon et débarrassé de ses impuretés ; et je ne manquai pas d’emporter aussi ce qui me restait de provisions. Je mis alors le tout bien en équilibre sur le radeau que j’avais pris soin de munir de deux planches en guise de rames, et je finis par m’embarquer dessus en me confiant à la volonté d’Allah et en me rappelant ces vers du poète :

« Ami, déserte les lieux où règne l’oppression, et laisse la demeure résonner de cris de deuil sur ceux qui l’ont bâtie.

« Tu trouveras d’autre terre que ta terre, mais ton âme est une et tu ne la retrouveras pas.

« Et ne t’afflige point devant les accidents des nuits, car les malheurs, même les plus grands, voient arriver leur terme.

« Et sache bien que celui dont le trépas a été d’avance fixé sur une terre, ne pourra mourir sur une autre terre que celle-là !

« Et dans ton malheur n’envoie point de message à quelque conseiller : nul ne te sera meilleur conseiller que ton âme ! »

Le radeau fut donc entraîné par le courant sous la voûte de la grotte, où il commença à se frotter fort rudement contre les parois, et ma tête aussi reçut divers chocs contre la voûte, alors que moi, épouvanté de l’obscurité complète où je me trouvais soudain, je voulais déjà revenir sur la plage. Mais je ne pouvais plus reculer ; le courant très fort m’entraînait de plus en plus à l’intérieur ; et le lit de la rivière tantôt s’élargissait et tantôt se rétrécissait, tandis que les ténèbres de plus en plus autour de moi s’épaississaient, et me fatiguaient par-dessus toutes choses. Alors moi, lâchant les rames qui ne m’avaient d’ailleurs pas servi à grand’chose, je me jetai à plat ventre sur le radeau pour ne pas me briser le crâne contre la voûte, et, je ne sais comment, je fus insensibilisé dans un profond sommeil.

Mon sommeil dura certainement une année ou plus, si j’en dois juger par le chagrin qui l’avait sans doute occasionné. En tout cas, en me réveillant, je me trouvai en pleine lumière. J’ouvris mieux les yeux et me vis étendu sur l’herbe, dans une vaste campagne ; et mon radeau était attaché au bord d’une rivière ; et tout autour de moi il y avait des Indiens et des Abyssins.

Lorsque ces hommes me virent me réveiller, ils se mirent à me parler ; mais je ne compris rien à leur langage et ne pus leur répondre. Je commençais même à croire que tout cela n’était qu’un rêve, quand je vis s’avancer vers moi un homme qui me dit en langue arabe : « La paix sur toi, ô notre frère ! Qui es-tu, d’où viens-tu, et quel motif t’a fait venir en ce pays ? Quant à nous, nous sommes des laboureurs qui venons ici arroser nos plantations et nos champs. Nous avons aperçu le radeau sur lequel tu étais endormi, et nous l’avons arrêté et attaché sur la rive ; puis nous avons attendu que tu te fusses réveillé seul tout doucement, pour ne pas t’effrayer. Raconte-nous donc par quelle aventure tu te trouves en ce lieu ! » Moi je répondis : « Par Allah sur toi, ô mon maître, donne-moi d’abord à manger, car je suis affamé ; et ensuite interroge-moi tant qu’il te plaira ! »

À ces paroles, l’homme se hâta de courir et de m’apporter de la nourriture ; et moi je mangeai jusqu’à ce que je me fusse rassasié et apaisé et ragaillardi. Je sentis alors mon âme revenir, et je remerciai Allah en l’occurrence, et je me félicitai fort d’avoir échappé à cette rivière souterraine. Après quoi, je racontai à ceux qui m’entouraient tout ce qui m’était arrivé, depuis le commencement jusqu’à la fin.

Lorsqu’ils eurent entendu mon récit, ils furent merveilleusement étonnés et se mirent à se parler entre eux, et celui qui parlait arabe m’expliquait ce qu’ils se disaient, comme il leur avait d’ailleurs fait comprendre mes paroles. Ils voulaient, tant ils étaient dans l’admiration, me conduire auprès de leur roi pour qu’il entendît mes aventures. Moi je consentis immédiatement ; et ils m’emmenèrent. Et ils ne manquèrent pas de transporter également le radeau tel quel avec ses ballots d’ambre et ses gros sacs remplis de pierreries.

