Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 09/Histore de Khalife et du khalifat

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 9p. 251-332).


HISTOIRE DE KHALIFE ET DU KHALIFAT


Et Schahrazade dit :

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait, en l’antiquité du temps et le passé de l’âge et du moment, dans la ville de Baghdad, un homme qui était pêcheur de son métier et s’appelait Khalife. Et c’était un homme si pauvre, si malheureux et si dénué de tout, qu’il n’avait jamais pu réunir les quelques cuivres nécessaires pour se marier ; et il restait ainsi célibataire, tandis que les plus pauvres des pauvres avaient femme et enfants.

Or, un jour il prit, selon son habitude, ses filets sur son dos et vint au bord de l’eau pour les jeter de bon matin, avant l’arrivée des autres pêcheurs. Mais, dix fois de suite, il les jeta sans rien prendre du tout. Et son dépit en fut d’abord extrême ; et sa poitrine se rétrécit et son esprit devint perplexe ; et il s’assit sur le rivage en proie au désespoir. Mais il finit par calmer ses mauvaises pensées, et il dit : « Qu’Allah me pardonne mon mouvement ! Il n’y a de recours qu’en Lui ! Il pourvoit à la subsistance de ses créatures, et ce qu’Il donne personne ne peut nous l’ôter, et ce qu’Il refuse personne ne peut nous le donner ! Prenons donc les jours bons et les mauvais comme ils viennent, et préparons une poitrine gonflée de patience contre les malheurs. Car la mauvaise fortune est comme l’abcès qui ne crève et ne s’abolit que par des soins patients ! »

Lorsque le pécheur Khalife se fut réconforté l’âme par ces paroles, il se releva courageusement, et, s’étant retroussé les manches, serré la ceinture et relevé la robe, il lança ses filets dans l’eau aussi loin que pouvait donner son bras, et attendit un bon moment ; après quoi il attira à lui la corde, et tira dessus de toutes ses forces ; mais les filets étaient si lourds, qu’il dut prendre des précautions infinies pour les ramener sans les rompre. Il y réussit enfin, en s’y prenant délicatement ; et, les ayant devant lui, il les ouvrit, le cœur palpitant ; mais il n’y trouva qu’un gros singe borgne et estropié…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT CINQUANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… mais il n’y trouva qu’un gros singe borgne et estropié.

À cette vue, le malheureux Khalife s’écria : « Il n’y a de force et de puissance qu’en Allah ! En vérité nous appartenons à Allah et vers Lui nous retournerons ! Mais quelle fatalité me poursuit aujourd’hui ! Et que signifient cette chance désastreuse et ce sort calamiteux ? Que m’arrive-t-il donc en ce jour béni ? Mais tout cela est écrit par Allah (qu’Il soit exalté !) » Et, disant cela, il prit le singe et l’attacha par une corde à un arbre qui poussait sur le rivage ; puis il saisit un fouet qu’il avait sur lui, et, le levant en l’air, il voulut tomber sur le singe à coups bien appliqués, pour ainsi exhaler son désappointement. Mais soudain le singe, avec l’aide d’Allah, remua la langue et, avec un parler éloquent, dit à Khalife : « Ô Khalife, arrête ta main, et ne me frappe pas ! Laisse-moi plutôt attaché à cet arbre, et va encore une fois jeter ton filet dans l’eau, en te fiant à Allah qui te donnera ton pain du jour ! »

Lorsque Khalife eut entendu ce discours du singe borgne et estropié, il s’arrêta dans son geste menaçant et s’en alla vers l’eau où il jeta son filet, en laissant flotter la corde. Et lorsqu’il voulut la tirer à lui, il trouva le filet encore plus lourd que la première fois ; mais, en s’y prenant avec lenteur et précaution, il réussit à le ramener sur le rivage, et voici ! il trouva dedans un second singe, non point borgne ou aveugle, mais fort beau, avec les yeux allongés de kohl, les ongles teints de henné, les dents blanches et séparées par de jolis intervalles, et un derrière rose et non point de couleur crue comme le derrière des autres singes ; et il avait la taille prise dans un habit rouge et bleu, fort agréable à voir, et des bracelets d’or aux poignets et aux chevilles et des pendants d’or aux oreilles ; et il riait en regardant le pêcheur, et clignait des yeux et faisait du bruit avec sa langue.

À cette vue, Khalife s’écria : « C’est donc aujourd’hui la journée des singes ! Louanges à Allah qui a changé en singes les poissons de l’eau ! Je ne suis donc venu ici que pour faire une telle pêche ! Ô journée de poix, voilà ton commencement ! Tu es comme le livre dont on sait le contenu quand on en a lu la première page ! Mais tout cela ne m’arrive qu’à cause du conseil du premier singe ! » Et, disant ces paroles, il courut vers le singe borgne attaché à l’arbre, et leva sur lui son fouet qu’il fit tournoyer d’abord trois fois dans l’air, en criant : « Regarde, ô visage de mauvais augure, ce qui résulte pour moi du conseil que tu m’as donné ! De t’avoir écouté et d’avoir ouvert ma journée avec la vue de ton œil borgne et de ta difformité, me voici condamné à mourir de fatigue et de faim ! » Et il cingla du fouet son dos, et allait recommencer, quand le singe lui cria : « Ô Khalife, plutôt que de me frapper, va d’abord parler à mon compagnon, le singe que tu viens de tirer de l’eau ! Car, ô Khalife, le traitement que tu veux m’infliger ne te servira à rien, au contraire ! Écoute-moi donc, c’est pour ton bien ! » Et Khalife, fort perplexe, lâcha le singe borgne et revint près du second qui le voyait venir en riant de toutes ses dents. Et il lui cria : « Et toi, ô visage de poix, qui donc peux-tu être ? » Et le singe aux beaux yeux répondit : « Comment, ô Khalife ! Ne me reconnais-tu donc pas ? » Il dit : « Non ! je ne te connais pas ! Parle vite, ou bien ce fouet va s’abaisser sur ton derrière ! » Et le singe répondit : « Ce langage, ô Khalife, n’est pas convenable ! Et tu ferais bien mieux de me parler autrement, et de retenir mes réponses, qui t’enrichiront ! » Alors Khalife jeta le fouet loin de lui, et dit au singe : « Me voici prêt à t’écouter, ô seigneur singe, roi de tous les singes ! » Et l’autre dit : « Sache alors, ô Khalife, que j’appartiens à mon maître le changeur juif Abou-Saada, et que c’est à moi qu’il doit sa fortune et sa réussite dans les affaires ! » Khalife demanda : « Et comment cela ? » Il répondit : « Simplement parce que le matin je suis la première personne dont il regarde le visage, et la dernière dont le soir il prend congé avant de s’endormir ! » Et Khalife, à ces paroles, s’écria : « Le proverbe n’est donc pas vrai qui dit : Calamiteux comme le visage du singe… ? » Puis il se tourna vers le singe borgne, et lui cria : « Tu entends, toi, n’est-ce pas ? Ton visage ce matin ne m’a apporté que de la fatigue et du désappointement ! Ce n’est pas comme ton frère que voici ! » Mais le singe aux beaux yeux dit : « Laisse mon frère tranquille, ô Khalife, et écoute-moi enfin ! Commence donc, pour éprouver la vérité de mes paroles, par m’attacher au bout de la corde qui tient à tes filets, et jette-les à l’eau encore une fois. Et tu verras de la sorte si je te porte bonheur…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT CINQUANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et tu verras de la sorte si je te porte bonheur ! »

Alors Khalife fit ce que le singe venait de lui conseiller, et, ayant jeté ses filets, amena un magnifique poisson, gros comme un mouton, avec des yeux comme deux dinars d’or, et des écailles comme des diamants. Et, glorieux comme s’il était devenu le maître de la terre et de ses dépendances, il vint le porter en triomphe au singe aux beaux yeux qui lui dit : « Tu vois bien ! Maintenant va ramasser de bonnes herbes fraîches, mets en au fond de ton panier, place le poisson dessus, couvre le tout d’une nouvelle couche d’herbes et, nous laissant nous deux, les singes, attachés à cet arbre, prends le panier sur ton épaule et va le porter dans la ville de Baghdad. Et si les passants t’interrogent sur ce que tu portes, ne leur réponds pas un mot. Et tu entreras dans le souk des changeurs, et tu trouveras au milieu du souk la boutique de mon maître Abou-Saada le juif, cheikh des changeurs. Et tu le trouveras assis sur un divan avec un coussin derrière lui, et deux caisses devant lui, l’une pour l’or et l’autre pour l’argent. Et tu trouveras chez lui des jeunes garçons, des esclaves, des serviteurs et des employés. Alors, toi, tu t’avanceras près de lui, tu déposeras le panier à poisson devant lui et tu lui diras : « Ô Abou-Saada, voici ! Moi je suis allé aujourd’hui à la pêche, et j’ai jeté les filets en ton nom, et Allah a envoyé ce poisson qui est dans ce panier ! » Et tu découvriras délicatement le poisson. Alors il te demandera : « L’as-tu déjà proposé à un autre qu’à moi ? » Toi, dis-lui : « Non, par Allah ! » Et lui, il prendra le poisson et t’offrira, comme prix, un dinar. Mais tu le lui retourneras. Et il t’offrira deux dinars ; mais tu les lui retourneras. Et chaque fois qu’il te fera une offre, tu la repousseras, même s’il t’offre le poids en or du poisson ! N’accepte donc rien de lui, fais-y bien attention. Et il te dira : « Dis-moi alors ce que tu désires ! » Et toi tu lui répondras : « Par Allah ! je ne vends le poisson que contre deux paroles ! » Et s’il te demande : « Quelles sont ces deux paroles ? » Tu lui répondras : « Lève-toi sur tes pieds et dis : « Soyez témoins, ô vous tous qui êtes présents dans le souk, que je consens à échanger le singe de Khalife le pêcheur contre mon singe, que je troque ma chance contre sa chance et mon lot de bonheur contre son lot de bonheur ! » Et toi tu ajouteras, en t’adressant à Abou-Saada : « Tel est le prix de mon poisson. Car je n’ai que faire de l’or ! Je n’en connais ni l’odeur, ni le goût, ni l’utilité ! » Ainsi tu parleras, ô Khalife ! Et si le juif consent à ce marché, moi, étant devenu ta propriété, tous les jours de bon matin je te souhaiterai le bonjour, et le soir je te souhaiterai le bonsoir ; et de la sorte je te porterai bonheur, et tu gagneras cent dinars dans ta journée. Quant à Abou-Saada le juif, il inaugurera tous les matins sa journée par la vue de ce singe borgne et estropié, et il aura tous les soirs la même vision ; et Allah l’affligera chaque jour d’une nouvelle exaction ou d’une corvée ou d’une avanie ; et, de la sorte, au bout de peu de temps, il sera ruiné et, n’ayant plus rien entre les mains, il sera réduit à la mendicité ! Ainsi donc, ô Khalife, retiens bien ce que je viens de te dire, et tu prospéreras et tu te trouveras dans le droit chemin vers le bonheur ! »

Lorsque Khalife le pêcheur eut entendu ce discours du singe, il répondit : « J’accepte ton conseil, ô roi de tous les singes ! Mais alors que faut-il que je fasse de ce borgne de malheur ? Faut-il le laisser attaché à l’arbre ? Car je suis bien perplexe à son sujet ! Puisse Allah ne le bénir jamais ! » Il répondit : « Lâche-le plutôt, pour qu’il retourne à l’eau. Et lâche-moi également. C’est mieux ! » Il répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il s’approcha du singe borgne et estropié, et le détacha de l’arbre ; et il rendit aussi la liberté au singe conseiller. Et aussitôt, en deux gambades, ils furent dans l’eau où ils plongèrent et disparurent.

Alors Khalife prit le poisson, le lava, le mit dans le panier au-dessus de l’herbe verte et fraîche, le couvrit d’herbe également, prit le tout sur son épaule, et s’en alla à la ville, en chantant de tout son gosier.

Or, lorsqu’il fut entré dans les souks, les gens et les passants le reconnurent et, comme d’habitude ils plaisantaient avec lui, ils se mirent à lui demander : « Que portes-tu, ô Khalife ! » Mais il ne leur répondait pas et ne les regardait même pas, et cela tout le long du chemin. Et il arriva de la sorte au souk des changeurs, et il suivit les boutiques une à une jusqu’à ce qu’il fût arrivé à celle du juif. Et il le vit lui-même qui était assis majestueusement au milieu de sa boutique, sur un divan, avec, empressés à son service, des serviteurs en nombre, de tout âge et de toute couleur ; et il avait ainsi l’air d’être un roi du Khorassân ! Et Khalife, après s’être bien assuré qu’il avait affaire au juif lui-même, s’avança jusque entre ses mains, et s’arrêta. Et le juif leva la tête vers lui et, l’ayant reconnu, lui dit : « Aisance et famille, ô Khalife ! Sois le bienvenu…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT CINQUANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Aisance et famille, ô Khalife ! Sois le bienvenu ! Et dis-moi quelle est ton affaire et ce que tu désires. Et si quelqu’un par hasard t’a dit de mauvaises paroles ou t’a froissé ou t’a bousculé, hâte-toi de me le dire afin que j’aille avec toi trouver le wali, et lui demander réparation du tort ou du dommage qu’on t’a causé ! » Il lui répondit : « Non, par la vie de ta tête, ô chef des juifs et leur couronne, personne ne m’a dit de mauvaises paroles ni ne m’a froissé ni ne m’a bousculé, bien au contraire ! Mais moi je sortis aujourd’hui de ma maison et m’en allai sur le rivage et jetai, à ta chance et en ton nom, mes filets dans l’eau. Et je les retirai et trouvai dedans ce poisson-ci ! » Et, parlant de la sorte, il ouvrit son panier, tira délicatement le poisson de son lit d’herbes, et le présenta avec ostentation au changeur juif. Et lorsque celui-ci vit ce poisson, il le trouva admirable et s’écria : « Par le Pentateuque et les Dix Commandements ! sache, ô pêcheur, que moi j’étais hier endormi quand je vis en songe la Vierge Marie m’apparaître pour me dire : « Ô Abou-Saada, demain tu auras de moi un cadeau ! » Or, c’est ce poisson-ci qui doit être le cadeau en question, sans aucun doute ! » Puis il ajouta : « Par ta religion, dis-moi, ô Khalife, as-tu déjà montré ou proposé ce poisson à quelqu’un d’autre que moi ? » Et Khalife lui répondit : « Non, par Allah ! je le jure par la vie d’Abou-Bekr le Sincère, ô chef des juifs et leur couronne, personne, hormis toi, ne l’a encore vu ! » Alors le juif se tourna vers l’un de ses jeunes esclaves et lui dit : « Toi, viens ici ! Prends ce poisson et va le porter à la maison, et dis à ma fille Saada de le nettoyer, d’en faire frire la moitié et d’en griller l’autre moitié, et de me tenir le tout au chaud jusqu’à ce que j’aie fini d’expédier les affaires et que je puisse rentrer à la maison ! » Et Khalife, pour renforcer l’ordre, dit au garçon : « Oui, ô garçon, recommande bien à ta maîtresse de ne pas le brûler, et fais-lui voir la belle couleur de ses branchies ! » Et le garçon répondit : « J’écoute et j’obéis, ô mon maître ! » Et il s’en alla.

