Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 08/Histoire de Rose-dans-le-calice et de Délice-du-monde

La bibliothèque libre.
Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 8p. 7-65).


HISTOIRE DE ROSE-DANS-LE-CALICE
ET DE DÉLICE-DU-MONDE


Et Schahrazade dit au roi Schahriar :

On raconte qu’il y avait, en l’antiquité du temps et le passé des époques et des âges, un roi d’un très haut rang, plein de puissance et de gloire. Il avait un vizir nommé Ibrahim, dont la fille était une merveille de grâce et de beauté, tout à fait supérieure en élégance et en perfection, et douée d’une intelligence remarquable et de manières notoirement exquises. En outre, elle aimait à l’extrême les réunions joyeuses et le vin qui donne la gaîté, sans dédaigner les visages jolis, les vers en ce qu’ils ont de plus raffiné, et les histoires extraordinaires. Elle avait en elle tant de délicates délices qu’elle attirait d’amour vers elle les têtes et les cœurs, comme l’a d’ailleurs dit un des poètes qui l’ont chantée :

Je suis épris de la séductrice ! Enchanteresse des Turcs et des Arabes, elle connaît toutes les finesses de la jurisprudence, de la syntaxe et des belles-lettres.

Ainsi, quand nous discutons ensemble sur tout cela, voici ce que me dit parfois la maligne :

« Je suis agent passif, et tu t’obstines à me mettre au cas indirect. Pourquoi cela ? Par contre, tu laisses toujours à l’accusatif ton régime dont le rôle est d’être actif, et tu ne lui donnes jamais le signe de l’érection ! »

Je lui dis : « Ce n’est point mon régime seul qui t’appartient, ô ma maîtresse, mais ma vie et toute mon âme ! Seulement ne t’étonne plus de ce renversement des rôles. Aujourd’hui les temps sont changés et les choses bouleversées.

« Toutefois, si, malgré ce que je t’en dis, tu refuses de croire à ce renversement, eh bien ! n’hésite plus et regarde mon régime ! Ne remarques-tu point que le nœud de la tête se trouve à la queue ? »

Or, cette adolescente était si exquise, si douce et d’une beauté si vive qu’on l’appelait Rose-dans-le-Calice…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENTIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, cette adolescente était si exquise, si douce et d’une beauté si vive qu’on l’appelait Rose-dans-le-Calice !

Le roi, qui aimait beaucoup l’avoir à ses côtés, dans les festins, tant elle était douée de finesse d’esprit et de distinction, avait coutume, chaque année, de donner de grandes fêtes et, par la même occasion, de profiter de la présence au palais des principaux personnages de son royaume pour jouer avec eux à la balle.

Lorsque le jour arriva où les invités du roi se réunissaient pour ce jeu de balle, Rose-dans-le-Calice s’assit à sa fenêtre pour jouir du spectacle. Bientôt le jeu commença à s’animer, et la fille du vizir, qui suivait les mouvements et observait les joueurs, aperçut au milieu d’eux un jeune homme infiniment beau, au visage charmant, aux dents souriantes, à la taille élancée et aux vastes épaules. Elle éprouva un tel plaisir à sa vue, qu’elle ne put se rassasier de le contempler ni s’empêcher de lui lancer des œillades répétées. Elle finit par appeler sa nourrice et lui demanda : « Sais-tu le nom de ce jeune homme exquis si plein de distinction, qui est là au milieu des joueurs ? » La nourrice répondit : « Ô ma fille, ils sont tous beaux ! Je ne vois donc pas de qui tu veux parler. » Elle dit : « Attends alors ! Je vais te le montrer ! » Et aussitôt elle prit une pomme et la lança sur le jeune homme qui se retourna et leva la tête vers la fenêtre. Il vit alors Rose-dans-le-Calice, souriante et belle comme la pleine lune illuminant les ténèbres ; et, du coup, avant même qu’il eût le temps de ramener à lui son regard, il se sentit extrêmement ému d’amour ; et il se récita ces vers du poète :

Mon cœur amoureux, qui l’a percé ? Est-ce l’archer ou la flèche de tes prunelles ?

Flèche acérée ! viens-tu si rapide de la masse des guerriers ou simplement d’une fenêtre ?

Rose-dans-le-Calice demanda alors à sa nourrice : « Et maintenant peux-tu me dire enfin le nom de ce jeune homme ? » Elle répondit : « Il s’appelle Délice-du-Monde. » En entendant ces mots, la jeune fille secoua la tête de plaisir et d’émotion, se laissa tomber sur le divan, gémit profondément, et improvisa ces strophes :

Il n’a pas eu à le regretter, celui qui t’a nommé Délice-du-Monde, ô toi qui allies la délicatesse exquise des manières à toutes les choses excellentes.

Ô lever de la pleine lune ! Ô visage éclatant qui éclaires l’univers et illumines le monde,

Tu es, entre toutes les créatures, le seul sultan de la beauté ! Et j’ai des témoins pour me donner raison !

Ton sourcil n’est-il point la lettre noun, parfaitement tracée ? L’amande de ton œil ne ressemble-t-elle pas à la lettre sad, écrite par les doigts amoureux du Créateur ?

Et ta taille ! N’est-elle point le jeune, le tendre rameau flexible qui prend toutes les formes désirables ?

Si déjà ton intrépidité, ô cavalier, a surpassé la valeur des plus forts, que ne dirai-je pas de ta grâce supérieure et de ta beauté ?

Cette improvisation terminée, Rose-dans-le-Calice prit une feuille de papier et y transcrivit les vers, soigneusement. Elle la plia ensuite et la mit dans un sachet de soie brodé d’or qu’elle cacha sous le coussin du divan.

Or, la vieille nourrice, qui avait observé ces divers mouvements de sa maîtresse, se mit à causer avec elle de choses et d’autres jusqu’à ce qu’elle l’eût endormie. Alors elle tira doucement la feuille de dessous le coussin, la lut et, s’étant ainsi assurée de la passion de Rose-dans-le-Calice, la remit à la même place. Puis, une fois l’adolescente réveillée, elle lui dit : « Ô ma maîtresse, je suis pour toi la meilleure et la plus tendre des conseillères ! Je tiens donc à te dire combien violente est la passion d’amour, et à te prévenir que, lorsqu’elle se concentre dans un cœur sans pouvoir s’en épancher, elle le fait fondre, fût-il d’acier, et occasionne dans le corps bien des maladies et des infirmités. Au contraire, si la personne qui souffre de ce mal d’amour le divulgue à une autre, elle ne pourra qu’en tirer du soulagement ! »

En entendant ces paroles de sa nourrice, Rose-dans-le-Calice dit : « Ô nourrice, connaîtrais-tu le remède de l’amour ? » Elle répondit : « Je le connais. C’est de jouir de celui qui en est l’objet ! » Elle demanda : « Et comment fait-on pour arriver à cette jouissance ? » Elle dit : « Ô ma maîtresse, pour cela on n’a d’abord qu’à échanger des lettres pleines de paroles gentilles, de salutations et de compliments ; car c’est là le meilleur moyen qu’ont deux amis de se réunir, et c’est la première chose à faire pour résoudre les difficultés et prévenir les complications. Si donc…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT UNIÈME NUIT

Elle dit :

« … Si donc, ô ma maîtresse, tu as quelque chose de caché dans le cœur, ne crains point de me le confier ; car si c’est un secret je le garderai intact de toute divulgation, et personne ne saura comme moi te servir avec ses yeux et sa tête pour satisfaire tes moindres désirs et porter discrètement tes missives ! »

Lorsque Rose-dans-le-Calice eut entendu ces paroles de sa nourrice, elle sentit sa raison s’envoler de joie ; mais elle retint son âme de toutes paroles désordonnées, de peur de trahir le trouble qui l’agitait, se disant en elle-même : « Nul ne connaît encore mon secret ; et il vaut mieux pour ma sécurité que cette femme n’en soit informée qu’après des preuves certaines de fidélité. » Mais déjà la nourrice ajoutait : « Ô mon enfant, la nuit dernière j’ai vu un homme qui m’apparut en songe et me dit : « Sache que ta jeune maîtresse et Délice-du-Monde sont amoureux l’un de l’autre, et que c’est à toi à favoriser l’aventure en te chargeant de leurs missives et en leur rendant toutes sortes de services avec une grande discrétion, si tu veux bénéficier sûrement d’une énorme quantité d’avantages ! » Or moi, ô ma maîtresse, je te raconte là ce que j’ai vu ! À toi maintenant la décision ! » Rose-dans-le-Calice répondit : « Ô nourrice, te sens-tu vraiment capable de taire les secrets ? » Elle dit : « Peux-tu en douter un instant, alors que je suis une essence d’entre les essences des cœurs d’élection ? » L’adolescente alors n’hésita plus, lui exhiba le papier sur lequel elle avait écrit les vers et le lui remit en disant : « Hâte-toi de porter ceci à Délice-du-Monde et de me rapporter la réponse ! » La nourrice aussitôt se leva et se rendit chez Délice-du-Monde dont elle commença par baiser la main, pour ensuite le complimenter avec les expressions les plus gentilles et les plus courtoises. Après quoi elle lui remit le billet. Délice-du-Monde déplia le papier et le lut. Puis, lorsqu’il eut bien compris la portée du contenu, il écrivit sur le revers du feuillet les vers suivants :

Mon cœur, que l’amour exalte, bat passionnément, et je comprime ses élans tumultueux, mais en vain ! Mon état dévoile mes sentiments !

Si mes larmes débordent, je dis à mon censeur : « C’est l’effet d’un mal aux yeux ! » Je pense ainsi lui donner le change sur le vrai motif et lui cacher mes intimités.

Libre de tous les liens hier encore, et le cœur tranquille, je ne savais point l’amour ! Je me réveille avec le cœur dominé par l’amour.

Je viens vous soumettre mon état et vous conter ma plainte d’amour, afin que votre cœur ait compassion du malheureux que brûle la passion et que torture le sort.

Cette plainte, je vous la trace ici avec les larmes de mes yeux, pour qu’elle vous prouve mieux ainsi l’amour qui l’a causée.

Qu’Allah préserve de toute atteinte un visage que la beauté a pris soin de recouvrir de son voile, devant qui s’incline la lune et qu’honorent, en esclaves, les étoiles.

Sous le rapport de la beauté, je n’ai jamais vu sa pareille ! Ô sa taille ! Les flexibles rameaux apprennent à onduler en la voyant se balancer.

