Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 09/Histoire de Fleur-de-Grenade et de Sourire-de-lune

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 9p. 153-228).


HISTOIRE DE FLEUR-DE-GRENADE
ET DE SOURIRE-DE-LUNE


Et Schahrazade dit :

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait en l’antiquité des âges et les années et les jours d’il y a très longtemps, dans les pays ajamites, un roi nommé Schahramân qui résidait dans le Khorassân. Et ce roi avait cent concubines, toutes affligées de stérilité, car il n’avait pu avoir d’aucune d’elles un enfant, fût-il du sexe féminin. Or, comme, un jour, il était assis dans la salle de réception au milieu de ses vizirs, de ses émirs et des grands du royaume, et qu’il s’entretenait avec eux, non point des affaires ennuyeuses du gouvernement, mais de poésie, de science, d’histoire et de médecine, et en général de tout ce qui pouvait lui faire oublier la tristesse de sa solitude sans postérité et sa douleur de ne pouvoir laisser à ses descendants le trône que lui avaient légué ses pères et ses ancêtres, un jeune mamelouk entra dans la salle et lui dit  : « Ô mon seigneur, à la porte il y a, avec un marchand, une esclave jeune et telle que jamais l’œil n’en a vu de plus belle ! » Et le roi dit : « À moi donc le marchand et l’esclave ! » Et le mamelouk se hâta d’introduire le marchand et sa belle esclave.

Or, en la voyant entrer, le roi la compara en son âme à une fine lance d’un seul jet ; et, comme elle avait un voile de soie bleue rayée d’or qui lui enveloppait la tête et lui couvrait le visage, le marchand le lui ôta ; et aussitôt la salle fut illuminée de sa beauté, et sa chevelure s’écroula sur son dos en sept tresses massives qui touchèrent les bracelets de ses chevilles : tels les crins splendides qui balaient le sol sous la croupe d’une jument de noble race. Et elle était royale et cambrée merveilleusement, et défiait en souplesse dansante la tige délicate de l’arbre ban. Ses yeux, noirs et allongés de leur nature, étaient chargés d’éclairs destinés à transpercer les cœurs ; et sa seule vue pouvait guérir les malades et les infirmes. Quant à sa croupe bénie, but des souhaits et des désirs, elle était si fastueuse, en vérité, que le marchand lui-même n’avait pu trouver un voile assez grand pour l’envelopper…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Quant à sa croupe bénie, but des souhaits et des désirs, elle était si fastueuse, en vérité, que le marchand lui-même n’avait pu trouver un voile assez grand pour l’envelopper.

Aussi le roi fut-il émerveillé de tout cela à la limite de l’émerveillement ; et il demanda au marchand : « Ô cheikh, à combien cette esclave ? » Il répondit : « Ô mon seigneur, moi je l’ai achetée de son premier maître pour deux mille dinars ; mais, depuis, j’ai voyagé avec elle pendant trois ans pour arriver jusqu’ici, et j’ai dépensé de la sorte pour elle trois autres mille dinars : aussi n’est-ce point une vente que je viens te proposer, mais c’est un cadeau que je t’offre, de moi à toi ! » Et le roi fut charmé du langage du marchand, et le revêtit d’une splendide robe d’honneur et lui fit donner dix mille dinars d’or. Et le marchand baisa la main du roi, et le remercia pour sa bonté et sa munificence, et s’en alla en sa voie.

Alors le roi dit aux intendantes et aux femmes du palais : « Conduisez-la au hammam et soignez-la et, après avoir fait disparaître d’elle les traces du voyage, ne manquez pas de l’oindre de nard et de parfums, et de lui donner, comme appartement, le pavillon dont les fenêtres regardent la mer. » Et les ordres du roi furent exécutés à l’heure et à l’instant.

Or, la ville capitale où régnait le roi Schahramân se trouvait, en effet, située sur le bord de la mer, et son nom était la Ville-Blanche. Et c’est ainsi que les femmes du palais purent conduire, après le bain, l’adolescente étrangère dans un pavillon qui regardait la mer.

Alors le roi, qui n’attendait que ce moment, pénétra chez elle. Mais il fut bien surpris de voir qu’elle ne se levait pas en son honneur et ne faisait pas plus de cas de lui que s’il n’était pas là. Et il pensa en lui-même : « Elle a dû être élevée par des gens qui ne lui ont pas appris les bonnes manières ! » Et il la regarda mieux, et il ne pensa plus à son manque de politesse, tant il fut charmé de sa beauté et de son visage qui était un rond de lune ou un lever de soleil dans un ciel serein. Et il dit : « Gloire à Allah qui a créé la beauté pour les yeux de ses serviteurs ! » Puis il s’assit près de l’adolescente, et la pressa tendrement sur sa poitrine. Ensuite il la prit sur ses genoux et la baisa sur les lèvres, et savoura sa salive qu’il trouva plus douce que le miel. Mais elle ne disait pas un mot et se laissait faire sans opposer de résistance ni montrer d’empressement. Et le roi fit servir dans la chambre un festin magnifique, et se mit lui-même à lui donner à manger et à lui porter les bouchées aux lèvres. Et, entre temps, il l’interrogeait doucement sur son nom et son pays. Mais elle restait silencieuse, sans prononcer une parole, et sans lever la tête pour regarder le roi, qui la trouvait si belle qu’il ne pouvait se résoudre à se mettre en colère contre elle. Et il pensa : « Peut-être est-elle muette ! Mais il est impossible que le Créateur ait formé une pareille beauté pour la priver de la parole ! Ce serait une imperfection indigne des doigts du Créateur ! » Puis il appela les servantes pour se faire verser de l’eau sur les mains ; et il profita du moment où elles lui présentaient l’aiguière et le bassin pour leur demander à voix basse : « Pendant que vous lui donniez vos soins, l’avez-vous entendue parler ? » Elles répondirent : « Tout ce que nous pouvons dire au roi, c’est que pendant tout le temps que nous étions auprès d’elle à la servir, à la baigner, à la parfumer, à la coiffer et à l’habiller, jamais nous ne l’avons vue remuer les lèvres pour nous dire : « Ceci est bien ! Cela n’est pas bien ! » Et nous ne savons si c’est mépris pour nous ou ignorance de notre langue ou mutisme, mais nous n’avons guère réussi à lui faire proférer une seule parole de merci ou de blâme ! »

À ce discours des esclaves et des matrones, le roi fut à la limite de l’étonnement, et, pensant que ce mutisme était dû à quelque chagrin intime, il voulut essayer de l’en distraire. Dans ce but, il fit assembler dans le pavillon toutes les dames du palais et toutes les favorites afin qu’elle s’amusât et jouât avec elles ; et celles qui savaient jouer des instruments d’harmonie en jouèrent, tandis que les autres chantaient, dansaient ou faisaient les deux choses à la fois. Et tout le monde était dans l’épanouissement, excepté l’adolescente qui continua à rester immobile à sa place, tête basse et bras croisés, sans rire ou parler. Le roi, à cette vue, sentit sa poitrine se rétrécir et ordonna aux femmes de se retirer. Et il resta seul avec l’adolescente.

Là, après avoir encore essayé, mais en vain, d’en tirer une réponse ou une parole, il s’approcha d’elle et se mit en devoir de la déshabiller…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Là, après avoir encore essayé, mais en vain, d’en tirer une réponse ou une parole, il se mit en devoir de la déshabiller. Il commença par lui enlever délicatement les voiles légers qui l’enveloppaient, puis, l’une après l’autre, les sept robes de couleurs et d’étoffes différentes qui la couvraient, et enfin la chemise fine et l’ample caleçon à glands de soie verte. Et, en dessous, il vit son corps éclatant de blancheur et sa chair de pureté et de vierge argent. Et il l’aima d’un grand amour et, se levant, il prit sa virginité, et la trouva intacte et imperforée. Et il s’en réjouit et s’en délecta à l’extrême ; et il pensa : « Par Allah ! n’est-ce point une chose prodigieuse que les divers marchands aient laissé intacte la virginité d’une jeune fille si belle et si désirable ! » Et le roi s’attacha tellement à sa nouvelle esclave, qu’il délaissa pour elle toutes les autres femmes du palais et les favorites et les affaires du royaume, et s’enferma avec elle une année entière, sans se lasser un moment des délices nouvelles que tous les jours il y découvrait. Mais, avec tout cela, il n’avait guère réussi à lui arracher une parole ou un assentiment, ni à l’intéresser à ce qu’il faisait avec elle et autour d’elle.

Tout cela ! Et il ne savait plus comment interpréter ce silence et ce mutisme. Et il n’espérait plus arriver à lui délier la langue et à s’entretenir avec elle.

Or, un jour d’entre les jours, le roi était, selon sa coutume, assis auprès de sa belle et insensible esclave, et son amour pour elle était plus violent que jamais, et il lui disait : « Ô désir des âmes, ô cœur de mon cœur, ô lumière de mes yeux, ne sais-tu donc l’amour que j’éprouve pour toi, et que j’ai délaissé pour ta beauté mes favorites, mes concubines et les affaires de mon royaume, et que je l’ai fait avec plaisir, et que je suis d’ailleurs loin de m’en repentir ? Ne sais-tu que je t’ai gardée pour mon seul lot et mon unique agrément, de tous les biens de ce monde ? Et voici plus d’un an que j’allonge la patience de mon âme sur la cause de ce mutisme et de cette insensibilité que je n’arrive point à deviner ! Si tu es réellement muette, fais-le moi du moins comprendre par signes, afin que je laisse tout espoir de t’entendre jamais, ô ma bien-aimée ! Sinon, puisse Allah attendrir ton cœur et, dans sa bonté, t’inspirer de cesser enfin ce silence que je ne mérite pas ! Et si cette consolation doit m’être toujours refusée, fasse Allah que tu sois enceinte de moi et me donnes un fils chéri qui puisse me succéder sur le trône que m’ont légué mes pères et mes ancêtres ! Hélas ! ne vois-tu pas que je vieillis solitaire et sans postérité, et que bientôt je ne vais plus pouvoir même espérer féconder de jeunes flancs, cassé que je serai par la tristesse et les ans ? Hélas ! hélas ! ô toi, si tu éprouves pour moi le plus léger sentiment de pitié ou d’affection, réponds-moi, dis-moi seulement si oui ou non tu es enceinte, je t’en supplie, par Allah sur toi ! Et qu’ensuite je meure ! »

À ces paroles, la belle esclave, qui, selon sa coutume, avait écouté le roi, les yeux toujours baissés et les mains jointes sur les genoux, dans une pose immobile, soudain, pour la première fois depuis son entrée au palais, eut un léger sourire. Cela seul et rien de plus !

À cette vue, le roi fut dans une telle émotion qu’il crut le palais illuminé en entier par un éclair au milieu des ténèbres. Et il se trémoussa en son âme et exulta et, comme, après un tel signe, il ne doutait plus qu’elle ne consentit à parler, il se jeta aux pieds de l’adolescente et attendit ce moment, les bras levés et les lèvres entr’ouvertes dans l’attitude de la prière.

Et soudain, l’adolescente releva la tête et, souriante, parla ainsi : « Ô roi magnanime, notre suzerain, ô lion valeureux, sache… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et soudain, l’adolescente releva la tête et, souriante, parla ainsi : « Ô roi magnanime, notre suzerain, ô lion valeureux, sache qu’Allah a répondu à ta prière, car je suis enceinte de toi ! Et le temps est proche de ma délivrance ! Mais je ne sais si l’enfant que je porte dans mon sein est un petit garçon ou une petite fille ! Sache, en outre, que, n’était ma fécondation par toi, j’étais bien résolue à ne jamais t’adresser la parole ni à te dire un seul mot durant ma vie ! »

En entendant ces paroles inespérées, le roi fut dans une telle joie qu’il se trouva d’abord dans l’impossibilité d’articuler un mot ou de faire un mouvement ; puis son visage s’illumina et se transfigura ; et sa poitrine se dilata ; et il se sentit soulever de terre dans l’explosion de sa joie. Et il baisa les mains de l’adolescente et il baisa sa tête et son front, et s’écria : « Gloire à Allah qui m’a accordé deux grâces que je souhaitais, ô lumière de mes yeux : te voir me parler, et t’entendre m’annoncer la nouvelle de ta grossesse ! Alhamdolillah ! la louange à Allah ! »

Puis le roi se leva et sortit de chez elle, après avoir pour un moment pris congé, et alla s’asseoir en grande pompe sur le trône de son royaume ; et il était à la limite de la dilatation et de l’épanouissement. Et il donna l’ordre à son vizir d’annoncer à tout le peuple le sujet de sa joie, et de distribuer cent mille dinars aux indigents, aux veuves et à tous ceux en général qui étaient dans le besoin, en actions de grâces à Allah (qu’il soit exalté !) Et le vizir exécuta immédiatement l’ordre qu’il avait reçu.