Quant au juif ! Il tendit du bout des doigts un dinar à Khalife le pêcheur, en lui disant : « Prends ceci pour toi, ô Khalife, et dépense-le sur ta famille ! » Et lorsque Khalife eut pris instinctivement le dinar, et l’eut vu briller dans sa paume, lui qui de sa vie n’avait encore vu de l’or et n’en soupçonnait même pas la valeur, il s’écria : « Gloire au Seigneur, Maître des trésors et Souverain des richesses et des domaines ! » Puis il fit quelques pas pour s’en aller, quand il se rappela tout d’un coup la recommandation du singe aux beaux yeux et, revenant sur ses pas, il jeta le dinar devant le juif et lui dit : « Prends ton or et rends le poisson du pauvre monde ! Crois-tu donc pouvoir impunément te moquer des pauvres comme moi ? »

Lorsque le Juif eut entendu ces paroles, il crut que Khalife voulait plaisanter avec lui ; et, tout en riant de la chose, il lui tendit trois dinars au lieu d’un ! Mais Khalife lui dit : « Non, par Allah ! assez de ce jeu déplaisant ! Crois-tu vraiment que je me résoudrai jamais à vendre mon poisson pour un prix si dérisoire ? « Alors le Juif lui tendit cinq dinars au lieu de trois, et lui dit : « Prends ces cinq dinars pour prix de ton poisson, et laisse de côté l’avidité ! » Et Khalife les prit dans sa main et s’en alla bien content ; et il les regardait, ces dinars d’or, et s’en émerveillait et se disait : « Gloire à Allah ! Il n’y a certes pas chez le khalifat de Baghdad ce qu’il y a dans ma main aujourd’hui ! » Et il continua son chemin jusqu’à ce qu’il fût arrivé au bout du souk.

Alors il se souvint des paroles du singe et de la recommandation qu’il lui avait faite ; et il s’en revint chez le juif et lui jeta l’or avec mépris. Et le juif lui demanda : « Qu’as-tu donc, ô Khalife, et que demandes-tu ? Veux-tu changer tes dinars d’or en drachmes d’argent ? » Il répondit : « Je ne veux ni tes drachmes ni tes dinars, mais je veux que tu me rendes le poisson du pauvre monde ! »

À ces paroles, le juif se fâcha, et cria et dit : « Comment, ô pêcheur ! Tu m’apportes un poisson qui ne vaut pas un dinar, et je t’en donne cinq dinars, et tu n’es pas satisfait ! Es-tu fou ? Ou bien veux-tu enfin me dire à combien tu veux me le céder ? » Khalife répondit : « Je ne veux le céder ni pour de l’argent, ni pour de l’or ; mais je veux le vendre moyennant deux paroles, seulement ! » Lorsque le juif eut entendu qu’il était question de deux paroles, il crut qu’il s’agissait des deux paroles qui servent de formule pour la profession de foi de l’Islam, et que le pêcheur lui demandait, pour un poisson, d’abjurer sa religion ! Aussi, de colère et d’indignation, ses yeux saillirent jusqu’au sommet de sa tête, et sa respiration s’arrêta, et sa poitrine se creusa, et ses dents grincèrent ; et il s’écria : « Ô rognure d’ongle des musulmans ! tu veux donc me séparer de ma religion pour ton poisson, et me faire abjurer ma foi et ma loi, celles qu’avant moi professaient mes pères ? » Et il héla ses serviteurs qui accoururent entre ses mains, et il leur cria : « Malheur ! Sus à ce visage de poix, et prenez-le-moi par la nuque et appliquez-lui une bastonnade soignée qui lui mette la peau en lambeaux ! Et ne l’épargnez pas…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT CINQUANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et ne l’épargnez pas ! » Et aussitôt les serviteurs lui tombèrent dessus à coups de bâton, et ne cessèrent de le frapper que lorsqu’il eut roulé jusqu’au bas des marches de la boutique ! Et le juif leur dit : « Laissez-le maintenant se relever ! » Et Khalife se releva debout sur ses pieds, malgré les coups reçus, comme s’il n’avait rien senti ! Et le juif lui demanda : «  Veux-tu maintenant me dire le prix que tu prétends recevoir pour ton poisson ? Je suis prêt à te le donner, pour en finir ! Et songe au traitement guère enviable que tu viens de subir ! » Mais Khalife se mit à rire et répondit : « N’aie aucune crainte à mon sujet, ô mon maître, pour ce qui est des coups de bâton ; car, moi, je puis supporter autant de coups que peuvent en manger dix ânes à la fois ! Je n’en suis guère impressionné. » Et le juif se mit également à rire de ces paroles, et lui dit : « Par Allah sur toi ! dis-moi ce que tu désires, et, moi, je te le jure par la vérité de ma foi, je te l’accorderai ! » Alors Khalife répondit : « Je te l’ai déjà dit ! Je ne te demande pour ce poisson que deux paroles seulement ! Et ne va pas encore croire qu’il s’agit pour toi de prononcer notre acte de foi musulman ! Car, par Allah ! ô juif, si tu deviens musulman, ton islamisation ne sera d’aucun avantage pour les musulmans et d’aucun tort pour les juifs ; et si, au contraire, tu t’obstines à rester dans ta foi impie et ton erreur de mécréant, ta mécréantise ne sera d’aucun tort pour les musulmans et d’aucun avantage pour les juifs ! Mais, moi, les deux paroles que je te demande, c’est autre chose ! Je désire que tu te lèves sur tes deux pieds et que tu dises : « Soyez témoins de mes paroles, ô habitants du souk, ô marchands de bonne foi : je consens, de ma propre volonté, à changer mon singe contre le singe de Khalife, et à troquer ma chance et mon sort en ce monde contre sa chance et son sort, et mon bonheur contre son bonheur ! »

À ce discours du pêcheur, le juif dit : « Si c’est là ta demande, la chose m’est aisée ! » Et, à l’heure et à l’instant, il se leva sur ses deux pieds, et dit les paroles que lui avait demandées Khalife le pêcheur. Après quoi il se tourna vers lui, et lui demanda : « Te reste-t-il encore quelque chose chez moi ? » Il répondit : « Non ! » Le Juif dit : « Alors, va-t’en en sécurité ! » Et Khalife, sans plus tarder, se leva, prit son panier vide et ses filets et retourna sur le rivage.

Alors, se fiant à la promesse du singe aux beaux yeux, il jeta ses filets à l’eau puis les ramena, mais avec de grandes difficultés, tant ils étaient pesants, et il les trouva pleins de poissons de toutes les espèces. Et aussitôt passa près de lui une femme qui tenait en équilibre sur sa tête un plateau, et qui lui demanda du poisson pour un dinar ; et il lui en vendit. Et un esclave vint également à passer et lui prit du poisson pour un second dinar. Et, ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il eût vendu pour cent dinars, ce jour-là ! Alors, triomphant à la limite du triomphe, il prit ses cent dinars, et rentra dans le misérable logis où il demeurait, près du marché aux poissons. Et lorsque vint la nuit, il fut très inquiet de tout cet argent qu’il possédait, et se dit en lui-même, avant de s’étendre sur sa natte pour dormir : « Ô Khalife, tout le monde dans le quartier sait que tu es un pauvre homme, un malheureux pêcheur sans rien entre les mains ! Or, maintenant, te voici devenu possesseur de cent dinars d’or ! Et les gens vont le savoir, et le khalifat Haroun Al-Rachid finira par le savoir également, et, un jour qu’il sera à court d’argent, il enverra chez toi les gardes pour te dire : « J’ai besoin de tant d’argent, et j’ai appris que tu avais chez toi cent dinars. Or, je viens te les emprunter ! » Alors moi je prendrai mon air le plus piteux, et je me lamenterai en me donnant de grands coups sur la figure, et je répondrai : « Ô émir des Croyants, je suis un pauvre, un rien du tout ! Comment aurais-je cette somme fabuleuse ? Par Allah ! celui qui t’a raconté la chose est un insigne menteur ! Je n’ai jamais eu et je n’aurai jamais pareille somme ! » Alors, pour me soutirer mon argent et me faire avouer l’endroit où je l’aurai caché, il me livrera au chef de la police Ahmad-la-Teigne, qui me fera ôter mes habits et me donnera la bastonnade jusqu’à ce que j’avoue et que je lui livre les cent dinars. Or, moi, maintenant, je pense que ce qu’il y a de mieux à faire, pour me tirer de cette mauvaise passe, c’est de ne point avouer ! Et pour ne point avouer, il faut que j’accoutume ma peau aux coups, bien que, Allah soit loué ! elle soit déjà passablement endurcie ! Mais il faut qu’elle le soit tout à fait, afin que ma délicatesse native ne regimbe pas sous les coups, et ne me fasse faire ce que mon âme ne désire point ! »

Ayant pensé de la sorte, Khalife n’hésita pas davantage, et il mit à exécution le projet que son âme de mangeur de haschich lui suggérait. Il se leva donc à l’instant, se mit complètement nu…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT CINQUANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Ayant pensé de la sorte, Khalife n’hésita pas davantage, et il mit à exécution le projet que son âme de mangeur de haschich lui suggérait. Il se leva donc à l’instant, se mit complètement nu, et prit un coussin en peau, qu’il avait, et le pendit devant lui à un clou de la muraille ; puis, saisissant un fouet de cent quatre-vingts nœuds, il se mit à donner alternativement un coup sur sa propre peau et un coup sur la peau du coussin, et à pousser en même temps de grands cris comme s’il était déjà en présence du chef de la police et obligé de se défendre de l’accusation. Et il criait : « Aïe ! Hélas ! Par Allah, mon seigneur, c’est un mensonge ! Aïe ! un grand mensonge ! Hélas ! Aïe ! des paroles de perdition contre moi ! Ouh ! Ouh ! comme je suis délicat ! Tous des menteurs ! Je suis un pauvre ! Allah ! Allah ! un pauvre pêcheur ! Je ne possède rien ! Aïe ! rien des biens méprisables de ce monde ! Si ! je possède ! non ! je ne possède pas ! Si ! je possède ! non, je ne possède pas ! » Et il continua de la sorte à s’administrer ce remède, en donnant tantôt un coup sur sa peau, et tantôt un coup sur le coussin ; et, quand il avait trop mal, il oubliait son tour, et donnait deux coups au coussin ; et il finit même par ne plus se donner qu’un coup sur trois, puis sur quatre, puis sur cinq !

Tout cela !

Et les voisins, qui entendaient les cris et les coups résonner dans la nuit, et les marchands du quartier finirent par s’émouvoir et se dirent : « Que peut-il donc être arrivé à ce pauvre garçon pour qu’il crie de la sorte ? Et que sont ces coups qui pleuvent sur lui ? Peut-être sont-ce des voleurs qui l’ont surpris et qui le battent à le faire mourrir ! » Et alors, comme les cris et les hurlements ne faisaient qu’augmenter d’intensité, et que les coups devenaient de plus en plus nombreux, ils sortirent tous de leurs maisons, et coururent à la maison de Khalife. Mais comme ils en trouvèrent la porte fermée, ils se dirent : « Les voleurs ont dû entrer chez lui de l’autre côté, en descendant par la terrasse ! » Et ils montèrent sur la terrasse voisine et de là sautèrent sur la terrasse de Khalife, et descendirent chez lui en passant par l’ouverture du haut. Et ils le trouvèrent seul et tout nu, et en train de se donner des coups alternés, avec le fouet, et de pousser en même temps des hurlements et des protestations d’innocence ! Et il se démenait comme un éfrit, en sautant sur ses jambes !

À cette vue, les voisins, stupéfaits, lui demandèrent : « Qu’as-tu donc, Khalife ? Et quelle est l’affaire ? Les coups que nous entendions et tes hurlements ont mis tout le quartier en émoi, et nous ont tous empêchés de dormir ! Et nous voici avec des cœurs battant tumultueusement ! » Mais Khalife leur cria : « Que voulez-vous de moi, vous autres ? Est-ce que je ne suis plus le maître de ma peau, et ne puis-je pas en paix l’accoutumer aux coups ? Est-ce que je sais, moi, ce que peut me réserver l’avenir ? Allez, braves gens ! Vous feriez bien mieux de faire comme moi et de vous administrer ce même traitement ! Vous n’êtes pas plus que moi à l’abri des exactions et des avanies ! » Et, sans plus faire attention à leur présence, Khalife continua à hurler sous les coups qui claquaient sur le coussin, en pensant qu’ils tombaient sur sa propre peau.

Alors les voisins, voyant cela, se mirent à rire tellement qu’ils se renversèrent sur leur derrière, et finirent par s’en aller comme ils étaient venus.

Quant à Khalife, il se fatigua au bout d’un certain temps mais ne voulut point fermer l’œil, par crainte des voleurs, tant il était dans l’embarras de sa fortune nouvelle. Et le matin, avant d’aller à son travail, il pensait encore à ses cent dinars, et se disait : « Si je les laisse dans mon logis, ils seront volés certainement ; si je les serre autour de ma taille dans une ceinture, ils seront remarqués par quelque larron qui se mettra à l’affût dans un endroit solitaire pour attendre mon passage, et me sautera dessus, me tuera et me dépouillera. Aussi je vais faire mieux que tout cela ! » Alors il se leva, déchira son caban en deux, confectionna un sac avec l’une des moitiés, et enferma l’or dans ce sac qu’il pendit à son cou au moyen d’une ficelle. Après quoi, il prit ses filets, son panier et son bâton, et s’achemina vers le rivage. Et arrivé là, il saisit ses filets et de toute la force de son bras, il les lança dans l’eau. Mais le mouvement qu’il fit était si brusque et si peu mesuré, que le sac d’or sauta de son cou et suivit les filets dans l’eau ; et la force du courant l’entraîna au loin dans les profondeurs.

À cette vue, Khalife lâcha ses filets, se dévêtit en un clin d’œil en jetant ses vêtements sur le rivage, sauta dans l’eau et plongea à la recherche de son sac ; mais il ne réussit point à le retrouver. Alors il plongea une seconde fois et une troisième fois et ainsi de suite jusqu’à cent fois, mais inutilement. Alors, désespéré et à bout de forces, il remonta sur le rivage et voulut se vêtir ; mais il constata que ses vêtements avaient disparu, et il ne trouva que son filet, son panier et son bâton. Alors il frappa ses mains l’une contre l’autre et s’écria : « Ah ! les vils chenapans qui m’ont volé mes habits ! Mais tout cela ne m’arrive que pour donner raison au proverbe qui dit : Le pèlerinage ne s’achève pour le chamelier que lorsqu’il a enculé son chameau…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Le pèlerinage ne s’achève pour le chamelier que lorsqu’il a enculé son chameau ! » Il se décida alors à s’envelopper de son filet, faute de mieux, puis il prit son bâton à la main et, son panier sur son dos, il se mit à parcourir le rivage à grandes enjambées, en allant de côté et d’autre, à droite, à gauche, en avant et en arrière, haletant et désordonné et enragé comme un chameau en rut, et semblable en tous points à quelque éfrit rebelle échappé de l’étroite prison d’airain où le tenait enfermé Soleïmân !

Et voilà pour Khalife le pêcheur !

Mais pour ce qui est du khalifat Haroun Al-Rachid, dont il va être ici question, voici !

Il y avait à Baghdad, en ce temps-là, comme homme d’affaires et bijoutier du khalifat, un gros notable nommé Ibn Al-Kirnas. Et c’était un personnage si important dans le souk, que tout ce qui se vendait à Baghdad en belles étoffes, joyaux, objets précieux, jeunes garçons et jeunes filles, ne se vendait que par son entremise ou après avoir passé par ses mains ou avoir été soumis à son expertise. Or, un jour d’entre les jours qu’Ibn Al-Kirnas était assis dans sa boutique, il vit venir chez lui le chef des courtiers tenant par la main une adolescente dont jamais spectateur n’avait admiré la pareille, tant elle était à la limite de la beauté, de l’élégance, de la finesse et de la perfection. Et cette adolescente, outre les charmes qu’elle avait en elle, connaissait toutes les sciences, les arts, la poétique, le jeu des instruments d’harmonie, le chant et la danse. Aussi Ibn Al-Kirnas n’hésita pas à l’acheter, séance tenante, pour cinq mille dinars d’or ; et, après l’avoir habillée de vêtements pour mille dinars, il alla la présenter à l’émir des Croyants. Et elle passa la nuit chez lui. Et il put de la sorte mettre à l’épreuve, par lui-même, ses talents et ses connaissances variées. Et il la trouva experte en toutes choses et n’ayant point son égale dans l’époque. Elle s’appelait Force-des-Cœurs, et elle était brune et fraîche de peau.