Le roi, auquel ils racontèrent qui j’étais, me reçut avec beaucoup de cordialité ; et, après les salams réciproques, il me demanda de lui faire moi-même le récit de mes aventures. Aussitôt j’obéis et lui narrai tout ce qui m’était arrivé, sans omettre un détail. Mais il n’y a point utilité à le répéter.

À mon récit, le roi de cette île, qui était l’île de Serendib, fut à la limite de l’étonnement, et me félicita beaucoup d’avoir eu la vie sauve malgré tous les dangers courus. Alors moi je voulus lui montrer que les voyages m’avaient tout de même servi à quelque chose, et je me hâtai d’ouvrir en sa présence mes sacs et mes ballots.

Alors le roi, qui était grand connaisseur en pierreries, admira fort ma collection ; et moi, par égard pour lui, je choisis un échantillon fort beau de chaque espèce de pierres, et aussi plusieurs grosses perles et des morceaux entiers d’or et d’argent, et les lui offris en cadeau. Il voulut bien les accepter, et, en retour, me combla de prévenances et d’honneurs, et me pria de loger dans son propre palais. C’est ce que je fis. Aussi je devins dès ce jour l’ami du roi et des principaux personnages de l’île. Et tous m’interrogeaient sur mon pays, et je leur répondais ; et à mon tour je les interrogeais sur leur pays, et ils me répondaient. J’appris de la sorte que l’île de Serendib avait quatre-vingts parasanges de longueur et quatre-vingts de largeur ; qu’elle avait une montagne, qui était la plus haute de toute la terre, sur le sommet de laquelle notre père Adam avait habité durant un certain temps ; qu’elle contenait beaucoup de perles et pierres précieuses, moins belles, il est vrai, que celles de mes ballots, et beaucoup de cocotiers…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT ONZIÈME NUIT

Elle dit :

… et beaucoup de cocotiers.

Un jour, le roi de Serendib m’interrogea lui-même sur les affaires publiques à Baghdad et sur la façon de gouverner du khalifat Haroun Al-Rachid. Et moi je lui racontai combien le khalifat était équitable et plein de magnanimité, et je m’étendis longuement sur ses mérites et ses belles qualités. Et le roi de Serendib fut émerveillé et me dit : « Par Allah ! je vois que le khalifat connaît véritablement la sagesse et l’art de gouverner son empire. Et toi tu viens de me le faire prendre en grande affection. Aussi je désirerais fort lui préparer quelque cadeau digne de lui et le lui envoyer avec toi ! » Moi je répondis aussitôt : « J’écoute et j’obéis, ô notre maître. Certes ! je remettrai fidèlement ton cadeau au khalifat qui en sera à la limite de l’enchantement. Et en même temps je lui dirai quel excellent ami tu es pour lui, et qu’il peut compter sur ton alliance ! »

À ces paroles, le roi de Serendib donna quelques ordres à ses chambellans qui se hâtèrent d’obéir. Et voici en quoi consistait le cadeau qu’ils me remirent pour le khalifat Haroun Al-Rachid. Il y avait là, premièrement, un grand vase taillé dans un seul rubis, de couleur admirable, et haut d’un demi-pied et épais d’un doigt. Ce vase, qui avait la forme d’une coupe, était entièrement rempli de perles rondes et blanches, de la grosseur d’une noisette, chacune. Deuxièmement, il y avait un tapis formé d’une énorme peau de serpent, avec des écailles grandes comme un dinar d’or, qui avait la vertu de guérir de toutes les maladies ceux qui couchaient dessus. Troisièmement, il y avait deux cents grains du camphre le plus exquis, chaque grain de la grosseur d’une pistache. Quatrièmement, il y avait deux dents d’éléphant, longues chacune de douze coudées, et larges, par la base, de deux coudées. En plus, il y avait, couverte de ses pierreries, une belle jeune fille de Serendib.