Alors le roi vint retrouver sa belle esclave, et s’assit auprès d’elle, et la serra contre son cœur et l’embrassa, et lui dit : « Ô ma maîtresse, ô reine de ma vie et de mon âme, peux-tu maintenant me dire pourquoi tu as gardé vis-à-vis de moi et de nous tous ce silence inébranlable de jour et de nuit, depuis déjà une année que tu es entrée dans nos demeures, et pourquoi tu t’es décidée à m’adresser la parole aujourd’hui seulement ? » L’adolescente répondit : « Comment n’aurais-je pas gardé le silence, ô roi, alors que, réduite à la condition d’esclave, je me voyais ici devenue une pauvre étrangère au cœur brisé, séparée pour toujours de ma mère, de mon frère, de mes parents, et éloignée de mon pays natal ? » Le roi répondit : « J’entre dans tes peines et je les comprends ! Mais comment peux-tu dire que tu es une pauvre étrangère, alors que dans ce palais tu es la maîtresse et la reine, que tout ce qui s’y trouve est ta propriété, et que moi-même, le roi, je suis un esclave à ton service ! En vérité, ce sont là des paroles qui ne sont pas à leur place ! Et si tu es chagrinée d’être séparée de tes parents, pourquoi ne me l’avoir pas dit afin que je les envoie chercher et le réunisse ici même avec eux ? »

À ces paroles, la belle esclave dit au roi : « Sache donc, ô roi, que je m’appelle Gul-i-anar, ce qui dans la langue de mon pays, signifie Fleur-de-Grenade ; et je suis née dans la mer, où mon père était roi. Lorsque mon père mourut, j’eus un jour à me plaindre de certains procédés de ma mère, qui s’appelle Sauterelle, et de mon frère, qui s’appelle Saleh ; et je jurai que je ne resterais plus dans la mer, en leur compagnie, et que je sortirais sur le rivage et me donnerais au premier homme de la terre qui me plairait. Donc, une nuit que la reine ma mère et mon frère Saleh s’étaient endormis de bonne heure, et que notre palais était plongé dans le silence sous-marin, je me glissai hors de ma chambre et, montant à la surface de l’eau, j’allai m’étendre sur le rivage d’une île, au clair de lune. Et là, gagnée par la fraîcheur délicieuse qui tombait des étoiles, et caressée par la brise de la terre, je me laissai gagner par le sommeil. Et soudain je me réveillai, en sentant quelque chose s’abattre sur moi, et je me vis en la possession d’un homme qui me chargea sur son dos et, malgré mes cris et mes protestations, me transporta dans sa maison où il m’étendit sur le dos et voulut abuser de moi par la force. Or moi, voyant que cet homme était laid et sentait mauvais, je ne voulus point me laisser faire, et, rassemblant toutes mes forces, je lui appliquai sur la figure un violent coup de poing qui l’envoya rouler à terre à mes pieds, et je me jetai sur lui et lui administrai une telle raclée qu’il ne voulut plus me garder chez lui et me conduisit en toute hâte au souk, où il me cria aux enchères et me vendit à ce marchand auquel tu m’as achetée toi-même, ô roi ! Et, comme ce marchand était un homme plein de conscience et de droiture, il ne voulut point à son tour, me voyant si jeune, abuser de ma virginité ; et il me fit voyager avec lui et me conduisit entre tes mains. Et telle est mon histoire ! Or, moi, en entrant ici, j’étais bien résolue à ne point me laisser faire ; et j’étais décidée, à la première violence de ta part, à me jeter à la mer, par les fenêtres du pavillon, pour aller retrouver ma mère et mon frère. Et j’ai gardé le silence par fierté, pendant tout ce temps. Mais en voyant que ton cœur m’aimait vraiment et que tu avais délaissé pour moi toutes tes favorites, je commençai à être gagnée par tes bonnes manières ; et, me voyant enfin enceinte de toi, je finis par t’aimer, et je laissai de côté toute idée de m’échapper désormais et de sauter dans la mer, ma patrie. Et d’ailleurs de quel œil et de quelle audace pourrais-je le faire maintenant que je suis enceinte et que ma mère et mon frère, en me voyant dans cet état et en apprenant mon union avec un homme de la terre, risqueraient de mourir de chagrin, et ne me croiraient pas si je leur disais que je suis devenue la reine de la Perse et du Khorassân. et l’épouse du plus magnanime des sultans ! Et voilà ce que j’avais à te dire, ô roi Schahramân ! Ouassalam…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT TRENTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et voilà ce que j’avais à te dire, ô roi Schahramân ! Ouassalam ! »

À ce discours, le roi embrassa son épouse entre les yeux, et lui dit : « Ô charmante Fleur-de-Grenade, ô native de la mer, ô merveilleuse, ô princesse, lumière de mes yeux, quelles merveilles tu viens de me révéler ! Certes, si jamais tu me quittais, ne fût-ce que pour un instant, je mourrais au même moment ! » Puis il ajouta : « Mais, ô Fleur-de-Grenade, tu m’as dit que tu étais née dans la mer, et que ta mère Sauterelle et ton frère Saleh habitaient dans la mer avec tes autres parents, et que ton père était, de son vivant, roi de la mer ! Or, je ne comprends pas tout à fait l’existence des êtres maritimes, et jusqu’à présent je traitais de radotages de vieilles femmes les histoires que l’on me racontait à ce sujet. Mais puisque tu m’en parles, et que tu es toi-même une native de la mer, je ne doute plus de la réalité de ces faits, et je te prie de mieux m’éclairer sur ta race et les peuples inconnus qui habitent ta patrie. Dis-moi surtout comment il se peut que l’on puisse vivre, agir ou se mouvoir dans l’eau sans étouffer ou se noyer. Car c’est la chose la plus prodigieuse que j’aie entendue de ma vie ! »

Alors Fleur-de-Grenade répondit : « Certes ! je te dirai tout cela, et de cœur amical ! Sache que, grâce à la vertu des noms gravés sur le sceau de Soleïmân ben-Daoûd (sur eux deux la prière et la paix !), nous vivons et marchons au fond de la mer comme on vit et on marche sur la terre ; et nous respirons dans l’eau comme on respire dans l’air ; et l’eau, au lieu de nous étouffer, entretient notre vie, et ne peut même mouiller nos vêtements ; et elle ne nous empêche pas de voir dans la mer, où nous gardons les yeux ouverts sans aucun inconvénient ; et nous avons des yeux si excellents qu’ils percent les profondeurs marines, malgré leur masse et leur étendue, et nous font distinguer tous les objets aussi bien quand le soleil fait pénétrer ses rayons jusqu’à nous, que lorsque la lune et les étoiles se mirent dans nos eaux. Quant à notre royaume, il est bien plus vaste que tous les royaumes de la terre, et se trouve divisé en provinces où il y a de grandes villes bien peuplées. Et ces peuples sont, comme sur la terre, suivant les régions qu’ils occupent, de mœurs et de coutumes différentes, et aussi de conformation différente ; les uns sont des poissons ; les autres des demi-poissons, moitié humains, avec une queue qui remplace leurs pieds et leur derrière ; et les autres, comme nous, tout à fait des humains qui croient en Allah et en son Prophète, et parlent un langage qui est le même que celui dans lequel est gravée l’inscription du sceau de Soleïmân. Mais pour ce qui est de nos demeures, ce sont des palais splendides, d’une architecture que vous ne pourriez jamais imaginer sur la terre ! Ils sont de cristal de roche, de nacre, de corail, d’émeraude, de rubis, d’or, d’argent et de toutes sortes de métaux précieux et de pierreries, sans parler des perles qui, de quelque grosseur ou de quelque beauté qu’elles soient, ne sont pas bien estimées chez nous, et n’ornent que les demeures des pauvres et des indigents. Enfin, quant à ce qui est de nos moyens de transport, comme notre corps est doué d’une agilité et d’un glissement merveilleux, nous n’avons pas besoin, comme vous autres, de chevaux et de chars, bien que nous en ayons dans nos écuries pour nous en servir seulement dans les fêtes, les réjouissances publiques et les expéditions lointaines. Bien entendu, ces chars sont formés de nacre et de métaux précieux, et sont pourvus de sièges et de trônes en pierreries, et nos chevaux marins sont si beaux que nul roi de la terre ne possède les pareils ! Mais je ne veux pas, ô roi, t’entretenir plus longtemps des pays marins, car je me réserve, dans le courant de notre vie qui sera longue, si Allah veut, de te parler d’une infinité d’autres détails qui achèveront de te mettre au courant de cette question qui t’intéresse. Pour le moment, je me hâte d’arriver à une chose beaucoup plus pressante et qui te touche plus directement. Je veux parler des couches de femmes. Sache, en effet, ô mon maître, que les couches des femmes de mer sont absolument différentes des couches des femmes de terre ! Or, comme le moment de mes couches est tout proche, je crains fort que les sages-femmes de ton pays ne m’accouchent de travers ! Je te prie donc de me permettre de faire venir chez moi ma mère Sauterelle et mon frère Saleh et mes autres parents ; et je me réconcilierai avec eux ; et mes cousines, aidées par ma mère, veilleront à la sûreté de mes couches et prendront soin du nouveau-né, héritier de ton trône…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT TRENTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

« … et mes cousines, aidées par ma mère, veilleront à la sûreté de mes couches et prendront soin du nouveau-né, héritier de ton trône ! »

En entendant ces paroles, le roi, émerveillé, s’écria : « Ô Fleur-de-Grenade, tes désirs sont ma règle de conduite, et je suis l’esclave qui obéit aux ordres de sa maîtresse ! Mais, dis-moi, ô merveilleuse, comment vas-tu pouvoir en si peu de temps aviser ta mère, ton frère et tes cousines, et les faire venir avant tes couches dont le moment est si proche ? En tout cas, je tiens à le savoir au plus tôt, pour tâcher de faire les préparatifs nécessaires et de les recevoir avec tous les honneurs qu’ils méritent ! » Et la jeune reine répondit : « Ô mon maître, il n’est guère besoin entre nous de cérémonies ! Et d’ailleurs mes parents vont être ici dans un instant. Et si tu tiens à voir de quelle manière ils vont arriver, tu n’as qu’à entrer dans cette chambre voisine de la mienne, et à me regarder et à regarder aussi par les fenêtres qui donnent sur la mer. »

Aussitôt le roi Schahramân entra dans la chambre voisine, et regarda avec attention aussi bien ce qu’allait faire Fleur-de-Grenade que ce qui allait se produire sur la mer.

Et Fleur-de-Grenade tira de son sein deux morceaux de bois d’aloès des Îles Comores, les mit dans une cassolette d’or, et les alluma. Et dès que s’en dégagea la fumée, elle lança un sifflement long et aigü, et prononça sur la cassolette des paroles inconnues et des formules conjuratoires. Et, au même moment, la mer se troubla et s’agita, puis s’entr’ouvrit, et il en sortit d’abord un adolescent comme la lune, beau et de belle taille, et semblable, quant au visage et à l’élégance, à Fleur-de-Grenade, sa sœur ; et ses joues étaient blanches et roses, et ses cheveux et ses moustaches naissantes étaient d’un vert de mer ; et, comme dit le poète, il était plus merveilleux que la lune elle-même, car si la lune a pour demeure ordinaire un seul signe du ciel, cet adolescent habite indistinctement dans tous les cœurs ! Après quoi il sortit de la mer une vieille très ancienne, aux cheveux blancs, qui était dame Sauterelle, mère de l’adolescent et de Fleur-de-Grenade. Et elle fut immédiatement suivie de cinq jeunes filles comme des lunes, qui avaient une certaine ressemblance avec Fleur-de-Grenade, dont elles étaient les cousines. Et l’adolescent et les six femmes marchèrent sur la mer, et s’avancèrent à pied sec jusque sous les fenêtres du pavillon. Et là ils prirent leur élan et sautèrent avec légèreté l’un après l’autre sur la fenêtre où leur était apparue Fleur-de-Grenade qui s’effaça à temps pour les laisser entrer.

Alors le prince Saleh et sa mère et ses cousines se jetèrent au cou de Fleur-de-Grenade, et l’embrassèrent avec effusion en pleurant de joie de l’avoir retrouvée, et lui dirent : « Ô Gul-i-anar, comment as-tu pu avoir le cœur de nous quitter et de nous tenir pendant quatre ans sans nouvelles de ta part et sans même nous indiquer l’endroit où tu te trouvais ? Ouallah ! le monde s’est rétréci sur nous, tant nous étions accablés de la douleur de ta séparation ! Et nous n’éprouvions plus de plaisir à manger et à boire, car tous les aliments étaient devenus insipides à notre goût ! Et nous ne savions que pleurer et sangloter le jour et la nuit, de toute la douleur cuisante de ta séparation ! Ô Gul-i-anar ! vois comme notre visage est amaigri et jauni de tristesse ! » Et Fleur-de-Grenade, à ces paroles, baisa la main de sa mère et de son frère, le prince Saleh, et embrassa de nouveau ses cousines chéries, et leur dit à tous : « Certes ! j’ai commis une grande faute envers votre tendresse, en partant sans vous prévenir ! Mais que peut-on contre la destinée ? Réjouissons-nous maintenant de nous retrouver, et rendons-en grâces à Allah le Bienfaiteur ! » Puis elle les fit tous s’asseoir auprès d’elle, et leur raconta toute son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin ! Mais il est inutile de la répéter. Puis elle ajouta : « Et maintenant que je suis mariée à ce roi excellent et parfait à la limite des perfections, qui m’aime et que j’aime, et qui m’a rendue enceinte, je vous ai fait venir pour me réconcilier avec vous et vous prier de m’assister dans mes couches. Car je n’ai point confiance dans les sages-femmes terriennes qui ne comprennent rien aux accouchements des Filles de la mer ! » Alors dame Sauterelle, sa mère, répondit : « Ô ma fille, en te voyant dans ce palais d’un prince de la terre, nous avons eu bien peur que tu ne fusses malheureuse ; et nous étions prêtes à te presser de nous suivre dans notre patrie ; car tu sais notre amour pour toi et le degré d’affection et d’estime où nous te tenons, et notre désir de te savoir heureuse, tranquille et sans soucis ! Mais du moment que tu nous affirmes que tu es heureuse, que pourrions-nous pour toi souhaiter de meilleur ?

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT TRENTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Mais du moment que tu nous affirmes que tu es heureuse, que pourrions-nous pour toi souhaiter de meilleur ? Et c’eût été, sans doute, tenter la destinée que de te vouloir, malgré le sort contraire, mariée à un de nos princes de la mer. » Et Fleur-de-Grenade répondit : « Oui, par Allah ! je suis ici à la limite de la tranquillité, des délices, des honneurs, de la félicité et de tous mes vœux ! »

Tout cela ! Et le roi entendait ce que disait Fleur-de-Grenade ; et il se réjouissait en son cœur et la remerciait en son âme de ces bonnes paroles ; et il l’en aima mille milliers de fois plus qu’auparavant ; et pour toujours l’amour qu’il lui portait se consolida dans le noyau de son cœur ; et il se promit bien de lui donner de nouvelles preuves d’attachement et de passion par tous les endroits possibles !