Maintenant j’ose vous prier, si cela ne vous est point une cause d’ennui, de venir me voir. Ô ! cela m’est d’un grand prix.

Il ne me reste plus qu’à vous faire don de mon âme, dans l’espoir que vous l’accepterez peut-être. Votre venue me sera le Paradis, et votre refus la Géhenne !

Cela écrit, il plia la feuille, la baisa et la remit à la nourrice en lui disant : « Ma mère, je compte sur ta bonté pour prédisposer en ma faveur le bon vouloir de ta maîtresse ! » Elle répondit : « J’écoute et j’obéis ! » prit le billet, et se hâta de se rendre auprès de sa maîtresse à qui elle le remit.

Rose-dans-le-Calice, ayant pris le billet, le porta à ses lèvres, puis à son front, le déplia et le lut. Lorsqu’elle en eut bien compris le sens, elle écrivit en dessous les vers suivants :

Ô toi dont le cœur est épris de notre beauté, ne crains point d’unir la patience à l’amour ! C’est un moyen peut-être d’arriver à nous posséder.

Lorsque nous eûmes reconnu que ton amour était sincère, et que ton cœur était éprouvé par les mêmes tourments que ceux de notre cœur,

Nous eûmes un désir égal à ton désir de nous voir enfin unis, mais nous fûmes retenu par la crainte de nos gardiens.

Sache que lorsque sur nous descend la nuit pleine de ténèbres, notre ardeur s’exalte tant que les feux s’allument dans nos entrailles.

Les tyranniques tourments de ton désir chassent alors le sommeil de notre couche, et la douleur cuisante s’empare de notre corps.

Toutefois n’oublie point que le premier devoir des amoureux est de taire aux autres leur amour ! Garde-toi donc de soulever pour d’autres yeux le voile qui nous protège.

Et maintenant je veux crier que mes entrailles sont bourrées d’amour pour un jouvenceau ! Ô ! que n’est-il toujours resté dans nos demeures !

Lorsqu’elle eut fini d’écrire ces vers…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Lorsqu’elle eut fini d’écrire ces vers, elle plia la feuille et la remit à la nourrice qui la prit et sortit du palais. Mais la destinée voulut qu’elle rencontrât justement le chambellan du vizir, père de Rose-dans-le-Calice, qui lui demanda : « Où vas-tu ainsi à cette heure ? » À ces paroles, elle fut saisie d’un trouble extrême et répondit : « Au hammam ! » et elle continua sa route, mais dans un tel trouble qu’elle laissa tomber, sans y faire attention, le billet qu’elle avait mal assuré dans un pli de sa ceinture. Et voilà pour elle !

Mais pour ce qui est du billet, tombé par terre près de la porte du palais, il fut ramassé par un des eunuques qui se hâta d’aller le porter au vizir.

Or, justement, le vizir venait de sortir de son harem et était entré s’asseoir sur son divan dans la salle de réception. Et pendant qu’il était assis de la sorte, bien tranquille, l’eunuque s’avança en tenant à la main le billet en question et lui dit : « Mon seigneur, je viens de trouver par terre, dans la maison, ce billet que je me suis hâté de ramasser. » Le vizir le lui prit des mains, le déplia, et y trouva écrits les vers en question. Il les lut et, lorsqu’il en eut compris le sens, il en examina l’écriture qui lui parut être sans conteste celle de sa fille Rose-dans-le-Calice.

À cette vue, il se leva et se rendit auprès de son épouse, mère de la jeune fille, en pleurant si abondamment que sa barbe en était toute mouillée. Et son épouse lui demanda : « Qu’est-ce qui te fait pleurer ainsi, ô mon maître ? » Il répondit : « Prends ce papier et regarde ce qu’il contient ! » Elle prit le papier, le lut, et trouva que c’était une correspondance entre sa fille Rose-dans-le-Calice et Délice-du-Monde. À cette constatation, des larmes lui vinrent aux yeux, mais elle maîtrisa son âme, empêcha ses pleurs et dit au vizir : « Ô mpn seigneur, les larmes ne peuvent être d’aucune utilité ; la seule idée excellente serait de songer au moyen de sauvegarder ton honneur et cacher l’affaire de ta fille ! » Et elle continua à le consoler et à l’alléger de ses chagrins. Il lui répondit : « Moi je crains fort pour ma fille cette passion-là ! Ne sais-tu point que le sultan éprouve une affection très grande pour Rose-dans-le-Calice ? Aussi ma crainte dans cette affaire tient à deux causes : la première me concerne, car c’est ma fille ; la seconde, par rapport au sultan, est que Rose-dans-le-Calice est la favorite du sultan, et il se peut que de là sortent de graves complications ! Toi, que penses-tu de tout cela ? » Elle répondit : « Attends un peu, pour me donner le temps de faire la Prière du Parti à prendre ! » Et aussitôt elle se mit dans l’attitude de la prière, selon le rite et la Sunna, en exécutant les pratiques pieuses prescrites en pareil cas.

Cette prière terminée, elle dit à son époux : « Sache qu’il y a, au milieu de la mer qu’on nomme Bahr Al-Konouz, une montagne appelée montagne de Celle-qui-a-perdu-son-enfant. Nul ne peut aborder à cet endroit-là qu’avec des difficultés infinies. Je te conseille donc d’installer là une demeure pour ta fille. »

Le vizir, d’accord sur ce point avec son épouse, résolut de faire construire, sur cette Montagne-de-la-Mère-qui-a-perdu-son-enfant, un palais inaccessible où il confinerait Rose-dans-le-Calice, en ayant soin toutefois de la pourvoir de provisions suffisantes pour une année, renouvelables au commencement de l’année suivante, et de lui donner des gens pour lui tenir compagnie et la servir.

Une fois qu’il eut pris cette résolution, le vizir réunit des menuisiers, des maçons et des architectes, et les envoya à cette montagne, où ils ne manquèrent pas de bâtir un palais inaccessible et tel que l’on n’avait jamais vu son pareil dans le monde.

Alors le vizir fit préparer les provisions du voyage, disposa la caravane, et pénétra durant la nuit chez sa fille et lui ordonna de partir. À cet ordre, Rose-dans-le-Calice ressentit violemment les angoisses de la séparation et ne put, lorsqu’elle fut sortie du palais et qu’elle eut remarqué les préparatifs du voyage, s’empêcher de pleurer des pleurs abondants. Elle eut alors l’idée, pour informer Délice-du-Monde de ce qui se passait en elle en fait d’ardeur amoureuse violente à faire frissonner la peau, fondre les rochers les plus durs et déborder les larmes, d’écrire sur la porte les vers suivants :

Ô maison ! si le bien-aimé passe au matin, en saluant par les signes des amoureux,

Rends-lui de notre part un salut délicieux et parfumé, car nous ne savons où le sort nous mènera ce soir !

Je ne sais moi-même vers quels lieux me porte le voyage, car on m’emmène avec hâte et bien peu de bagages.

La nuit viendra et l’oiseau du fourré annoncera par ses plaintes modulées, sur les rameaux, la nouvelle de notre triste destinée.

Il dira dans son langage : « Ô douleur ! qu’il est cruel de se séparer de celui qu’on aime ! »

Et moi quand j’ai vu les coupes de la séparation déjà pleines et le sort prêt à nous les offrir, malgré nous,

J’ai coupé le breuvage amer avec de la résignation ! Mais la résignation, je le vois bien, hélas ! ne pourra jamais me procurer l’oubli !

Lorsqu’elle eut tracé ces vers sur la porte…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Lorsqu’elle eut tracé ces vers sur la porte, elle prit place sur son palanquin, et la caravane se mit en marche. Ils franchirent les plaines et les déserts, les terrains unis et les monts accidentés, et arrivèrent de la sorte à la mer d’Al-Konouz, sur le rivage de laquelle ils dressèrent leurs tentes ; et ils construisirent un grand navire où ils firent s’embarquer la jeune fille avec sa suite.

Or, comme le vizir avait donné l’ordre aux conducteurs de la caravane de ne point manquer, une fois la jeune fille confinée dans le palais au sommet de la montagne, de revenir sur le rivage et de détruire le navire, ils se gardèrent bien de désobéir et exécutèrent en tous points la mission dont ils étaient chargés, pour revenir ensuite auprès du vizir en pleurant de tout cela. Et voilà pour eux !

Mais pour ce qui est du Délice-du-Monde, lorsqu’il se fut réveillé le lendemain, il ne manqua pas de faire sa prière du matin et de monter à cheval pour se rendre, suivant sa coutume, au service du sultan. Comme il passait devant la porte du vizir, il remarqua les vers qui y étaient inscrits, et il faillit, à cette vue, perdre tout sentiment ; et le feu s’alluma dans ses entrailles bouleversées. Il revint alors chez lui, où, en proie à l’impatience, à l’inquiétude et à l’agitation, il ne put rester un moment en place. Puis, comme la nuit tombait, et qu’il craignait de révéler son état aux gens de sa maison, il se hâta de sortir pour, perplexe et hagard, errer à l’aventure sur les chemins.

Il marcha de la sorte toute la nuit et une partie de la matinée, jusqu’à ce que la chaleur intense et la soif torturante l’eussent obligé à prendre quelque repos. Or, justement il était arrivé au bord d’un ruisseau qu’un arbre ombrageait, et où il s’assit et prit de l’eau dans le creux de ses mains pour boire. Mais, en portant cette eau à ses lèvres, il ne lui trouva aucun goût ; en même temps il sentit que sa figure était altérée et son teint bien jaune ; et il vit ses pieds enflés par la marche et la fatigue.. Alors il se mit à pleurer abondamment, et, les larmes ruisselant sur ses joues, il se récita ces vers :

L’amoureux s’enivre de l’amour de son ami, et son ivresse augmente de l’intensité de ses désirs.

Il erre avec la folie de son amour, exalté et frénétique ; il ne trouve nulle part d’asile ; il ne trouve aucun goût à la nourriture.

Comment l’amoureux peut-il trouver de la joie à vivre loin de son ami ? Ah ! cela serait prodigieux !

Je suis en fusion depuis que m’habite l’amour ; et des pleurs en torrents lavent mes joues.

Ô ! quand verrai-je l’ami, ou quelqu’un de sa tribu qui mette un peu de calme dans ce cœur torturé ?