Aussi l’émir des Croyants, enchanté de sa nouvelle esclave, envoya-t-il le lendemain à Ibn Al-Kirnas dix mille dinars comme prix d’achat. Et il ressentit pour l’adolescente une passion si violente, et son cœur fut tellement subjugué, qu’il négligea pour elle Sett Zobéida, sa cousine, fille d’Al-Kassim ; et il délaissa toutes les favorites ; et il resta un mois entier enfermé chez elle, ne sortant que pour la prière du vendredi et rentrant ensuite en toute hâte. Aussi les seigneurs du royaume trouvèrent-ils la chose trop grave pour durer plus longtemps, et allèrent-ils exposer leurs doléances au grand-vizir Giafar Al-Barmaki. Et Giafar leur promit de porter bientôt remède à cet état de choses, et attendit, pour voir le khalifat, la prière du vendredi suivant. Et il entra dans la mosquée et eut une entrevue avec lui et put lui parler pendant un long moment des aventures d’amour et de leurs conséquences. Et le khalifat, après l’avoir écouté sans l’interrompre, lui répondit : « Par Allah ! ô Giafar, je ne suis pour rien dans cette histoire et ce choix ; mais la faute est à mon cœur qui s’est laissé prendre dans les lacets de l’amour, et moi je ne sais guère le moyen de l’en tirer ! » Et le vizir Giafar répondit : « Sache, ô émir des Croyants, que ta favorite Force-des-Cœurs est désormais entre tes mains, soumise à tes ordres, une esclave parmi tes esclaves ; et tu sais que lorsque la main possède, l’âme ne convoite plus. Or, moi, je veux t’indiquer un moyen pour que ton cœur ne se lasse point de la favorite : c’est de t’en éloigner de temps en temps, en allant par exemple à la chasse ou à la pêche, car il est possible que les filets du pêcheur délivrent ton cœur de ceux où l’amour le tient enlacé ! Cela vaut encore mieux pour toi que de t’occuper, pour le moment, des affaires du gouvernement, car, dans la situation où tu te trouves, ce travail te causerait trop d’ennui ! » Et le khalifat répondit : « Ton idée est excellente, ô Giafar, allons nous promener sans retard ni délai ! » Et, dès que les prières furent terminées, ils quittèrent la mosquée, montèrent chacun sur une mule, et prirent la tête de leur escorte pour s’en aller hors de la ville et parcourir les champs.

Après avoir erré longtemps de côté et d’autre, pendant la chaleur du jour, ils finirent par laisser leur escorte loin derrière eux, distraits qu’ils étaient par leur conversation ; et Al-Rachid eut bien soif, et dit : « Ô Giafar, je suis torturé par une soif très forte ! » Et il regarda de tous côtés autour de lui, pour chercher quelque habitation, et aperçut quelque chose au loin, sur un tertre, qui bougeait, et demanda à Giafar : « Vois-tu, toi, ce que je vois là-bas ? » Il répondit : « Oui, ô commandeur des Croyants, je vois quelque chose de vague sur un tertre. Ce doit être quelque jardinier ou quelque planteur de concombres ! En tout cas, comme il doit y avoir certainement de l’eau dans son voisinage, je vais courir t’en chercher ! » Al-Rachid répondit : « Ma mule est plus rapide que ta mule ! Demeure donc ici, pour attendre notre escorte, tandis que je vais aller moi-même boire chez ce jardinier et revenir ensuite ! » Et, disant cela, Al-Rachid poussa sa mule dans cette direction-là, et s’éloigna avec la rapidité d’un vent d’orage ou d’un torrent qui tombe du haut d’un rocher ; et, en un clin d’œil, il atteignit la personne en question, qui n’était autre que Khalife le pêcheur. Et il le vit nu et empêtré dans ses filets, et couvert de sueur et de poussière, et les yeux rouges, saillants et égarés, et d’aspect horrible à regarder. Et il ressemblait de la sorte à un de ces éfrits malfaisants qui errent dans les lieux déserts…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il ressemblait de la sorte à un des ces éfrits malfaisants qui errent dans les lieux déserts. Et Haroun lui souhaita la paix, et Khalife lui rendit le souhait en maugréant et en lui lançant un regard flamboyant. Et Haroun lui dit : « Ô homme, as-tu à me donner une gorgée d’eau ? » Et Khalife lui répondit : « Ô toi, es-tu aveugle ou fou ? Ne vois-tu pas que l’eau coule derrière ce tertre ? » Alors Haroun contourna le tertre et descendit vers le Tigre où il se désaltéra, en s’étendant à plat ventre, et fit également se désaltérer sa mule. Puis il revint auprès de Khalife et lui dit : « Qu’as-tu donc à faire ici, ô homme, et quelle est ta profession ? » Khalife répondit : « En vérité, cette question est encore plus étrange et plus extraordinaire que celle concernant l’eau. Ne vois-tu donc pas sur mes épaules l’outil de mon métier ? » Et Haroun, ayant vu le filet, dit : « Tu dois être pêcheur, sans doute ! » Il dit : « Tu l’as dit ! » Et Haroun lui demanda : « Mais qu’as-tu fait de ton caban, de ta chemise et de ton sac ? » À ces paroles, Khalife, qui avait perdu ces divers objets que venait de nommer Al-Rachid, ne douta pas un instant qu’il ne fût lui-même le voleur qui les avait dérobés sur la rive, et, se précipitant sur Al-Rachid du haut du tertre, comme un éclair, il saisit la mule par la bride, en s’écriant : « Rends-moi mes effets, et fait cesser cette mauvaise plaisanterie ! » Haroun répondit : « Moi, par Allah ! je n’ai point vu tes habits, et je ne sais de quoi tu veux parler ! » Or, Al-Rachid avait, comme on sait, les joues grasses et gonflées et la bouche très petite. Aussi Khalife, l’ayant regardé avec plus d’attention, crut qu’il était un joueur de clarinette, et lui cria : « Veux-tu, oui ou non, ô joueur de clarinette, me rendre mes effets, ou bien préfères-tu danser sous mes coups de bâton et pisser dans tes vêtements ? »

Lorsque le khalifat vit l’énorme matraque du pêcheur levée sur sa tête, il se dit : « Par Allah ! je ne pourrai guère supporter la moitié d’un coup de ce bâton ! » Et, sans hésiter davantage, il se dépouilla de sa belle robe de satin et, l’offrant à Khalife, lui dit : « Ô homme, prends cette robe, pour remplacer tes effets perdus ! » Et Khalife prit la robe, la tourna dans tous les sens, et dit : « Ô joueur de clarinette, mes effets valent dix fois plus que cette vilaine robe ornementée. « Al-Rachid dit : « Soit ! mais revêts-la tout de même, en attendant que je te retrouve tes effets ! » Et Khalife la prit et s’en vêtit ; mais, l’ayant trouvée trop longue, il prit son couteau, qui était attaché à l’anse du panier à poisson, et, d’un coup, en retrancha tout le tiers inférieur dont il se servit pour se confectionner aussitôt un turban, tandis que la robe lui arrivait à peine jusqu’aux genoux ; mais il la préférait ainsi, pour ne pas avoir les mouvements gênés. Puis il se tourna vers le khalifat et lui dit : « Par Allah sur toi, ô joueur de clarinette, dis-moi ce que ton métier de joueur de clarinette te rapporte par mois comme appointements ? » Le khalifat répondit, n’osant plus contrarier son questionneur : « Mon métier de joueur de clarinette me rapporte environ dix dinars par mois ! » Et Khalife dit, avec un geste de commisération profonde : « Par Allah, ô pauvre, tu me rends bien triste à ton sujet ! Moi, en effet, ces dix dinars je les gagne en une heure de temps, rien qu’en jetant mon filet et en le retirant ; car j’ai dans l’eau un singe qui s’occupe de mes intérêts, et se charge chaque fois de pousser les poissons dans mes filets. Veux-tu donc, ô joues gonflées, entrer à mon service pour apprendre de moi le métier de pêcheur et devenir un jour mon associé dans le gain, en commençant d’abord par gagner cinq dinars par jour, comme mon aide ? Et, en outre, tu bénéficieras de la protection de ce bâton contre les exigences de ton ancien maître de clarinette que je me charge, s’il le faut, d’éreinter d’un seul coup ! » Et Al-Rachid répondit : « J’accepte la proposition ! » Khalife dit : « Descends alors du dos de la mule, et attache cette bête quelque part afin qu’elle puisse, au besoin, nous servir à transporter le poisson au marché ! Et viens vite commencer ton apprentissage de pêcheur ! »

Alors le khalifat, tout en soupirant en son âme et en jetant des yeux éperdus autour de lui, descendit du dos de sa mule, l’attacha près de là, retroussa ce qui lui restait de vêtements et attacha les pans de sa chemise à sa ceinture et vint se ranger près du pêcheur qui lui dit : « Ô joueur de clarinette, prends ce filet par un bout, jette-le sur ton bras de telle manière, et lance-le à l’eau de telle autre manière ! » Et Al-Rachid fit appel dans son cœur à tout le courage dont il se sentait capable et, ayant exécuté ce que lui ordonnait Khalife, jeta le filet à l’eau et, au bout de quelques instants, voulut le retirer ; mais il le trouva si pesant, qu’il ne put y arriver tout seul, et Khalife fut obligé de l’y aider ; et, à eux deux, ils le ramenèrent sur le rivage, tandis que Khalife criait à son aide : « Ô clarinette de mon zebb, si par malheur je trouve mon filet déchiré ou endommagé par les pierres du fond, je t’encule ! Et, de même que tu m’as pris mes vêtements, je te prendrai ta mule ! » Mais, heureusement pour Haroun, le filet fut trouvé intact et rempli de poissons de la plus grande beauté ! Autrement Haroun aurait certainement passé par le zebb du pêcheur, et Allah seul sait comment il aurait pu supporter une telle charge. Or, il n’en fut rien ! Au contraire, le pêcheur dit à Haroun : « Ô clarinette, tu es bien laid, et ta figure ressemble à mon derrière, exactement ; mais, par Allah ! si tu fais bien attention à ton nouveau métier, tu seras un jour un pêcheur extraordinaire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ô clarinette, tu es bien laid, et ta figure ressemble à mon derrière, exactement ; mais, par Allah ! si tu fais bien attention à ton nouveau métier, tu seras un jour un pêcheur extraordinaire ! En attendant, ce que tu as de mieux à faire, c’est de remonter sur ta mule et d’aller au souk m’acheter deux grands paniers pour que j’y mette le surplus de cette pêche prodigieuse, pendant que je vais rester ici pour garder le poisson jusqu’à ton arrivée. Et ne te préoccupe pas d’autre chose, car j’ai ici la balance à poisson, les poids et tout ce qui est nécessaire pour la vente au détail. Et toi tu n’auras pour toute charge, quand nous serons arrivés au souk du poisson, que de me tenir la balance et de toucher l’argent des clients ! Mais hâte-toi de courir m’acheter les deux paniers. Et surtout prends bien garde de flâner, ou le bâton jouera sur ton dos ! » Et le khalifat répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Puis il se hâta de détacher sa mule et de l’enfourcher pour la mettre au grand galop ; et, riant à rendre l’âme, il alla rejoindre Giafar, qui, le voyant accoutré de si bizarre façon, leva les bras au ciel et s’écria : « Ô commandeur des Croyants, sans doute tu as dû trouver sur ta route quelque beau jardin où tu t’es couché et roulé sur l’herbe ! » Et le khalifat se mit à rire, en entendant ces paroles de Giafar. Puis les autres Barmécides de l’escorte, parents de Giafar, embrassèrent la terre entre ses mains et dirent : « Ô émir des Croyants, puisse Allah faire durer sur toi les joies et éloigner de toi les soucis ! Mais quelle est la cause qui t’a retenu si longtemps loin de nous, alors que tu ne nous avais quittés que pour boire une gorgée d’eau ? » Et le khalifat leur répondit : « Il vient de m’arriver une aventure prodigieuse des plus dilatantes et des plus extraordinaires ! » Et il leur raconta ce qui lui était arrivé avec Khalife le pêcheur, et comment, pour remplacer les vêtements qu’il était censé lui avoir volés, il lui avait donné en échange sa robe de satin ouvragé. Alors Giafar s’écria : « Par Allah ! ô émir des Croyants, quand je t’ai vu t’éloigner tout seul, si richement habillé, j’ai eu comme un pressentiment de ce qui allait t’arriver. Mais il n’y a pas grand mal, puisque je vais aller tout de suite racheter au pêcheur cette robe que tu lui as donnée ! » Le khalifat se mit à rire encore plus fort, et dit : « Tu aurais dû, ô Giafar, y penser plus tôt, car le bonhomme, pour l’ajuster à sa taille, en a déjà coupé un tiers et s’est servi du morceau coupé pour se faire un turban ! Mais, ô Giafar, j’ai eu vraiment assez d’une seule pêche, et je ne suis guère tenté de recommencer une telle besogne. Et, d’ailleurs, j’ai pêché en une fois de quoi me dispenser désormais de souhaiter un plus beau succès, car le poisson sorti de mon filet est d’une abondance miraculeuse, et se trouve là-bas, sur le rivage, sous la garde de mon maître Khalife qui n’attend que mon retour avec les paniers pour aller vendre au souk le produit de ma pêche ! » Et Giafar dit : « Ô émir des Croyants, je vais donc aller rabattre vers vous deux les acheteurs ! » Haroun s’écria : « Ô Giafar ! par les mérites de mes ancêtres, les Purs, je promets un dinar par poisson à tous ceux qui iront acheter de ma pêche à Khalife, mon maître ! »

Alors Giafar fit crier aux gardes de l’escorte : « Ho ! gardes et gens de l’escorte, courez au rivage et tâchez de rapporter du poisson à l’émir des Croyants ! » Et aussitôt tous ceux de l’escorte se mirent à courir vers l’endroit indiqué, et trouvèrent Khalife qui gardait la pêche ; et ils l’entourèrent comme les éperviers entourent une proie, et s’arrachèrent les poissons amoncelés devant lui, en se les disputant, malgré le bâton dont Khalife les menaçait en s’agitant. Et Khalife finit tout de même par être vaincu par le nombre, et s’écria : « Nul doute que ce poisson ne soit du poisson du paradis ! » Et il put, en distribuant force coups, réussir à sauver du pillage les deux plus beaux poissons de la pêche ; et il les prit, chacun dans une main, et se sauva dans l’eau pour échapper à ceux qu’il croyait être des brigands, coupeurs de routes. Et, enfoncé de la sorte au loin dans l’eau, il leva ses mains qui tenaient chacune un poisson et s’écria : « Ô Allah ! par les mérites de ces poissons de ton Paradis, fais que mon associé, le joueur de clarinette, ne tarde pas à revenir ! »

Or, comme il achevait cette invocation, un nègre de l’escorte, qui avait été en retard sur les autres, son cheval s’étant arrêté en chemin pour pisser, arriva le dernier sur le rivage et, ne voyant plus trace de poisson, regarda à droite et à gauche et aperçut Khalife dans l’eau, qui tenait un poisson dans chaque main. Et il lui cria : « Ô pêcheur, viens t’en par ici ! » Mais Khalife répondit : « Tourne le dos, ô avaleur de zebb ! » À ces paroles, le nègre, à la limite de la fureur, leva sa lance et, la pointant dans la direction de Khalife, lui cria : « Veux-tu venir ici et me vendre ces deux poissons au prix que tu fixeras, ou bien recevoir cette lance dans ton flanc ? » Et Khalife lui répondit : « Ne frappe pas, ô vaurien ! Il vaut encore mieux te donner le poisson que de perdre la vie ! » Et il sortit de l’eau et vint jeter avec dédain les deux poissons au nègre qui les ramassa, et les mit dans un mouchoir de soie brodé richement ; puis il porta la main à sa poche, pour y prendre de l’argent, mais il la trouva vide ; et il dit au pêcheur : « Par Allah, ô pêcheur, tu n’as pas de chance, car moi présentement je n’ai pas un seul drachme en poche ! Mais demain tu viendras au palais et tu demanderas le nègre eunuque Sandal. Et les serviteurs te mèneront à moi, et tu trouveras auprès de moi accueil généreux et ce que ta chance t’aura fixé ; et tu t’en iras ensuite en ta voie ! » Et Khalife, n’osant trop faire le rébarbatif, jeta à l’eunuque un regard qui en disait plus que mille insultes ou mille menaces d’enculage ou de fornication avec la mère ou la sœur du partenaire, et s’éloigna dans la direction de Baghdad, en frappant ses mains l’une contre l’autre, et en disant, avec un ton d’amertume et d’ironie : « En vérité, voilà un jour qui, dès son commencement, a été béni entre tous les jours bénis de ma vie ! C’est évident ! » Et il franchit de la sorte les murs de la ville, et parvint à l’entrée des souks. Or, lorsque les passants et les boutiquiers…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, lorsque les passants et les boutiquiers virent le pêcheur Khalife qui d’une part portait sur son dos ses filets, son panier et son bâton, et d’autre part était revêtu d’une robe et coiffé d’un turban qui à eux deux valaient bien mille dinars, ils l’entourèrent et marchèrent derrière lui, pour voir quelle pouvait être l’affaire, jusqu’à ce qu’il fût arrivé devant la boutique du tailleur même du khalifat. Et le tailleur, dès le premier regard jeté sur Khalife, reconnut en l’habit qu’il portait celui-là même qu’il avait livré depuis peu au commandeur des Croyants. Et il cria au pêcheur : « Ô Khalife, d’où t’est donc venue cette robe que tu portes ? » Et Khalife, de très mauvaise humeur, lui répondit en le toisant : « Et de quoi te mêles-tu donc, impudent au visage d’excrément ? Sache tout de même, pour voir que je ne cache rien, que cette robe m’a été donnée par l’apprenti auquel j’enseigne la pêche, et qui est devenu mon aide. Et il ne me l’a donnée que pour ne pas avoir la main coupée, à la suite du vol dont il s’est rendu coupable en me dérobant mes effets ! »

À ces paroles, le tailleur comprit que le khalifat avait dû, en sa promenade, rencontrer le pêcheur, et lui faire cette plaisanterie, pour rire de lui. Et il laissa Khalife continuer en paix son chemin, et arriver à sa maison, où nous le retrouverons demain.