Après quoi, Fleur-de-Grenade frappa des mains pour appeler ses esclaves, et leur donna l’ordre de tendre la nappe et de servir les mets dont elle alla elle-même surveiller la cuisson à la cuisine. Et les esclaves apportèrent les grands plateaux couverts de viandes rôties, de pâtisseries et de fruits ; et Fleur-de-Grenade invita ses parents à s’asseoir avec elle autour de la nappe et à manger. Mais ils répondirent : « Non, par Allah ! nous n’en ferons rien avant que tu sois allée prévenir le roi, ton époux, de notre arrivée. Car nous sommes entrés dans sa demeure sans sa permission, et il ne nous connaît pas ! Ce serait donc une grande incivilité de manger dans son palais et de profiter de son hospitalité à son insu ! Va donc le prévenir, et dis-lui combien nous serions heureux de le voir et de faire en sorte qu’il y ait entre nous le pain et le sel ! »

Alors Fleur-de-Grenade alla trouver le roi, qui se tenait caché dans la chambre voisine, et lui dit : « Ô mon maître, tu as sans doute entendu comment j’ai fait ton éloge devant mes parents, et comment ils étaient décidés à m’emmener avec eux si je leur avais dit la moindre chose qui pût leur faire croire que je n’étais pas dans le bonheur avec toi ! » Et le roi répondit : « J’ai entendu et j’ai vu ! Ouallahi ! C’est dans cette heure bénie que j’ai eu la preuve de ton attachement pour moi, et je ne puis plus douter de ton affection ! » Fleur-de-Grenade dit : « Aussi, après toutes les louanges que je leur ai faites de toi, je dois te dire que ma mère, mon frère et mes cousines ont éprouvé pour toi une affection considérable, et je puis t’assurer qu’ils t’aiment grandement. Et ils m’ont dit qu’ils ne voulaient pas retourner dans leur pays avant de t’avoir vu, de t’avoir présenté leurs hommages et fait leurs souhaits, et d’avoir causé amicalement avec toi ! Je te prie donc de te rendre à leurs désirs, et de venir accepter et leur rendre leurs souhaits, afin que tu les voies et qu’ils te voient, et qu’entre vous soit la pure affection et l’amitié ! » Et le roi répondit : « Entendre, c’est obéir ! car tel est aussi mon désir ! » Et il se leva à l’instant et accompagna Fleur-de-Grenade dans la salle où se tenaient ses parents.

Et, dès qu’il fut entré, il leur souhaita la paix de la manière la plus cordiale, et ils lui rendirent son salam ; et il baisa la main de la vieille dame Sauterelle, et embrassa le prince Saleh, et les invita tous à s’asseoir. Alors le prince Saleh lui fit ses compliments, et lui exprima la joie qu’ils éprouvaient tous de voir Fleur-de-Grenade devenue l’épouse d’un grand roi, au lieu de tomber entre les mains d’un brutal qui l’aurait déflorée, pour la donner ensuite en mariage à quelque chambellan ou à son cuisinier. Et il lui dit combien ils aimaient tous Fleur-de-Grenade, et comme quoi ils avaient voulu anciennement, avant même qu’elle fût pubère, la marier à quelque prince de la mer ; mais que, poussée par sa destinée, elle s’était échappée des pays sous-marins pour se marier à sa guise ! Et le roi répondit : « Oui ! Allah me la destinait. Et je vous remercie, ma belle-mère, la reine Sauterelle, et toi, prince Saleh, et mes cousines si gentilles de vos souhaits et de vos compliments, et de ce que vous voulez bien donner à mon mariage votre consentement ! » Puis le roi les invita à se mettre avec lui autour de la nappe, et s’entretint longtemps avec eux en toute cordialité, et les conduisit ensuite lui-même chacun à son appartement !

Les parents de Fleur-de-Grenade restèrent donc au palais, au milieu des fêtes et des réjouissances données en leur honneur, jusqu’aux couches de la reine, qui ne tardèrent pas à survenir. En effet, au terme fixé, elle accoucha, entre les mains de la reine Sauterelle et de ses cousines, d’un enfant mâle, comme la lune en son plein, et rose et dodu. Et on le présenta, enveloppé de langes magnifiques, au roi Schahramân, son père, qui le reçut avec les transports d’une joie que ni la plume ni la langue ne sauraient décrire. Et, en actions de grâces, il fit de grandes largesses aux pauvres, aux veuves et aux orphelins, et fit ouvrir les prisons et donner la liberté à tous ses esclaves des deux sexes ; mais les esclaves ne voulurent point de la liberté, tant ils se trouvaient heureux sous un pareil maître. Puis, au bout de sept jours de réjouissances continuelles, au milieu de toutes les félicités, la reine Fleur-de-Grenade, avec l’assentiment de son époux, de sa mère et de ses cousines, donna à son fils le nom de Sourire-de-Lune…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT TRENTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… la reine Fleur-de-Grenade, avec l’assentiment de son époux, de sa mère et de ses cousines, donna à son fils le nom de Sourire-de-Lune.

Alors le prince Saleh, frère de Fleur-de-Grenade et oncle de Sourire-de-Lune, prit le petit dans ses bras, et se mit à le baiser et à le caresser de mille manières, en le promenant par la chambre et en le tenant en l’air dans ses mains ; et soudain il prit son élan et, du haut du palais, sauta dans la mer, où il plongea et disparut avec le petit.

À cette vue, le roi Schahramân, saisi d’épouvante et de douleur, se mit à pousser des cris désespérés et à se donner de si grands coups sur la tête qu’il en faillit mourir. Mais la reine Fleur-de-Grenade, loin de se montrer effrayée ou affligée de la chose, dit au roi d’un ton assuré : « Ô roi du temps, ne te désespère pas pour si peu de chose, et sois sans aucune crainte au sujet de ton fils ! car moi, qui certainement aime cet enfant bien plus que toi, je suis tranquille, le sachant avec mon frère qui, s’il savait que le petit devait avoir la moindre incommodité ou prendre froid ou seulement être mouillé, n’aurait pas fait ce qu’il vient de faire. Sois sûr que l’enfant ne court aucun risque ni danger du côté de la mer, quoiqu’il soit à demi de ton sang ! Mais à cause de l’autre moitié qu’il tient de mon sang, il peut impunément vivre dans l’eau, comme sur la terre. Ne sois donc plus alarmé, et sois, en outre, persuadé que mon frère ne va pas tarder à revenir avec l’enfant en bonne santé ! » Et la reine Sauterelle et les jeunes tantes de l’enfant confirmèrent au roi les paroles de son épouse. Mais le roi ne commença à se calmer que lorsqu’il vit la mer se troubler et s’agiter et que, de son sein entr’ouvert, sortit, tenant le petit dans ses bras, le prince Saleh qui s’éleva dans les airs, d’un saut, et rentra dans la salle haute par la même fenêtre d’où il était sorti. Et le petit était aussi tranquille que s’il était sur le sein de sa mère, et il souriait comme la lune à son quatorzième jour.

À cette vue, le roi fut tout à fait tranquillisé et émerveillé ; et le prince Saleh lui dit : « Sans doute, ô roi, tu as dû ressentir une grande frayeur en me voyant sauter et plonger dans la mer avec le petit ? » Et le roi répondit : « Certes ! ô fils de l’oncle, mon épouvante a été extrême, et j’avais même désespéré de le revoir jamais sain et sauf ! » Le prince Saleh dit : « Sois désormais sans crainte à son sujet, car il est pour toujours à l’abri des dangers de l’eau, de la noyade, de l’étouffement, du mouillage et autres choses semblables, et il peut, toute sa vie durant, plonger dans la mer et s’y promener à son aise ; car je lui ai fait acquérir le même privilège qu’à nos propres enfants nés dans la mer, et cela en lui frottant les cils et les paupières avec un certain kohl que je connais, et en prononçant sur lui les Paroles mystérieuses gravées sur le sceau de Soleïmân ben-Daoûd (sur eux deux la paix et la prière !)

Après ce discours, le prince Saleh remit le petit à sa mère, qui lui donna à téter ; puis il tira de sa ceinture un sac dont l’ouverture était scellée, en fit sauter le cachet, et, l’ayant ouvert, il le prit par le fond et en versa le contenu sur le tapis. Et le roi vit scintiller des diamants gros comme des œufs de pigeon, des bâtons d’émeraude de la longueur d’un demi-pied, des filets de grosses perles, des rubis d’une couleur et d’une taille extraordinaires, et toutes sortes de joyaux plus merveilleux les uns que les autres. Et toutes ces pierreries lançaient mille feux multicolores qui éclairaient la salle d’une harmonie de lumières semblables à celles que l’on voit dans les rêves. Et le prince Saleh dit au roi : « Ceci est un cadeau que j’apporte, pour m’excuser d’être venu ici les mains vides la première fois. Mais alors je ne savais point où se trouvait ma sœur Fleur-de-Grenade, et je ne me doutais point que son heureuse destinée l’eût mise sur le chemin d’un roi tel que toi ! Mais ce cadeau n’est encore rien en comparaison de ceux que je me réserve de te faire dans les jours à venir ! » Et le roi ne sut comment remercier son beau-frère de ce cadeau, et se tourna vers Fleur-de-Grenade et lui dit : « Vraiment, je suis confus à l’extrême de la générosité de ton frère à mon égard, et de la magnificence de ce cadeau qui n’a point de pareil sur la terre et dont une seule des pierres vaut mon royaume en entier ! » Et Fleur-de-Grenade remercia son frère d’avoir pensé à s’acquitter des devoirs de la parenté ; mais il se tourna vers le roi et lui dit : « Par Allah, ô roi, cela n’est même pas digne de ton rang ! Quant à nous, jamais nous ne saurons assez nous acquitter des dettes que ta bonté nous a fait contracter ; et si même, nous tous, nous passions mille années à te servir sur nos visages et nos yeux, nous ne pourrions te rendre ce que nous te devons ; car tout est peu, en proportion de tes droits sur nous ! »

À ces paroles, le roi embrassa le prince Saleh, et le remercia chaleureusement. Puis il l’obligea à rester encore au palais quarante jours avec sa mère et ses cousines, au milieu des fêtes et des réjouissances. Mais, au bout de ce temps, le prince Saleh se présenta devant le roi et embrassa la terre entre ses mains. Et le roi lui demanda : « Parle, ô Saleh ! Que souhaites-tu ? » Il répondit : « Ô roi du temps, en vérité nous sommes les noyés de tes faveurs, mais nous venons te demander la permission de partir, car notre âme souhaite vivement de revoir notre patrie, nos parents et nos demeures, depuis si longtemps que nous en sommes éloignés ! Et puis un séjour trop prolongé sur terre est nuisible à notre santé, car nous sommes habitués au climat sous-marin…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT TRENTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … un séjour trop prolongé sur terre est nuisible à notre santé, car nous sommes habitués au climat sous-marin ! » Et le roi répondit : « Quel chagrin pour moi, ô Saleh ! » Il dit : « Et pour nous également ! Mais, ô roi, nous reviendrons de temps en temps pour te rendre nos hommages et revoir Fleur-de-Grenade et Sourire-de-Lune ». Et le roi dit : « Oui, par Allah ! faites-le, et souvent ! Quant à moi, je suis bien triste de ne pouvoir t’accompagner, ainsi que la reine Sauterelle et mes cousines, dans ton pays de sous-mer, vu que je crains beaucoup l’eau ! » Alors ils prirent tous congé de lui et, après avoir embrassé Fleur-de-Grenade et Sourire-de-Lune, ils s’élancèrent par la fenêtre, l’un après l’autre, et plongèrent dans la mer. Et voilà pour eux !

Mais pour ce qui est du petit Sourire-de-Lune, voici ! Sa mère, Fleur-de-Grenade, ne voulut point le confier aux nourrices, et lui donna elle-même le sein jusqu’à ce qu’il eût atteint l’âge de quatre ans, afin qu’il suçât avec son lait toutes les vertus marines. Et l’enfant, d’avoir été si longtemps nourri du lait de sa mère, la native de la mer, devint plus beau de jour en jour et plus robuste ; et, à mesure qu’il avançait en âge, il augmentait en force et en agréments ; de telle sorte que lorsqu’il eut atteint sa quinzième année il devint l’adolescent le plus beau, le plus solide, le plus adroit dans les exercices du corps, le plus sage et le plus instruit d’entre les fils des rois de son temps. Et dans tout l’immense empire de son père, il n’était question chaque jour dans les conversations que de ses mérites, de ses charmes et de ses perfections ; car vraiment il était beau ! Et le poète n’exagérait point, qui de lui disait :

Le duvet adolescent a tracé deux lignes sur ses charmantes joues, deux lignes noires sur du rose, ambre gris sur des perles, ou jais sur des pommes !

Les traits assassins logent sous ses languides paupières, et à chacun de ses regards ils partent et tuent !

Quant à l’ivresse, ne la cherchez pas dans les vins ! Ils ne vous la donneraient pas à l’égal de ses joues rougies par vos désirs et sa pudeur.

Ô broderies, merveilleuses et noires broderies dessinées sur ses joues éclatantes, vous êtes un chapelet de grains de musc éclairés par une lampe qui brûle dans les ténèbres  !

Aussi le roi qui aimait son fils d’un très grand amour et qui voyait en lui tant de qualités royales, voulut, se sentant lui-même vieillir et approcher du terme de son destin, lui assurer de son vivant la succession au trône. Dans ce but, il convoqua ses vizirs et les grands de son empire, qui savaient combien le jeune prince était en tous points digne de lui succéder, et leur fit prêter le serment d’obéissance à leur nouveau roi  ; puis il descendit devant eux du trône, ôta la couronne de dessus sa tête et la mit de ses propres mains sur la tête de son fils Sourire-de-Lune  ; et il le soutint par les aisselles et le fit monter et s’asseoir sur le trône à sa place  ; et, pour bien marquer qu’il lui remettait désormais toute son autorité et son pouvoir, il embrassa la terre entre ses mains et, se relevant, il lui baisa la main et le pan de son manteau royal, et descendit se placer au-dessous de lui, à droite, tandis que, à gauche, se tenaient les vizirs et les émirs.

Aussitôt le nouveau roi Sourire-de-Lune se mit à juger, à régler les affaires pendantes, à nommer aux emplois ceux qui méritaient une faveur, à destituer les prévaricateurs, à défendre les droits du faible contre le fort et ceux du pauvre contre le riche, et à s’occuper de la justice avec tant de sagesse, d’équité et de discernement qu’il émerveilla son père, et les vieux vizirs de son père, et tous les assistants. Et il ne leva le diwân qu’à midi seulement.

Alors, accompagné du roi son père, il entra chez la reine sa mère, la native de la mer ; et il portait sur sa tête la couronne d’or de la royauté, et était ainsi vraiment comme la lune. Et sa mère, le voyant si beau avec cette couronne-là, courut à lui, en pleurant d’émotion, et se jeta à son cou en l’embrassant avec tendresse et effusion ; puis elle lui baisa la main et lui souhaita règne prospère, longue vie et victoires sur les ennemis.