Lorsqu’il eut récité ces vers, Délice-du-Monde pleura jusqu’à ce qu’il eût mouillé la terre ; puis il se leva et s’éloigna de ces lieux. Pendant que, désolé, il cheminait de la sorte dans les plaines et les déserts, il vit soudain devant lui un lion à la vaste crinière, au cou redoutable, à la tête énorme comme un dôme, à la gueule plus large qu’une porte et aux dents pareilles aux défenses de l’éléphant. À cette vue, il ne douta pas un instant de sa perte ; il se tourna dans la direction de la Mecque, prononça l’acte de foi, et se prépara à la mort. Toutefois il se souvint à ce moment précis avoir lu autrefois dans les livres anciens que le lion était sensible à la douceur des paroles, qu’il trouvait son plaisir dans les flatteries, et se laissait de cette façon facilement apprivoiser. Il se mit donc à lui dire : « Ô lion des forêts, ô lion des plaines, ô lion intrépide, ô chef redouté des braves, ô sultan des animaux, tu vois devant ta grandeur un pauvre amoureux anéanti par la séparation, à la tête affolée, que la passion a réduit à toute extrémité. Écoute mes paroles, et aie pitié de ma perplexité et de ma douleur ! »

Lorsque le lion eut entendu ce discours, il recula de quelques pas, s’assit sur son derrière, leva la tête vers Délice-du-Monde, et se mit à jouer avec sa queue et ses pattes de devant. En voyant ces divers mouvements du lion, Délice-du-Monde récita ces vers :

« Ô lion du désert, vas-tu me tuer avant que j’aie retrouvé celui qui m’a lié le cœur ?

« Je ne suis point un gibier de prix, oh ! non ! ni même gras, car mon corps est consumé par la perte de l’ami, et mon cœur dévasté !

« Que feras-tu d’un mort à qui ne manque que le linceul ?

« Ô lion tumultueux de la mêlée,

« Si tu me maltraites tu fais la joie de mes envieux !

« Je ne suis qu’un pauvre amoureux noyé dans les larmes,

« Au cœur brisé par l’absence de l’ami !

« Qu’est-il devenu, l’ami ? Ô tristes pensées de mes nuits inquiètes !

« Voici que je ne sais plus si ma vie n’est point déjà le néant ! »

Lorsque le lion eut entendu ces vers, il se leva…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… Lorsque le lion eut entendu ces vers, il se leva et, les yeux remplis de larmes, il s’avança avec beaucoup de douceur vers Délice-du-Monde dont il se mit à lécher les pieds et les mains avec la langue. Après quoi il lui fit signe de le suivre et marcha devant lui. Délice-du-Monde suivit le lion, et tous deux marchèrent de la sorte pendant un certain temps. Après avoir gravi une haute montagne et en avoir descendu le versant, ils virent dans la plaine les traces des pas de la caravane. Alors Délice-du-Monde se mit à suivre ces traces avec attention, et le lion, le voyant ainsi sur la piste, le laissa continuer seul ses recherches et rebroussa chemin pour s’en aller en sa voie.

Quant à Délice-du-Monde, il continua à suivre jour et nuit les traces de la caravane, et arriva de la sorte au bord de la mer mugissante aux vagues entrechoquées, où les pas se perdaient à la limite des flots. Il comprit alors que la caravane s’était embarquée et avait continué sa route par mer, et il perdit tout espoir de retrouver sa bien-aimée. Alors il fit couler ses larmes et récita ces vers :

« L’amie est si loin maintenant, et ma patience est à bout.

« Comment aller vers elle par les abîmes de la mer ?

« Comment me résigner, alors que mes entrailles sont consumées,

« Et que l’insomnie a remplacé dans mes yeux le sommeil ?

« Du jour qu’il a quitté les demeures et notre terre,

« Mon cœur s’est enflammé. Ah ! par quelle flamme !

« Ô grands fleuves ! Seyhoun, Jeyhoun, et toi Euphrate ! mes larmes coulent comme vous !

« Elles coulent et débordent bien plus que les déluges et les pluies !

« Mes paupières sont heurtées par de tels torrents de larmes qu’elles en sont ulcérées,

« Et mon cœur a pris feu au contact de tant d’étincelles.

« Les hordes de ma passion et de mes désirs sont montées à l’assaut de mon cœur.

« Et l’armée de ma patience est vaincue et en déroute.

« J’ai risqué ma vie sans calculs, pour son amour ;

« Mais le risque de ma vie est le moindre de mes dangers.

« Puissent mes yeux ne point être punis pour avoir vu dans l’enceinte défendue

« Cette merveilleuse beauté plus éclatante que la lune !

« Je me suis vu terrassé, le cœur transpercé par les flèches

« Décochées sans arc par de larges yeux merveilleusement fendus.

« Il m’a séduit par l’harmonie de ses mouvements et sa souplesse,

« Sa souplesse que n’égalerait la flexibilité du jeune rameau sur la tige du saule.

« De toute mon âme je l’implore pour être secouru dans mes peines et mes chagrins.

« Mais il m’a réduit au triste état où vous me voyez

« Et son regard séducteur a seul causé ma perte. »

Lorsqu’il eut fini de réciter ces vers, il se mit à pleurer tellement qu’il tomba sans connaissance et resta longtemps dans cet état. Mais, une fois qu’il fut revenu de son évanouissement, il tourna la tête à droite et à gauche et, comme il se voyait dans un désert sans habitants, il eut bien peur de devenir la proie des animaux sauvages et se mit à gravir une haute montagne, sur le sommet de laquelle il entendit, sortant d’une caverne, les sons d’une voix humaine. Il écouta attentivement la voix et reconnut que c’était celle d’un ermite qui avait quitté le monde et s’était voué à la dévotion. Il s’approcha de cette caverne et en heurta trois fois la porte sans obtenir une réponse de l’ermite, et sans le voir sortir. Alors il soupira profondément et récita ces vers :

« Ô mes désirs, comment arriverez-vous à votre but ?

« Ô mon âme, comment oublieras-tu tes chagrins, tes peines et tes fatigues ?

« Toutes les calamités sont venues une à une vieillir mon cœur

« Et blanchir ma tête dès ma jeunesse première.

« Nul secours pour adoucir la passion qui me consume,

« Nul ami pour alléger le fardeau qui pèse sur mon âme.

« Ah ! qui saura dire les tourments de mes désirs,

« Maintenant que la destinée s’est tournée contre moi ?

« Ô ! grâce, pitié pour le pauvre amoureux désolé,

« Celui qui a bu le calice de la séparation et de l’abandon !

« Le feu est dans ce cœur ; les entrailles sont consumées,

« Et la raison s’est envolée tant la séparation l’a torturée !

« Nul jour ne me fut plus terrible que celui de ma venue dans sa demeure,

« Quand j’ai vu les vers écrits sur la porte !

« Oh ! j’ai bien pleuré ! J’ai fait boire à la terre mes larmes brûlantes,

« Mais j’ai tu mon secret aux proches et aux étrangers.

« Ô ermite qui as cherché le refuge de cette grotte pour ne rien voir de ce monde,

« Peut-être as-tu toi-même goûté à l’amour, et que ta raison aussi s’est envolée !

« Mais moi pourtant, malgré ceci et cela, malgré tout cela,

« Si j’atteins mon but, j’oublierai, certes ! mes peines et mes fatigues. »

Lorsqu’il eut fini de réciter ces vers, il vit soudain la porte de la grotte s’ouvrir et il entendit quelqu’un s’écrier : « La miséricorde sur toi ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… et il entendit quelqu’un s’écrier : « La miséricorde sur toi ! » Alors il franchit la porte et souhaita la paix à l’ermite qui lui rendit son souhait et lui demanda : « Quel est ton nom ? » Il dit : « Mon nom est Délice-du-Monde ! » Il lui demanda : « Quelle est la cause de ta venue ? » Il lui raconta alors son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin, et aussi tout ce qui lui était arrivé. Et l’ermite se mit à pleurer et lui dit : « Ô Délice-du-Monde, il y a vingt ans déjà que j’habite ces lieux, et je n’ai jamais vu personne ici durant mon séjour, si ce n’est dans la journée d’hier. J’ai entendu, en effet, des pleurs et du tumulte, et, ayant regardé du côté d’où venaient ces voix, j’ai vu une foule de gens et aussi des tentes dressées sur le rivage. J’ai vu ensuite ces gens construire un navire où ils s’embarquèrent pour disparaître vers la haute mer. Peu de temps après ils revinrent, mais moins nombreux qu’à l’aller, mirent en pièces le navire et s’en retournèrent en leur voie par où ils étaient venus. Aussi je pense que ceux qui sont partis sans revenir sont précisément ceux que tu cherches, ô Délice-du-Monde ! Je comprends donc l’intensité de ton chagrin, et je t’excuse ! Sache pourtant qu’on ne peut trouver un amoureux qui n’ait éprouvé les peines d’amour ! » Et l’ermite récita ces vers :

« Ô Délice-du-Monde, tu me crois sans souci et le cœur plein de quiétude,

« Et tu ne sais point que l’ardeur de la passion me plie comme un linge et me déplie.

« J’ai connu l’amour dès mon enfance première,

« J’ai connu les transports d’amour alors que je tétais encore.

« J’ai longtemps pratiqué l’amour, si longtemps que j’en devins célèbre,

« Et, si tu l’interroges à mon sujet, il te dira qu’il me connaît.

« J’ai bu la coupe de l’amour, et j’en ai goûté la langueur amère.

« Je ne suis plus qu’une apparence de moi-même, tant mon corps a dépéri.

« J’étais plein de force autrefois ; maintenant ma vigueur a disparu

« Et l’armée de ma patience s’est effondrée sous les glaives des regards.

« Ne crois point arriver à l’amour sans épreuves,

« Car dès les temps anciens les choses contraires se touchent.

« L’amour a décrété pour tous les amoureux

« Que l’oubli est illicite à l’égal de l’impiété. »

Et lorsque l’ermite eut fini de réciter ces vers, il s approcha de Délice-du-Monde et le serra dans ses bras ; et tous deux pleurèrent ensemble tellement que les montagnes retentirent de leurs gémissements, et qu’ils finirent par tomber évanouis.

Lorsqu’ils eurent repris connaissance, ils se jurèrent mutuellement de se considérer désormais comme frères en Allah (qu’il soit exalté !) ; et l’ermite dit à Délice-du-Monde : « Moi je vais prier cette nuit et consulter Allah sur ce que tu as à faire. » Délice-du-Monde répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et voilà pour eux !