Mais il est temps de savoir ce qui s’est passé au palais, pendant l’absence du khalifat Haroun Al-Rachid. Eh bien ! il s’y est passé des choses d’une gravité extrême.

En effet ! nous savons que le khalifat n’était sorti de son palais avec Giafar que pour aller prendre un peu d’air par les champs, et se distraire pour un moment de sa passion extrême pour Force-des-Cœurs. Or, il n’était point le seul que torturât cette passion pour l’esclave. Son épouse et cousine, Sett Zobéida, depuis l’arrivée au palais de cette adolescente, devenue la favorite exclusive de l’émir des Croyants, ne pouvait plus ni manger, ni boire, ni dormir, rien ! tant son âme était remplie par les sentiments de jalousie que ressentent d’ordinaire les femmes pour leurs rivales. Et, pour se venger de cet affront continuel qui la rapetissait à ses propres yeux et aux yeux de son entourage, elle n’attendait qu’une occasion, soit une absence fortuite du khalifat, soit un voyage, soit une occupation quelconque, qui lui permît d’être libre de ses mouvements. Aussi, dès qu’elle eut appris que le khalifat était sorti pour aller à la chasse et à la pêche, elle fit préparer, dans ses appartements, un festin somptueux où ne manquaient ni les boissons ni les plateaux de porcelaine remplis de confitures et de pâtisseries. Et elle envoya inviter, en grande cérémonie, la favorite Force-des-Cœurs, en lui faisant dire par les esclaves : « Notre maîtresse Sett Zobéida, fille de Kassem, épouse de l’émir des Croyants, t’invite aujourd’hui, ô notre maîtresse Force-des-Cœurs, à un festin qu’elle donne en ton honneur. Car elle a bu aujourd’hui un médicament et, comme pour en obtenir les meilleurs effets il faut qu’elle se réjouisse l’âme et se repose l’esprit, elle trouve que le meilleur repos et la meilleure joie ne peuvent lui venir que de ta vue et de tes chants merveilleux, dont elle a entendu parler avec admiration par le khalifat. Et elle souhaite fort en faire par elle-même l’essai ! » Et Force-des-Cœurs répondit : « L’ouïe et l’obéissance sont à Allah et à Sett Zobéida, notre maîtresse ! » Et elle se leva à l’heure et à l’instant ; et elle ne savait pas ce que lui réservait le destin dans ses projets mystérieux. Et elle prit avec elle les instruments de musique qui lui étaient nécessaires, et accompagna le chef-eunuque aux appartements de Sett Zobéida.

Lorsqu’elle fut arrivée en présence de l’épouse du khalifat, elle embrassa à plusieurs reprises la terre entre ses mains, puis se releva et, d’une voix infiniment délicieuse, elle dit : « La paix sur le rideau élevé et le voile sublime de ce harem, sur la descendante du Prophète et l’héritière de la vertu des Abbassides ! Puisse Allah prolonger le bonheur de notre maîtresse aussi longtemps que le jour et la nuit se succéderont l’un à l’autre ! » Et, ayant dit ce compliment, elle recula au milieu des autres femmes et des suivantes.

Alors Sett Zobéida, qui était étendue sur un grand divan de velours, leva lentement les yeux vers la favorite et la regarda fixement. Et elle fut éblouie

de ce qu’elle voyait…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… Et elle fut éblouie de ce qu’elle voyait de beauté en cette adolescente accomplie qui avait des cheveux de nuit, des joues comme les corolles des roses, des grenades à la place des seins, des yeux brillants, des paupières languides, un front éclatant et un visage de lune. Et, certes, le soleil devait se lever de derrière la frange de son front, et les ténèbres de la nuit s’épaissir de sa chevelure ; le musc ne devait être recueilli que de son haleine durcie, et les fleurs lui devaient leur grâce et leurs parfums ; la lune ne brillait qu’en empruntant l’éclat de son front ; le rameau ne se balançait que grâce à sa taille, et les étoiles ne scintillaient que de ses yeux ; l’arc des guerriers ne se tendait qu’en imitant ses sourcils, et le corail des mers ne rougissait que de ses lèvres ! Était-elle irritée, ses amants tombaient par terre privés de vie ! Était-elle calmée, les âmes revenaient rendre la vie aux corps inanimés ! Lançait-elle un regard, elle ensorcelait, et soumettait les deux mondes à son empire. Car, en vérité, elle était un miracle de beauté, l’honneur de son temps et la gloire de Celui qui l’avait créée et perfectionnée !

Lorsque Sett Zobéida l’eut admirée et détaillée, elle lui dit : « Aisance, amitié et famille ! Sois la bienvenue parmi nous, ô Force-des-Cœurs ! Assieds-toi et divertis-nous de ton art et de la beauté de ton exécution ! » Et l’adolescente répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Puis elle s’assit et, allongeant la main, elle prit d’abord un tambourin, instrument admirable ; et on put ainsi lui appliquer ces vers du poète :

Ô joueuse de tambourin, mon cœur à t’entendre s’est envolé ! Et tandis que tes doigts battent le rythme profond, l’amour qui me tient suit la mesure, et le contre-coup frappe ma poitrine.

Tu ne prendras qu’un cœur blessé ! Que tu chantes sur un ton léger, ou que tu jettes le cri de la douleur, tu pénètres notre âme !

Ah ! lève-toi, ah ! dépouille-toi, ah ! jette le voile, et, levant tes pieds légers, ô toute belle, danse le pas de la délice légère et de notre folie !

Et, lorsqu’elle eut fait résonner l’instrument sonore, elle chanta, en s’accompagnant, ces vers improvisés :

« Les oiseaux, ses frères, ont dit à mon cœur, oiseau blessé : « Fuis ! fuis les hommes et la société ! »

Mais j’ai dit à mon cœur, oiseau blessé : « Mon cœur, obéis aux hommes et que tes ailes frémissent comme des éventails ! Réjouis-toi pour leur faire plaisir ! »

Et elle chanta ces deux strophes d’une voix si merveilleuse que les oiseaux du ciel s’arrêtèrent dans leur vol, et que le palais se mit à danser de tous ses murs, de ravissement. Alors Force-des-Cœurs laissa le tambourin et prit la flûte de roseau, sur laquelle elle appuya ses lèvres et ses doigts. Et on put de la sorte lui appliquer ces vers du poète :

Ô joueuse de flûte, l’instrument d’insensible roseau, que tiennent sous tes lèvres tes doigts de souplesse, acquiert une âme nouvelle au passage de ton haleine !

Souffle dans mon cœur ! Il résonnera mieux que l’insensible roseau de la flûte aux trous sonores, car tu y trouveras plus que sept blessures qui s’aviveront au toucher de tes doigts !

Lorsqu’elle eut enchanté les assistants d’un air de flûte, elle déposa la flûte et prit le luth, instrument admirable, dont elle régla les cordes, et l’appuya contre son sein en s’inclinant sur sa rotondité, avec la tendresse d’une mère qui s’incline sur son enfant, si bien que c’est certainement d’elle et de son luth que le poète a dit :

Ô joueuse de luth, tes doigts sur les cordes persanes excitent ou calment la violence, au gré de ton désir, comme un médecin habile qui, selon qu’il en est besoin, fait à son gré jaillir le sang des veines ou l’y laisse circuler tranquillement !

Qu’il est beau d’entendre parler, sous les doigts délicats, un luth aux cordes persanes, parler à ceux dont il ne possède pas le langage, et de voir tous les ignorants comprendre son langage sans paroles !

Et alors elle préluda sur quatorze modes différents, et chanta, en s’accompagnant, un chant en entier, qui confondit d’admiration ceux qui la voyaient et ravit de délices ceux qui l’entendaient.

Ensuite, Force-des-Cœurs, après avoir ainsi préludé sur les divers instruments et chanté des chansons variées devant Sett Zobéida, se leva dans sa grâce et sa souplesse ondoyante, et dansa ! Après quoi, elle s’assit et exécuta divers tours d’adresse, jeux de gobelets et d’escamotage, et cela d’une main si légère et avec tant d’art et d’habileté, que Sett Zobéida, malgré la jalousie, le dépit et le désir de vengeance, faillit tomber amoureuse d’elle et lui déclarer sa passion. Mais elle put réprimer à temps ce mouvement, tout en pensant en son âme : « Certes ! mon cousin Al-Rachid ne doit point subir de blâme d’être si amoureux d’elle…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … Certes ! mon cousin Al-Rachid ne doit point subir de blâme, d’être si amoureux d’elle ! » Et elle donna l’ordre aux esclaves de servir le festin, et laissa sa haine prendre le dessus sur ces premiers sentiments. Pourtant elle ne laissa pas la compassion fuir entièrement son cœur, et, au lieu d’accomplir le projet qu’elle avait formé d’abord d’empoisonner sa rivale, et de se débarrasser ainsi d’elle pour toujours, elle se contenta de faire mélanger dans les pâtisseries présentées à Force-des-Cœurs une très forte dose de bang soporifique. Et dès que la favorite eut porté à ses lèvres un morceau de ces pâtisseries, elle tomba la tête en arrière, et s’enfonça dans les ténèbres de l’évanouissement. Et Sett Zobéida, feignant une très grande douleur, ordonna aux esclaves de la transporter dans un appartement secret. Puis elle fit répandre la nouvelle de sa mort, en disant qu’elle s’était étouffée en mangeant trop vite, et fit faire un simulacre de funérailles solennelles et d’enterrement, et lui éleva à la hâte un tombeau somptueux dans les jardins mêmes du palais.

Tout cela eut donc lieu pendant l’absence du khalifat ! Mais lorsque, après son aventure avec le pêcheur Khalife, il fut rentré dans le palais, son premier soin fut de s’informer, auprès des eunuques, de sa bien-aimée Force-des-Cœurs. Et les eunuques, que Sett Zobéida avait menacés de la pendaison en cas d’indiscrétion, répondirent au khalifat sur un ton funèbre : « Hélas, ô notre seigneur, qu’Allah prolonge tes jours et verse sur ta tête l’arriéré dû à notre maîtresse Force-des-Cœurs ! Ton absence, ô émir des Croyants, lui a causé un tel désespoir et une telle douleur, qu’elle n’a pu en supporter la commotion, et une mort soudaine l’a frappée ! Et elle est maintenant dans la paix de son Seigneur ! »

À ces paroles, le khalifat se mit à courir dans le palais, comme un insensé, en se bouchant les oreilles et en demandant à grands cris sa bien-aimée à tous ceux qu’il rencontrait. Et tout le monde, sur son passage, se jetait à plat ventre, ou se cachait derrière les colonnades. Et il arriva de la sorte dans le jardin où s’élevait le faux tombeau de la favorite, et il se jeta le front contre le marbre, et, étendant les bras et pleurant toutes ses larmes, il s’écria :

« Ô tombeau, comment tes ombres froides et les ténèbres de ta nuit peuvent-elles enfermer la bien-aimée ?

Ô tombeau, par Allah, dis-moi ! la beauté, les charmes de mon amie sont-ils à jamais effacés ? S’est-il pour toujours évanoui, ce spectacle réjouissant de sa beauté ?

Ô tombeau ! certes tu n’es ni le Jardin des Délices ni le ciel élevé ; mais, dis-moi, comment alors se fait-il que je vois dans ton intérieur briller la lune et fleurir le rameau ? »

Et le khalifat continua de la sorte à sangloter et à exhaler sa douleur pendant une heure de temps. Après quoi il se leva et courut s’enfermer dans ses appartements, sans vouloir entendre les consolations ni recevoir son épouse et ses intimes !

Quant à Sett Zobéida, lorsqu’elle eut vu le succès de sa ruse, elle fit en secret enfermer Force-des-Cœurs dans un coffre à habits (car elle continuait à éprouver les effets soporifiques du bang) et ordonna à deux esclaves de confiance de porter ce coffre hors du palais, et de le vendre au souk au premier acheteur venu, à condition que l’achat fût fait sans qu’on soulevât le couvercle !

Et voilà pour tous ceux-là !

Mais pour ce qui est du pêcheur Khalife : Lorsque, le lendemain de la pêche, il se fut réveillé, sa première pensée fut pour le nègre châtré qui ne lui avait pas payé les deux poissons, et il se dit : « Je crois bien que ce que j’ai encore de mieux à faire c’est d’aller m’informer, au palais, de cet eunuque Sandal, fils de la maudite aux larges narines, puisqu’il me l’a bien recommandé lui-même ! Et s’il ne veut pas s’exécuter, par Allah ! je l’encule ! » Et il se dirigea vers le palais.

Or, en y arrivant, Khalife trouva tout le monde sens dessus dessous ; et, à la porte même, la première personne qu’il rencontra fut le nègre eunuque Sandal, assis au milieu d’un groupe respectueux d’autres nègres et d’autres eunuques, discutant et gesticulant. Et il s’avança de son côté, et, comme un jeune mamelouk voulait lui barrer la route, il le bouscula et lui cria : « Marche, fils de l’entremetteur ! » À ce cri, l’eunuque Sandal tourna la tête et vit que c’était Khalife le pêcheur. Et l’eunuque, en riant, lui dit de s’approcher ; et Khalife s’avança et dit : « Par Allah ! je t’aurais reconnu entre mille, ô mon blondeau, ô ma petite tulipe ! » Et l’eunuque éclata de rire, en entendant ces paroles, et lui dit avec aménité : « Assieds-toi un moment, ô mon maître Khalife ! Je vais tout de suite te payer ton dû ! » Et il mit la main dans sa poche pour prendre de l’argent et le lui donner, lorsqu’un cri annonça la présence du grand-vizir Giafar, qui sortait de chez le khalifat…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il mit la main dans sa poche pour prendre de l’argent et le lui donner, lorsqu’un cri annonça la présence du grand-vizir Giafar, qui sortait de chez le khalifat. Aussi les eunuques, les esclaves et les jeunes mamelouks se levèrent pour se ranger sur deux lignes ; et Sandal, auquel le vizir fit signe de la main qu’il avait à lui parler, laissa là le pêcheur, et se rendit en toute hâte aux ordres de Giafar. Et tous deux se mirent à causer longuement, en se promenant de long en large.