Et tous les trois vécurent de la sorte, au milieu du bonheur et de l’amour de leurs sujets, pendant la longueur d’une année, au bout de laquelle le vieux roi Schahramân sentit, un jour, son cœur battre précipitamment et n’eut que juste le temps d’embrasser son épouse et son fils, et de leur faire ses dernières recommandations. Et il mourut avec une très grande tranquillité, et s’en alla en la miséricorde d’Allah (qu’il soit exalté !)…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT TRENTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il mourut avec une très grande tranquillité, et s’en alla en la miséricorde d’Allah (qu’il soit exalté !) Et le deuil et l’affliction furent grands de Fleur-de-Grenade et du roi Sourire-de-Lune, et ils le pleurèrent un mois entier sans voir personne, et lui élevèrent un tombeau digne de sa mémoire auquel furent attachés des biens de mainmorte au bénéfice des pauvres, des veuves et des orphelins.

Et, pendant cet intervalle, ne manquèrent pas d’arriver, pour prendre part à l’affliction générale, la grand’mère, dame Sauterelle, et l’oncle du roi, le prince Saleh, et les tantes du roi, natives de la mer. Et, d’ailleurs, ils étaient déjà venus plusieurs fois visiter leurs parents, du vivant du vieux roi. Et ils pleurèrent beaucoup de n’avoir pu assister à ses derniers moments. Et ils mirent tous leur douleur en commun ; et ils se consolaient mutuellement à tour de rôle ; et ils finirent, au bout d’un très longtemps, par faire un peu oublier au roi la mort de son père, et le décidèrent à reprendre ses séances au diwân et à s’occuper des affaires de son royaume. Et il les écouta et consentit, après bien des résistances, à revêtir de nouveau ses habits royaux ouvragés d’or et constellés de pierreries, et à ceindre le diadème. Et il reprit en main l’autorité et rendit la justice, avec l’approbation universelle et le respect des grands et des petits ; et cela pendant encore une année.

Or, un après-midi, le prince Saleh, qui depuis un certain temps, n’était pas revenu voir sa sœur et son neveu, sortit de la mer et entra dans la salle où se tenaient à ce moment la reine et Sourire-de-Lune. Et il leur fit ses salams, et les embrassa ; et Fleur-de-Grenade lui dit : « Ô mon frère, comment vas-tu, et comment va ma mère, et comment vont mes cousines ? » Il répondit : « Ô ma sœur, elles vont très bien et sont dans la tranquillité et le contentement, et il ne leur manque que la vue de ton visage et du visage de mon neveu le roi Sourire-de-Lune ! » Et ils se mirent à causer de choses et d’autres, en mangeant des noisettes et des pistaches ; et le prince Saleh en vint à parler, avec de grandes louanges, des qualités de son neveu Sourire-de-Lune, de sa beauté, de ses charmes, de ses proportions, de ses manières exquises, de son adresse dans les tournois, et de sa sagesse. Et le roi Sourire-de-Lune, qui était là, étendu sur le divan et la tête appuyée sur les coussins, entendant ce que disaient de lui sa mère et son oncle, ne voulut pas avoir l’air de les écouter, et feignit de dormir. Et de la sorte il put entendre commodément ce qu’ils continuaient à dire sur son compte.

En effet, le prince Saleh, voyant son neveu endormi, parla plus librement à sa sœur Fleur-de-Grenade, et lui dit : « Tu oublies, ma sœur, que ton fils va bientôt avoir dix-sept ans, et qu’à cet âge il faut bien songer à marier les enfants ! Or, moi, le voyant si beau et si fort, et sachant qu’à son âge on a des besoins qu’il faut satisfaire d’une façon ou d’une autre, j’ai bien peur qu’il ne lui arrive des choses désagréables. Il est donc de toute nécessité de le marier, en lui trouvant parmi les Filles de la mer une princesse qui lui soit égale en charmes et en beauté ! » Et Fleur-de-Grenade répondit : « Certes ! tel est aussi mon intime désir, car je n’ai qu’un fils, et il est temps qu’il ait, lui aussi, un héritier au trône de ses pères ! Je te prie donc, ô mon frère, de rappeler à ma mémoire les jeunes filles de notre pays, car il y a si longtemps que j’ai quitté la mer, que je ne me souviens plus de celles qui sont belles et de celles qui sont laides ! » Alors Saleh se mit à énumérer à sa sœur les plus belles princesses de la mer, l’une après l’autre, en pesant soigneusement leurs qualités, et le pour et le contre, et les avantages et les désavantages. Et, chaque fois, la reine Fleur-de-Grenade répondait : « Ah ! non, je ne veux pas de celle-ci, à cause de sa mère, ni de celle-ci à cause de son père, ni de celle-ci à cause de sa tante dont la langue est très longue, ni de celle-là à cause de sa grand’mère qui sent mauvais, ni de celle-là à cause de son ambition et de son œil vide ! » et ainsi de suite, refusant toutes les princesses que Saleh lui énumérait.

Alors Saleh lui dit : « Ô ma sœur, tu as raison d’être difficile dans le choix d’une épouse pour ton fils qui n’a point son pareil sur la terre et sous la mer ! Mais je t’ai déjà énuméré toutes les jeunes filles disponibles, et il ne m’en reste plus qu’une seule à te proposer ! » Puis il s’arrêta et, hésitant, il dit : « Il faut auparavant que je m’assure si mon neveu est bien endormi ; car je ne puis te parler de cette jeune fille devant lui : j’ai des motifs pour prendre cette précaution…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT TRENTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … je ne puis te parler de cette jeune fille devant lui : j’ai des motifs pour prendre cette précaution ! »

Alors Fleur-de-Grenade s’approcha de son fils et le tâta et le palpa et l’écouta respirer ; et, comme il avait l’air d’être plongé dans un pesant sommeil, car il avait mangé d’un plat d’oignons qu’il affectionnait beaucoup et qui lui procurait d’ordinaire une sieste très lourde, elle dit à Saleh : « Il dort ! Tu peux sortir ce que tu as ! » Il dit : « Sache donc, ô ma sœur, que si je prends cette précaution, c’est que j’ai à te parler maintenant d’une princesse de la mer qui est extrêmement difficile à obtenir en mariage, non point à cause d’elle, mais à cause du roi, son père. Aussi il n’est guère utile que mon neveu entende parler d’elle, avant que nous soyons sûrs de l’affaire ; car l’amour, ô ma sœur, tu le sais, se transmet plus souvent par l’oreille que par les yeux, chez nous, musulmans, dont les femmes et les filles ont le visage couvert du voile pudique. » Et la reine dit : « Ô mon frère, tu as raison ! car l’amour est d’abord un jet de miel qui ne tarde pas à se transformer en une vaste mer salée de perdition ! Mais hâte-toi, de grâce ! de me dire le nom de cette princesse et de son père ! » Il dit : « C’est la princesse Gemme, fille du roi Salamandre le marin. »

En entendant ce nom, Fleur-de-Grenade s’écria : « Ah ! je me souviens maintenant de cette princesse Gemme ! Quand je vivais encore dans la mer, c’était une enfant d’un an à peine, mais belle entre toutes les petites de son âge. Comme elle doit être devenue merveilleuse, depuis ! » Saleh répondit : « Merveilleuse, elle l’est, en vérité, et ni sur la terre ni dans les royaumes de dessous les eaux on n’a vu pareille beauté ! Oh ! ma sœur, qu’elle est délicieuse et gentille et douce et savoureuse et charmante ! Et un teint ! Et des cheveux ! Et des yeux ! Et une taille ! Et une croupe, heu ! lourde, tendre et ferme à la fois et nonchalante, et ronde de tous les côtés sans exception ! Si elle se balance, elle fait envie au rameau du bân ! Si elle se tourne, les antilopes et les gazelles se cachent ! Si elle se découvre, elle rend honteux le soleil et la lune ! Si elle bouge, elle renverse ! Si elle appuie, elle tue ! Et si elle s’assied, sa trace est si profonde qu’elle ne s’en va plus ! Comment alors, si brillante et si parfaite, ne s’appellerait-elle pas Gemme ? » Et Fleur-de-Grenade répondit : « Certes ! de lui avoir donné ce nom, que sa mère a été bien inspirée d’Allah l’Omniscient ! Voilà vraiment celle qui convient, comme épouse, à mon fils Sourire-de-Lune ! »

Tout cela ! Et Sourire-de-Lune feignait de dormir, mais se délectait en son âme et se trémoussait en pensée de l’espoir de posséder bientôt cette princesse marine si pesante et si fine !

Mais Saleh bientôt ajoutait : « Seulement, ô ma sœur, que te dirai-je du père de la princesse Gemme, le roi Salamandre ? C’est un brutal, un grossier, un détestable ! Il a déjà refusé sa fille à plusieurs princes qui la lui demandaient en mariage, et les a même honteusement chassés après leur avoir cassé les os ! Aussi je ne sais trop quel accueil il va nous faire, ni de quel œil il va regarder notre demande ! Et me voici à cause de cela à la limite de la perplexité ! » La reine répondit : « L’affaire est bien délicate ! Et il nous faut y penser longtemps, et ne point secouer l’arbre avant que le fruit soit mûr ! » Et Saleh conclut : « Oui ! réfléchissons, et après, nous verrons ! » Puis, comme, à ce moment, Sourire-de-Lune faisait mine de se réveiller, ils cessèrent de parler, se réservant de reprendre la conversation plus tard, au point où ils la laissaient. Et voilà pour eux !

Quant à Sourire-de-Lune, il se leva sur son séant, comme s’il n’avait rien entendu, et s’étira tranquillement ; mais, en son intérieur, son cœur brûlait d’amour et grésillait comme sur un cendrier rempli de charbons ardents…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT TRENTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… mais, en son intérieur, son cœur brûlait d’amour et grésillait comme sur un cendrier rempli de charbons ardents !

Or, il se garda bien de dire le moindre mot à ce sujet à sa mère et à son oncle, et il se retira de bonne heure et passa seul toute cette nuit-là en proie à ce tourment si nouveau pour lui ; et il réfléchit, lui aussi, au meilleur moyen d’arriver le plus promptement au but de ses désirs. Et il n’est point utile de dire qu’il resta, jusqu’au matin, sans pouvoir fermer l’œil un instant.

Aussi, dès l’aube, il se leva et alla réveiller son oncle Saleh, qui avait passé la nuit au palais, et lui dit : « Ô mon oncle, je désire aller ce matin me promener sur le rivage, car ma poitrine est rétrécie, et l’air de la mer la dilatera. Je te prie donc de m’accompagner dans ma promenade ! » Et le prince Saleh répondit : « Entendre, c’est obéir ! » Et il sauta sur ses deux pieds, et sortit avec son neveu sur le rivage.

Longtemps ils marchèrent ensemble, sans que Sourire-de-Lune adressât la parole à son oncle. Et il était pâle, avec des larmes dans le coin des yeux. Mais soudain il s’arrêta et, s’étant assis sur un rocher, il improvisa ces vers et les chanta, en regardant la mer :

« Si l’on me dit,
Au milieu de l’incendie,
Alors que flambe mon cœur,
Si l’on me dit :

— « La voir, préfères-tu,
Ou boire une gorgée

D’eau fraîche et pure ?
Que répondras-tu ? »

— « La voir et mourir ! »
Ô cœur devenu si tendre,
Depuis qu’en toi s’est incrustée
La Gemme de Salamandre ! »

Lorsque le prince Saleh eut entendu ces vers chantés tristement par le roi son neveu, il frappa ses mains l’une contre l’autre, à la limite du désespoir, et s’écria : « La ilah ill’Allah ! oua Mohammâd rassoul Allah ! Et il n’y a de majesté et de puissance qu’en Allah le Glorieux, le Très-Grand ! Ô mon enfant, tu as donc entendu ma conversation d’hier avec ta mère au sujet de la princesse Gemme, fille du roi Salamandre le marin ? Ô notre calamité ! car je vois, ô mon enfant, que ton esprit et ton cœur travaillent déjà beaucoup à son sujet, alors que rien n’est fait, et que la chose est difficile à traiter ! » Sourire-de-Lune répondit : « Ô mon oncle, c’est la princesse Gemme qu’il me faut, et non point une autre ! Sans quoi je mourrai ! » Il dit : « Alors, ô mon enfant, rentrons auprès de ta mère afin que je la mette au courant de ton état, et lui demande la permission de t’emmener avec moi dans la mer, pour aller au royaume de Salamandre le marin demander pour toi la princesse Gemme en mariage ! » Mais Sourire-de-Lune s’écria : « Non ! ô mon oncle, je ne veux point demander à ma mère une permission qu’elle me refusera certainement ! Car elle aura peur pour moi du roi Salamandre, qui a de mauvaises manières ; et elle me dira aussi que mon royaume ne peut rester sans son roi, et que les ennemis du trône profiteront de mon absence pour usurper ma place ! Je connais ma mère, et je sais d’avance ce qu’elle me dira ! » Puis Sourire-de-Lune se mit à pleurer beaucoup devant son oncle, et ajouta : « Je veux aller tout de suite avec toi chez le roi Salamandre, sans prévenir ma mère ! Et nous reviendrons bien vite, avant qu’elle ait le temps de s’apercevoir de mon absence ! »

Lorsque le prince Saleh vit que son neveu s’obstinait dans cette résolution, il ne voulut pas le peiner davantage, et dit : « Je mets ma confiance en Allah, à tout événement ! » Puis il tira de son doigt une bague sur laquelle étaient gravés quelques noms d’entre les noms, et la passa au doigt de son neveu, en lui disant : « Cette bague te protégera encore mieux contre les dangers sous-marins, et achèvera de te munir de nos vertus maritimes ! » Et tout de suite il ajouta : « Fais comme moi ! » Et il s’éleva légèrement en l’air, en quittant le rocher. Et Sourire-de-Lune, pour l’imiter, frappa du pied le sol, et quitta le rocher pour s’élever avec son oncle dans les airs. Et de là ils décrivirent une courbe descendante vers la mer, où ils plongèrent tous deux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT TRENTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Et de là ils décrivirent une courbe descendante vers la mer, où ils plongèrent tous deux.