Mais pour ce qui est de Rose-dans-le-Calice, voici :

Lorsque les gens qui l’accompagnaient l’eurent conduite à la Montagne-de-la-Mère-qui-a-perdu-son-enfant, et qu’elle fut entrée dans le palais préparé pour elle, elle l’examina avec attention et regarda tout son aménagement, puis se mit à pleurer et s’écria : « Ô demeure, par Allah ! tu es délicieuse, mais il manque la présence de l’ami dans tes murs ! » Puis, comme elle remarquait que l’île était habitée par des oiseaux, elle ordonna à sa suite de tendre des filets pour capturer ces oiseaux et de les mettre dans des cages au fur et à mesure de leur capture, pour les placer ensuite à l’intérieur du palais. Et son ordre fut immédiatement exécuté. Alors Rose-dans-le-Calice s’accouda à la fenêtre, et laissa sa pensée aller vers les souvenirs. Et cela réveilla en elle les ardeurs passées, les désirs cuisants et les transports, et lui fit verser des larmes de regret en même temps que cela lui reportait à la mémoire ces vers qu’elle récita :

« Vers qui jetterai-je la plainte de l’amour qui tient mon âme, des angoisses que l’éloignement de l’ami me cause et du feu qui brûle sous mes côtes ? Mais je me tairai par crainte de mon gardien.

« Je suis devenue plus chétive de corps que le bois d’un cure-dent, consumée que je suis par les ardeurs, les tristesses de l’absence et les lamentations.

« Où sont les yeux de l’ami pour qu’ils voient le triste état d’égarement où m’a réduit son souvenir ?

« Ils ont outrepassé leurs droits en me transportant dans un endroit où ne peut venir mon bien-aimé !

« Je charge le soleil de porter mes saluts par milliers, dans les soirs et les matins, à l’amant dont la beauté couvre de honte la pleine lune à son lever, et dont la souplesse de taille surpasse celle du jeune rameau !

« Si les roses veulent imiter sa joue, je dirai aux roses : « Vous ne sauriez, ô roses, ressembler à sa joue, si vous n’êtes pas les roses de l’autre joue ! »

« Sa bouche distille une salive qui rafraîchirait le feu d’un brasier flambant.

« Comment l’oublier alors qu’il est mon cœur, mon âme, ma souffrance, mon mal, mon médecin et mon bien-aimé ? »

Mais lorsque s’avança la nuit avec ses ténèbres, Rose-dans-le-Calice sentit augmenter l’intensité de ses désirs…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Rose-dans-le-Calice sentit augmenter l’intensité de ses désirs, et s’attiser le souvenir cuisant de ses maux. Alors elle récita ces vers :

« Voici la nuit qui m’apporte, avec ses ténèbres, les ardeurs intenses et les malaises ; et mes désirs attisent en moi les brûlantes douleurs.

« Le tourment de la séparation habite maintenant mes entrailles ; mes pensées m’anéantissent, mes ardeurs m’agitent, mes transports me brûlent, et mes larmes trahissent un cher secret.

« Amoureux comme je suis, je ne sais point le moyen de faire cesser mon amaigrissement, ma faiblesse et ma douleur.

« L’enfer de mon cœur est attisé de plus en plus, et l’intensité de sa flamme abîme mon foie.

« Au jour de la séparation, je n’ai pu faire mes adieux au bien-aimé, ô regrets ! ô douleur !

« Mais toi, passant, qui informeras l’ami de tous mes tourments, dis-lui que j’ai enduré des souffrances que nulle plume ne saurait décrire.

« Par Allah ! Je serai toujours fidèle en amour au bien-aimé, j’en fais le serment ! Car dans le code de l’amour le serment est chose licite.

« Ô nuit ! va porter mon salut au bien-aimé, et dis-lui que tu es témoin de mes insomnies. »

Et voilà comment se lamentait Rose-dans-le-Calice.

Quant à Délice-du-Monde, voici ! L’ermite lui dit : « Descends dans la vallée et rapporte-m’en une grande quantité de fibres de palmier. » Il descendit, pour revenir ensuite avec les fibres demandées ; et l’ermite les prit et en confectionna une sorte de filet semblable aux filets où l’on transporte la paille ; puis il dit à Délice-du-Monde : « Sache qu’au fond de la vallée il croît une espèce de courge qui, une fois mûre, se dessèche et se détache de ses racines. Descends ramasser une quantité de ces courges desséchées, attache-les à ce filet, et jette le tout à la mer. Toi, ne manque point de monter dessus, et alors laisse le courant te porter vers la haute mer, et il te fera parvenir au but que tu souhaites. Et n’oublie point que sans risques on ne parvient jamais au but que l’on se propose ! » Il répondit : « J’écoute et j’obéis ! » et, après que l’ermite lui eût souhaité bonne chance, il lui fit ses adieux et descendit dans la vallée où il ne manqua pas de faire ce qui lui avait été conseillé.

Lorsqu’il fut arrivé, porté sur le filet aux courges, au milieu de la mer, un vent s’éleva avec violence qui le poussa rapidement et le fit disparaître aux yeux de l’ermite. Il fut ainsi ballotté par les flots, tantôt soulevé sur le sommet des lames, tantôt engouffré dans leur creux béant, jouet des terreurs de la mer pendant trois jours et trois nuits, jusqu’à ce qu’il fût jeté par les destins au pied de la Montagne-de-la-Mère-qui-a-perdu-son-enfant. Il arriva au rivage, dans l’état d’un poulet pris de vertige, souffrant de la faim et de la soif ; mais il ne tarda pas à trouver près de là des ruisseaux d’eau courante, des oiseaux gazouillants, et des arbres chargés de grappes de fruits, et il put ainsi assouvir sa faim en mangeant de ces fruits et étancher sa soif en buvant de cette eau pure. Après quoi il se dirigea vers l’intérieur de l’île, et aperçut au loin quelque chose de blanc, dont il s’approcha ; et il reconnut que c’était un palais imposant, aux murs escarpés, et il se dirigea vers la porte qu’il trouva fermée. Alors il s’assit et ne bougea plus durant trois jours, au bout desquels il vit enfin la porte s’ouvrir et en sortir un eunuque qui lui demanda : « D’où viens-tu ? Et comment as-tu fait pour venir jusqu’ici ? » Il répondit : « Je viens d’Ispahân ! Je voyageais sur mer avec mes marchandises, quand le navire où j’étais se fracassa, et les vagues me jetèrent dans cette île ! » À ces paroles, l’esclave se mit à pleurer, puis se jeta au cou de Délice-du-Monde et lui dit : « Qu’Allah te conserve en vie, ô visage ami ! Ispahân est mon pays, et là vivait aussi la fille de mon oncle, celle que j’avais aimée dès ma première enfance et à laquelle j’étais extrêmement attaché. Mais un jour nous fûmes attaqués par une tribu plus nombreuse que la nôtre qui captura une grande partie de nos gens ; et moi je fus compris dans le butin. Comme à cette époque-là j’étais encore enfant, on me coupa les œufs, pour augmenter mon prix, et l’on me vendit comme eunuque. Et tu me vois justement en cet état-là ! » Puis l’eunuque, après avoir encore souhaité la bienvenue à Délice-du-Monde, le fit entrer dans la grande cour du palais.

Il vit alors un merveilleux bassin entouré d’arbres aux belles branches feuillues où des oiseaux, enfermés dans des cages d’argent aux portes d’or, gazouillaient agréablement en bénissant le Créateur. Il s’approcha de la première cage, l’examina avec attention et vit qu’elle contenait une tourterelle, laquelle aussitôt lança un cri qui signifiait : « Ô généreux ! » Et Délice-du-Monde, en entendant ce cri, tomba évanoui ; puis, une fois revenu à lui, il poussa de profonds soupirs et récita ces vers…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… il poussa de profonds soupirs et récita ces vers :

« Si comme moi, ô tourterelle, tu es éperdue d’amour, invoque le Seigneur et roucoule : « Ô généreux ! »

« Qui sait si ton chant est un cri d’allégresse ou la plainte d’amour d’un cœur torturé !

« Gémis-tu à cause du départ de ton ami, ou parce qu’il t’a délaissée faible et languissante, ou bien parce que tu as perdu l’objet de ton amour ?

« S’il en est ainsi, ne crains point d’exhaler tes plaintes et de crier l’amour ancien qui te remplit le cœur.

« Pour moi, qu’Allah conserve mon bien-aimé et je promets de ne jamais l’oublier, mes os seraient-ils déjà poussière ! »

Lorsqu’il eut récité ces vers, il se mit à pleurer tellement qu’il tomba évanoui. Et lorsqu’il eut repris connaissance, il marcha jusqu’à ce qu’il fût arrivé devant la seconde cage, où il vit un ramier qui à sa vue se mit à chanter disant : « Ô Éternel ! je te glorifie ! » Alors Délice-du-Monde soupira longuement et récita ces vers :

« Le ramier plaintif a dit : Ô Éternel, je te glorifie malgré mes calamités !

» Ô Éternel ! j’espère que dans ta bonté tu permettras ma réunion avec la bien-aimée, en ce pays d’exil.

» Que de fois elle m’est apparue avec ses lèvres de miel aromatique, et m’a laissé plus embrasé que jamais.

» Tandis que les feux consument mon cœur et le réduisent en cendres, je pleure des larmes de sang dont le débordement inonde mes joues ; et je m’écrie :

« La créature ne se fortifie que par les épreuves. Aussi je veux prendre mes maux en patience.

« Et si Allah veut permettre ma réunion, avec la maîtresse de mon cœur, je dépenserai mes richesses à héberger la tribu des amoureux, mes semblables.

« Je relâcherai les oiseaux de leur prison, et, dans mon bonheur, je me dévêtirai de mon deuil ! »

Lorsqu’il eut fini de réciter ces vers, il s’approcha de la troisième cage et vit qu’elle contenait un rossignol qui, sitôt qu’il l’eut aperçu, se mit à chanter. En l’entendant, Délice-du-Monde récita ces vers :

« Ô ! que le rossignol m’enchante quand il fait entendre sa voix gentille qui ressemble à une amoureuse voix languissante d’amour.

« Pitié pour les amoureux ! Que de nuits ne passent-ils point dans les transes, les désirs et l’inquiétude !