Lorsque Khalife vit que l’eunuque tardait à revenir près de lui, il crut que c’était une ruse de sa part pour ne pas le payer, d’autant plus que l’eunuque semblait l’avoir complètement oublié et ne s’inquiéter pas plus de sa présence que s’il n’existait pas. Alors il se mit à s’agiter et à faire des gestes de loin à l’eunuque, qui voulaient dire : « Reviens donc ! » Mais comme l’autre n’y prêtait aucune attention, il lui cria, d’un ton ironique : « Ô mon seigneur la Tulipe, donne-moi mon dû pour que je m’en aille ! » Et l’eunuque, à cause de la présence de Giafar, fut très confus de cette apostrophe, et ne voulut point répondre. Au contraire, il se mit à parler avec plus d’animation, pour ne point attirer de ce côté-là l’attention du grand-vizir ; mais ce fut peine perdue ! Car Khalife s’approcha davantage et, d’une voix formidable, s’écria, en lui faisant de grands gestes : « Ô insolvable vaurien, qu’Allah confonde les gens de mauvaise foi, et tous ceux qui dépouillent les pauvres de leur bien ! » Puis il changea de ton, et, ironique, lui cria : « Je me mets sous ta protection, ô mon seigneur Ventre-creux ! Et je te supplie de me donner mon dû pour que je puisse m’en aller. » Et l’eunuque fut à la limite de la confusion, car Giafar, cette fois, avait vu et entendu ; mais comme il ne saisissait pas encore de quoi il s’agissait, il demanda à l’eunuque : « Qu’a-t-il donc, ce pauvre homme ? Et qui a pu le frustrer de son dû ? » Et l’eunuque répondit : « Ô mon seigneur, ne sais-tu pas qui est cet homme-là ? » Giafar dit : « Par Allah ! d’où le connaîtrais-je, puisque c’est la première fois que je le vois ? » L’eunuque dit : « Ô notre seigneur, c’est justement le pêcheur dont nous nous sommes hier disputé les poissons pour les porter au khalifat ! Et moi, comme je lui avais promis de l’argent pour les deux derniers poissons qui lui restaient, je lui ai dit de venir aujourd’hui me trouver pour se faire payer son dû ! Et je voulais le payer tout à l’heure, quand j’ai été obligé d’accourir entre tes mains ! Et c’est pourquoi le bonhomme, impatienté, m’apostrophe maintenant de cette façon-là ! »

Lorsque le vizir Giafar eut entendu ces paroles, il sourit doucement et dit à l’eunuque : « Comment, ô chef des eunuques, as-tu fait ton compte pour manquer ainsi de respect, d’empressement et d’égards envers le maître même de l’émir des Croyants ! Pauvre Sandal ! que dira le khalifat s’il vint à apprendre qu’on n’a pas honoré à l’extrême son associé et maître, Khalife le pêcheur ! » Puis Giafar ajouta soudain : « Ô Sandal, surtout ne le laisse pas s’en aller, car il ne pouvait tomber plus à propos ! Justement le khalifat, la poitrine rétrécie, le cœur affligé, l’âme en deuil, est plongé dans le désespoir, par la mort de la favorite Force-des-Cœurs ; et j’ai inutilement cherché à le consoler, par tous les moyens ordinaires. Mais peut-être à l’aide de ce pêcheur Khalife, allons-nous pouvoir lui dilater la poitrine. Retiens-le donc pendant que je vais aller tâter le sentiment du khalifat à son sujet ! » Et l’eunuque Sandal répondit : « Ô mon seigneur, fais ce que tu juges opportun ! Et qu’Allah te conserve et te garde à jamais comme le soutien, le pilier et la pierre angulaire de l’empire et de la dynastie de l’émir des Croyants ! Et que sur toi et sur elle soit l’ombre protectrice du Très-Haut ! Et puissent la branche, le tronc et la racine rester intacts durant les siècles ! » Et il se hâta d’aller rejoindre Khalife pendant que Giafar se rendait auprès du khalifat. Et le pêcheur, voyant arriver enfin l’eunuque, lui dit : « Te voilà donc, ô Ventre-Creux ! » Et, comme l’eunuque donnait l’ordre aux mamelouks d’arrêter le pêcheur et de l’empêcher de s’en aller, celui-ci lui cria : « Ah ! voilà bien ce à quoi je m’attendais ! Le créancier devient le débiteur, et le demandeur devient le demandé ! Ah ! Tulipe de mon zebb, moi je viens demander ici mon dû, et l’on m’emprisonne sous prétexte d’arriéré de taxes et de non-paiement d’impôts ! » Et voilà pour lui.

Quant au khalifat, Giafar, en pénétrant auprès de lui, le trouva ployé en deux, la tête dans les mains et la poitrine soulevée de sanglots ! Et il se récitait doucement ces vers :

« Mes censeurs me reprochent sans cesse mon inconsolable douleur ! Mais que puis-je, quand le cœur refuse toute consolation ? Est-il sous mon pouvoir, ce cœur indépendant ?

« Et comment pourrais-je, sans mourir, supporter l’absence d’une enfant dont le souvenir remplit mon âme, une enfant charmante et douce, si douce, ô mon cœur !

« Oh non ! jamais je ne l’oublierai ! L’oublier quand la coupe a circulé entre nous, la coupe où j’ai bu le vin de ses regards, le vin dont je reste encore grisé ! »

Et lorsque Giafar fut entre les mains du khalifat, il dit : « La paix sur toi, ô émir des Croyants, ô défenseur de l’honneur de notre Foi, ô descendant de l’oncle du Prince des Apôtres ! Que la prière et la paix d’Allah soient sur Lui et sur tous les siens sans exception ! » Et le khalifat leva vers Giafar des yeux pleins de larmes et un regard douloureux, et lui répondit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le khalifat leva vers Giafar des yeux pleins de larmes et un regard douloureux, et lui répondit : « Et sur toi, ô Giafar, la paix d’Allah et sa miséricorde et ses bénédictions ! » Et Giafar demanda : « Le commandeur des Croyants permet-il à son esclave de parler, ou bien le lui défend-il ? » Et Al-Rachid répondit : « Et depuis quand, ô Giafar, t’est-il défendu de me parler, toi, le seigneur et la tête de tous mes vizirs ! Dis-moi tout ce que tu as à me dire ! » Et Giafar dit alors : « Ô notre seigneur, comme je sortais d’entre tes mains pour rentrer chez moi, j’ai rencontré, debout, à la porte du palais, au milieu des eunuques, ton maître et professeur et associé, Khalife le pêcheur, qui avait beaucoup de griefs à formuler contre toi, et se plaignait de toi, disant : « Gloire à Allah ! je ne comprends rien à ce qui m’arrive ! Je lui ai enseigné l’art de la pêche, et non seulement il ne m’en a aucune gratitude, mais il est parti pour me chercher deux paniers et s’est bien gardé de revenir ! Est-ce là une bonne association et un bon apprentissage ? Ou bien est-ce ainsi qu’on paie ses maîtres en retour ? » Or moi, ô émir des Croyants, je me suis hâté de venir t’aviser de la chose, pour que si tu as toujours l’intention d’être son associé, tu le sois ; sinon, que tu l’avises de la cessation de l’entente entre vous deux, afin qu’il puisse trouver un autre associé ou compagnon ! »

Lorsque le khalifat eut entendu ces paroles de son vizir, il ne put, malgré les sanglots qui l’étouffaient, s’empêcher de sourire, puis de rire aux éclats, et, soudain, il sentit se dilater sa poitrine et dit à Giafar : « Par ma vie sur toi, ô Giafar, dis-moi la vérité ! Est-il bien exact que le pêcheur Khalife soit maintenant à la porte du palais ? » Et Giafar répondit : « Par ta vie, ô émir des Croyants, Khalife lui-même, avec ses deux yeux, est à la porte ! » Et Haroun dit : « Ô Giafar, par Allah ! il me faut aujourd’hui lui faire justice, selon ses mérites, et lui rendre son dû ! Si donc Allah, par mon entremise, lui envoie des supplices ou des souffrances, il les aura intégralement ; si, au contraire, Il lui écrit pour son sort la prospérité et la fortune, il les aura également ! » Et, disant ces paroles, le khalifat prit une grande feuille de papier, la coupa en petits morceaux d’égale mesure, et dit : « Ô Giafar, écris de ta propre main, d’abord, sur vingt de ces petits billets, des sommes d’argent allant d’un dinar à mille dinars, et les noms de toutes les dignités de mon empire, depuis la dignité de khalifat, d’émir, de vizir et de chambellan, jusqu’aux plus infimes charges du palais ; puis écris, sur vingt autres billets, toutes les espèces de punitions et de tortures, depuis la bastonnade jusqu’à la pendaison et la mort ! » Et Giafar répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il prit un calame et écrivit de sa propre main, sur les billets, les indications ordonnées par le khalifat, telles que : Un millier de dinars, charge de chambellan, émirat, dignité de khalifat ; et : arrêt de mort, emprisonnement, bastonnade, et autres choses semblables. Puis il les plia tous de la même manière, les jeta dans un petit bassin d’or, et remit le tout au khalifat, qui lui dit : « Ô Giafar, je jure par les mérites sacrés de mes saints ancêtres, les Purs, et par ma royale ascendance qui remonte à Hamzah et à Akil que, lorsque Khalife le pêcheur va être ici tout à l’heure, je vais lui ordonner de tirer un billet de ces billets dont le contenu n’est connu que de moi et de toi, et que je lui accorderai tout ce qui sera écrit sur le billet qu’il aura tiré, quelle que soit la chose écrite ! Et serait-ce même ma dignité de khalifat qui lui écherrait, je l’abdiquerais à l’instant en sa faveur, et la lui transmettrais en toute générosité d’âme ! Mais si, au contraire, c’est la pendaison, ou la mutilation, ou la castration ou n’importe quel genre de mort qui va être son lot, je le lui ferai subir sans recours ! Va donc le prendre, et me l’amène sans retard ! »

En entendant ces paroles, Giafar se dit en lui-même : « Il n’y a de majesté et il n’y a de puissance qu’en Allah le Glorieux, l’Omnipotent ! Il est possible que le billet tiré par ce pauvre soit un billet de la mauvaise espèce, qui va être l’occasion de sa perte ! Et j’aurai été ainsi, sans le vouloir, la cause première de son malheur ! Car le khalifat en a fait le serment, et il n’y a pas à songer à lui faire changer de résolution ! Je n’ai donc qu’à aller chercher ce pauvre ! Et il n’arrivera que ce qui est écrit par Allah ! » Puis il sortit trouver Khalife le pêcheur et, le prenant par la main, il voulut l’entraîner à l’intérieur du palais. Mais celui-ci, qui n’avait cessé jusque-là de s’agiter, de se plaindre de son arrestation, et de se repentir d’être venu à la cour, faillit en voir sa raison s’envoler tout à fait, et s’écria : « Que j’ai été stupide de m’écouter et de venir trouver ici cet eunuque noir, Tulipe de malheur, ce fils lippu de la maudite aux larges narines, ce Ventre-creux ! » Mais Giafar lui dit : « Allons ! suis-moi ! » Et il l’entraîna, précédé et suivi par la foule des esclaves et des jeunes garçons que Khalife ne cessait d’invectiver. Et on le fit pénétrer à travers sept immenses vestibules, et Giafar lui dit : « Attention ! ô Khalife, tu vas être en présence de l’émir des Croyants, le défenseur de la Foi ! » Et, soulevant une grande portière, il le poussa dans la salle de réception, où sur son trône était assis Haroun Al-Rachid, environné de ses émirs et des grands de sa cour. Et Khalife, qui n’avait pas la moindre idée de ce qu’il voyait, n’en fut nullement déconcerté ; mais, regardant avec la plus grande attention Haroun Al-Rachid au milieu de sa gloire, il s’avança vers lui en éclatant de rire et lui dit : « Ah ! te voilà donc, ô clarinette ! Crois-tu donc avoir agi honnêtement en me laissant hier garder seul le poisson, moi qui t’ai appris le métier et t’ai chargé d’aller m’acheter deux paniers ? Tu m’as ainsi laissé sans défense et à la merci d’un tas d’eunuques qui sont venus, comme une nuée de vautours, me voler et m’enlever mon poisson, qui aurait pu me rapporter au moins cent dinars ! Et c’est toi aussi qui es la cause de ce qui m’arrive maintenant au milieu de tous ces gens qui me retiennent ici ! Mais toi, ô clarinette, dis-moi, qui a bien pu mettre la main sur toi et t’emprisonner et t’attacher sur cette chaise-là…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Mais toi, ô clarinette, dis-moi, qui a bien pu mettre la main sur toi et t’emprisonner et t’attacher sur cette chaise-là ? »

À ces paroles de Khalife, le khalifat sourit et, prenant dans ses deux mains le bassin d’or, où se trouvaient les billets écrits par Giafar, lui dit : « Approche, ô Khalife, et viens tirer un billet d’entre ces billets ! » Mais Khalife, éclatant de rire, s’écria : « Comment ! ô clarinette, tu as déjà changé de métier et abandonné la musique ! Te voici devenu maintenant astrologue ! Et hier tu étais apprenti pêcheur ! Crois-moi, clarinette, cela ne le mènera pas loin ! Car plus on fait de métiers, moins on en tire de profit ! Laisse donc de côté l’astrologie, et redeviens clarinette, ou bien reviens avec moi faire ton apprentissage de pêcheur ! » Et il allait continuer encore à parler, quand Giafar s’avança vers lui, et lui dit : « Assez de paroles comme ça ! Et viens tirer un de ces billets, comme te l’a ordonné l’émir des Croyants ! » Et il le poussa vers le trône.

Alors Khalife, tout en résistant à la poussée de Giafar, s’avança en maugréant vers le bassin d’or et, y plongeant lourdement toute sa main, en tira une poignée de billets à la fois. Mais Giafar, qui le surveillait, lui fit lâcher prise, et lui dit de n’en prendre qu’un seul. Et Khalife, le repoussant du coude, replongea sa main et ne retira cette fois qu’un seul billet, en disant : « Loin de moi toute idée de reprendre désormais à mon service ce joueur de clarinette aux joues gonflées, cet astrologue tireur d’horoscopes ! » Et, ce disant, il déplia le billet et, le tenant à rebours, car il ne savait pas lire, il le tendit au khalifat en lui disant : « Veux-tu me dire, ô clarinette, l’horoscope écrit sur ce billet ? Et surtout ne me cache rien ! » Et le khalifat prit le billet et, sans le lire, le tendit à son tour à Giafar, en lui disant : « Dis-nous à haute voix ce qui est écrit là-dessus ! » Et Giafar prit le billet et, l’ayant lu, leva les bras et s’écria : « Il n’y a de majesté et il n’y a de puissance qu’en Allah le Glorieux, l’Omnipotent ! » Et le khalifat, en souriant, demanda à Giafar : « De bonnes nouvelles, j’espère, ô Giafar ! Quoi ? Parle ! Faut-il que je descende du trône ? Faut-il y faire monter Khalife ? ou bien faut-il le pendre ? » Et Giafar répondit, d’un ton apitoyé : « Ô émir des Croyants, il y a, écrit sur ce billet : Cent coups de bâton au pêcheur Khalife ! »