Et Saleh voulut d’abord montrer à son neveu sa demeure sous-marine, afin que la vieille reine Sauterelle pût recevoir chez elle le fils de sa fille, et que les cousines de Fleur-de-Grenade eussent la joie de revoir chez elles leur cher petit cousin. Et ils ne mirent pas beaucoup de temps à y arriver ; et le prince Saleh introduisit tout de suite Sourire-de-Lune dans l’appartement de l’aïeule. Or, justement, dame Sauterelle était assise au milieu des jeunes filles, ses parentes ; et, dès qu’elle vit entrer Sourire-de-Lune, elle le reconnut et éternua de plaisir. Et Sourire-de-Lune s’approcha et lui baisa la main, et baisa la main à ses cousines ; et toutes l’embrassèrent avec émotion, en poussant des cris de joie d’un ton très aigu ; et la grand’mère le fit s’asseoir à côté d’elle et l’embrassa entre les deux yeux, et lui dit : « Ô arrivée bénie ! ô jour de lait ! Tu illumines la demeure, ô mon enfant ! Mais comment va ta mère Fleur-de-Grenade  ? » Il répondit : « Elle est en excellente santé et dans le bonheur parfait, et me charge de transmettre ses salams à toi et aux filles de son oncle ! » Voilà ce qu’il dit ! Mais ce n’était pas la vérité, puisqu’il était parti sans prendre congé de sa mère. Mais pendant que Sourire-de-Lune, entraîné par ses cousines qui voulaient lui montrer toutes les merveilles de leur palais, s’était éloigné avec elles, le prince Saleh se hâta de mettre sa mère au courant de l’amour qui était entré par l’oreille de son neveu et s’était emparé de son cœur, sur le seul récit des charmes de la princesse Gemme, fille du roi Salamandre. Et il lui raconta l’aventure depuis le commencement jusqu’à la fin, et ajouta : « Et il n’est venu ici avec moi que pour la demander en mariage à son père ! »

Lorsque la grand’mère du roi Sourire-de-Lune eut entendu ces paroles de Saleh, elle fut à la limite de l’indignation contre son fils, et lui reprocha violemment de n’avoir pas pris assez de précautions pour parler de la princesse Gemme en présence de Sourire-de-Lune, et lui dit : « Tu sais bien pourtant combien le roi Salamandre le marin est un homme violent, plein d’arrogance et de stupidité, et qu’il est avare de sa fille qu’il a refusée déjà à tant de jeunes princes ! Et tu ne crains pas de nous mettre dans une situation humiliante vis-à-vis de lui, en nous amenant à lui faire une demande qu’il repoussera sans aucun doute ! Et alors nous, qui tenons à notre honneur, nous serons bien humiliés et nous reviendrons de là avec le nez allongé certainement ! En vérité, mon fils, dans aucun cas et de n’importe quelle façon, tu n’aurais dû prononcer le nom de cette princesse, surtout devant le fils de ta sœur, fût-il même endormi par un soporifique ! » Saleh répondit : « Oui ! mais la chose est faite maintenant, et le jeune homme est si amoureux de la jeune fille, qu’il m’a affirmé que, s’il ne la possédait pas, il mourrait ! Et puis quoi, à la fin ? Sourire-de-Lune est au moins aussi beau que la princesse Gemme, et il est le descendant d’une illustre lignée de rois, et il est lui-même roi d’un puissant empire terrestre ! Car enfin il n’y a pas seulement que ce stupide Salamandre qui soit roi ! Et puis que pourra-t-il m’objecter que je ne puisse résoudre en lui en opposant la contre-partie ? Il me dira que sa fille est riche, je lui dirai que notre fils est plus riche ! Que sa fille est belle, mais notre fils est plus beau ! Que sa fille est de noble lignée, mais notre fils est encore d’une plus noble lignée ! Et ainsi de suite, ô ma mère, jusqu’à ce que je le convainque qu’en somme il a tout à gagner en consentant à ce mariage ! En tout cas, c’est moi qui suis, par mon indiscrétion, la cause de l’affaire ; et il est juste que je prenne sur moi de la mener à bonne fin, au risque même de me faire casser les os et de rendre l’âme ! » Et la vieille reine Sauterelle, voyant qu’il n’y avait plus, en effet, que cette solution, dit en soupirant : « Qu’il eût été préférable, mon fils, de ne jamais susciter cette dangereuse affaire-là ! Mais puisque c’est la destinée, je me résous, mais bien à contre-foie, à te laisser partir. Mais je garde auprès de moi Sourire-de-Lune jusqu’à ton retour ; car je ne veux pas l’exposer ainsi, sans savoir rien de précis ! Pars donc sans lui, et surtout veille sur tes paroles, de peur qu’un mot malsonnant ne mette en fureur ce roi brutal et grossier, qui ne tient compte de rien et traite tout le monde avec une égale impertinence ! » Et Saleh répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Il se leva alors et prit avec lui deux grands sacs remplis de cadeaux de valeur destinés au roi Salamandre ; et il chargea ces deux sacs sur le dos de deux esclaves, et prit avec eux la route marine qui conduisait au palais du roi Salamandre…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT TRENTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… et prit avec eux la route marine qui conduisait au palais du roi Salamandre.

En arrivant au palais, le prince Saleh demanda la permission d’entrer parler au roi : et on la lui accorda. Et il entra dans la salle où se tenait, assis sur un trône d’émeraude et d’hyacinthe, le roi Salamandre le marin. Et Saleh lui fit ses souhaits de paix de la manière la plus choisie, et déposa à ses pieds les deux grands sacs, remplis de magnifiques cadeaux, que portaient les esclaves sur leur dos. Et le roi, à cette vue, rendit à Saleh ses souhaits de paix, l’invita à s’asseoir et lui dit : « Sois le bienvenu, prince Saleh ! Il y a longtemps que je ne t’ai vu, et j’en suis assez attristé ! Mais hâte-toi de me demander ce pour quoi tu es venu me voir ; car quand on fait un cadeau, c’est toujours dans l’espoir d’obtenir en retour une chose proportionnée ! Parle donc, et je verrai si je puis faire quelque chose pour toi ! » Alors Saleh s’inclina une seconde fois profondément devant le roi, et dit : « Oui ! j’ai une chose en commission que je ne veux obtenir que d’Allah et du roi magnanime, du vaillant lion, de l’homme généreux dont la renommée de gloire, de magnificence, de libéralité, de gracieuseté, de clémence et de bonté s’est étendue au loin des terres et des mers, et dont s’entretiennent avec admiration, le soir, sous les tentes, les caravanes ! » Et le roi Salamandre, à ce discours, diminua le froncement terrible de ses sourcils qui se rejoignaient, et dit : « Expose ta demande, ô Saleh, et elle entrera dans une oreille sensible et un esprit bien disposé ! Si je puis te satisfaire, je le ferai en t’évitant les retards ; mais si je ne le puis pas, ce ne sera pas par mauvais vouloir ! Car Allah, ô Saleh, ne demande point d’une âme un contenu qui dépasse sa capacité ! » Alors Saleh s’inclina devant le roi plus profondément encore que les deux premières fois, et dit : « Ô roi du temps, la chose que j’ai à te demander, tu peux, en vérité, me l’accorder, car elle est en ton pouvoir et sous ta seule autorité ! Et je ne me serais certainement pas hasardé à venir te la demander, si je n’avais pas eu d’avance la certitude qu’elle était dans les possibilités ! Car le sage a dit : « Si tu veux être agréé, ne demande pas l’impossible ! » Et moi, ô roi (qu’Allah te conserve pour notre bonheur !) je ne suis ni dément ni prétentieux ! Or donc, voici ! Sache, ô roi plein de gloire, que je viens chez toi en intermédiaire seulement ! Et c’est, ô roi magnanime, ô généreux, ô le plus grand, pour demander de toi la perle unique, le joyau inestimable, le trésor cacheté, ta fille la princesse Gemme, en mariage pour mon neveu le roi Sourire-de-Lune, fils du roi Schahramân et de la reine Fleur-de-Grenade, ma sœur, et maître de la Ville-Blanche et des royaumes terrestres qui s’étendent des frontières de la Perse jusqu’aux extrêmes limites du Khorassân ! »

Lorsque le roi Salamandre le marin eut entendu ce discours de Saleh, il se mit à rire tellement qu’il se renversa sur son derrière, et là il continua à se convulser et à se trémousser en donnant de grands coups de pieds en l’air ! Après quoi il se releva et, regardant Saleh en silence, il lui cria soudain : « Ho ! Ho ! » Et de nouveau il se mit à rire et à se convulser, et si fort et si longtemps qu’il finit par lancer un pet retentissant. Et, de la sorte, il se calma et dit à Saleh : « En vérité, ô Saleh, je t’ai toujours cru un homme sensé et pondéré, mais je vois bien à présent combien je me trompais ! Ou alors, dis-moi ! qu’as-tu fait de ton bon sens et de ta raison pour oser me faire une demande si folle ? » Mais Saleh, sans se troubler ni perdre contenance, répondit : « Je ne sais pas ! Mais il y a une chose certaine, c’est que le roi Sourire-de-Lune, mon neveu, est au moins aussi beau et aussi riche et d’une aussi noble lignée que ta fille, la princesse Gemme ! Et si la princesse Gemme n’est point faite pour un tel mariage, pour quelle chose alors est-elle faite, dis-le-moi ? Car le sage n’a-t-il point dit : « Pour la jeune fille il n’y a que le mariage ou le tombeau ! » C’est pourquoi les vieilles filles sont inconnues chez nous musulmans ! Hâte-toi donc, ô roi, de saisir cette occasion de sauver ta fille du tombeau ! »

À ces paroles, le roi Salamandre fut à la limite de la fureur, et, se levant sur ses deux pieds, avec les sourcils contractés et du sang dans les yeux, il cria à Saleh : « Ô chien des hommes, est-ce que ceux qui te ressemblent peuvent prononcer en public le nom de ma fille ? Quoi donc es-tu, toi, sinon un chien fils de chien ? Et qui est ton neveu Sourire-de-Lune ? Et qui est son père ? Et qui est ta sœur ? Tous, des chiens fils de chiens ! » Puis il se tourna vers ses gardes, et leur cria : « Hé, vous autres ! empoignez-moi cet entremetteur, et cassez-lui les os ! »

Aussitôt les gardes se précipitèrent sur Saleh et voulurent le saisir et le renverser ; mais, rapide comme l’éclair, il s’échappa de leurs mains et s’élança au dehors pour prendre la fuite. Mais là, à sa surprise extrême, il vit mille cavaliers montés sur des chevaux marins, et couverts de cuirasses d’acier et armés des pieds à la tête, et qui étaient tous de ses parents et des gens de sa maison ! Et ils venaient d’arriver à l’instant même, envoyés par sa mère la reine Sauterelle qui, ayant pressenti la mauvaise réception que pouvait lui faire le roi Salamandre, avait songé, par précaution, à envoyer ces mille hommes pour le défendre contre tout événement !

Alors Saleh, en peu de mots, leur raconta ce qui venait de se passer, et leur cria : « Et maintenant sus à ce roi stupide et fou ! » Alors les mille guerriers sautèrent de leurs chevaux, dégainèrent leurs glaives, et se précipitèrent en un seul bloc derrière le prince Saleh dans la salle du trône…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUARANTIÈME NUIT

Elle dit :

… Alors les mille guerriers sautèrent de leurs chevaux, dégainèrent leurs glaives, et se précipitèrent en un seul bloc derrière le prince Saleh dans la salle du trône.

Quant au roi Salamandre, lorsqu’il vit entrer avec fracas ce torrent subit de guerriers ennemis qui se répandaient comme les ténèbres de la nuit, il ne perdit point contenance et cria à ses gardes : « Sus à ce bouc des lâches et à son troupeau ! Et que vos sabres soient plus proches de leurs têtes que leur salive n’est proche de leurs langues ! »

Et aussitôt les gardes poussèrent leur cri de guerre : « Ya-lé-Salamandre ! » Et les guerriers de Saleh poussèrent leur cri de guerre : « Ya-lé-Saleh ! » Et les deux partis se ruèrent et s’entrechoquèrent comme les flots de la mer tumultueuse ! Et le cœur des guerriers de Saleh était plus ferme que le roc, et leurs sabres tournoyants se mirent à accomplir les arrêts du destin ! Et Saleh le valeureux, le héros au cœur de granit, le cavalier du sabre et de la lance, frappait les cous et transperçait les poitrines, avec des bonds à renverser les rochers des montagnes ! Oh ! la terrible mêlée ! Quel épouvantable carnage ! Que de cris étouffés dans les gosiers par la pointe des lances brunes ! Que de femmes rendues veuves avec leurs enfants orphelins !… Et le combat continuait acharné, les coups retentissaient, les corps gémissaient sous les blessures douloureuses, et les terres sous-marines tremblaient sous les chocs des guerriers pesants ! Mais que peuvent les sabres et toutes les armes contre les arrêts du destin ? Et depuis quand les créatures peuvent-elles retarder ou devancer l’heure marquée pour leur terme fatal ? Aussi, au bout d’une heure de lutte, les cœurs des gardes de Salamandre ne tardèrent pas à devenir semblables aux pots fragiles ; et tous, jusqu’au dernier, jonchèrent le sol autour du trône de leur roi. Et Salamandre, à cette vue, entra dans une telle rage que ses testicules extraordinaires, qui pendaient jusqu’à ses genoux, se rétractèrent jusqu’à son nombril ! Et il se précipita, en écumant, contre Saleh qui le reçut à la pointe de sa lance et lui cria : « Te voici, ô perfide et brutal, à la limite extrême de la mer de la perdition ! » Et, d’un coup retentissant, il le renversa sur le sol et l’y maintint solidement, jusqu’à ce que ses guerriers l’eussent aidé à le charger de liens et à lui attacher les bras derrière le dos ! Et voilà pour tous ceux-là !

Mais pour ce qui est de la princesse Gemme et de Sourire-de-Lune, voici !

Dès les premiers bruits de la bataille qui se livrait dans le palais, la princesse Gemme, affolée, s’était enfuie avec une de ses servantes, nommée Myrte, et, ayant traversé les régions marines, elle était montée à la surface de l’eau et avait continué sa course jusqu’à ce qu’elle eût atteint une île déserte où elle s’était sauvée en se cachant au haut d’un grand arbre feuillu. Et sa servante Myrte l’avait imitée, et s’était également cachée au haut d’un autre arbre où elle avait grimpé.