« Ils semblent, tant leurs angoisses sont cruelles, n’avoir jamais connu que les nuits sans sommeil et sans matin !

« Pour moi dès que j’eus connu mon amie, je fus enchaîné par son amour ; et, enchaîné de la sorte, des chaînons de larmes se déroulent de mes yeux.

« Et je m’écriai : « Voici de mes yeux les chaînons qui se déroulent et m’enchaînent tout entier. Et c’est mon ardeur qui déborde sous cette forme !

« En même temps je suis brisé par l’éloignement de l’amie. Les trésors de ma patience sont épuisés, et mes forces sont anéanties.

« Certes ! si le sort était équitable, il me réunirait avec mon amie !

« Et maintenant, qu’Allah me couvre de son voile pour que je puisse dénuder mon corps devant l’amie, et lui faire voir ainsi à quel degré d’épuisement m’ont réduit les alarmes, l’inquiétude, et l’abandon ! »

Lorsqu’il eut fini de réciter ces vers, il s’avança jusqu’à la quatrième cage et y vit un bulbul qui se mit aussitôt à moduler quelques notes plaintives. Et Délice-du-Monde, à ce chant, poussa de profonds soupirs et récita ces vers :

« Dans les aubes et les aurores, le bulbul ravit le cœur de l’amoureux par le jeu mélodieux des cordes de sa voix.

« Ô Délice-du-Monde, plaintif et languissant ! ton être est anéanti par l’amour !

« Que de chants merveilleux viennent jusqu’à moi, dont s’attendrirait la dureté du fer et de la pierre !

« Et voici que l’air léger du matin vient à nous en passant sur les édens des prairies et les fleurs exquises.

« Ô ! les chants des oiseaux dans les aubes et les matins ! Et toi, brise embaumée des premières lueurs du jour ! Ô ! transports de mon âme de tout cela !

« Je pense alors à l’amie si loin, et mes larmes se précipitent en pluies et en torrents, alors qu’un feu terrible dans mes entrailles crépite en étincelles et en flammes !

« Qu’Allah accorde enfin à l’amoureux passionné de revoir son amie et de jouir de ses charmes. Car l’amoureux n’est-il point manifestement excusable ?

« Moi je fais ce vœu, car je sais bien qu’il n’y a que l’homme clairvoyant pour voir clair et excuser ! »

Puis, ayant fini de réciter ces vers, Délice-du-Monde marcha quelque peu…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Délice-du-Monde marcha quelque peu et vit une cage merveilleuse, bien plus belle que toutes les autres réunies. Cette cage renfermait un pigeon sauvage, qui avait au cou un collier de perles admirables. Et Délice-du-Monde, à la vue de ce pigeon, connu par son chant plaintif et amoureux, et maintenant prisonnier dans cette cage où il avait l’air bien triste et rêveur, se mit à sangloter et récita ce vers :

« Ô pigeon des bois touffus, ô frère des amants, compagnon des âmes sensibles, je te salue !

« J’aime une tendre gazelle dont le regard a pénétré dans mon cœur plus profondément que le tranchant d’une lame coupante.

« Son amour a brûlé mon cœur et mes entrailles, et anéanti mon corps par les maladies.

« Depuis si longtemps je ne goûte plus les douceurs du manger et du dormir.

« La patience et la tranquillité ont fui mon âme, et la passion est venue s’y fixer pour toujours.

« Comment désormais pourrais-je trouver de la joie à vivre loin de l’ami absent ! N’est-il point mon but, mon désir et toute mon âme ? »

Lorsque le pigeon eut entendu ces vers de Délice-du-Monde, il sortit de sa rêverie, et se mit à gémir et à roucouler d’une façon si plaintive et si mélancolique qu’il semblait employer la voix humaine, et, dans son langage, réciter ces vers :

« Ô jeune amoureux, tu viens de me rappeler le temps de ma jeunesse anéantie dans le passé,

« Quand mon ami dont j’adorais les formes gracieuses, car il était merveilleusement beau, me séduisait.

« Sa voix, à travers les branches du monticule sablonneux, me détournait, en extase ravi, des accords aimés de la flûte !

« Un jour le chasseur tendit un filet et le prit. Et mon ami s’écria : « Ô ma liberté dans l’espace ! Ô bonheur envolé ! »

« J’espérais pourtant voir le chasseur compatir à mon amour, et me rendre mon ami ! mais il fut cruel !

« Et mes tortures maintenant sont devenues excessives, et mes désirs sont entretenus par le feu de cette absence si dure !

« Ah ! qu’Allah protège les amants éperdus, torturés par les mêmes angoisses que les miennes !

« Et puisse l’un d’eux, me voyant si triste dans ma cage, m’en ouvrir la porte et me rendre à mon ami ! »

Alors Délice-du-Monde se tourna vers son ami l’eunuque d’Ispahân, et lui dit : « Quel est ce palais ? Quels en sont les habitants ? Et qui l’a bâti ? » Il répondit : « C’est le vizir du roi Un Tel qui l’a bâti pour sa fille, pour la sauvegarder des événements du temps et des accidents de la destinée ! Et il l’y a confinée avec ses serviteurs et sa suite. Ainsi l’on n’ouvre les portes qu’une fois l’an, le jour où l’on nous envoie les provisions ! »

À ces paroles, Délice-du-Monde pensa en son âme : « J’ai atteint le but ! Mais il m’est bien pénible d’attendre si longtemps avant de la voir ! » Et voilà pour lui.

Mais pour ce qui est de Rose-dans-le-Calice, voici !

Depuis son arrivée à ce palais, elle ne pouvait plus goûter le plaisir du boire et du manger, ni celui du repos et du sommeil ; au contraire ! Elle sentit augmenter en elle les tourments de ses transports passionnés ; et elle passait son temps à parcourir tout le palais à la recherche de quelque issue, mais sans résultat. Et un jour, n’en pouvant plus, elle éclata en sanglots, et récita ces vers :

« Pour me torturer ils m’ont emprisonné loin de mon ami, et m’ont fait goûter tous les tourments dans ma prison.

« Ils ont brûlé mon cœur des feux de la passion, en éloignant mes yeux de mon ami.

« Ils m’ont enfermé dans des tours fortifiées, bâties sur des montagnes au milieu des abîmes marins.

« Ont-ils donc ainsi voulu me donner l’oubli ? Or mon amour y depuis lors, s’est accru tellement !

« Comment pourrai-je oublier ? Tout ce que je souffre n’est-il pas dû à un seul regard jeté sur le visage de l’aimé ?

« Mes journées s’écoulent dans les peines, et je passe mes nuits en proie à mes tristes pensées !

« Mais bien que privé de la présence aimée, il m’en reste le souvenir pour me consoler dans la solitude.

« Ô ! puissé-je un jour, après tout cela, voir la destinée me réunir avec le bien-aimé ! »

Lorsqu’elle eut fini de réciter ces vers, Rose-dans-le-Calice monta sur la terrasse du palais…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Rose-dans-le-Calice monta sur la terrasse du palais et, au moyen de solides étoffes de Baalbek auxquelles elle s’attacha soigneusement, elle se glissa du haut des murs jusqu’à terre. Et, vêtue comme elle était de ses plus belles robes et le cou orné d’un collier de pierreries, elle traversa les plaines désertes qui entouraient le palais et arriva de la sorte au bord de la mer.

Là elle aperçut un pêcheur, que le vent du large avait jeté le long de cette côte, en train de pêcher, assis dans sa barque. Le pêcheur aperçut également Rose-dans-le-Calice et, croyant à quelque apparition d’éfrit, eut bien peur et se mit à manœuvrer pour s’éloigner de là au plus vite. Alors Rose-dans-le-Calice l’appela à plusieurs reprises et, tout en lui faisant de nombreux signes, elle lui récita ces vers :

« Ô pêcheur ! calme ton trouble, car je suis un être humain semblable à tous les autres !

« Je te demande de répondre à mes prières et d’écouter ma très véridique histoire.

« Aie pitié de moi et Allah te préservera des ardeurs dont je brûle, s’il t’arrive un jour de jeter les yeux sur un ami farouche et sans pitié,

« Car j’aime un jouvenceau dont le visage resplendissant fait pâlir l’éclat du soleil et de la lune,

« Dont les regards ont fait s’écrier la gazelle elle-même, en s’excusant : « Je suis son esclave ! »

« La beauté a écrit sur son front cette ligne charmante au sens concis :

« Quiconque le regarde comme le flambeau de l’amour entre dans la voie droite ; mais quiconque s’en écarte commet une faute grave et une impiété.

« Ô pêcheur ! si tu consens à me consoler en me le faisant retrouver, quel ne sera pas mon bonheur ! et comme je t’en saurai gré !

« Je te donnerai des pierreries et des joyaux, et des perles fraîchement cueillies et toutes les choses précieuses.

« Puisse mon ami satisfaire un jour mes désirs ! car mon cœur fond dans l’attente et s’émiette ! »

Lorsque le pêcheur eut entendu ces paroles, il pleura, gémit et se lamenta en se souvenant lui aussi des jours de sa jeunesse, quand il était vaincu par l’amour, tourmenté par la passion, torturé par les transes et les désirs, brûlé par les feux des transports amoureux. Et il se mit à réciter ces vers :

« Quelle excuse péremptoire de l’intensité de mon ardeur ! Membres décharnés, larmes répandues, yeux cassés par les veilles, cœur battu comme un briquet étincelant !

« La calamité de l’amour m’a atteint dès la jeunesse, et j’en ai goûté toutes les décevantes douceurs.

« Maintenant je veux bien me vendre pour faire retrouver ton ami absent, au risque d’y perdre l’âme !

« J’espère pourtant que cette vente sera pour moi lucrative, car la coutume des amoureux est de ne jamais marchander le prix de leur ami ! »

Une fois que le pêcheur eut fini de réciter ces vers, il s’approcha avec sa barque du rivage et dit à l’adolescente : « Descends dans la barque, car me voici prêt à te conduire n’importe où tu désireras ! » Alors Rose-dans-le-Calice descendit dans la barque, et le pêcheur s’éloigna de terre à coups de rames.

Lorsqu’ils furent à quelque distance, un vent s’éleva qui poussa la barque par l’arrière et si rapidement qu’ils perdirent bientôt la terre de vue, et que le pêcheur ne sut plus où il était. Pourtant au bout de trois jours la tempête se calma, le vent tomba et avec la permission d’Allah (qu’Il soit exalté !) la barque arriva à une ville située sur le bord de la mer.