Alors le khalifat, malgré les cris et les protestations de Khalife, dit : « Qu’on exécute la sentence ! » Et le porte-glaive Massrour fit saisir le pêcheur, qui hurlait éperdument, et, l’ayant fait étendre sur le ventre, lui fit appliquer en mesure cent coups de bâton, pas un de plus, pas un de moins ! Et Khalife, bien qu’il ne ressentit aucune douleur, à cause de l’endurcissement qu’il avait acquis, poussait des cris épouvantables et lançait mille imprécations contre le joueur de clarinette. Et le khalifat riait extrêmement ! Et lorsqu’on eut fini de lui administrer les cent coups, Khalife se releva, comme si de rien n’était, et s’écria : « Qu’Allah maudisse ton jeu, ô bouffi ! Depuis quand les coups de bâton font-ils partie des plaisanteries entre les gens comme il faut ? » Et Giafar, qui avait une âme miséricordieuse et un cœur pitoyable, se tourna vers le khalifat, et lui dit : « Ô émir des Croyants, permets que le pêcheur tire encore un billet ! Peut-être que le sort lui sera plus favorable cette fois. Et d’ailleurs, tu ne voudras pas que ton ancien maître s’éloigne du fleuve de ta libéralité, sans y avoir apaisé sa soif ! » Et le khalifat répondit : « Par Allah, ô Giafar, tu es bien imprudent ! Tu sais que les rois n’ont point l’habitude de revenir sur leur serment ou sur leur promesse ! Or, tu dois être sûr d’avance que si le pêcheur, ayant tiré un second billet, a comme lot la pendaison, il sera pendu sans recours ! Et tu auras été de la sorte la cause de sa mort ! » Et Giafar répondit : « Par Allah ! ô émir des Croyants, la mort du malheureux est préférable à sa vie ! » Et le khalifat dit : « Soit ! Qu’il tire donc un second billet ! » Mais Khalife, se tournant vers le khalifat, s’écria : « Ô clarinette de malheur, qu’Allah te récompense de ta libéralité ! Mais ne pourrais-tu pas, dis-moi, trouver dans Baghdad une autre personne que moi pour lui faire faire cette belle épreuve ? Ou bien n’y a-t-il plus que moi de disponible dans tout Baghdad ! » Mais Giafar s’avança vers lui et lui dit : « Prends encore un billet, et Allah te le choisira ! »

Alors Khalife plongea la main dans le bassin d’or et, au bout d’un moment, en tira un billet qu’il remit à Giafar. Et Giafar le déplia, le lut, et baissa les yeux sans parler. Et le khalifat, d’un ton calme, lui demanda : « Pourquoi donc ne parles-tu pas, ô fils de Yahia ? » Et Giafar répondit : « Ô émir des Croyants, il n’y a rien d’écrit sur ce billet ! C’est un billet blanc ! » Et le khalifat dit : « Tu vois bien ! La fortune de ce pêcheur ne l’attend pas chez nous ! Dis-lui donc maintenant de s’en aller au plus vite de devant mon visage ! J’en ai assez de le voir ! » Mais Giafar dit : « Ô émir des Croyants, je te conjure par les mérites sacrés de tes saints ancêtres, les Purs, de permettre au pêcheur de tirer encore un troisième billet ! Peut-être qu’ainsi il pourra y trouver de quoi ne pas mourir de faim ? » Et Al-Rachid répondit : « Bien ! Qu’il prenne donc un troisième billet, mais pas plus ! » Et Giafar dit à Khalife : « Allons ! ô pauvre, prends le troisième et dernier…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … Allons ! ô pauvre, prends le troisième et dernier ! » Et Khalife tira encore une fois, et Giafar, prenant le billet, lut à haute voix : « Un dinar au pêcheur. » En entendant ces mots, Khalife le pêcheur s’écria : « Malédiction sur toi, ô clarinette de malheur ! Un dinar pour cent coups de bâton ! Quelle générosité ! Puisse Allah te le rendre au jour du Jugement ! » Et le khalifat se mit à rire de toute son âme et Giafar, qui avait en somme réussi à le distraire, prit le pêcheur Khalife par la main et le fit sortir de la salle du trône.

Lorsque Khalife arriva à la porte du palais, il rencontra l’eunuque Sandal qui l’appela et lui dit : « Viens, Khalife ! Viens nous faire un peu partager ce dont t’a gratifié la générosité de l’émir des Croyants ! » Et Khalife lui répondit : « Ah ! nègre de goudron, tu veux partager ? Viens donc recevoir la moitié de cent coups de bâton sur ta peau noire ! En attendant qu’Éblis te les administre dans l’enfer, tiens ! voici le dinar que m’a donné le joueur de clarinette, ton maître ! » Et il lui jeta à la figure le dinar que lui avait mis Giafar dans la main, et voulut franchir la porte pour s’en aller en sa voie. Mais l’eunuque courut derrière lui, et, tirant de sa poche une bourse de cent dinars, la tendit à Khalife en lui disant : « Ô pêcheur, prends ces dinars comme prix du poisson que je t’ai acheté hier ! Et va en paix ! » Et Khalife, à cette vue, se réjouit beaucoup et prit la bourse de cent dinars et aussi le dinar donné par Giafar, et, oubliant sa malechance et le traitement qu’il venait de subir, il prit congé de l’eunuque et s’en retourna chez lui, plein de gloire, et à la limite du ravissement.

Maintenant ! Comme Allah, quand Il a une fois décrété une chose, l’exécute toujours, et que cette fois son décret concernait précisément Khalife le pêcheur, sa volonté dut s’accomplir. En effet, en traversant les souks pour rentrer chez lui, Khalife fut arrêté, devant le marché des esclaves, par un cercle considérable de gens qui regardaient tous vers le même point. Et Khalife se demanda : « Que peut-elle bien regarder comme ça, cette foule attroupée ? » Et, poussé par la curiosité, il fendit la foule en bousculant marchands et courtiers, riches et pauvres, qui, le reconnaissant, se mirent à rire en se disant les uns aux autres : « Place ! faites place à l’opulent gaillard qui va acheter tout le marché ! Place au sublime Khalife, maître des enculeurs ! » Et Khalife, sans se déconcerter, et fort de se sentir lesté des dinars d’or serrés dans sa ceinture, arriva jusqu’au milieu du premier rang et regarda pour voir l’affaire. Et il vit un vieillard qui avait devant lui un coffre sur lequel était assis un esclave. Et ce vieillard faisait une criée à haute voix, disant : « Ô marchands ! ô gens riches ! ô nobles habitants de notre ville, qui de vous veut placer son argent dans une affaire du cent pour cent, en achetant, avec son contenu de nous inconnu, ce coffre bien venu, venu du palais de Sett Zobéida fille de Kassem, épouse de l’émir des Croyants ? À vous d’offrir ! Et qu’Allah bénisse le plus offrant ! » Mais un silence général répondait à son appel, car les marchands n’osaient hasarder une somme d’argent sur ce coffre dont ils ignoraient le contenu, et ils craignaient beaucoup qu’il n’y eût là-dedans quelque supercherie ! Mais enfin, l’un d’eux éleva la voix et dit : « Par Allah ! ce marché est bien hasardeux ! Et le risque est bien grand ! Pourtant je vais faire une offre, mais qu’on ne me la reproche pas ! Donc je vais dire un mot, et pas de blâme à mon adresse ! Voici ! vingt dinars, pas un de plus ! » Mais un autre marchand renchérit immédiatement et dit : « À moi pour cinquante ! » Et d’autres marchands renchérirent ; et les offres arrivèrent à cent dinars. Alors le crieur cria : « Y a-t-il parmi vous renchérisseur, ô marchands ? Le dernier offrant ! Cent dinars ! Le dernier offrant ? » Alors Khalife éleva la voix et dit : « À moi ! Pour cent dinars et un dinar ! »

À ces paroles de Khalife, les marchands, qui le savaient aussi net d’argent qu’un tapis secoué et battu, crurent qu’il plaisantait, et se mirent à rire. Mais Khalife défit sa ceinture et répéta d’une voix haute et furieuse : « Cent dinars et un dinar ! » Alors le crieur, malgré les rires des marchands, dit : « Par Allah ! le coffre lui appartient ! Et moi je ne le vends qu’à lui ! » Puis il ajouta : « Tiens ! ô pêcheur, paie les cent et un, et prends le coffre avec son contenu ! Qu’Allah bénisse la vente ! Et que la prospérité soit sur toi à cause de ton achat ! » Et Khalife vida sa ceinture, qui contenait juste cent dinars et un dinar, entre les mains du crieur ; et la vente se fit du plein consentement mutuel des deux parties. Et le coffre devint dès lors la propriété de Khalife le pêcheur.

Alors tous les portefaix du souk, voyant la vente conclue, se précipitèrent sur le coffre en bataillant à qui réussirait à le porter, moyennant salaire. Mais cela ne faisait point l’affaire du malheureux Khalife qui s’était dépouillé, pour cet achat, de tout l’argent qu’il possédait, et qui n’avait plus sur lui de quoi acheter un oignon ! Et les portefaix continuèrent à se battre en s’arrachant le coffre à qui mieux mieux, jusqu’à ce que les marchands fussent intervenus pour les séparer et eussent dit : « C’est le portefaix Zoraïk qui est arrivé le premier ! C’est donc à lui que revient la charge ! » Et ils chassèrent tous les portefaix, à l’exception de Zoraïk et, malgré les protestations de Khalife qui voulait porter lui-même le coffre, ils chargèrent le coffre sur le dos du portefaix, et lui dirent de suivre, avec sa charge, son maître Khalife. Et le portefaix, avec le coffre sur le dos, se mit à marcher derrière Khalife…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTE-DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le portefaix, avec le coffre sur le dos, se mit à marcher derrière Khalife. Et Khalife se disait en son âme, tout en marchant : « Je n’ai plus sur moi ni or, ni argent, ni cuivre, pas même l’odeur de tout cela ! Et comment vais-je faire, en arrivant chez moi, pour payer ce maudit portefaix ? Et qu’avais-je besoin de portefaix ? Et qu’avais-je d’ailleurs besoin de ce coffre de malheur ? Et qui a bien pu me mettre en tête cette idée de l’acheter ! Mais ce qui est écrit doit courir ! Moi, en attendant, pour me tirer d’affaire avec ce portefaix, je vais le faire courir et marcher et perdre sa route à travers les rues, jusqu’à ce qu’il soit exténué de fatigue. Alors, de son plein gré, il s’arrêtera et refusera d’avancer davantage. Et moi je profiterai de son refus pour lui refuser à mon tour de le payer, et je prendrai moi-même le coffre sur mon dos ! »

Et, ayant ainsi formé ce projet, il le mit immédiatement à exécution. Il commença donc à aller d’une rue à une autre rue et d’une place à une autre place, et à faire tourner avec lui le portefaix par toute la ville, et cela depuis midi jusqu’au coucher du soleil, si bien que le portefaix fut tout à fait exténué et finit par grogner et murmurer, et se décida à dire à Khalife : « Ô mon maître, où se trouve donc ta maison ? » Et Khalife répondit : « Par Allah ! hier encore je savais où elle se trouvait, mais aujourd’hui je l’ai tout à fait oublié ! Et me voici en train de chercher avec toi son emplacement ! » Et le portefaix dit : « Donne-moi mon salaire, et prends ton coffre ! » Et Khalife dit : « Attends encore un peu, en allant doucement, pour me donner le temps de rassembler mes souvenirs et de réfléchir sur la place où se trouve ma maison ! » Puis, au bout d’un certain temps, comme le portefaix se remettait à geindre et à grommeler entre ses dents, il lui dit : « Ô Zoraïk, je n’ai point d’argent sur moi pour te donner ici-même ton salaire ! J’ai, en effet, laissé mon argent à la maison, et la maison je l’ai oubliée ! »

Et, comme le portefaix s’arrêtait, n’en pouvant plus de marcher, et allait déposer sa charge, vint à passer une connaissance à Khalife qui lui tapa sur l’épaule et lui dit : « Tiens ! c’est toi, Khalife ? Que viens-tu faire dans ce quartier si éloigné de ton quartier ? Et que fais-tu ainsi porter à cet homme ? » Mais avant que Khalife, décontenancé, eût eu le temps de répondre, le portefaix Zoraïk se tourna Vers le passant en question et lui demanda : « Ô oncle, où se trouve-t-elle donc la maison de Khalife ? » L’homme répondit : « Par Allah ! en voilà une question ! La maison de Khalife se trouve juste à l’autre bout de Baghdad, dans le khân en ruines situé près du marché aux poissons, dans le quartier des Rawassîn ! » Et il s’en alla en riant. Alors Zoraïk le portefaix dit à Khalife le pêcheur : « Allons ! marche, ô vilain ! Puisses-tu ne plus vivre ni marcher ! » Et il l’obligea à aller devant lui et à le conduire à son logis, dans le khân en ruines, près du marché aux poissons ! Et il ne cessa, jusqu’à l’arrivée, de l’invectiver et de lui reprocher sa conduite, en lui disant : « Ô toi, visage néfaste, puisse Allah te couper en ce monde le pain quotidien ! Que de fois n’avons-nous pas passé devant ton logis de désastre, sans que tu aies fait mine de m’arrêter ? Allons ! Aide-moi maintenant à descendre de mon dos ton coffre ! Et puisses-tu y être bientôt enfermé pour toujours ! » Et Khalife, sans dire un mot, l’aida à décharger le coffre, et Zoraïk, essuyant du revers de sa main, les grosses gouttes de sueur de son front, dit : « Nous allons voir maintenant la capacité de ton âme et la générosité de ta main dans le salaire qui m’est dû après toutes ces fatigues que tu m’as fait endurer sans nécessité ! Et hâte-toi, pour me laisser aller en ma voie ! » Et Khalife lui dit : « Certes ! mon compagnon, tu seras rétribué largement ! Veux-tu donc que je t’apporte de l’or ou de l’argent ? C’est à ton choix ! » Et le portefaix répondit : « Tu sais mieux que moi ce qui est convenable ! »

Alors Khalife, laissant le portefaix à la porte avec le coffre, entra dans son logement, et en ressortit bientôt tenant à la main un redoutable fouet aux lanières cloutées chacune de quarante clous aigus, capables d’assommer un chameau d’un seul coup ! Et il se précipita sur le portefaix, le bras levé et le fouet tournoyant, et l’abattit sur son dos, et recommença et récapitula, si bien que le portefaix se mit à hurler de travers et, tournant le dos, fila droit devant lui, les mains en avant, et disparut à un tournant de rue.

Débarrassé de la sorte du portefaix, qui, en somme, s’était chargé du coffre de sa propre initiative, Khalife se mit en devoir de traîner ce coffre jusqu’à son logement. Mais, à tout ce bruit, les voisins se rassemblèrent et, voyant l’accoutrement étrange de Khalife avec la robe en satin coupée aux genoux et le turban de même qualité, et apercevant aussi le coffre qu’il traînait, lui dirent : « Ô Khalife, d’où te viennent cette robe et ce coffre si lourd ? » Il répondit : « De mon garçon, un apprenti, clarinette de sa profession, qui s’appelle Haroun Al-Rachid…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTE-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

« … De mon garçon, un apprenti, clarinette de sa profession, qui s’appelle Haroun Al-Rachid ! » À ces paroles, les habitants du khân, voisins de Khalife, furent saisis d’épouvante pour leur âme, et se dirent les uns aux autres : « Pourvu que personne ne l’entende parler ainsi, cet insensé ! Sinon il sera appréhendé par la police et pendu sans recours ! Et notre khân sera détruit tout à fait, et nous serons peut-être, nous aussi, à cause de lui, pendus à la porte du khân ou châtiés d’un terrible châtiment ! » Et, terrifiés à l’extrême, ils l’obligèrent à renfermer sa langue dans sa bouche, et, pour en finir au plus vite, ils l’aidèrent à porter le coffre dans son logement, et poussèrent la porte sur lui.

Or, le logement de Khalife était si exigu que le coffre le remplit en entier, exactement, comme s’il avait été fait pour s’y emboîter. Et Khalife, ne sachant plus où se mettre, pour passer la nuit, s’étendit de tout son long sur le coffre, et se mit ainsi à réfléchir sur ce qui lui était arrivé dans la journée. Et soudain il se demanda : « Mais, au fait ! qu’est-ce que j’attends pour ouvrir le coffre et en voir le contenu ? » Et il sauta sur ses deux pieds et travailla des mains tant qu’il put pour essayer de l’ouvrir, mais en vain. Et il se dit : « Qu’est-il donc arrivé à ma raison, pour que je me sois ainsi décidé à acheter ce coffre que je ne puis même pas arriver à ouvrir ! » Et il essaya encore d’en casser le cadenas et de faire sauter la serrure, mais sans davantage réussir ! Alors il se dit : « Attendons à demain, pour mieux voir comment nous y prendre ! » Et il s’étendit de nouveau tout de son long sur la caisse, et ne tarda pas à s’endormir tout de son ronflement !