Or, le destin voulut que la même chose se passât au palais de la vieille reine Sauterelle. En effet, les deux esclaves qui avaient accompagné le prince Saleh au palais de Salamandre pour porter les sacs des cadeaux, s’étaient eux aussi, dès le commencement de la bataille, hâtés de se sauver et de courir annoncer la nouvelle du danger à la reine Sauterelle. Et le jeune roi Sourire-de-Lune, qui avait interrogé les esclaves à leur arrivée, avait été très alarmé de ces nouvelles peu rassurantes, et s’était considéré, en son âme, comme la cause première du grand danger que courait son oncle et du trouble apporté dans l’empire sous-marin. Aussi, comme il était très timide devant sa grand’mère Sauterelle, il n’avait pas eu le courage de se présenter devant elle après le danger où se trouvait, à cause de lui, le prince Saleh, son oncle. Et il avait profité du moment où sa grand’mère était occupée à écouter le rapport des esclaves, pour s’élancer du fond de la mer et remonter à la surface afin de retourner près de sa mère Fleur-de-Grenade, dans la Ville-Blanche. Mais comme il était ignorant du chemin à suivre, il s’était égaré et était arrivé dans la même île déserte où s’était sauvée la princesse Gemme. Dès qu’il eut touché terre, comme il se sentait fatigué de la course pénible qu’il venait de faire, il alla s’étendre au pied de l’arbre même où se trouvait la princesse Gemme. Et il ne savait pas que la destinée de chaque homme l’accompagne partout où il va, courût-il plus vite que le vent, et qu’il n’y a point de repos pour le poursuivi ! Et il ne se doutait point de ce que, du fond de l’éternité, lui réservait le sort mystérieux.

Une fois donc étendu au pied de l’arbre, il appuya sa tête sur son bras pour dormir, et soudain, en levant les yeux vers le haut de l’arbre, il rencontra le regard de la princesse et son visage, et il crut d’abord voir la lune elle-même entre les branches. Et il s’écria : « Gloire à Allah qui a créé la lune pour illuminer les soirs et éclairer la nuit ! » Puis, en regardant avec plus d’attention, il reconnut que c’était une beauté humaine, et qu’elle appartenait à une adolescente comme la lune…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUARANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… il reconnut que c’était une beauté humaine, et qu’elle appartenait à une adolescente comme la lune. Et il pensa : « Par Allah ! je vais tout de suite monter l’attraper et lui demander son nom ! Car elle ressemble étrangement au portrait admirable que m’a fait mon oncle Saleh de la princesse Gemme ! Et qui sait si ce n’est point elle-même ? Elle a dû peut-être prendre la fuite du palais de son père, dès le début du combat ! » Et, ému à l’extrême, il sauta sur ses pieds et, se tenant debout au-dessous de l’arbre, il leva les yeux vers l’adolescente et lui dit : « Ô but suprême de tout désir, qui es-tu et pour quel motif te trouves-tu dans cette île, au haut de cet arbre ? » Alors la princesse se pencha un peu vers le bel adolescent et lui sourit, et dit d’une voix chantante comme l’eau : « Ô charmant jouvenceau, ô très beau, je suis la princesse Gemme, fille du roi Salamandre le marin ! Et je suis ici, car j’ai fui ma patrie, et les demeures de la patrie, et mon père et ma famille, pour échapper au triste sort des vaincus ! Car le prince Saleh, à l’heure qu’il est, a dû réduire mon père en esclavage après avoir massacré tous ses gardes. Et il doit me chercher partout dans le palais ! Hélas ! hélas ! Ô dur exil loin des miens ! Ô malheureux sort du roi mon père ! Hélas ! hélas ! » Et de grosses larmes tombèrent de ses beaux yeux sur le visage de Sourire-de-Lune, qui levait les bras en l’air d’émotion et de saisissement, et qui finit par s’écrier : « Ô princesse Gemme, âme de mon âme, ô rêve de mes nuits sans sommeil, descends, de grâce ! de cet arbre, car je suis le roi Sourire-de-Lune fils de Fleur-de-Grenade, la reine native, comme toi, de la mer ! Ô ! descends, car je suis l’assassiné de tes yeux, l’esclave captif de ta beauté ! » Et l’adolescente, comme ravie, s’écria : « Ya Allah ! ô mon maître, c’est donc toi le beau Sourire-de-Lune, neveu de Saleh et fils de la reine Fleur-de-Grenade ? » Il dit : « Mais oui ! descends, je t’en prie ! » Elle dit : « Ô ! que mon père a donc été peu sage de refuser pour sa fille un époux tel que toi ! Que pouvait-il souhaiter de mieux ? Et où pouvait-il trouver un prince plus beau et plus charmant, sur la terre ou sous les mers ! Ô mon chéri, ne blâme pas trop le refus irréfléchi de mon père, car moi je t’aime ! Et si toi tu m’aimes grand comme un empan, moi je t’aime gros comme le bras ! Dès que je t’ai vu, l’amour que tu as pour moi s’est transporté dans mon foie, et je suis devenue la victime de ta beauté ! »

Et, après avoir prononcé ces paroles, elle se laissa glisser de l’arbre dans les bras de Sourire-de-Lune qui, à la limite de la jubilation, la serra contre sa poitrine et la dévora partout de baisers, alors qu’elle lui rendait caresse pour caresse et mouvement pour mouvement. Et Sourire-de-Lune, à ce contact délicieux, sentit son âme chanter de tous ses oiseaux, et s’écria : « Ô souveraine de mon cœur, ô princesse Gemme tant désirée, toi pour qui j’ai délaissé moi aussi mon royaume, ma mère et le palais de mes pères, certes ! mon oncle Saleh ne m’a détaillé que le quart à peine de tes charmes, alors que les trois autres quarts restent pour moi encore insoupçonnés ! Et il n’a pesé devant moi de ta beauté qu’un carat sur vingt-quatre carats, ô toute d’or ! » Et, ayant dit ces paroles, il continua à la couvrir de baisers, et à la caresser de mille manières. Puis, brûlant de se délecter enfin à sa croupe de bénédictions, sa main hardie descendit vers les glands du cordon. Et l’adolescente, comme pour l’aider dans cette opération, se leva, s’éloigna de quelques pas, et soudain elle étendit toute droite la main dans sa direction, et lui crachant au visage faute d’eau, lui cria : « Ô terrien, quitte ta forme humaine, et deviens un grand oiseau blanc avec le bec et les pieds rouges ! » Et aussitôt Sourire-de-Lune, à la limite de la stupéfaction, fut changé en oiseau aux plumes blanches, aux ailes lourdes et incapables de voler, et au bec et aux pieds rouges ! Et il se mit à regarder l’adolescente, avec des larmes dans les yeux !

Alors la princesse Gemme appela sa servante Myrte, et lui dit : « Prends cet oiseau, qui est le neveu du plus grand ennemi de mon père, de ce Saleh l’entremetteur qui a combattu mon père, et va le porter dans l’Île-Sèche, qui n’est pas loin d’ici, afin qu’il y meure de soif et de faim…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUARANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Prends cet oiseau, et va le porter dans l’Île-Sèche, afin qu’il y meure de soif et de faim ! »

Tout cela !

Car la princesse Gemme ne s’était montrée si gracieuse à l’égard de Sourire-de-Lune que pour s’approcher de lui sans inconvénient, et pouvoir de la sorte le métamorphoser en oiseau destiné à mourir d’inanition, et venger ainsi son père et les gardes de son père. Et voilà pour elle !

Quant à l’oiseau blanc ! Lorsque la servante Myrte, pour obéir à sa maîtresse Gemme, l’eut pris, malgré les battements désespérés d’ailes et les cris rauques qu’il poussait, elle eut pitié de lui et n’eut pas le cœur de le transporter dans l’Île-Sèche où l’attendait une si cruelle mort ! Et elle se dit en son âme sensible : « Je vais le porter plutôt dans un endroit où il ne puisse pas mourir d’une façon si cruelle, et où il attendra sa destinée ! Car qui sait si ma maîtresse ne se repentira pas bientôt de son premier mouvement, une fois revenue de sa colère, et ne me reprochera pas de lui avoir trop vite obéi ! » Et là-dessus elle transporta le captif dans une île verdoyante, plantée de toutes sortes d’arbres fruitiers et arrosée de frais ruisseaux, et l’y laissa, pour retourner auprès de sa maîtresse.

Or, laissons pour le moment l’oiseau dans l’île verte, et la princesse Gemme dans la première île, et revenons voir ce qu’est devenu le prince Saleh, victorieux de Salamandre.

Une fois qu’il eut fait enchaîner le roi Salamandre, il l’enferma dans un des appartements du palais, et se fit proclamer roi à sa place. Puis il se hâta de chercher partout la princesse Gemme, mais, bien entendu, il ne la trouva pas. Et lorsqu’il vit que toutes ses recherches étaient vaines, il revint dans son ancienne résidence mettre la reine Sauterelle, sa mère, au courant de tout ce qui venait de se passer. Puis il lui demanda : « Ô ma mère, où est mon neveu le roi Sourire-de-Lune ? » Elle répondit : « Je ne sais pas ! Il doit être en promenade avec ses cousines. Mais je vais envoyer tout de suite le chercher ! » Et comme elle disait ces paroles, les cousines entrèrent, et il n’était pas avec elles. Et on l’envoya chercher partout, mais, bien entendu, nulle part on ne le trouva. Alors la douleur du roi Saleh, de la grand’mère et des cousines fut extrême ; et ils se lamentèrent et pleurèrent beaucoup. Puis Saleh, la poitrine rétrécie, fut bien obligé d’envoyer prévenir de la chose sa sœur la reine Fleur-de-Grenade la marine, mère de Sourire-de-Lune.

Et Fleur-de-Grenade, à la limite de l’affolement, se hâta de plonger dans la mer et de courir au palais de Sauterelle, sa mère. Et, après les embrassades et les pleurs premiers, elle demanda : « Où est mon fils, le roi Sourire-de-Lune ? » Et la vieille mère, après de longs préambules, et des silences pleins de larmes, et, au milieu des sanglots des cousines assises en rond, raconta à sa fille toute l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter. Puis elle ajouta : « Et ton frère Saleh, qui a été proclamé roi à la place de Salamandre, a eu beau faire partout des recherches, il n’a pu encore retrouver les traces pas plus de notre fils Sourire-de-Lune que de la princesse Gemme, fille de Salamandre ! »

Lorsque Fleur-de-Grenade eut entendu ces paroles, le monde noircit devant son visage, et la désolation entra dans son cœur, et les sanglots du désespoir la secouèrent toute. Et, pendant un long temps, on n’entendit dans le palais sous-marin, que les cris de deuil des femmes, et les hoquets de la douleur.

Mais il fallut bientôt songer à remédier à un état de choses si étrange et si désolant. Aussi ce fut l’aïeule qui, la première, sécha ses larmes, et dit : « Ma fille, que ton âme ne s’attriste point outre mesure de cette aventure ; car il n’y a pas de raison pour que ton frère ne finisse point par retrouver ton fils Sourire-de-Lune ! Quant à toi, si tu aimes vraiment ton fils et si tu veilles sur ses intérêts, tu feras bien de retourner à ton royaume pour gérer les affaires et tenir à tous secrète la disparition de ton fils. Et Allah pourvoiera ! » Et Fleur-de-Grenade répondit : « Tu as raison, ma mère. Je vais rentrer ! Mais je t’en prie, oh ! de grâce ! ne cesse point de penser à mon fils, et que personne ne se relâche dans les recherches ! Car s’il lui arrive jamais quelque mal, je mourrai sans recours, moi qui ne vois la vie qu’à travers lui et ne goûte de joie qu’à sa vue ! » Et la reine Sauterelle répondit : « Certes ! ma fille, de tout cœur affectueux ! Sois donc sans crainte à ce sujet, et tranquillise ton esprit tout à fait ! » Alors Fleur-de-Grenade prit congé de sa mère, de son frère et de ses cousines, et, la poitrine bien oppressée et l’âme bien triste, elle regagna son royaume et sa ville…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUARANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… elle regagna son royaume et sa ville.

Or, maintenant, revenons à l’île verdoyante où la jeune Myrte à l’âme sensible avait déposé Sourire-de-Lune changé par la princesse Gemme en oiseau au plumage blanc, au bec et aux pieds rouges !

Lorsque l’oiseau Sourire-de-Lune se vit abandonné par la secourable Myrte, il se mit à pleurer abondamment ; puis, comme il avait faim et soif, il se mit à manger des fruits et à boire de l’eau courante, tout en pensant à son malheureux sort et en s’étonnant de se voir en oiseau. Et il eut beau essayer ses ailes pour s’envoler, elles ne purent le soutenir dans l’air, car il était très gros et très lourd. Et il finit par se résigner à sa destinée, en pensant : « À quoi me servirait d’ailleurs de quitter cette île, puisque je ne sais où me diriger, et que personne ne voudra reconnaître, à mon extérieur d’oiseau, le roi que je reste en mon dedans ? » Et il continua à vivre dans l’île, assez tristement ; et, le soir, il se juchait sur un arbre pour dormir.

Or, un jour qu’il se promenait tristement sur ses pattes, la tête basse, tant il avait de soucis, il fut aperçu par un oiseleur qui venait dans l’île tendre ses filets de chasse. Et l’oiseleur, charmé par l’aspect magnifique de ce gros oiseau qui n’avait point de pareil et dont le bec rouge et les pieds rouges tranchaient d’une façon si jolie sur la blancheur du plumage, se réjouit fort de pouvoir posséder un tel oiseau dont l’espèce lui était tout à fait inconnue. Il prit donc toutes ses précautions et, avec une adresse lente, il s’approcha derrière lui et d’un coup subtil lança sur lui son filet et le captura. Et, riche de cette belle pièce de gibier, il retourna à la ville d’où il était venu, en portant délicatement par les pattes le grand oiseau sur son épaule.

Et l’oiseleur, en arrivant en ville, se dit : « Par Allah ! moi, de ma vie, je n’ai vu un oiseau pareil à celui-ci, pas plus dans mes chasses sur terre que sur mer. Aussi je me garderai bien de le vendre à un acheteur ordinaire, qui ne peut en connaître ni le prix ni la valeur, et qui probablement le tuera et avec sa famille le mangera ; mais je vais aller le porter en cadeau au roi de la ville, qui s’émerveillera de sa beauté, et m’en dommagera précieusement ! » Et il alla au palais et le porta au roi qui, à sa vue, fut charmé à l’extrême, et admira surtout la belle couleur rouge du bec et des ailes. Et il l’accepta et donna dix dinars d’or à l’oiseleur qui embrassa la terre et s’en alla.