Or justement, au moment où la barque du pêcheur abordait, le roi de la ville, dont le nom était le roi Derbas, était assis avec son fils dans son palais à une fenêtre qui donnait sur la mer ; et il vit la barque du pêcheur qui atterrissait, et il aperçut cette adolescente, belle comme la pleine lune au sein du ciel pur, qui portait à ses oreilles des pendants de rubis magnifiques et au cou un collier de merveilleuses pierreries. Alors il comprit qu’elle devait être une fille de roi ou de souverain, et, suivi de son fils, il descendit de son palais et se dirigea vers le rivage en sortant par la porte qui donnait sur la mer.

À ce moment la barque était déjà amarrée, et la jeune fille y dormait tranquillement.

Alors le roi s’approcha d’elle et la surveilla. Et elle, sitôt qu’elle eut ouvert les yeux, se mit à pleurer. Et le roi lui demanda : « D’où viens-tu ? De qui es-tu la fille ? Et quelle est la cause de ta venue en cet endroit ? » Elle répondit : « Je suis la fille d’Ibrahim, vizir du roi Schamikh. Et la cause de ma venue ici est une affaire extraordinaire et une aventure bien étrange ! » Puis elle raconta au roi toute son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin, sans lui rien cacher. Après quoi elle poussa de profonds soupirs, versa des pleurs et récita ces vers :

« Voici que les larmes ont ulcéré ma paupière ! Ah ! il a fallu de bien singulières tribulations pour un tel débordement !

« Et la cause de tout cela est un être cher à mon cœur, avec lequel je n’ai jamais pu assouvir la soif de mes désirs.

« Son visage est si beau, si radieux, si éclatant, qu’il surpasse la beauté des Turcs et des Arabes !

« Le soleil et la lune, en le voyant paraître, se sont inclinés d’amour, épris de ses charmes, et ont rivalisé avec lui de galanterie.

« Son regard chargé de sorcellerie est si enchanteur qu’il fascine tous les cœurs par son arc tendu prêt à décocher les flèches.

« Ô toi à qui je viens conter par le menu mes peines amères, aie pitié d’un amoureux devenu le jouet des vicissitudes de l’amour.

« Hélas ! l’amour m’a jeté dans un triste état au milieu de ton pays, et je n’ai plus d’espoir que dans ta générosité !

« L’homme au cœur généreux qui protège celui qui implore son hospitalité, acquiert d’ordinaire un grand mérite.

« Ô toi, mon espoir, étends le voile protecteur sur la tribu des amoureux, et sois, ô mon seigneur, la cause de leur réunion ! »

Puis, une fois qu’elle eut récité ces vers, elle raconta au roi quelques autres détails encore…

— À ce moment de sa narration. Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… une fois qu’elle eut récité ces vers, elle raconta au roi quelques autres détails encore, puis elle fondit en larmes et improvisa les vers suivants :

« J’ai pu jouir de la vie jusqu’au jour où j’ai connu ce prodige d’amour ! Puissent tous les mois de l’année être pour l’ami des mois de tranquillité comme l’est le mois sacré de Ragab !

« Quelle chose étonnante que le jour de mon exil les larmes que j’ai versées aient pu se transformer dans mes entrailles en un feu liquide.

« Ce jour-là de mes paupières il est tombé une pluie de sang en plaques rondes ; et la surface de mes joues en a été colorée en rouge.

« Et les étoffes avec lesquelles on essuya toutes ces larmes furent teintes en rouge tellement, que l’on aurait dit la tunique de Joseph colorée d’un sang menteur ! »

Lorsque le roi eut entendu les paroles de Rose-dans-le-Calice, il ne douta pas un instant de la profondeur de son mal d’amour ; et il la prit en compassion et lui dit : « N’aie aucune crainte ni terreur : tu as atteint ton but ! Car me voici prêt à te faire parvenir à tes fins, et à t’envoyer celui que tu demandes ! Crois-moi donc et écoute de moi ces quelques mots ! » Et aussitôt le roi lui récita ces vers :

« Ô fille d’une race noble et généreuse, tu es arrivée au but poursuivi ! Je te l’annonce avec joie ! Ici tu n’as plus rien à redouter.

« Aujourd’hui même j’amasserai de grandes richesses et les enverrai au roi Schamikh sous la garde des cavaliers et des guerriers.

« Je lui enverrai des coffrets de musc et des ballots de brocarts, en y joignant l’or et le vierge argent.

« Certes ! et mes lettres lui apprendront, par l’artifice de l’écriture, que je désire devenir son allié et son parent !

« Aujourd’hui même je ferai tous mes efforts pour t’aider et te réunir au plus tôt à celui que tu aimes !

« J’ai toujours goûté moi-même à l’amertume de l’amour ! Et, depuis, j’ai appris à plaindre et à excuser ceux qui ont bu à ce calice amer ! »

Lorsqu’il eut fini de réciter ces vers, le roi sortit vers ses soldats et, ayant appelé son vizir, lui fit préparer des ballots en nombre incalculable, contenant les présents en question, lui donna l’ordre de se mettre en route lui-même pour aller les porter au roi Schamikh, père de Rose-dans-le-Calice, et lui dit : « Il te faut, en outre, sans faute, me ramener avec toi de là-bas une personne qu’on nomme Délice-du-Monde. Et tu diras au roi : « Mon maître désire devenir ton allié, et le pacte d’alliance entre toi et lui sera le mariage à conclure entre ta fille et Délice-du-Monde, l’un des personnages de ta suite. Il faut donc me confier ce jeune homme et je le conduirai auprès du roi Derbas afin que devant lui soit dressé le contrat de mariage ! »

Après quoi le roi Derbas écrivit une lettre à ce sujet au roi Schamikh, la remit à son vizir en lui réitérant les ordres qui concernaient Délice-du-Monde, et lui dit : « Sache bien que si tu ne me le ramènes pas, tu seras destitué de ta charge ! » Le vizir répondit : « J’écoute et j’obéis ! » et se mit aussitôt en route avec les présents vers les contrées du roi Schamikh.

Lorsqu’il arriva auprès du roi Schamikh, il lui transmit le salam de la part du roi Derbas, et lui remit la lettre et les présents qu’il lui avait apportés.

À la vue de ces présents et à la lecture de la lettre, où il était question de Délice-du-Monde, le roi Schamikh versa des larmes en grande quantité et dit au vizir du roi Derbas : « Hélas ! Où est à présent Délice-du-Monde ? Il a disparu ! Et nous ignorons en quel endroit il se trouve ! Si tu peux me le rendre, ô vizir-ambassadeur, je te donnerai le double de ce que tu m’as apporté en présents ! » Et le roi, en disant ces paroles, se mit à fondre en larmes, à pousser des gémissements, à se lamenter et à éclater en sanglots. Puis il récita ces vers :

« Rendez-moi mon bien-aimé ! Qu’ai-je à faire des trésors, des présents de perles et de diamants.

« Il était pour moi la pleine lune au sein d’un ciel pur et beau. Il était l’ami d’élection aux façons exquises et charmantes.

« La fine gazelle ne saurait lui être comparée ! Sa taille est la branche de l’arbre bân dont les fruits seraient ses délicieuses manières.

« Mais la souple branche elle-même ne peut, malgré sa jeune beauté, séduire comme lui la raison des hommes !

« Je l’ai élevé, dès ses tendres années, au milieu des caresses ! Et me voici maintenant triste et désolé de son éloignement, et l’esprit en proie au trouble sans répit. »

Après quoi il se tourna vers le vizir envoyé, qui lui avait apporté les cadeaux et la lettre, et lui dit : « Retourne vers ton maître et dis-lui : « Délice-du-Monde s’en est allé il y a plus d’une année déjà, et le roi, son maître, ignore ce qu’il est devenu ! » Le vizir répondit : « Ô mon seigneur, mon maître m’a dit : « Si tu ne me ramènes pas Délice-du-Monde, tu seras destitué du vizirat, et tu ne remettras jamais plus le pied dans la ville ! » Comment donc oserais-je m’en retourner sans le jeune homme ? »

Alors le roi Schamikh se tourna vers son propre vizir Ibrahim, père de Rose-dans-le-Calice, et lui dit : « Tu vas accompagner le vizir envoyé, et tu prendras avec toi une forte escorte ; et de la sorte tu l’aideras à faire les recherches nécessaires dans toutes les contrées pour retrouver Délice-du-Monde ! » Il répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et aussitôt il se fit escorter, d’une troupe de gardes et, accompagné du vizir envoyé, il partit à la recherche de Délice-du-Monde.

Ils voyagèrent longtemps de la sorte, et chaque fois qu’ils passaient à côté de Bédouins ou de caravanes, ils leur demandaient des nouvelles de Délice-du-Monde en leur disant : « Avez-vous vu passer un Tel, dont le nom est Tel et le signalement tel et tel ! » Et les gens répondaient…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT ONZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et les gens répondaient : « Nous ne le connaissons pas ! » Et ils continuèrent à s’informer de la sorte dans les villes et les villages, et à faire des recherches dans les plaines et les terrains accidentés, les terres et les déserts, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au bord de la mer. Ils s’embarquèrent alors à bord d’un navire, et partirent par mer pour atterrir un jour à la Montagne-de-la-Mère-qui-a-perdu-son-enfant.

Le vizir du roi Derbas dit alors au vizir du roi Schamikh : « Pour quel motif a-t-on donné ce nom à cette montagne ? » Il répondit : « Je vais tout de suite te satisfaire !

« Sache donc que dans les anciens temps une gennia, de la race des genn chinois, est descendue sur cette montagne. Or il advint qu’un jour, dans ses excursions terrestres, elle fit la rencontre d’un homme et elle l’aima d’un amour éperdu. Mais, craignant pour elle-même la colère des genn de sa race, si l’aventure venait à être connue, elle se mit, quand elle ne put plus réprimer l’ardeur de ses désirs, à la recherche de quelque endroit solitaire où cacher son amant aux yeux des genn, ses parents, et finit par trouver cette montagne inconnue aux hommes et aux genn, puisqu’elle n’était sur aucune route parcourue par ceux-ci ou ceux-là. Elle enleva alors son amant et le transporta à travers les airs pour le déposer dans cette île, où elle demeura avec lui. Et elle ne s’absentait de là que pour aller de temps en temps faire acte de présence au milieu de ses parents, et se hâtait de revenir aussitôt auprès de son bien-aimé, en cachette. Cela fit qu’au bout d’un certain temps de cette vie-là elle devint enceinte de lui à plusieurs reprises, et mit au monde dans cette montagne des enfants nombreux. Or, chaque fois que les marchands qui voyageaient de ce côté-là sur leur navire, passaient près de cette montagne, ils entendaient les cris des enfants qui ressemblaient beaucoup aux cris plaintifs d’une mère se lamentant, et ils se disaient : « Il doit y avoir sur cette montagne une pauvre mère qui a perdu ses enfants ! » Et tel est le motif de cette appellation. »

En entendant ces paroles, le vizir du roi Derbas fut extrêmement étonné.