Or, comme il était là depuis une heure de temps, il se réveilla soudain, en sursautant d’effroi, et se tapa la tête contre le plafond de son logement ! Il venait, en effet, de sentir quelque chose se mouvoir à l’intérieur du coffre. Et, du coup, le sommeil s’envola de sa tête avec sa raison, et il s’écria : « Il y a sans aucun doute des genn là-dedans ! Louanges à Allah qui m’a inspiré, en me faisant ne pas ouvrir le couvercle ! Car si je l’avais ouvert, ils seraient sortis sur moi au milieu de l’obscurité, et qui sait ce qu’ils m’auraient fait ! Certes ! je n’en aurais pas éprouvé grand bien, en tout cas ! » Mais, à l’instant même où il formulait de la sorte sa pensée de terreur, le bruit redoubla à l’intérieur du coffre, et jusqu’à ses oreilles parvint comme une sorte de gémissement. Alors Khalife, à la limite de l’épouvante, chercha d’instinct une lampe pour se faire de la lumière ; mais il oubliait que sa pauvreté l’avait toujours empêché d’en avoir une, et, tout en tâtonnant des mains contre les murs de son logement, il claquait des dents et se disait : « Cette fois, c’est terrible ! tout à fait terrible ! » Puis, sa peur redoublant, il ouvrit sa porte et se précipita au dehors, au milieu de la nuit, en criant à tue-tête : « À mon secours ! Ô habitants du khân ! Ô voisins ! accourez ! À mon secours ! » Et les voisins, qui pour la plupart étaient plongés dans le sommeil, se réveillèrent bien émus et se montrèrent à lui, tandis que les femmes passaient leurs têtes à demi voilées par l’entrebâillement des portes. Et tous lui demandèrent : « Que t’arrive-t-il donc, ô Khalife ? » Il répondit : « Vite, donnez-moi vite une lampe, car les genn sont venus me visiter ! » Et les voisins se mirent à rire, et l’un d’eux finit tout de même par lui donner de la lumière. Et Khalife prit la lumière et rentra chez lui, plus sûr de lui-même. Mais soudain, comme il se penchait sur le coffre, il entendit une voix qui disait : « Ah ! où suis-je ? » Et, plus épouvanté que jamais, il lâcha tout et se précipita au dehors comme un fou en s’écriant : « Ô voisins ! Secourez-moi ! » Et les voisins lui dirent : « Ô maudit Khalife ! quelle est donc ta calamité ? Vas-tu finir de nous troubler ? » Il répondit : « Ô braves gens, le genni est dans le coffre ! Il bouge et parle ! » Ils lui demandèrent : « Ô menteur, et que dit-il, ce genni ? » Il répondit : « Il m’a dit : Où suis-je ? » Les voisins lui répondirent, en riant : « Mais en enfer, sans doute, ô maudit ! Puisses-tu ne jamais goûter de sommeil jusqu’à ta mort ! Tu troubles tout le khân et tout le quartier ! Si tu ne vas pas te taire, nous allons descendre te casser les os ! » Et Khalife, bien que déjà mourant de peur, se décida à rentrer encore une fois dans son logement, et, rassemblant tout son courage, il prit une grosse pierre et brisa la serrure du coffre, et fît sauter du coup le couvercle !

Et il vit, étendue au dedans, languissante et les paupières entr’ouvertes, une adolescente belle comme une houri, et brillante de pierreries. C’était Force-des-Cœurs  ! Et, en se sentant délivrée, et en respirant à pleine poitrine l’air frais, elle se réveilla tout à fait, et l’effet du bang soporifique cessa complètement. Et elle était là, pâle et si belle et si désirable, vraiment !

À cette vue, le pêcheur, qui de sa vie n’avait vu à découvert non seulement une pareille beauté mais simplement une femme du commun, tomba à genoux devant elle, et lui demanda : « Par Allah ! ô ma maîtresse, qui es-tu…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTE-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… tomba à genoux devant elle, et lui demanda : Par Allah ! ô ma maîtresse, qui es-tu ? » Elle ouvrit les yeux, des yeux noirs aux cils recourbés, et dit : « Où est Jasmin ? Où est Narcisse ? » Or, c’étaient là les noms de deux jeunes filles esclaves qui la servaient au palais. Et Khalife, s’imaginant qu’elle lui demandait du jasmin et du narcisse, répondit : « Par Allah ! ô ma maîtresse, je n’ai ici pour le moment que quelques fleurs desséchées de henné ! » Et l’adolescente, en entendant cette réponse et cette voix, reprit complètement ses sens, et, ouvrant tout grands ses yeux, demanda : « Qui es-tu ? Et où suis-je ? » Et cela fut dit d’une voix plus douce que le sucre, accompagné d’un geste de la main, si charmant ! Et Khalife, qui avait dans le fond une âme très délicate, fut très touché de ce qu’il voyait et entendait, et répondit : « Ô ma maîtresse, ô vraiment très belle, moi je suis Khalife le pêcheur ; et toi, tu te trouves précisément chez moi ! » Et Force-des-Cœurs demanda : « Alors je ne suis plus au palais du khalifat Haroun Al-Rachid ? » Il répondit : « Non, par Allah ! tu es chez moi, dans ce logement qui est un palais puisqu’il t’abrite ! Et tu es devenue mon esclave de par la vente et l’achat, car je t’ai achetée aujourd’hui même avec ton coffre, à la criée publique, pour cent dinars et un dinar ! Et je t’ai transportée chez moi, endormie dans ce coffre ! Et je n’ai appris ta présence que grâce à tes mouvements qui m’ont d’abord épouvanté ! Et, maintenant, je vois bien que mon étoile monte sous d’heureux auspices, alors que je la savais auparavant si basse et si néfaste ! » Et Force-des-Cœurs, à ces paroles, sourit et dit : « Ainsi tu m’as achetée au souk, ô Khalife, sans me voir ? » Il répondit : « Oui, par Allah ! sans même soupçonner ta présence ! » Et Force-des-Cœurs comprit alors que ce qui lui était arrivé avait été comploté contre elle par Sett Zobéida, et se fit raconter par le pêcheur tout ce qui lui était arrivé, depuis le commencement jusqu’à la fin. Et elle causa ainsi avec lui jusqu’au matin. Et alors elle lui dit : « Ô Khalife, n’as-tu donc rien à manger ? Car j’ai bien faim ! » Il répondit : « Ni à manger, ni à boire, rien, rien du tout ! Et, moi, par Allah ! voilà déjà deux jours que je n’ai mis un morceau dans ma bouche ! » Elle demanda : « As-tu au moins quelque argent sur toi ? » Il dit : « De l’argent, ô ma maîtresse ? Qu’Allah me conserve ce coffre pour l’achat duquel, grâce à mon destin et à ma curiosité, j’ai mis ma dernière pièce de monnaie ! Et me voici en faillite sèche ! » Et l’adolescente, à ces paroles, se mit à rire, et lui dit : « Sors tout de même et me rapporte quelque chose à manger, en le demandant aux voisins qui ne te le refuseront pas ! Car les voisins se doivent à leurs voisins ! »

Alors Khalife se leva et sortit dans la cour du khân et, dans le silence du premier matin, se mit à crier : « Ô habitants du khân, ô voisins ! voici que le genni du coffre me réclame maintenant de quoi manger ! Et moi je n’ai rien sous la main à lui donner ! » Et les voisins, qui redoutaient sa voix, et qui aussi s’apitoyaient sur lui à cause de sa pauvreté, descendirent vers lui en lui apportant qui un demi-pain restant du repas de la veille, qui un morceau de fromage, qui un concombre, qui un radis. Et ils lui mirent tout cela dans le creux de sa robe relevée, et remontèrent chez eux. Et Khalife, content de son emplette, rentra dans son logement, et déposa tout cela entre les mains de l’adolescente, en lui disant : « Mange, mange ! » Et elle se mit à rire, et dit : « Comment pourrai-je manger, si je n’ai pas un petit broc ou une petite cruche d’eau pour boire ? Sinon, il est certain que les morceaux s’arrêteront dans mon gosier, et je mourrai ! » Et Khalife répondit : « Loin de toi le mal, ô parfaitement belle ! Je vais courir et te rapporterai non point une cruche, mais une jarre ! » Et il sortit dans la cour du khân, et, de tout son gosier, il cria : « Ô voisins ! ô habitants du khân ! » Et de tous les côtés les voix irritées l’invectivèrent et lui crièrent : « Eh bien ! ô maudit, qu’y a-t-il encore ? » Il répondit : « Le genni du coffre demande à présent à boire ! » Et les voisins descendirent vers lui, lui apportant, qui une gargoulette, qui une cruche, qui un broc, qui une jarre ; et il les prit d’eux, en portant une pièce sur chaque main, une autre en équilibre sur sa tête, une autre sous son bras, et se hâta d’aller porter le tout à Force-des-Cœurs, en lui disant : « Je t’apporte ce que souhaite ton âme ! Désires-tu encore quelque chose ? » Elle dit : « Non ! les dons d’Allah sont nombreux ! » Il dit : « Alors, ô ma maîtresse, parle-moi à ton tour tes paroles si douces, et raconte-moi ton histoire que je ne connais pas ! »

Alors Force-des-Cœurs regarda Khalife, sourit et dit : « Sache donc, ô Khalife, que mon histoire se résume en deux mots ! La jalousie de ma rivale, El Sett Zobéida, l’épouse même du khalifat Haroun Al-Rachid, m’a jetée dans cette situation dont, heureusement pour ton destin, tu m’as sauvée ! Je suis, en effet, Force-des-Cœurs, la favorite de l’émir des Croyants ! Quant à toi, ton bonheur désormais est assuré ! » Et Khalife lui demanda : « Mais est-ce que ce Haroun est le même que celui auquel j’ai enseigné l’art de la pêche ? Est-ce cet épouvantail que j’ai vu dans le palais, assis sur une grande chaise ? » Elle répondit : « Précisément, c’est lui-même ! » Il dit : « Par Allah ! de ma vie je n’ai rencontré un si vilain joueur de clarinette, et un plus grand coquin ! Non seulement il m’a volé, ce misérable à la face bouffie, mais il m’a donné un dinar pour cent coups de bâton ! Si jamais je le rencontre encore, je l’éventre avec ce pieu ! » Mais Force-des-Cœurs, lui imposant silence, lui dit : « Laisse désormais ce langage inconvenant, car dans la nouvelle situation où tu vas te trouver, il te faut avant tout ouvrir les yeux de ton esprit et cultiver la politesse et les bonnes manières ! Et, de la sorte, ô Khalife, tu feras passer sur ta peau le rabot de la galanterie, et tu deviendras un citadin de haute marque et un personnage doué de distinction et de délicatesse…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTE-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et, de la sorte, ô Khalife, tu feras passer sur ta peau le rabot de la galanterie, et tu deviendras un citadin de haute marque et un personnage doué de distinction et de délicatesse ! »

Lorsque Khalife eut entendu ces paroles de Force-des-Cœurs, il sentit une soudaine transformation s’opérer en lui, et s’ouvrir les yeux de son esprit, et s’élargir sa compréhension des choses, et s’affiner son intelligence ! Et tout cela pour son bonheur ! Tant il est vrai que l’influence est grande des âmes fines sur les âmes grossières ! Ainsi, d’une minute à l’autre, à cause des douces paroles de Force-des-Cœurs, le pêcheur Khalife, insensé et brutal jusque-là, devint un citadin exquis, doué de manières excellentes et d’une langue éloquente.

En effet, lorsque Force-des-Cœurs lui eut, de la sorte, indiqué la conduite à tenir, surtout au cas où il serait de nouveau appelé à être en présence de l’émir des Croyants, le pêcheur Khalife répondit : « Sur ma tête et mes yeux ! Tes avis, ô ma maîtresse, sont ma règle de conduite, et ta bienveillance est l’ombre où je me plais ! J’écoute et j’obéis ! Qu’Allah te comble de ses bénédictions, et satisfasse les moindres de tes désirs ! Voici, entre tes mains, obéissant, et plein de déférence pour tes mérites, le plus dévoué de tes esclaves, Khalife le pêcheur ! » Puis il ajouta : « Parle, ô ma maîtresse ! Que puis-je faire pour te servir ? » Elle répondit : « Ô Khalife, il me faut seulement un calame, un encrier et une feuille de papier. » Et Khalife se hâta de courir chez un voisin qui lui procura ces divers objets ; et il les porta à Force-de-Cœurs qui aussitôt écrivit une longue lettre à l’homme d’affaires du khalifat, le joaillier Ibn Al-Kirnas, celui-là même qui l’avait autrefois achetée et offerte en cadeau au khalifat. Et, dans cette lettre, elle le mettait au courant de tout ce qui lui était arrivé, et lui expliquait qu’elle se trouvait dans le logement du pêcheur Khalife dont elle était devenue la propriété par la vente et l’achat. Et elle plia la lettre et la remit à Khalife, en lui disant : « Prends ce billet et va le remettre, dans le souk des joailliers, à Ibn Al-Kirnas, l’homme d’affaires du khalifat, dont tout le monde connaît la boutique ! Et n’oublie pas mes recommandations au sujet des bonnes manières et du langage ! » Et Khalife répondit par l’ouïe et l’obéissance, prit le billet, qu’il porta à ses lèvres puis à son front, et se hâta de courir au souk des joailliers où il s’informa de la boutique d’Ibn Al-Kirnas, qu’on lui indiqua. Et il s’approcha de la boutique et, avec des manières très choisies, s’inclina devant le joaillier et lui souhaita la paix. Et le joaillier lui rendit son souhait, mais du bout des lèvres, en le regardant à peine, et lui demanda : « Que veux-tu ? » Et Khalife, pour toute réponse, lui tendit le billet. Et le joaillier prit le billet du bout des doigts et le déposa sur le tapis à côté de lui, sans le lire ni même l’ouvrir, car il croyait que c’était une requête pour demander l’aumône, et que Khalife était un mendiant. Et il dit à un de ses serviteurs : « Donne-lui un demi-drachme ! » Mais Khalife repoussa cette aumône avec dignité, et dit au joaillier : « Je n’ai que faire de l’aumône ! Je te prie seulement de lire le billet ! » Et le joaillier ramassa le billet, le déplia et le lut ; et soudain il le baisa et le porta respectueusement sur sa tête, et invita Khalife à s’asseoir, et lui demanda : « Ô mon frère, où se trouve ta maison ? » Il répondit : « Dans tel quartier, telle rue, tel khân ! » Il dit : « C’est parfait ! » Et il appela ses deux principaux employés et leur dit : « Conduisez cet honorable à la boutique de mon changeur Mohsen, afin qu’il lui donne mille dinars d’or. Puis ramenez-le-moi au plus tôt ! » Et les deux employés conduisirent Khalife chez le changeur, auquel ils dirent : « Ô Mohsen, donne à cet honorable mille dinars d’or ! » Et le changeur pesa les mille dinars d’or et les remit à Khalife qui s’en revint avec les deux employés chez Ibn Al-Kirnas ; et il le trouva monté sur une mule magnifiquement harnachée, entouré de cent esclaves vêtus de riches habits. Et le joaillier lui montra une seconde mule, non moins belle, et lui dit de l’enfourcher et de le suivre. Mais Khalife dit : « Par Allah ! ô mon maître, de ma vie je ne suis monté sur une mule, et je ne sais guère aller ni à cheval ni à âne ! » Et le joaillier lui dit : « Il n’y a pas d’inconvénient à la chose ! Tu apprendras aujourd’hui, voilà tout ! » Et Khalife dit : « J’ai bien peur qu’elle ne me jette à terre et ne me brise les côtes ! » Il répondit : « Sois sans crainte et monte ! » Et Khalife dit : « Au nom d’Allah ! » Et il enfourcha la mule d’un saut, mais en se mettant à rebours, et il lui prit la queue au lieu de la bride. Et la mule qui était chatouilleuse à l’excès, se rebiffa et, se mettant à ruer de toutes ses forces, ne fut pas longue à le jeter à terre ! Et Khalife, endolori, se releva et dit : « Je savais bien que je ne pourrais jamais aller autrement que sur mes pieds ! »

Mais ce fut là la dernière des tribulations de Khalife ! Et désormais sa destinée devait le conduire résolument dans le chemin des prospérités…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTE-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

… Mais ce fut là la dernière des tribulations de Khalife ! Et désormais sa destinée devait le conduire résolument dans le chemin des prospérités.