Alors le roi fit faire une grande cage avec un treillis en or, et y enferma le bel oiseau. Et il mit devant lui des grains de maïs et de blé, mais l’oiseau n’y porta point le bec. Et le roi, étonné, se dit : « Il n’en mange pas ! Je vais lui porter autre chose ! » Et il le fit sortir de la cage et mit devant lui du blanc de poulet, des tranches de viande et des fruits. Et aussitôt l’oiseau se mit à en manger avec un plaisir notoire, en faisant de petits cris et en gonflant ses plumes blanches. Et le roi, à cette vue, se trémoussa de joie et dit à un des esclaves : « Cours vite prévenir ta maîtresse, la reine, que j’ai acheté un oiseau prodigieux qui est un miracle d’entre les miracles du temps, afin qu’elle vienne l’admirer avec moi, et voir la façon merveilleuse dont il mange de tous ces mets dont ne se nourrissent pas d’ordinaire les oiseaux ! » Et l’esclave se hâta d’aller appeler la reine qui ne tarda pas à arriver.

Mais, dès qu’elle eut aperçu l’oiseau, la reine se couvrit vivement le visage de son voile, et, indignée, recula vers la porte et voulut sortir. Et le roi courut derrière elle et lui demanda, en la retenant par son voile : « Pourquoi te couvres-tu le visage, alors qu’ici il n’y a que moi, ton époux, et les eunuques et les servantes ? » Elle répondit : « Ô roi, sache que cet oiseau n’est point un oiseau, mais c’est un homme comme toi ! Et il n’est autre que le roi Sourire-de-Lune, fils de Schahramân et de Fleur-de-Grenade la marine. Et il a été ainsi métamorphosé par la princesse Gemme, fille de Salamandre le marin, qui vengea de la sorte son père vaincu par Saleh, oncle de Sourire-de-Lune ! »

En entendant ces paroles, le roi s’étonna à la limite de l’étonnement et s’écria : « Qu’Allah confonde la princesse Gemme et lui coupe la main ! Mais par Allah sur toi, ô fille de mon oncle, donne-moi des détails sur la chose ! » Et la reine, qui était la magicienne la plus insigne de son temps, lui raconta toute l’histoire sans en omettre un détail. Et le roi, prodigieusement émerveillé, se tourna vers l’oiseau et lui demanda : « Est-ce vrai tout cela ? » Et l’oiseau…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUARANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… se tourna vers l’oiseau et lui demanda : « Est-ce vrai tout cela ? » Et l’oiseau baissa la tête, en signe d’assentiment, et battit des ailes. Alors le roi dit à son épouse : « Qu’Allah te bénisse, ô fille de l’oncle ! Mais par ma vie devant tes yeux ! hâte-toi de le délivrer de cet enchantement ! ne le laisse pas dans ce tourment ! » Alors la reine, s’étant couvert tout à fait le visage, dit à l’oiseau : « Ô Sourire-de-Lune, entre dans cette grande armoire ! » Et l’oiseau obéit tout de suite et entra dans une grande armoire, cachée dans le mur, que la reine venait d’ouvrir ; et elle entra derrière lui, avec, à la main, une tasse d’eau sur laquelle elle prononça des paroles inconnues ; et l’eau se mit à bouillonner dans la tasse. Alors elle en prit quelques gouttes qu’elle lui lança au visage, en lui disant : « Par la vertu des Noms Magiques et des Puissantes Paroles, et par la majesté d’Allah l’Omnipotent, le Créateur du ciel et de la terre, le Résurrecteur des morts, le Fixateur des termes et le Distributeur des destinées, je t’ordonne de quitter cette forme d’oiseau et de reprendre celle que tu as reçue du Créateur ! »

Et aussitôt il trembla d’un tremblement, et se secoua d’une secousse, et revint à sa forme première. Et le roi, émerveillé, vit que c’était un adolescent qui n’avait pas son pareil sur la face de la terre. Et il s’écria : « Par Allah ! il mérite son nom de Sourire-de-Lune ! »

Or, dès que Sourire-de-Lune se vit revenu à son premier état, il s’écria : « La ilah ill’Allah, oua Môhammâd rassoul Allah ! » Puis il s’approcha du roi, lui baisa la main et lui souhaita une longue vie. Et le roi lui baisa la tête et lui dit : « Sourire-de-Lune, je te prie de me raconter toute ton histoire, dès ta naissance jusqu’aujourd’hui ! » Et Sourire-de-Lune raconta au roi, qui s’en émerveilla à l’extrême, toute son histoire, sans en omettre un détail.

Alors le roi, arrivé à l’extrême limite du plaisir, dit au jeune roi délivré de l’enchantement : « Que veux-tu maintenant, ô Sourire-de-Lune, que je fasse pour toi ? Parle-moi en toute confiance ! » Il répondit : « Ô roi du temps, je voudrais bien rentrer dans mon royaume ! Car, il y a déjà bien longtemps que j’en suis absent, et je crains beaucoup que les ennemis du trône ne profitent de mon éloignement pour usurper ma place. Et puis, ma mère doit être bien anxieuse de ma disparition ! Et qui sait si, dans le doute, elle survit encore à sa douleur et à ses soucis ? » Et le roi, touché par sa beauté et gagné par sa jeunesse et sa piété, répondit : « J’écoute et j’obéis ! » et il fit préparer sur l’heure un navire, muni de ses provisions, de ses agrès, de ses marins et de son capitaine, où le roi Sourire-de-Lune, après les souhaits de l’adieu et les remercîments, s’embarqua en se fiant à sa destinée.

Mais cette destinée lui réservait encore, dans l’invisible, d’autres aventures ! En effet, cinq jours après le départ, une tempête furieuse s’éleva qui désempara et brisa le navire contre une côte rocheuse, et seul Sourire-de-Lune, à cause de son imperméabilité, put se sauver à la nage et gagner la terre ferme.

Et au loin il vit émerger une ville comme une colombe très blanche, qui, située sur le sommet d’une montagne, dominait la mer. Et soudain, du haut de cette montagne, il vit s’approcher et dévaler sur lui, avec une rapidité d’ouragan, un galop forcené de chevaux, de mulets et d’ânes, innombrables comme les grains de sable. Et cette troupe galopante et effarée s’arrêta tout autour de lui. Et tous les ânes, avec les chevaux et les mulets, se mirent à lui faire de la tête des signes évidents qui signifiaient : « Retourne là d’où tu es venu ! » Mais comme il s’obstinait à rester, les chevaux se mirent à hennir et les mulets se mirent à souffler et les ânes se mirent à braire, mais c’étaient des hennissements, des souffles et des braiements de douleur et de désespoir. Et quelques-uns même se mirent notoirement à pleurer, en reniflant. Et ils poussaient du museau délicatement Sourire-de-Lune, immobile, qui se défendait de retourner à l’eau. Puis comme, au lieu de revenir sur ses pas, il allait de l’avant vers la ville, les animaux à quatre pieds se mirent à marcher qui devant lui, qui derrière lui, en lui faisant comme un cortège funèbre d’autant plus impressionnant que Sourire-de-Lune reconnaissait dans les cris qu’ils poussaient comme une vague psalmodie, en langue arabe, semblable à celle que poussent devant les morts les lecteurs du Korân…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUARANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… Sourire-de-Lune reconnaissait dans les cris qu’ils poussaient comme une vague psalmodie, en langue arabe, semblable à celle que poussent devant les morts les lecteurs du Korân.

Et Sourire-de-Lune, ne sachant plus s’il dormait, s’il était à l’état de veille, ou si tout cela n’était qu’un effet trompeur de son état de fatigue, se mit à marcher comme on marche dans les rêves, et arriva de la sorte sur la colline, à l’entrée de la ville perchée sur le sommet. Et il vit, assis à la porte d’une boutique de droguiste, un cheikh à barbe blanche auquel il se hâta de souhaiter la paix. Et le cheikh, de son côté, en le voyant si beau, fut charmé à l’extrême, et se leva, lui rendit son salam et s’empressa de faire de la main aux animaux à quatre pieds signe de s’éloigner. Et ils s’éloignèrent, tout en tournant la tête de temps à autre, comme pour marquer l’intensité de leurs regrets ; puis ils se dispersèrent de tous côtés et disparurent.

Alors Sourire-de-Lune, interrogé par le vieux cheikh, raconta en quelques mots son histoire, puis dit au cheikh : « Ô mon oncle vénérable, peux-tu me dire, à ton tour, quelle est cette ville, et qui sont ces étranges animaux à quatre pieds qui m’accompagnaient en se lamentant ? » Le cheikh répondit : « Mon fils, entre d’abord dans ma boutique, et assieds-toi là ! Car tu dois avoir besoin de nourriture. Et après, je te dirai ce que je puis te dire ! » Et il le fit entrer et s’asseoir sur un divan, au fond de la boutique, et lui apporta à manger et à boire. Et lorsqu’il l’eut bien restauré et rafraîchi, il l’embrassa entre les deux yeux et lui dit : « Remercie Allah, ô mon fils, qui t’a fait me rencontrer avant que t’ait vue la reine d’ici ! Si je ne t’ai rien dit encore, c’est que je craignais de te troubler et de t’empêcher de la sorte de manger avec délices ! Sache donc que cette ville s’appelle la Ville-des-Enchantements, et que celle qui règne ici s’appelle la reine Almanakh ! C’est une magicienne redoutable, une enchanteresse extraordinaire, une vraie cheitana ! Or, elle est sans cesse brûlée par le désir ! Et chaque fois qu’elle rencontre un étranger jeune, solide et beau qui débarque dans cette île, elle le séduit et se fait monter et copuler beaucoup de fois par lui, pendant quarante jours et quarante nuits. Or, comme au bout de ce temps, elle l’a complètement épuisé, elle le métamorphose en animal. Et comme, sous cette nouvelle forme d’animal, il récupère de nouvelles forces et de puissantes vertus, elle se métamorphose elle-même à sa guise, chaque fois, selon l’animal à qui elle a affaire, soit en jument, soit en ânesse, et se fait ainsi copuler par l’âne ou le cheval une quantité innombrable de fois. Après quoi, elle reprend sa forme humaine pour se faire de nouveaux amants et de nouvelles victimes parmi les beaux jeunes gens qu’elle rencontre. Et il lui arrive quelquefois, dans les nuits de ses désirs extrêmes, de se faire monter à tour de rôle par tous les quadrupèdes de l’île, et cela jusqu’au matin ! Et telle est sa vie !

« Or moi, comme je t’aime d’un grand amour, mon enfant, je ne voudrais pas te voir tomber entre les mains de cette enchanteresse inassouvie, qui ne vit que pour ce que je viens de te dire ! Et, comme tu es certainement le plus beau de tous les adolescents débarqués dans cette île, qui sait ce qui va arriver si tu es aperçu par la reine Almanakh !

« Quant aux ânes, aux mulets et aux chevaux qui, en t’apercevant, ont dévalé du haut de la montagne à ta rencontre, ce sont justement les jeunes gens métamorphosés par Almanakh. Et, comme ils te voyaient si jeune et si beau, ils eurent pitié de toi et voulurent d’abord, par leurs signes de tête, te décider à regagner la mer. Puis, comme ils te voyaient obstiné à rester, malgré leurs objurgations, ils t’accompagnèrent jusqu’ici en psalmodiant, dans leur langage, les formules funèbres, comme s’ils accompagnaient un homme mort à la vie humaine !

« Or, mon fils, la vie avec cette jeune reine Almanakh, l’enchanteresse, ne serait pas désagréable du tout, n’était l’abus qu’elle fait de celui que le sort lui donne comme amant.

« Pour moi, elle me redoute et me respecte, parce qu’elle sait que je suis plus versé qu’elle dans l’art de la sorcellerie et des enchantements. Seulement moi, mon fils, comme je suis un croyant en Allah et en son Prophète (sur Lui la prière et la paix !), je ne me sers point de la magie pour faire le mal ! Car le mal finit toujours par se tourner contre le malfaiteur  ! »

Or, à peine le vieux cheikh avait-il dit ces paroles, que de son côté s’avança un magnifique cortège de mille adolescentes comme des lunes, habillées de pourpre et d’or, qui vinrent se ranger en deux lignes le long de la boutique pour faire place à une adolescente plus belle qu’elles toutes, montée sur un cheval arabe étincelant de pierreries. Et c’était la reine Almanakh elle-même, la magicienne. Et elle s’arrêta devant la boutique, mit pied à terre, aidée par les deux esclaves qui tenaient la bride, et entra chez le vieux cheikh, qu’elle salua avec beaucoup de déférence. Puis elle s’assit sur le divan et, les yeux à demi-fermés, regarda Sourire-de-Lune. Et quel regard…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUARANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Puis elle s’assit sur le divan et, les yeux à demi fermés, regarda Sourire-de-Lune. Et quel regard ! Long, perforateur, câlin et étincelant ! Et Sourire-de-Lune se sentit transpercé comme d’un javelot ou brûlé d’un charbon ardent. Et la jeune reine se tourna vers le cheikh et lui dit : « Ô cheikh Abderrahmân, d’où as-tu pu avoir un pareil adolescent ? » Il répondit : « C’est le fils de mon frère. Il vient d’arriver chez moi de voyage ! » Elle dit : « Il est bien beau, ô cheikh ! Ne voudrais-tu pas me le prêter pour une nuit seulement ? Je ne ferais que causer avec lui, sans plus, et je te le rendrais intact demain matin ! » Il dit : « Me fais-tu le serment de ne jamais essayer de l’ensorceler ? » Elle répondit : « J’en fais le serment devant le maître des magiciens et devant toi, vénérable oncle ! » Et elle fit donner en cadeau, au cheikh, mille dinars d’or, pour lui marquer sa gratitude, et fit monter Sourire-de-Lune sur un merveilleux cheval couvert de pierreries, et l’emmena avec elle au palais. Et il apparaissait au milieu du cortège comme la lune au milieu des étoiles.

Or, Sourire-de-Lune, qui se résignait désormais à laisser agir la destinée, ne disait pas un mot et se laissait conduire sans montrer d’aucune manière ses sentiments.