Mais déjà ils étaient descendus à terre, et étaient arrivés au palais dont ils heurtèrent la porte. Aussitôt la porte s’ouvrit et un eunuque en sortit qui reconnut immédiatement son maître, le vizir Ibrahim, père de Rose-dans-le-Calice. Aussitôt il lui baisa la main et l’introduisit, avec son compagnon et sa suite, dans le palais.

Le vizir Ibrahim, arrivé dans la cour du palais, aperçut au milieu des serviteurs un homme d’aspect misérable qu’il ne reconnut pas et qui n’était autre que Délice-du-Monde. Aussi il demanda à ses gens : « D’où vient celui-là ? » Ils répondirent : « C’est un pauvre marchand qui, ayant fait naufrage, a perdu toutes ses marchandises et a réussi à se sauver tout seul. C’est d’ailleurs un homme inoffensif, un saint sans cesse ravi dans l’extase de la prière ! » Le vizir n’insista pas et pénétra à l’intérieur du palais.

Il se dirigea vers l’appartement de sa fille et, en y arrivant, ne l’y trouva pas. Il s’en informa auprès des jeunes filles, ses esclaves, qui se trouvaient par là ; et elles lui répondirent : « Nous ne savons pas comment elle est partie d’ici ! Tout ce que nous pouvons te dire, c’est qu’elle n’est restée au milieu de nous que fort peu de temps ; puis elle disparut ! » À ces paroles, le vizir versa des larmes à profusion, et improvisa ces vers :

« Ô maison, toi qu’ont chantée tes oiseaux, toi dont les seuils ont été si fiers et si beaux,

« Jusqu’au moment où l’amoureux est venu vers toi sanglotant son désir, et a trouvé large ouvertes tes portes hospitalières.

» Ô ! qui me dira où s’est perdu mon amour, le maître de cette demeure maintenant solitaire !

« Ici jadis les chambellans vivaient dans le luxe, la félicité et les honneurs ! Et partout étaient tendues les draperies en brocart !

« Hélas ! qui me dira maintenant le sort des maîtres qui l’habitaient ? »

Puis, ayant fini de dire ces vers, le vizir Ibrahim recommença à pleurer, à gémir et à se lamenter, et dit : « On ne peut échapper aux décrets d’Allah, ni ruser avec ce qu’il a tracé d’avance ! » Puis il monta sur la terrasse du palais et y trouva les étoffes de Baâlbek qui étaient attachées par un bout aux créneaux et pendaient jusqu’au bas des murs. Alors il comprit que sa fille avait pris la fuite de cette façon-là et, égarée par la passion et affolée par la douleur, s’en était ainsi allée. En même temps il aperçut deux gros oiseaux, dont l’un était un corbeau et l’autre un hibou ; et, ne doutant plus que ce ne fût là un triste présage, il éclata en sanglots et récita ces vers :

« Je suis venu à la demeure de l’ami dans l’espoir d’éteindre par sa vue la flamme de mon amour et mes tourments.

« Mais l’ami n’était point dans la maison, et je n’ai vu que la sinistre apparition du corbeau et du hibou.

« Et ce spectacle me disait : Tu as opprimé deux êtres qui s’aimaient avec tendresse, en les séparant par la violence.

« À ton tour maintenant d’approcher de tes lèvres la coupe du chagrin que tu leur as fait goûter ! Et passe ta vie dans la douleur, entre les larmes et les brûlures. »

Après quoi il descendit de la terrasse…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… Après quoi il descendit de la terrasse en pleurant, et donna l’ordre aux esclaves d’aller à la montagne faire toutes les recherches nécessaires pour retrouver leur maîtresse. Et les esclaves exécutèrent l’ordre. Mais ils ne retrouvèrent pas leur maîtresse. Et voilà pour eux !

Mais pour ce qui est de Délice-du-Monde, voici !

Lorsque le jeune homme eut acquis la certitude de la fuite de Rose-dans-le-Calice, il poussa un grand cri et tomba évanoui sur le sol. Comme il restait étendu de la sorte sans reprendre connaissance, les gens du palais pensèrent qu’il venait d’être ravi dans l’extase divine et qu’il avait l’âme noyée dans la beauté de la contemplation auguste du Très-Haut. Et voilà pour lui !

Quant au vizir du roi Derbas, lorsqu’il vit que le vizir Ibrahim avait perdu tout espoir de retrouver sa fille et Délice-du-Monde, et que son cœur était fort péniblement affecté de tout cela, il résolut de retourner à la ville du roi Derbas sans avoir réussi dans la mission dont il était chargé. Il fit donc ses adieux au vizir Ibrahim, père de Rose-dans-le-Calice, et lui dit, en lui montrant le pauvre jeune homme : « Je voudrais bien emmener avec moi ce saint homme, peut-être que, grâce à ses mérites, la bénédiction sera sur nous et qu’Allah (qu’il soit exalté !) touchera le cœur du roi, mon maître, et l’empêchera de me destituer de mes fonctions ! Et moi, après cela, je ne manquerai pas de renvoyer ce saint homme à Ispahân, sa ville, qui n’est pas éloignée de notre pays. » Le vizir Ibrahim lui répondit : « Fais ce que tu veux ! »

Puis les deux vizirs se séparèrent, et chacun d’eux prit la route de son pays respectif, le vizir du roi Derbas ayant au préalable pris soin d’emmener avec lui Délice-du-Monde, dont il était loin de soupçonner l’identité, et qu’il prit soin de placer sur un mulet, étant donné l’état d’évanouissement tenace où il se trouvait.

Cet état d’évanouissement dura encore trois jours, pendant le voyage, et Délice-du-Monde ignorait absolument ce qui se passait autour de lui. Il finit enfin par revenir de son évanouissement et dit : « Où suis-je ? » On lui répondit : « Tu es en compagnie du vizir du roi Derbas ! » Puis on alla aussitôt prévenir le vizir que le saint homme était revenu de son évanouissement. Alors le vizir lui envoya de l’eau de roses sucrée qu’on lui fit boire et qui acheva de le ranimer. Après quoi on continua le voyage et l’on arriva à la ville du roi Derbas.

Aussitôt le roi Derbas envoya dire à son vizir : « Si Délice-du-Monde n’est pas avec toi, prends bien garde de paraître en ma présence ! » En recevant cet ordre, le malheureux vizir ne sut plus quel parti prendre ! En effet, il ignorait complètement la présence de Rose-dans-le-Calice auprès du roi, ni pourquoi le roi désirait retrouver Délice-du-Monde et s’allier avec lui ; et il ignorait également que Délice-du-Monde était là, avec lui, qu’il était ce jeune homme si longtemps en proie aux crises d’évanouissement. De son côté, Délice-du-Monde ne savait point où on le menait, ni que le vizir avait été précisément envoyé à sa recherche.

Or, lorsque le vizir vit que Délice-du-Monde avait repris connaissance, il lui dit : « Ô saint homme d’Allah, je désire avoir recours à tes conseils dans la perplexité cruelle où je me trouve. Sache que le roi, mon maître, m’avait envoyé pour une mission que je n’ai point réussi à accomplir. Et maintenant qu’il a été informé de mon retour, il m’a envoyé une lettre où il me dit : « Si tu n’as pas réussi dans ta mission, tu ne dois pas rentrer dans ma ville ! » Il lui demanda : « Et quelle était cette mission ? » Le vizir lui raconta alors toute l’histoire, et Délice-du-Monde dit : « Ne crains rien ! Rends-toi chez le roi, et prends-moi avec toi. Et je prends sur moi la responsabilité du retour de Délice-du-Monde ! » Le vizir se réjouit fort de la chose, et dit : « Parles-tu vrai ? » Il répondit : « Certainement ! » Alors le vizir monta à cheval, l’emmena, et se rendit avec lui chez le roi.

Lorsqu’ils se présentèrent devant le roi, celui-ci demanda au vizir : « Où est Délice-du-Monde ? » Alors le saint homme s’avança et répondit : « Ô grand roi, moi je sais où se trouve Délice-du-Monde ! » Le roi lui fit signe de s’approcher davantage, et lui demanda, extrêmement ému : « En quel lieu se trouve-t-il ? » Il répondit : « Dans un lieu fort proche d’ici ! Mais dis-moi d’abord ce que tu lui veux, et moi je me hâterai de le faire venir entre tes mains. » Le roi dit : « Certes ! je te le dirai avec plaisir et par devoir ; mais ce cas exige que nous soyons seuls ! » Et aussitôt il ordonna à ses gens de s’éloigner, emmena le jeune homme dans une salle retirée, et lui raconta l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin.

Alors Délice-du-Monde dit au roi : « Fais-moi apporter des habits somptueux et donne-les-moi pour m’en revêtir. Et moi je te ferai venir Délice-du-Monde à l’instant même ! » Le roi aussitôt lui fit apporter une robe somptueuse, et Délice-du-Monde s’en revêtit et s’écria : « C’est moi qui suis Délice-du-Monde, la désolation des envieux ! » Et, à ces mots, perçant les cœurs de ses beaux regards, il improvisa ces vers…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… à ces mots, perçant les cœurs de ses beaux regards, il improvisa ces vers :

« Le souvenir de ma bien-aimée me tient délicieuse compagnie dans ma solitude, et chasse loin de moi les pénibles regrets de l’éloignement !

« Ici je n’ai point d’autre source que celle de mes larmes ; mais quand cette source coule de mes yeux elle allège mes angoisses !

« Mes désirs sont violents et rien ne peut leur être comparé. Ah ! quelle chose prodigieuse que mon cas en amour et en amitié !