En effet, le joaillier dit à deux de ses esclaves : « Conduisez votre maître que voici au hammam, et faites-lui donner un bain de première qualité ! Et ensuite menez-le dans ma maison où je le retrouverai ! » Et il alla tout seul au logement de Khalife chercher Force-des-Cœurs, pour la conduire également à sa maison.

Quant à Khalife, les deux esclaves le menèrent au hammam, où de sa vie il n’avait mis les pieds, et le confièrent au meilleur masseur et aux meilleurs baigneurs, qui se mirent aussitôt en devoir de le laver et de le frotter. Et ils retirèrent de sa peau et de ses cheveux des poids et des poids de toutes sortes de saletés, et des poux et des punaises de toutes les variétés ! Et ils le soignèrent et le rafraîchirent et, après l’avoir séché, le vêtirent d’une somptueuse robe de soie que les deux esclaves s’étaient hâté d’aller acheter. Et, ainsi paré, ils le conduisirent à la demeure d’Ibn Al-Kirnas, leur maître, qui y était déjà arrivé avec Force-des-Cœurs.

Et Khalife, en entrant dans la grande salle de la maison, vit la jeune femme assise sur un beau divan, et entourée par la foule des servantes et des esclaves empressées à la servir. Et déjà, d’ailleurs, à la porte même de la maison, le portier en l’apercevant s’était empressé de se lever en son honneur et de lui baiser respectueusement la main. Et tout cela jetait Khalife dans le plus grand étonnement. Mais il n’en fit rien voir, de peur de paraître mal élevé. Et même, lorsque tout le monde se fut empressé autour de lui pour lui dire : « Délicieux soit ton bain ! » il sut répondre avec urbanité et éloquence ; et ses propres paroles, frappant ses oreilles, l’émerveillaient et le flattaient agréablement.

Aussi lorsqu’il fut en présence de Force-des-Cœurs, il s’inclina devant elle et attendit qu’elle lui adressât la parole la première ! Et Force-des-Cœurs se leva en son honneur et lui prit la main, et le fit s’asseoir tout à côté d’elle sur le divan. Puis elle lui présenta une porcelaine remplie de sorbet au sucre parfumé à l’eau de roses ; et il la prit et la but doucement, sans faire de bruit avec sa bouche, et, pour bien montrer sa civilité, il ne la vida qu’à moitié seulement, au lieu de la finir et d’y plonger ensuite le doigt pour la lécher, comme il l’eût certainement fait auparavant. Et même il la déposa, sans la casser, sur le plateau, et dit avec un parler très éloquent la formule de politesse que l’on dit, chez les gens bien élevés, quand on a accepté quelque chose à manger ou à boire : « Puisse-t-elle à jamais durer, l’hospitalité de cette maison ! » Et Force-des-Cœurs, charmée, lui répondit : « Aussi longtemps que ta vie ! » Et, après l’avoir régalé d’un excellent festin, elle lui dit : « Maintenant, ô Khalife, voici venu le moment où tu vas montrer toute ton intelligence et tes mérites ! Écoute-moi donc bien, et retiens ce que tu auras écouté ! Tu vas aller d’ici au palais de l’émir des Croyants, et tu demanderas une audience, qui te sera accordée, et, après les hommages dus au khalifat, tu lui diras : « Ô émir des Croyants, je te prie, en souvenir de l’enseignement que je t’ai donné, de m’accorder une faveur ! » Et il te l’accordera d’avance ! Et tu lui diras : « Je désire que tu me fasses l’honneur d’être mon invité, cette nuit ! » Voilà tout ! Et tu verras bien s’il accepte ou non ! »

Aussitôt Khalife se leva et sortit accompagné d’une suite nombreuse d’esclaves mis à son service, et vêtu d’une robe de soie qui pouvait bien valoir mille dinars. Et, de la sorte, la beauté native de ses traits ressortait pleinement ; et il était bien étonnant ! Car le proverbe dit : « Mets de beaux habits à une canne, et la canne sera une nouvelle mariée ! »

Lorsqu’il fut arrivé au palais, il fut aperçu de loin par le chef-eunuque Sandal qui fut stupéfait de sa transformation, et courut de toutes ses jambes à la salle du trône et dit au khalifat : » Ô émir des Croyants, je ne sais pas ! mais Khalife le pêcheur est devenu roi ! Car le voici qui s’avance vêtu d’une robe qui vaut bien mille dinars, et accompagné d’un cortège splendide ! » Et le khalifat dit : « Fais-le-vite entrer ! »

Or donc, Khalife fut introduit dans la salle du trône, où se tenait au milieu de sa gloire Haroun Al-Rachid. Et il s’inclina, comme seuls savent s’incliner les plus grands d’entre les émirs, et dit : « La paix sur toi, ô commandeur des Croyants, ô khalifat du Maître des Trois Mondes, défenseur du peuple des fidèles et de notre foi ! Qu’Allah le Très-Haut prolonge tes jours et honore ton règne et exalte ta dignité et l’élève jusqu’au plus haut rang ! »

Et le khalifat, voyant et entendant tout cela, fut à la limite de l’émerveillement. Et il ne comprenait point par quel chemin la fortune de Khalife était venue si rapidement. Et il demanda à Khalife : « Peux-tu d’abord me dire, ô Khalife, d’où te vient ce beau vêtement ? » Il répondit : « De mon palais, ô émir des Croyants ! » Il demanda : « Tu as donc un palais, ô Khalife ? » Il répondit : « Tu l’as dit, ô émir des Croyants ! Et précisément je viens t’inviter à l’illuminer cette nuit de ta présence ! Tu es donc mon invité. » Et Al-Rachid, de plus en plus stupéfait, finit par sourire, et demanda : « Ton invité ? Soit ! mais moi tout seul, ou bien moi et tous ceux qui sont avec moi ? » Il répondit : « Toi, et tous ceux que tu souhaites amener avec toi…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître

le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTE-QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Toi, et tous ceux que tu souhaites amener avec toi ! » Et Haroun regarda Giafar, et Giafar s’avança vers Khalife et lui dit : « Nous serons cette nuit tes hôtes, ô Khalife ! L’émir des Croyants le désire ! » Et Khalife, sans ajouter un mot de plus, embrassa la terre entre les mains du khalifat et, après avoir donné à Giafar l’adresse de sa nouvelle demeure, s’en retourna auprès de Force-des-Cœurs à laquelle il rendit compte du succès de sa démarche.

Quant au khalifat, il était devenu bien perplexe ; et il dit à Giafar : « Comment peux-tu expliquer, ô Giafar, cette transformation si soudaine de Khalife, le risible bonhomme d’hier, en citadin si affiné et si éloquent, et en riche entre les plus riches des émirs ou des marchands ? » Et Giafar répondit : « Allah seul, ô émir des Croyants, connaît les raccourcis du chemin que suit la destinée ! »

Mais lorsque vint le soir, le khalifat, accompagné de Giafar, de Massrour et de quelques-uns de ses compagnons intimes, monta à cheval et se rendit à la demeure où il était invité. Et, en y arrivant, il vit tout le sol, depuis l’entrée jusqu’à la porte de réception, entièrement couvert de beaux tapis de prix, et les tapis jonchés de fleurs de toutes les couleurs. Et il aperçut, debout au pied des marches, Khalife souriant qui l’attendait, et qui se hâta de lui tenir l’étrier pour l’aider à descendre de cheval. Et il lui souhaita la bienvenue, en s’inclinant jusqu’à terre, et l’introduisit, en disant : « Bismillah ! »

Et le khalifat se trouva dans une grande salle, haute de plafond, somptueuse et riche, au milieu de laquelle se trouvait un trône carré en or massif et en ivoire, monté sur quatre pieds d’or, sur lequel Khalife le pria de s’asseoir. Et aussitôt entrèrent, porteurs d’immenses plateaux d’or et de porcelaine, de jeunes échansons comme des lunes, qui leur présentèrent des coupes précieuses remplies de décoctions glacées, au musc pur, rafraîchissantes et délicieuses ! Puis d’autres jeunes garçons entrèrent, vêtus de blanc, et plus beaux que les précédents, qui leur servirent des mets aux couleurs admirables, des oies farcies, des poulets, des agneaux rôtis, et toutes sortes d’oiseaux à la broche. Ensuite entrèrent d’autres esclaves blancs, jeunes et charmants, la taille serrée et si élégante, qui enlevèrent les nappes et servirent les plateaux des boissons et des dulcifications. Et les vins se coloraient en des vases de cristal et des hanaps d’or enrichis de pierreries ! Et lorsqu’ils coulèrent entre les mains blanches des échansons, ils dégagèrent un arome à nul autre pareil, et tel qu’on pouvait, en vérité, leur appliquer ces vers du poète :

Échanson, Verse-moi de ce vieux vin, et verse aussi à mon camarade, cet enfant que j’aime.

Ô précieux vin ! quel nom te donnerais-je, digne de tes vertus ? Je t’appellerai « la liqueur de la nouvelle mariée » !

Aussi le khalifat, de plus en plus émerveillé, dit à Giafar : « Ô Giafar, par la vie de ma tête ! je ne sais ce que je dois le plus admirer ici, de la magnificence de cette réception ou des manières raffinées, exquises et nobles de notre hôte ! En vérité, cela dépasse mon entendement ! » Mais Giafar répondit : « Tout ce que nous voyons là n’est rien en comparaison de ce que peut encore faire Celui qui n’a qu’à dire aux choses : « Soyez ! » pour qu’elles soient ! En tout cas, ô émir des Croyants, moi, ce que j’admire surtout en Khalife, c’est la sûreté de ses discours et sa sagesse consommée ! Et cela m’est un signe de la beauté de son destin ! Car Allah, quand Il distribue ses dons aux humains, accorde la sagesse à ceux que son choix élit entre tous, et Il la leur accorde de préférence aux biens de ce monde ! »

Sur ces entrefaites, Khalife, qui s’était absenté un moment, revint et, après de nouveaux souhaits de bienvenue, dit au khalifat : « L’émir des Croyants veut-il permettre à son esclave de lui amener une chanteuse, joueuse de luth, pour charmer les heures de sa nuit ? Car il n’y a point en ce moment à Baghdad chanteuse plus experte ou musicienne plus habile ! » Et le khalifat répondit : « Certes ! cela t’est permis ! » Et Khalife se leva et entra chez Force-des-Cœurs et lui dit que le moment était venu.

Alors Force-des-Cœurs, qui était déjà toute parée et parfumée, n’eut qu’à s’envelopper de son grand izar et à jeter sur sa tête et son visage la légère voilette de soie, pour être prête à se présenter. Et Khalife la prit par la main et l’introduisit, ainsi voilée, dans la salle, qui s’émut de sa démarche royale.

Et, après qu’elle eut embrassé la terre entre les mains du khalifat, qui ne pouvait deviner qui elle était, elle s’assit non loi de lui, harmonisa les cordes de son luth, et préluda par un jeu qui ravit en extase tous les auditeurs. Puis elle chanta :

« Le temps ramènera-t-il jamais à notre amour ceux que nous aimons ? Ah ! douce union des amants, te goûterai-je encore ?

Ô charme des nuits dans la demeure amoureuse, ô charme de mes nuits ! Sans ton espoir vivrais-je encore ? »

En entendant cette voix de jadis, dont les accents lui étaient si connus…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTE-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

… En entendant cette voix de jadis, dont les accents lui étaient si connus, le khalifat, dans une émotion d’une intensité extraordinaire, devint bien pâle et, dès les derniers mots du chant exhalés, il tomba évanoui ! Et tout le monde s’empressa autour de lui, lui prodiguant des soins empressés. Mais Force-des-Cœurs appela Khalife et lui dit : « Dis à tous ceux-là de se retirer un moment dans la salle voisine, et de nous laisser seuls ! » Et Khalife pria les invités de se retirer, afin que Force-des-Cœurs pût en liberté donner au khalifat les soins nécessaires. Et lorsqu’ils eurent quitté la salle, Force-des-Cœurs, d’un mouvement rapide, rejeta loin d’elle le grand izar qui l’enveloppait et la voilette qui lui cachait le visage, et apparut vêtue d’une robe en tous points semblable à celles qu’elle revêtait au palais, quand le khalifat était avec elle. Et elle s’approcha d’Al-Rachid étendu sans mouvement, et s’assit à côté de lui, et l’aspergea d’eau de roses et lui fit de l’air avec un éventail, et finit par le ranimer.

Et le khalifat ouvrit les yeux et, voyant Force-des-Cœurs à ses côtés, il faillit s’évanouir une seconde fois ; mais elle se hâta de lui baiser la main, en souriant, et les larmes aux yeux ; et le khalifat, à la limite de l’émotion, s’écria : « Sommes-nous au jour de la Résurrection, et les morts se réveillent-ils de leurs tombeaux, ou bien est-ce un rêve, que je fais ? » Et Force-des-Cœurs répondit : » Ô émir des Croyants, ce n’est point le jour de la Résurrection, et tu ne rêves point ! Car je suis Force-des-Cœurs, et je vis ! Et ma mort n’a été qu’un simulacre seulement ! » Et elle lui raconta, en quelques mots, tout ce qui lui était arrivé, depuis le commencement jusqu’à la fin. Puis elle ajouta : « Et tout ce qui nous arrive maintenant d’heureux, nous le devons à Khalife le pêcheur ! » Et Al-Rachid, en entendant tout cela, tantôt pleurait et sanglotait, tantôt riait de bonheur. Et lorsqu’elle eut fini de parler, il l’attira à lui, et l’embrassa sur les lèvres, longtemps, en la pressant contre sa poitrine. Et il ne put prononcer aucune parole ! Et ils restèrent ainsi tous deux une heure de temps.

Alors Khalife se leva et dit : « Par Allah ! ô émir des Croyants, j’espère maintenant que tu ne me feras plus donner la bastonnade ! » Et le khalifat, tout à fait remis, se mit à rire et lui dit : « Ô Khalife, tout ce que je pourrais faire pour toi désormais ne serait rien en comparaison de ce que nous te devons ! Veux-tu, tout de même, être mon ami et gouverner une province de mon empire ? » Et Khalife répondit : « L’esclave peut-il refuser les offres de son maître magnanime ? » Alors Al-Rachid lui dit : « Eh bien, Khalife, non seulement tu es nommé gouverneur de province avec des émoluments de dix mille dinars par mois, mais je veux que Force-des-Cœurs te choisisse elle-même, à son goût, parmi les adolescentes du palais et les filles des émirs et des notables, une jeune fille qui deviendra ton épouse ! Et c’est moi-même qui me charge de son trousseau et de la dot que tu apporteras à son père ! Et je veux désormais te voir tous les jours, et t’avoir à mes côtés dans les festins, au premier rang de mes intimes ! Et tu auras un train de maison digne de tes fonctions et de ton rang, et tout ce que pourra souhaiter ton âme ! »

Et Khalife embrassa la terre entre les mains du khalifat. Et tout ce bonheur-là lui arriva, et bien d’autres félicités encore ! Et il cessa d’être célibataire, et vécut des années et des années avec la jeune épouse que lui avait choisie Force-des-Cœurs, et qui était la plus belle et la plus modeste des femmes de son temps. Ainsi ! Gloire à Celui qui accorde ses faveurs, sans compter, à ses créatures, et qui distribue à son gré les joies et les félicités !


— Puis Schahrazade dit : « Mais ne crois point, ô Roi fortuné, que cette histoire soit plus admirable ou plus merveilleuse que celle que je te réserve pour finir cette nuit ! » Et le roi Schahriar s’écria : « Certes ! ô Schahrazade, je ne doute plus de tes paroles. Mais dis-moi vite le nom de cette histoire que tu as tenue en réserve pour cette nuit ! Car elle doit être extraordinaire, si elle est plus admirable que celle de Khalife le pêcheur ! » Et Schahrazade sourit et dit : « Oui, ô Roi ! Cette histoire s’appelle l’…