Et la magicienne Almanakh, qui sentait ses entrailles brûler pour cet adolescent bien plus qu’elles n’avaient jamais brûlé pour ses amants passés, se hâta de le conduire dans une salle dont les murs étaient bâtis en or, et dont l’air était rafraîchi par un jet d’eau jaillissant d’un bassin de turquoise. Et elle alla se jeter avec lui sur un grand lit d’ivoire où elle commença par le caresser d’une façon si extraordinaire qu’il se mit à chanter et à danser de tous ses oiseaux ! Et elle n’était pas brutale du tout, au contraire ! Si délicate vraiment ! Aussi ! incalculables furent les saillies du coq sur l’infatigable poularde ! Et il se dit : « Par Allah ! elle est infiniment experte ! Et elle ne me bouscule pas ! Elle prend son temps, et moi également ! Aussi, comme je pense bien qu’il est impossible que la princesse Gemme soit aussi merveilleuse que cette enchanteresse, je veux rester ici toute ma vie, et ne plus penser ni à la fille de Salamandre, ni à mes parents, ni à mon royaume ! »

Et, de fait, il resta là quarante jours et quarante nuits, passant tout son temps avec la jeune magicienne, en festins, danses, chants, caresses, mouvements, assauts, copulations, et autres choses semblables, à la limite du plaisir et de la jubilation.

Et de temps en temps, pour rire, Almanakh lui demandait : « Ô mon œil, te trouves-tu mieux avec moi qu’avec ton oncle, dans la boutique ? » Et il répondait : « Par Allah ! ô ma maîtresse, mon oncle est un pauvre vendeur de drogues, mais toi tu es la thériaque même ! »

Or, comme ils étaient au soir du quarantième jour, la magicienne Almanakh, après un nombre infini d’assauts divers avec Sourire-de-Lune, fut plus agitée que de coutume et s’étendit pour dormir. Mais vers minuit, Sourire-de-Lune, qui feignait de dormir, la vit se lever du lit, avec un visage enflammé. Et elle alla au milieu de la salle où elle prit, dans un plateau de cuivre, une poignée de grains d’orge qu’elle jeta dans l’eau du bassin. Et, au bout de quelques instants, les grains d’orge germèrent, et leurs tiges sortirent de l’eau, et leurs épis mûrirent et se dorèrent. Alors la magicienne recueillit les grains nouveaux, les pila dans un mortier de marbre, y mélangea certaines poudres qu’elle tira de différentes boites, et en fit une pâte arrondie comme un gâteau. Puis elle mit le gâteau ainsi préparé sur la braise d’un réchaud et le fit cuire lentement. Alors elle le retira, l’enveloppa dans une serviette et alla le cacher dans une armoire, après quoi elle revint se coucher dans le lit à côté de Sourire-de-Lune, et s’endormit.

Mais le matin, Sourire-de-Lune, qui, depuis son entrée dans le palais de la magicienne, avait oublié le vieux cheikh Abderrahmân, se souvint de lui à propos et pensa qu’il était nécessaire d’aller le trouver pour le mettre au courant de ce qu’il avait vu faire à Almanakh pendant la nuit. Et il alla à la boutique du cheikh qui fut ravi de le revoir, l’embrassa avec effusion, le fit s’asseoir et lui demanda : « J’espère, mon fils, que tu n’as pas eu à te plaindre de la magicienne Almanakh, tout infidèle qu’elle soit ! » Il répondit : « Par Allah, mon bon oncle, elle m’a traité tout ce temps avec beaucoup délicatesse, et ne m’a bousculé en rien. Mais, cette nuit, j’ai senti qu’elle se levait, et, voyant son visage enflammé, j’ai feint de dormir, et je l’ai vue s’occuper d’une chose qui me fait tout craindre d’elle ! C’est pourquoi, ô mon vénérable oncle, je viens te consulter. » Et il lui raconta l’opération nocturne de la magicienne…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUARANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il lui raconta l’opération nocturne de la magicienne.

En entendant ces paroles, le cheikh Abderrahmân entra dans une grande colère, et s’écria : « Ah ! la maudite ! la perfide ! la parjure qui ne veut pas tenir son serment ! Rien ne la corrigera donc de sa mauvaise magie ! » Puis il ajouta : « Il est temps que je mette un terme à ses maléfices ! » Et il alla à une armoire, en tira une galette de tous points semblable à celle confectionnée par la magicienne, l’enveloppa dans un mouchoir et la remit à Sourire-de-Lune en lui disant : « Avec cette galette que je te donne, le mal qu’elle veut te faire va retomber sur elle. En effet, c’est au moyen de galettes confectionnées par elle et qu’elle donne à manger, au bout de quarante jours, à ses amants qu’elle les transforme en ces animaux à quatre pieds qui remplissent l’île. Mais toi, mon enfant, garde-toi bien de toucher au gâteau qu’elle te présentera ! Tâche, au contraire, de lui faire avaler un morceau de celui que je te donne ! Puis fais-lui exactement ce qu’elle aura essayé de te faire, en fait de sorcellerie, en prononçant sur elle les mêmes paroles qu’elle aura prononcées sur toi. Et, de la sorte, tu la changeras en tel animal qu’il te plaira ! Et tu la monteras et tu viendras me trouver. Et alors je saurai ce qu’il me restera à faire. » Et Sourire-de-Lune, après avoir remercié le cheikh de l’affection et de l’intérêt qu’il lui portait, le quitta et retourna au palais de la magicienne.

Et il trouva Almanakh qui l’attendait dans le jardin, assise devant une nappe servie, au milieu de laquelle, sur un plateau, se trouvait la galette préparée à minuit. Et, comme elle se plaignait de son absence, il lui dit : « Ô ma maîtresse, comme il y avait longtemps que je n’avais vu mon oncle, je suis allé lui rendre visite ; et il m’a reçu avec effusion et m’a servi à manger ; et, entre autres choses excellentes, il y avait des gâteaux si délicieux que je n’ai pu m’empêcher de t’en apporter un, pour te le faire goûter ! » Et il tira le petit paquet, dégagea le gâteau, et la pria d’en manger un morceau. Et Almanakh, pour ne pas le désobliger, rompit le gâteau et prit un morceau qu’elle avala. Puis, à son tour, elle offrit du sien à Sourire-de-Lune qui, pour ne pas la désobliger, en prit un morceau, mais, tout en faisant semblant de l’avaler, le fit glisser dans l’ouverture de son vêtement.

Aussitôt la magicienne, croyant qu’il avait réellement avalé le morceau de gâteau, se leva vivement, prit dans le bassin d’à côté un peu d’eau dans le creux de sa main et l’en aspergea en lui criant : « O jeune homme affaibli, deviens un âne puissant ! »

Mais quel ne fut pas l’étonnement de la magicienne en voyant que le jeune homme, loin de se transformer en âne, s’était levé à son tour et s’était vivement approché du bassin où il avait puisé un peu d’eau, pour l’en asperger en lui criant : « Ô perfide, quitte ta forme humaine et deviens ânesse ! »

Et, au même moment, avant qu’elle eût le temps de revenir de sa surprise, la magicienne Almanakh fut changée en ânesse. Et Sourire-de-Lune l’enfourcha et se hâta d’aller trouver le cheikh Abderrahmân auquel il raconta ce qui venait de se passer. Puis il lui livra l’ânesse qui faisait la rébarbative.

Alors le cheikh passa au cou de l’ânesse Almanakh une double chaîne qu’il fixa à un anneau dans la muraille. Puis il dit à Sourire-de-Lune : « Maintenant, mon fils, je vais m’occuper de mettre ordre aux affaires de notre ville, et je vais commencer par lever l’enchantement qui tient un si grand nombre de jeunes gens changés en animaux à quatre pieds. Mais, auparavant, je veux, bien qu’il m’en coûte beaucoup de me séparer de toi, te faire rentrer dans ton royaume, pour que cessent les inquiétudes de ta mère et de tes sujets ! Et, dans ce but, je vais te faire suivre le plus court chemin ! »

Et, ayant dit ces paroles, le cheikh mit deux doigts entre ses lèvres et lança un long et fort sifflement, et aussitôt apparut devant lui un grand genni à quatre ailes, qui se tint debout sur la pointe des pieds, et lui demanda le motif pour lequel il l’avait appelé. Et le cheikh lui dit : « Ô genni l’Éclair, tu vas prendre sur tes épaules le roi Sourire-de-Lune que voici, et tu vas le transporter en toute diligence à son palais, dans la Ville-Blanche ! » Et le genni l’Éclair se courba en deux, en baissant la tête ; et Sourire-de-Lune, après avoir baisé la main du cheikh, son libérateur, et l’avoir remercié, monta sur les épaules de l’Eclair, et, laissant pendre ses jambes sur sa poitrine, il se cramponna à son cou. Et le genni s’éleva dans les airs et vola avec la rapidité de la colombe messagère, en faisant avec ses ailes un bruit de moulin à vent…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUARANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… en faisant avec ses ailes un bruit de moulin à vent. Et, infatigablement, il voyagea pendant un jour et une nuit, et parcourut de la sorte un espace de six mois de chemin. Et il arriva au-dessus de la Ville-Blanche, et déposa Sourire-de-Lune sur la terrasse même de son palais. Puis il disparut.

Et Sourire-de-Lune, le cœur fondu aux souffles de la brise de sa patrie, se hâta de descendre dans l’appartement où, depuis sa disparition, se tenait sa mère, Fleur-de-Grenade, pleurant en silence et portant son deuil secrètement en son âme, pour ne point se trahir et tenter de la sorte les usurpateurs. Et il souleva le rideau de la salle, où se trouvaient précisément, en visite chez la reine, la vieille grand’mère Sauterelle, le roi Saleh, et les cousines. Et il entra, en souhaitant la paix à l’assistance, et courut se jeter dans les bras de sa mère, qui, en le voyant, tomba évanouie de joie et de saisissement. Mais elle ne tarda pas à reprendre ses sens, et, serrant son fils contre sa poitrine, elle pleura longtemps, toute secouée de sanglots, tandis que les cousines embrassaient les pieds de leur cousin, et que la grand’mère le tenait par une main et l’oncle Saleh par l’autre main. Et ils restèrent ainsi, dans la joie du retour, sans pouvoir prononcer une parole.

Mais lorsqu’il leur fut enfin permis de s’épancher en paroles, ils se racontèrent mutuellement leurs diverses aventures, et bénirent ensemble Allah le Bienfaiteur qui avait permis leur salut à tous et leur réunion.

Après quoi, Sourire-de-Lune se tourna vers sa mère et sa grand’mère et leur dit : « Il ne me reste plus maintenant qu’à me marier ! Et je persiste à ne vouloir me marier qu’avec la princesse Gemme, fille de Salamandre ! Car, en vérité, c’est une vraie gemme comme l’indique son nom ! » Et la vieille grand’mère répondit : « La chose, ô mon enfant, nous est maintenant aisée, car nous tenons toujours le père prisonnier dans son palais. » Et elle envoya aussitôt chercher Salamandre, que les esclaves firent entrer enchaîné des mains et des pieds. Mais Sourire-de-Lune ordonna qu’on le désenchaînât : et l’ordre fut exécuté sur l’heure.

Alors Sourire-de-Lune s’avança près de Salamandre, et, après s’être excusé d’avoir été la cause première des malheurs survenus, il lui prit la main qu’il baisa avec respect, et dit : « Ô roi Salamandre, ce n’est plus un intermédiaire qui te demande l’honneur de ton alliance ; mais c’est moi-même, Sourire-de-Lune, roi de la Ville-Blanche et du plus grand empire terrestre, qui te baise les mains et te demande ta fille Gemme en mariage. Et si tu ne veux pas me l’accorder, je mourrai. Et si tu acceptes, non seulement tu redeviendras roi dans ton royaume, mais je serai moi-même ton esclave ! »

À ces paroles, Salamandre embrassa Sourire-de-Lune, et lui dit : « Certes ! ô Sourire-de-Lune, nul plus que toi ne saurait mériter ma fille. Or, comme elle est soumise à mon autorité, elle acceptera ce désir de grand cœur ! Aussi me faut-il l’envoyer chercher dans l’île où elle se tient cachée depuis que j’ai été dépossédé du trône. » Et, en disant ces paroles, il fit venir de la mer un messager auquel il enjoignit d’aller immédiatement chercher la princesse dans l’île, et de la lui amener sans retard. Et le messager disparut, et ne tarda pas à revenir avec la princesse Gemme et sa servante Myrte.

Alors le roi Salamandre commença par embrasser sa fille, puis il la présenta à la vieille reine Sauterelle et à la reine Fleur-de-Grenade, et lui dit en lui montrant du doigt Sourire-de-Lune, ébahi d’admiration : « Sache, ô fille mienne, que je t’ai promise à ce jeune roi magnanime, à ce vaillant lion Sourire-de-Lune, fils de la reine Fleur-de-Grenade la marine, car il est certainement le plus beau des hommes de son temps, et le plus charmant, et le plus puissant, et le plus haut en rang et en noblesse, et de beaucoup ! Aussi je juge qu’il est fait pour toi, et que tu es faite pour lui…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUARANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … Aussi je juge qu’il est fait pour toi, et que tu es faite pour lui ! »

À ces paroles de son père, la princesse Gemme baissa les yeux avec modestie, et répondit : « Tes avis, ô mon père, sont ma règle de conduite, et ton affection vigilante est l’ombre où je me plais ! Et, puisque tel est ton désir, désormais l’image de celui que tu me choisis sera dans mes yeux, son nom sera dans ma bouche, et sa demeure dans mon cœur ! »

Lorsque les cousines de Sourire-de-Lune et les autres dames présentes eurent entendu ces paroles, elle firent retentir le palais de leurs cris de joie et de leurs lu-lu perçants. Puis le roi Saleh et Fleur-de-Grenade firent aussitôt mander le kâdi et les témoins pour écrire le contrat de mariage du roi Sourire-de-Lune et de la princesse Gemme. Et l’on célébra les noces en grande pompe et avec un faste tel que, pour la cérémonie du vêtement, on changea neuf fois la robe de la mariée. Quant au reste, la langue deviendrait poilue avant de réussir à en parler comme il sied. Aussi ! gloire à Allah qui unit entre elles les belles choses, et ne retarde la joie que pour donner le bonheur !


— Lorsque Schahrazade eut fini de raconter cette histoire, elle se tut. Alors la petite Doniazade s’écria : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces, et gentilles et savoureuses. Et que cette histoire est admirable ! » Et le roi Schahriar dit : « Certes ! ô Schahrazade, tu m’as appris bien des choses que j’ignorais ! Car je ne savais pas bien jusqu’aujourd’hui les choses du dessous des eaux. Et l’histoire d’Abdallah de la Mer et celle de Fleur-de-Grenade m’ont satisfait grandement ! Mais, ô Schahrazade, ne connaîtrais-tu pas une histoire tout à fait diabolique ? » Et Schahrazade sourit et répondit : « Justement, ô Roi, j’en connais une que je vais tout de suite te raconter ! »