« Je passe mes nuits les paupières ouvertes dans l’insomnie ; et ma vie amoureuse s’écoule dans l’enfer et le paradis.

« Autrefois j’étais doué de la noble résignation ; mais j’ai perdu cette vertu maintenant ; et le seul don que m’ait légué l’amour c’est l’affliction.

« Mon corps s’est aminci et mon visage s’est changé dans la douleur de l’éloignement et l’ardeur de la passion.

« Les paupières de mes yeux se sont ulcérées par l’écoulement des larmes, et je ne puis pourtant faire rentrer ces larmes dans mes yeux.

« Ah ! je n’en puis plus ! J’ai perdu mon cœur ! Ah ! les chagrins en moi s’accumulent sur les chagrins !

« Mon cœur et ma tête se ressemblent, maintenant qu’ils ont vieilli ensemble et blanchi, par suite de l’absence de la bien-aimée, la plus belle des bien-aimées.

« C’est contre son gré que s’est faite notre séparation ; et son seul souci maintenant est de me revoir et de me posséder.

« Mais qui sait maintenant si, après cette longue absence, la destinée me réunira encore avec mon amie, si le sort fermera le livre de l’éloignement resté tout ce temps ouvert et s’il permettra qu’aux angoisses de l’absence succèdent les délices de la réunion !

« Et qui sait s’il me sera donné de revoir encore, dans les demeures, mon amie partager mes plaisirs ; et si mes deuils se changeront enfin en pures délices ! »

Lorsque Délice-du-Monde eut fini de réciter ces vers, le roi Derbas lui dit : « Par Allah ! je vois bien maintenant que vous vous aimez tous deux avec la même sincérité et la même intensité. En vérité vous êtes dans le ciel de la beauté deux astres lumineux ! Votre histoire est prodigieuse et vos aventures surprenantes ! » Puis le roi lui raconta dans tous ses détails l’histoire de Rose-dans-le-Calice. Et Délice-du-Monde lui demanda : « Peux-tu maintenant me dire, ô roi du temps, où elle se trouve ? » Il répondit : « Elle se trouve dans mon palais ! » Et aussitôt il fit venir le kâdi et les témoins et leur fit dresser le contrat de mariage de Rose-dans-le-Calice avec Délice-du-Monde. Après quoi il le combla d’honneurs et de bienfaits, et envoya aussitôt un courrier informer le roi Schamikh de tout ce qui était arrivé à Délice-du-Monde et à Rose-dans-le-Calice.

Lorsque le roi Schamikh eut appris cette nouvelle, il se réjouit à la limite de la joie et envoya au roi Derbas une lettre dans laquelle il lui disait : « Du moment que le contrat de mariage a déjà été dressé, je désire que la célébration des noces et la consommation du mariage aient lieu dans mon palais ! » Et aussitôt il fit préparer les chameaux, les chevaux et les hommes, et les envoya chercher les nouveaux mariés.

À l’arrivée de cette lettre et de cette escorte, le roi Derbas fit don aux nouveaux mariés de sommes considérables, leur donna une magnifique escorte et leur fit ses adieux. Et ils partirent.

Or, ce fut un jour mémorable que celui de leur arrivée dans leur pays, au milieu de la ville d’Ispahân où régnait le roi Schamikh. Jamais on n’avait vu un jour plus beau ou même comparable à celui-là !

Le roi Schamikh, en effet, pour célébrer cette fête, réunit tous les joueurs d’instruments d’harmonie et donna de grands festins. Et les réjouissances durèrent trois jours entiers, durant lesquels le roi distribua de grandes largesses au peuple et fit don de nombreuses robes d’honneur.

Quant aux nouveaux mariés, voici ! Délice-du-Monde, une fois le festin terminé de la nuit première, pénétra dans la chambre nuptiale de Rose-dans-le-Calice ; et tous deux se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, puisque c’était à ce moment qu’ils avaient pu enfin se voir depuis leur rencontre ; et ils furent dans une telle joie et une telle félicité qu’ils pleurèrent beaucoup. Et Rose-dans-le-Calice improvisa ces vers :

« La joie est enfin venue chasser la tristesse et le chagrin ; et nous voici réunis à la grande confusion de nos envieux.

« La brise de la réunion a soufflé sur nous son haleine parfumée qui nous a ranimé le cœur, les entrailles et le corps.

« L’enivrement du retour a brillé sur nos visages ; et tout autour de nous les cris de joie et les tambours ont annoncé notre retour !

« Ne croyez pas que nos larmes soient causées par le chagrin ; croyez au contraire que c’est le bonheur qui nous fait pleurer !

« Que de calamités nous avons éprouvées, évanouies maintenant ! Avec quelle résignation n’avons-nous pas supporté des douleurs angoissantes ?

« J’ai oublié en une heure de réunion des tortures et des traverses si terribles que ma tête en a blanchi ! »

Cette improvisation terminée, ils s’étreignirent et restèrent dans les bras l’un de l’autre étroitement enlacés, jusqu’à ce qu’ils fussent tombés pâmés de jouissance et de bonheur…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

… jusqu’à ce qu’ils fussent tombés pâmés de jouissance et de bonheur.

Une fois revenus de leur pâmoison, Délice-du-Monde improvisa les vers suivants :

« Ô douceur des nuits longtemps attendues, quand le bien-aimé se montre équitable dans sa promesse et se donne à son amie !

« Nous voici à jamais réunis, après l’absence ; et les chaînes sont brisées qui nous tenaient captifs dans la séparation.

« Le destin, après s’être montré si farouche à notre égard, nous sourit et nous accorde ses faveurs avec empressement.

« Le bonheur a déployé son étendard en notre honneur, et nous a présenté, pour nous y désaltérer, la coupe pure du plaisir.

« Réunis enfin, après la tourmente, nous nous racontons nos chagrins passés et nos nuits d’insomnie écoulées dans les tristesses !

« Ô mon seigneur, oublions maintenant nos souffrances ! Et que le Dispensateur des miséricordes enrichisse notre âme de l’oubli !

« Ah ! que la vie est douce ! que la vie est délicieuse ! L’union ne fait qu’attiser ma flamme et mon ardeur ! »

Ces vers récités, les deux amants s’étreignirent pour la seconde fois et, s’étant jetés sur leur couche nuptiale, ils s’enlacèrent étroitement dans les plus exquises voluptés ; et ils continuèrent à se caresser, à se livrer à mille ébats et aux jeux aimables jusqu’à ce qu’ils se fussent tout à fait noyés dans la mer des amours tumultueuses. Et leurs délices, leurs voluptés, leur bonheur, leurs plaisirs et leurs joies furent si intenses qu’ils laissèrent s’écouler sept jours et sept nuits sans qu’ils se fussent aperçus de la fuite du temps et de son changement, tout comme si les sept journées n’étaient qu’une seule seulement. Ce ne fut qu’en voyant arriver les joueurs d’instruments qu’ils comprirent qu’ils étaient à la fin du septième jour de leur mariage. Aussi Rose-dans-le-Calice, à la limite de l’émerveillement, improvisa-t-elle à l’instant les vers que voici :

« Bien que j’aie été l’objet de tant d’envie et si gardée, j’ai pu posséder mon bien-aimé.

« Sur la soie vierge et les velours il s’est donné à moi par mille caresses,

« Sur un matelas en peau tendre, garni de duvet d’oiseaux d’une espèce extraordinaire !

« Qu’ai-je besoin de boire du vin, quand un amant plein d’ardeurs nouvelles me fait goûter sa salive de volupté !

« Pour nous, le passé et le présent se confondent dans une union qui nous donne l’oubli.

« N’est-ce point une chose prodigieuse que sept nuits entières aient passé sur nos têtes sans que nous nous en soyons doutés.

« On est, en effet, venu me féliciter à l’occasion du septième jour et me dire : Qu’Allah éternise ton union avec ton ami ! »

Lorsqu’elle eut récité ces vers, Délice-du-Monde l’embrassa un nombre incalculable de fois, puis il improvisa ces vers :

« Voici le jour du bonheur et de la félicité ! Et mon amie est venue me délivrer de l’isolement !

« Que son approche est enivrante et délicieuse ! Quel enchantement que son langage spirituel !

« Elle m’a fait boire le sorbet voluptueux de son intimité, et cette boisson a transporté mes sens hors de ce monde !

« Nous nous sommes épanouis ! Nous nous sommes dilatés ! Nous nous sommes enivrés, étendus sur notre couche ! Et, tout en buvant, nous avons chanté !

« L’ivresse du bonheur nous a fait perdre la notion du temps, et nous n’avons plus su distinguer le premier jour du dernier.

« Que l’amour nous soit toujours délicieux ! Mon amie a éprouvée les mêmes jouissances que moi !

« Pas plus que moi elle ne se souvient des jours amers. Mon Seigneur l’a favorisée comme Il m’a favorisé ! »

Ces vers récités, ils se levèrent tous deux, sortirent de la chambre nuptiale, et distribuèrent à tous les gens du palais de grandes sommes d’argent, des robes magnifiques, des cadeaux et des présents. Après quoi, Rose-dans-le-Calice donna l’ordre à ses esclaves de faire évacuer pour elle seule le hammam du palais, et dit à Délice-du-Monde : « Ô fraîcheur de mon œil, je veux maintenant te voir enfin au hammam, pour être tous deux seuls à notre aise ! » Et, arrivée à ce moment à la limite du bonheur, elle improvisa ces vers :

« Ami, qui depuis si longtemps domines mon cœur — je ne veux plus parler des choses anciennes —,

« Ô toi dont je ne pourrai plus me passer et que je ne pourrai plus remplacer dans mon intimité,

« Viens au hammam, ô lumière de mon œil ! Ce me sera un enfer de flammes au milieu de paradis de délices !

« Nous y brûlerons le parfum du nadd, jusqu’à ce que les vapeurs embaumées remplissent toute la salle et se répandent dans tous les sens.

« Nous pardonnerons à la destinée ses crimes à notre égard, et nous glorifierons la bonté de notre Seigneur !

« Et moi, en te voyant dans le bain, je chanterai : « Que le bain, ô bien-aimé, te soit léger et délicieux ! »

Une fois ces vers récités, les deux amants se levèrent et se rendirent au hammam où ils purent jouir de fort agréables moments. Après quoi ils revinrent au palais, où ils passèrent leur vie dans les félicités les plus intenses jusqu’au moment où vint les visiter la Destructrice des plaisirs et la Séparatrice des amis !