En même temps, le roi me remit une lettre pour l’émir des Croyants, en me disant : « Tu m’excuseras auprès du khalifat du peu que je lui envoie en cadeau. Et tu lui diras que je l’aime beaucoup ! » Et moi je répondis : « J’écoute et j’obéis ! » et je lui baisai la main. Alors il me dit : « Toutefois, Sindbad, si tu préfères rester dans mon royaume, tu seras sur notre tête et dans nos yeux ; et, dans ce cas, j’enverrai quelqu’un à ta place auprès du khalifat, à Baghdad ! » Alors moi je m’écriai : « Par Allah ! ô roi du siècle, ta générosité est une grande générosité, et tu m’as comblé de tes bienfaits ; mais il y a justement un navire en partance pour Bassra, et je désirerais fort m’y embarquer pour aller voir mes parents, mes enfants et mon pays ! »

À ces paroles, le roi ne voulut pas me presser davantage de rester, et fit immédiatement mander le capitaine du navire en question, ainsi que les marchands qui partaient avec moi, et leur fit mille recommandations à mon sujet, leur ordonnant de me traiter avec toutes sortes d’égards. Il paya lui-même le prix de mon passage, et me fit cadeau de beaucoup de choses précieuses que je conserve encore, car je n’ai pu me résoudre à les vendre, en souvenir de cet excellent roi de Serendib.

Après les adieux au roi et à tous les amis que je m’étais faits durant mon séjour dans cette île charmante, je m’embarquai sur le navire, qui mit aussitôt à la voile. Nous partîmes avec un bon vent, en nous confiant à la miséricorde d’Allah, et nous naviguâmes d’île en île et de mer en mer, jusqu’à ce que nous fussions arrivés, par la grâce d’Allah, en toute sécurité à Bassra, d’où je me rendis en hâte à Baghdad, avec mes richesses et le présent destiné au khalifat.

Aussi, avant toute chose, je me rendis au palais de l’émir des Croyants, et je fus introduit dans la salle de réception. Alors j’embrassai la terre entre les mains du khalifat, je lui remis la lettre et les présents et lui racontai mon aventure dans tous ses détails. Lorsque le khalifat eut fini de lire la lettre du roi de Serendib et qu’il eut examiné les présents, il me demanda si ce roi était aussi riche et aussi puissant que l’indiquaient sa lettre et ses présents. Moi, je répondis : « Ô émir des Croyants, je puis témoigner que le roi de Serendib n’exagère pas. De plus, à sa puissance et à sa richesse il joint un grand sentiment de justice, et gouverne son peuple avec sagesse. Il est le seul kâdi de son royaume, où d’ailleurs les gens sont si paisibles qu’ils n’ont jamais entre eux de contestations ! En vérité, ce roi est digne de ton amitié, ô émir des Croyants ! »

Le khalifat fut satisfait de mes paroles et me dit : « La lettre que je viens de lire et ton discours me prouvent que le roi de Serendib est un homme excellent qui n’ignore point les préceptes de la sagesse et du savoir-vivre. Heureux le peuple qu’il gouverne ! » Puis le khalifat me fit présent d’une robe d’honneur et de riches cadeaux, et me combla d’égards et de prérogatives, et voulut que mon histoire fût écrite par les scribes les plus habiles pour être conservée dans les archives du règne.

Alors, moi, je me retirai, et courus à ma rue et à ma maison, où je vécus au sein des richesses et des honneurs, au milieu de mes parents et de mes amis, oubliant mes tribulations passées et ne songeant qu’à tirer de l’existence tous les biens qu’elle pouvait me procurer.

Et telle est mon histoire durant ce sixième voyage. Mais demain, ô mes hôtes, si Allah veut, je vous raconterai l’histoire de mon septième voyage, qui est plus merveilleux et plus étonnant et plus plein de prodiges que les six autres réunis.

Et Sindbad le Marin fit tendre la nappe du festin et servir à dîner à ses hôtes, y compris Sindbad le Portefaix, à qui il fit donner, avant son départ, cent pièces d’or comme les autres jours. Et le portefaix se retira chez lui, s’émerveillant de tout ce qu’il venait d’entendre. Puis, le lendemain, il fit sa prière du matin et revint au palais de Sindbad le Marin.

Lorsque tous les invités furent au complet et qu’ils eurent mangé et bu et causé entre eux et ri et entendu les chants et les jeux des instruments, ils se rangèrent en cercle, graves et muets. Et Sindbad le Marin ainsi parla :